II-II (Drioux 1852) Qu.164 a.1


442 SOMME THÉOLOGIQUE DE SAINT THOMAS.

DES PEÎNËS DU PÉCHÉ DU PREMIER HOMME. 413



5. Il faut répondre au cinquième, qu'on peut considérer la mort de deux manières : 1° selon qu'elle est un mal de la nature humaine. En ce sens elle ne vient pas de Dieu, mais elle est un défaut qui résulte du péché de l'homme. 2° On peut l'envisager selon ce qu'elle a de bon, c'est-à-dire selon qu'elle est une juste peine ; de cette façon elle vient de Dieu. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Retract, lib. i, cap. 21) que Dieu n'est auteur de la mort qu'en tant qu'elle est une peine.

6. Il faut répondre au sixième, que, d'après la pensée de saint Augustin (De civ. Dei, lib. xv, cap. S), comme les méchants font un mauvais usage non-seulement des maux, mais encore des biens ; de même les justes font un bon usage non-seulement des biens, mais encore des maux. De là il arrive que les méchants font un mauvais usage de la loi, quoiqu'elle soit un bien, tandis que les bons font une bonne mort, quoiqu'elle soit un mal. Par conséquent, selon que les saints font un bon usage de la mort, elle leur devient méritoire.

7. Il faut répondre au septième, qu'on peut considérer la mort de deux manières : 1° pour la privation même de la vie. Dans ce cas on ne peut la sentir, puisqu'elle est la privation du sentiment et de l'existence. Elle n'est pas de la sorte la peine du sens, mais du dam. 2° On peut l'envisager selon qu'elle désigne la corruption elle-même, qui a pour terme cette privation. Nous pouvons parler de la corruption aussi bien que de la génération de deux manières : 1° selon qu'elle est le terme de l'altération. Ainsi au premier instant où l'on est privé de la vie, nous disons que la mort existe. De cette manière la mort n'est pas non plus la peine du sens. 2° On peut prendre la corruption pour l'altération antérieure à la mort. C'est ainsi que l'on dit qu'on meurt quand on s'avance vers sa fin ; comme onditqu'une chose estengendrée quand elle est en voie de l'être : et dans cette hypothèse la mort peut être afflictive.

8. Il faut répondre au huitième, que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xi, cap. 32), la mort est arrivée le jour où l'on a fait ce que Dieu a défendu; parce qu'il en est résulté pour nos premiers parents dans leur corps mortel une affection qui a produit la maladie et la mort. Ou bien, comme il l'observe ailleurs (Lib. de peccat, meritis et remissione, cap. 16) : Quoique nos premiers parents aient vécu beaucoup d'années après, cependant ils ont commencé à mourir le jour où ils ont été soumis à la loi de la mort, qui les a obligés d'avancer chaque jour vers leur terme en vieillissant.



ARTICLE II. — les peines particulières de nos premiers parents sont-elles convenablement déterminées dans l'écriture (1) p


Objections: 1. Il semble que les peines particulières de nos premiers parents ne soient pas convenablement déterminées dans l'Ecriture. Car on ne doit pas assigner comme une peine du péché ce qui existerait même sans le péché. Or, la femme aurait enfanté avec douleur, même quand le péché n'aurait pas existé, parce que la disposition de son corps est telle que l'enfant ne peut naitre sans la faire souffrir. De même la soumission de la femme à l'homme est une conséquence de la perfection de l'homme et de l'imperfection de la femme ; il appartient aussi à la nature de la terre de porter des épines et des ronces. On ne peut donc considérer ces choses comme des peines du premier péché.

(D Selon son habitude, saint Thomas tient à ture, s'appuyant sur ces paroles (Pro» viii) : justifier jusqu'aux moindres expressions de l'Ecri- Jusli sunt omnes sermones mei.

2. Ce qui appartient à la dignité de quelqu'un ne semble pas être pour lui une peine. Or, il est de la dignité de la femme d'avoir beaucoup d'enfants. On ne doit donc pas considérer cela comme une peine.

3. La peine du péché de nos premiers parents est passée à tous les humains, comme nous l'avons dit au sujet de la mort (art. préc.). Or, toutes les femmes n'ont pas beaucoup d'enfants, et tous les hommes ne mangent pas leur pain à la sueur de leur front. Les peines du premier péché ne sont donc pas convenables.

4. Le lieu du paradis avait été fait pour l'homme. Comme il ne doit rien y avoir d'inutile dans la nature, il semble que le bannissement de l'homme du paradis n'ait pas été une peine convenable.

5. Il est dit que le paradis terrestre était de lui-même inaccessible. Il était donc inutile d'y mettre d'autres obstacles pour empêcher l'#iomme d'y retourner, c'est-à-dire d'y mettre un chérubin avec un glaive flamboyant qu'il agitait autour de lui.

6. Immédiatement après son péché l'homme a été nécessairement condamné à la mort, et par conséquent il ne pouvait plus par le bienfait de l'arbre de vie se rendre immortel. Il était donc inutile de lui interdire de toucher à cet arbre, en disant (Gn 3,22) : Prenez garde qu'il ne prenne du fruit de l'arbre de vie et qu'il ne vive éternellement.

7. Insulter aux malheureux paraît contraire à la miséricorde et à la clémence qui sont, d'après l'Ecriture, les principaux attributs de Dieu, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps.144, 9) : Ses miséricordes s'étendent sur toutes ses oeuvres. C'est donc à tort que l'on fait insulter par Dieu nos premiers parents que le péché avait précipités dans la misère, en lui faisant dire (Gn 3,22) : Voici qu'Adam est devenu comme l'un de nous, sachant le bien et le mal.

8. Le vêtement est nécessaire à l'homme aussi bien que la nourriture, d'après ces paroles de saint Paul (1Tm 5 1Tm 8) : Ayant de quoi nous nourrir et nous vêtir, nous nous en contentons. Par conséquent, comme avant le péché on avait désigné à nos premiers parents ce qu'ils devaient manger, on avait dû aussi leur donner des habits. C'est donc à tort qu'on dit qu'après leur péché Dieu leur iit des tuniques de peaux.

9. La peine que l'on inflige à un péché doit être plus funeste que les avantages qu'on retire du péché lui-même; autrement le châtiment ne détournerait pas du péché. Or, nos premiers parents ont retiré du péché que leurs yeux se soient ouverts, comme le dit la Genèse (Gn 3). Cet avantage l'emporte sur toutes les peines qui ont été la suite du péché. On n'énumère donc pas d'une manière convenable les peines qui ont été la suite du péché de nos premiers parents.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car ces peines ont été fixées par Dieu, qui fait tout avec nombre, poids et mesure, comme le dit l'Ecriture (Sg 11).

CONCLUSION. — Le crime de nos premiers parents a été dignement et convenablement puni parles divers genres de peines que l'Ecriture décrit.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), nos premiers parents ont été privés à cause de leur péché du bienfait de Dieu qui conservait en eux l'intégrité de la nature humaine, et par suite de la soustraction de ce bienfait la nature humaine est tombée dans des défauts qui sont des châtiments. C'est pourquoi ils ont été punis de deux manières : 1° Ils l'ont été en ce qu'ils ont perdu ce qui convenait à l'état d'intégrité, c'est-à- dire le lieu du paradis terrestre; ce que la Genèse exprime (Gn 3,23) en disant : Dieu le chassa du paradis de volupté. Et, parce qu'il ne pouvait pas retourner par lui-même à son innocence première, il était convenable qu'on mît des obstacles pour l'empêcher de retourner à ce qui constituait son état primitif; on lui interdit ainsi son ancienne nourriture en lui défendant de toucher à l'arbre de vie, et on l'éloigna du lieu où il avait été créé, et c'est pour cela que Dieu mit devant le paradis un chérubin avec un glaive de feu. 2° Ils ont été punis en ce qu'on leur a attribué les peines qui conviennent à la nature privée d'un pareil bienfait, et cela quant au corps et quant à l'àme. Quant au corps d'où vient la différence des sexes, la peine de la femme n'a pas été la même que celle de l'homme. La femme a été punie sous les deux rapports pour lesquels elle est unie à l'homme : la génération des enfants et la communication des oeuvres qui appartiennent à la vie domestique. Par rapport à la génération, elle a été punie de deux manières : 1° Quant à l'ennui qu'elle endure en portant l'enfant dans son sein, et c'est ce que la Bible explique quand il est dit (Gn 3,16) : Je multiplierai vos maux pendant votre grossesse. 2° Quant à la douleur qu'elle éprouve en enfantant, et dont il est dit : Fous enfanterez dans la douleur. Relativement à la vie domestique elle est punie selon qu'elle est soumise à la domination du mari, d'après ces paroles : Fous serez sous la puissance de l'homme. Mais comme il appartient à la femme d'être soumise à l'homme en ce qui appartient à la vie domestique ; de même il appartient à l'homme de lui procurer ce qui est nécessaire à la vie. A cet égard il est puni de trois façons : 1° par la stérilité de la terre, puisqu'il est dit : La terre sera maudite à cause de vous ; 2° par la peine du travail qui est nécessaire pour que la terre donne des fruits, et c'est ce qu'expriment ces paroles : Fous n'en retirerez de quoi vous nourrir tous les jours de votre vie qu'avec beaucoup de travail ; 3° à cause des obstacles que rencontrent ceux qui cultivent la terre; d'où il est dit : elle produira pour vous des épines et des ronces. —De même du côté de l'âme il y a trois sortes de peines. La première se rapporte à la confusion qu'ils éprouvèrent à l'occasion de la rébellion de la chair contre l'esprit; d'où il est dit : Leurs yeux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nus. La seconde regarde le reproche que Dieu leur fit de leur propre faute; c'est ce qu'indiquent ces mots : Foilà qu'Adam est devenu comme un de nous. La troisième a pour objet le souvenir de leur mort future, d'après ces paroles : Fous êtes poussière et vous retournerez en poussière. C'est pour cela que Dieu leur iit des tuniques de peaux en signe de leur mortalité (4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans l'état d'innocence l'enfantement aurait été sans douleur : car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 26) : que comme pour l'enfantement ce n'eût pas été le gémissement de la douleur, mais la maturité du fruit qui eût dilaté les entrailles maternelles, de même, dans la conception, ce n'eût pas été l'attrait de la passion, mais le bon plaisir de la volonté qui eût décidé l'union des sexes. Quant à la soumission de la femme envers l'homme, on doit comprendre qu'elle est devenue une peine pour la femme, non quant à la subordination (parce qu'avant le péché l'homme aurait été également le chef de la femme et son guide), mais parce que la femme est maintenant forcée d'obéir à la volonté de l'homme contre sa propre volonté. — Sans le péché, la terre aurait porté des épines et des ronces, pour nourrir les animaux, mais non pour causer de la peine à l'homme; parce que leur production n'aurait été pour ce dernier l'occasion d'aucune fatigue, ni d'aucun châtiment, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. iii, cap. 18). — A la vérité Alcuin (1) dit qu'avant le péché la terre n'aurait produit absolument ni épines, ni ronces ; mais la première réponse est préférable.

du concile de Trente que nous avons cité dans l'article précédent.


DES PEINES DU PÉCHÉ DU PREMIER HOMME. 445

2. Il faut répondre au second, que la multiplicité des enfantements est une peine pour la femme, non à cause de la production des enfants qui aurait existé avant le péché, mais à cause de cette foule d'afflictions que la mère éprouve par là même qu'elle porte un enfant dans son sein. C'est pourquoi l'Ecriture dit expressément : Je multiplierai vos peines et vos enfantements.

3. Il faut répondre au troisième, que ces peines appartiennent en quelque sorte à tout le monde. Car toute femme qui conçoit doit nécessairement éprouver des souffrances et enfanter avec douleur, à l'exception de la bienheureuse Vierge Marie qui conçut sans corruption et qui enfanta sans douleur, parce que sa conception ne vint pas de nos premiers parents, selon la loi de la nature. S'il y en a qui ne conçoivent et qui n'enfantent point, elles éprouvent le défaut de la stérilité qui l'emporte sur les peines dont nous venons de parler. De même il faut que tout homme qui travaille la terre mange son pain à la sueur de son front. Ceux qui ne se livrent pas par eux-mêmes à l'agriculture s'occupent d'autres travaux : car l'homme est né pour le travail, dit Job (5, 7) ; et par conséquent ils mangent un pain que d'autres ont fait venir à la sueur de leur visage.

4. Il faut répondre au quatrième, que ce lieu du paradis terrestre, quoiqu'il ne serve pas à l'homme pour son usage, lui sert cependant pour son instruction (2), puisqu'il sait qu'il en a été chassé à cause du péché, et que d'ailleurs les choses qui sont corporellement dans ce paradis lui apprennent celles qui font partie du paradis céleste, dont l'entrée est préparée à l'homme par le Christ.

5. Il faut répondre au cinquième, que sans parler des mystères attachés au sens spirituel, ce lieu paraît être inaccessible principalement à cause de la violence de la chaleur qu'il reçoit du voisinage du soleil, et c'est ce que signifie le glaive de flamme que le chérubin agitait autour de lui pour marquer le mouvement circulaire qui produit cette chaleur. Et, parce que le mouvement des créatures corporelles est dirigé par le ministère des anges, d'après la remarque de saint Augustin (De Trin. lib. iii, cap. 4), il était convenable que l'on mît un chérubin avec son épée flamboyante pour garder le chemin qui mène à l'arbre de vie. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xi, cap. 40) : Nous devons croire que cela s'est fait véritablement par les puissances célestes dans le paradis visible, afin qu'il y eût là une garde de feu au moyen du ministère des anges.

6. Il faut répondre au sixième, que si l'homme après son péché eût mangé (Je l'arbre de vie, il n'aurait pas pour cela recouvré l'immortalité, mais il aurait pu par le bienfait de cet aliment prolonger davantage son existence. Par conséquent dans ces mots : qu'ils vivent éternellement, le mot éternel désigne une longue durée. D'ailleurs il n'était pas avantageux à l'homme de rester plus longtemps dans les misères de cette vie.

moignages des anciens Pères, que le paradis terrestre existe encore ; il l'a déjà insinué plus haut (Voy. tome h, page 237).

7. Il faut répondre au septième, que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xi, cap. 39), ces paroles de Dieu sont moins une insulte pour nos premiers parents qu'unmoyen de détourner de l'orgueil les autres hommes pour lesquels elles ont été écrites; parce que non-seulement Adam ne devint pas tel qu'il eût voulu devenir, mais il ne conserva pas le bien pour lequel il avait été fait.

8. Il faut répondre au huitième, que les habits sont nécessaires à l'homme dans son état actuel de misère pour deux raisons : 1° pour le défendre de ce qui pourrait lui nuire extérieurement, comme la chaleur et le froid immodéré ; 2° pour couvrir son ignominie, dans la crainte qu'on ne voie la turpitude des membres, dans lesquels se manifeste principalement la rébellion de la chair contre l'esprit. Ces deux choses n'existaient pas dans l'état primitif, parce que dans cet état le corps de l'homme ne pouvait pas être blessé par quelque chose d'extrinsèque, comme nous l'avons dit (part. I, quest. xcvii, art. 2). Il n'y avait pas non plus alors en lui de turpitude qui le couvrit de confusion. C'est pourquoi l'Ecriture dit (Gen. ii, 25) : Ils étaient nus l'un et l'autre, Adam et son épouse, et ils n'en rougissaient pas. Il n'en est pas de même de la nourriture qui est nécessaire pour entretenir la chaleur naturelle et développer le corps.

9. Il faut répondre au neuvième, que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xi, cap. 31), on ne doit pas croire que nos premiers parents ont été créés les yeux fermés, puisqu'il est dit de la femme qu'elle vit un arbre qui était beau et dont les fruits étaient bons à manger. Leurs yeux se sont donc ouverts pour voir et pour penser ce qui ne les avait jamais frappés auparavant, c'est-à-dire pour avoir l'un pour l'autre une concupiscence qu'il n'avait point connue jusqu'alors.




QUESTION 165 DE LA TENTATION DE NOS PREMIERS PARENTS.


Nous avons enlin à nous occuper de la tentation de nos premiers parents. - A cet égard deux questions se présentent : 1° A-t-il été convenable que l'homme fût tenté par le diable ? — 2° Du mode et de l'ordre de cette tentation.


ARTICLE I. — A-T-IL ÉTÉ CONVENABLE QUE L'HOMME FUT TENTÉ PAR LE DÉMON?


Objections: 1. Il semble qu'il n'ait pas été convenable que l'homme ait été tenté par le démon. Car c'est finalement la même peine qui est due au péché de l'ange et à celui de l'homme, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 25,41) : Allez, maudits, au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges. Or, le premier péché de l'ange n'a pas eu pour cause une tentation extérieure. Le premier péché de l'homme n'aurait donc pas dû en provenir non plus.

2. Dieu ayant la prescience des choses futures, savait que l'homme serait précipité dans le péché par la tentation du démon, et par conséquent il savait bien qu'il ne lui était pas avantageux d'être tenté. Il semble donc qu'il n'ait pas été convenable de permettre qu'il le fût.

3. Il semble que ce soit un châtiment d'être attaqué, au lieu qu'au contraire on regarde comme une récompense d'être délivré de toute attaque, d'après ces paroles de l'Ecriture (Pr 16,7) : Quand, Dieu agrée les voies de l'homme, il lui rend amis ses ennemis. Or, la peine ne doit pas précéder la faute. Il n'a donc pas été convenable que l'homme fût tenté avant le péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Si 34,2) : Celui qui n'a pas été tenté que sait-il ?

CONCLUSION. — Il a été convenable que Dieu permît que l'homme fût tenté dans l'état d'innocence par les mauvais anges et qu'il le fit aider par les bons.

Réponse Il faut répondre que la sagesse divine dispose tout avec douceur, selon l'expression de la Sagesse (8, 2), dans le sens que sa providence attribue à chaque être ce qui lui convient selon sa nature. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), la Providence n'a pas pour but de corrompre la nature, mais de la sauver. Or, il est de la condition de la nature humaine de pouvoir être aidée ou entravée parles autres créatures. Par conséquent il a été convenable que Dieu permît que l'homme fût tenté dans l'état d'innocence par les mauvais anges, et qu'il le fit aider par les bons. Car par un bienfait spécial de la grâce il lui avait été accordé qu'aucune créature extérieure ne pourrait lui nuire contre sa propre volonté, par laquelle il pouvait aussi résister à la tentation du démon.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'au-dessus de la nature humaine il y a une nature dans laquelle le mal qui souille peut se rencontrer, mais il n'y en a pas au-dessus de la nature de l'ange. Or, il n'y a qu'un être déjà dépravé par le péché qui puisse tenter en portant au mal. C'est pourquoi il a été convenable que l'homme fût porté au péché par un mauvais ange, comme aussi il est conforme à l'ordre de sa nature qu'il soit porté à la perfection par un bon. L'ange a pu être perfectionné dans le bien par son supérieur qui est Dieu, mais il n'a pu être poussé par lui au mal, parce que, selon l'expression de saint Jacques (i, 13) : Dieu est incapable de tenter quelqu'un pour le porter au mal.

2. Il faut répondre au second, que, comme Dieu savait que l'homme devait être précipité par la tentation dans le péché, de même il savait aussi qu'il pouvait résister au tentateur par le libre arbitre. Mais la condition de la nature même de l'homme exigeait qu'il fût abandonné à sa propre volonté, d'après ces paroles de l'Ecriture (Si 15,14) : Dieu a laissé l'homme dans la main de son conseil. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xi, cap. 4) : Il ne me semble pas que l'homme mériterait grand éloge, s'il pouvait se bien conduire, parce qu'il n'y a personne qui le sollicite au mal ; puisqu'il avait dans sa nature le pouvoir et la force de ne pas consentir au tentateur (1).

3. Il faut répondre au troisième, que l'attaque à laquelle on résiste difficilement est une peine. Mais l'homme dans l'état d'innocence pouvait résister à la tentation absolument sans difficulté. C'est pourquoi l'attaque du tentateur ne fut pas pour lui une peine.



ARTICLE II. — le mode et l'ordre de la première tentation ont-ils été

CONVENABLES?


Objections: 1. Il semble que le mode et l'ordre de la première tentation n'aient pas été convenables. Car comme l'ange était supérieur à l'homme dans l'ordre de la nature, de même l'homme était plus parfait que la femme. Or, le péché est arrivé de l'ange à l'homme ; pour la meme raison il aurait donc dû venir de l'homme à la femme, de telle sorte que la femme fût tentée par l'homme et que ce ne fût pas le contraire.

2. La tentation de nos premiers parents se fit par la persuasion. Or, le démon put suggérer à l'homme ses pensées sans aucune autre créature sensible extérieure. Par conséquent, puisque nos premiers parents étaient doués d'une âme spirituelle et qu'ils étaient moins attachés aux choses sensibles qu'aux choses intelligibles, il aurait été plus convenable qu'ils fussent soumis à une tentation spirituelle qu'à une tentation extérieure.

3. On ne peut convenablement suggérer une chose mauvaise que par un bien apparent. Or, il y a beaucoup d'autres animaux qui ont une plus grande apparence de bonté que le serpent. Il n'est donc pas convenable que l'homme ait été tenté par le démon au moyen de cet animal.

4. Le serpent est un animal irraisonnable. Or, un animal de cette nature ne peut être sage ; il ne peut ni parler, ni être puni. C'est donc à tort qu'il est dit du serpent (Gn 3) qu'il était le plus rusé de tous les animaux, ou le plus prudent, d'après les Septante; qu'on le fait parler à la femme et qu'on dit qu'il a été puni de Dieu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce qui est le premier dans un genre doit être proportionné aux choses qui existent ensuite dans le même genre. Or, dans tout genre de péché on trouve l'ordre de la première tentation. Ainsi ce qui commence c'est la concupiscence du péché qui existe dans la sensualité que le serpent figure ; vient ensuite la délectation qui réside dans la raison inférieure que la femme représente ; enfin le consentement au péché se produit dans la raison supérieure qui est désignée par l'homme, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 12). L'ordre de la première tentation a donc été convenable.

CONCLUSION. — L'ordre et le mode de la tentation par lesquels le premier homme a été tenté au moyen des suggestions du serpent et des excitations d'Eve ont été convenables.

Réponse Il faut répondre que l'homme est composé d'une double nature, d'une nature intelligente et d'une naturesensitive. C'est pourquoi le démon en le tentant a usé d'un double moyen pour l'entraîner au péché. l°IH'a tenté du côté de l'intellect, en lui promettant que par la science dubien et du mal il aurait cette ressemblance divine qu'il désire naturellement. 2° Il l'a tenté du côté des sens, et il a ainsi fait usage de ces choses sensibles qui ont pour l'homme la plus grande affinité. Ainsi il usa des choses qui lui conviennent selon l'espèce, en tentant l'homme par la femme ; de celles qui lui conviennent quant au genre prochain (1), en l'engageant à manger le fruit de l'arbre défendu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans l'acte de la tentation le diable était comme l'agent principal; au lieu que la femme était employée comme son instrument pour faire tomber l'homme; soit parce que la femme étant plus faible que l'homme pouvait être plus facilement séduite ; soit parce que, à cause de son union avec l'homme, le diable pouvait par elle arriver plutôt à séduire Adam. Mais il n'en est pas de l'agent instrumental, comme de l'agent principal. Car l'agent principal doit toujours l'emporter sur l'objet qui subit son action, au lieu que cela n'est pas nécessaire pour l'agent instrumental.

de Venise portent : Partimverà in eodem genere tentant mulierem per serpentem, partim vero ex genere propinquo proponens pomum ligni vetiti ai edendum.

2. Il faut répondre au second, que la suggestion par laquelle le diable persuade spirituellement à l'homme quelque chose montre que le démon a plus de pouvoir sur l'homme que par la suggestion extérieure; parce que par la suggestion intérieure le démon modifie l'homme au moyen de son imagination, tandis que par la suggestion extérieure il n'agit que sur une créature qui est en dehors de lui. Et comme le démon avait moins de pouvoir sur l'homme avant le péché, il n'a pas pu le tenter par une suggestion intérieure, mais seulement par une suggestion extérieure.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xi, cap. 3), nous ne devons pas penser que le diable a choisi de lui-même le serpent pour tenter l'homme ; mais, comme il avait le désir de le tromper, il n'a pu faire usage que de l'animal que Dieu lui a permis d'employer.

4. Il faut répondre au quatrième, que, d'après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xi, cap. 28 et 29), le serpent a été appelé le plus prudent ou le plus rusé, à cause de l'astuce du démon qui exerçait en lui son adresse; comme on appelle prudente ou rusée la langue qu'un homme adroit et astucieux emploie pour persuader quelque chose avec habileté ou finesse. Le serpent ne comprenait pas le sens des paroles qui étaient adressées par son organe à la femme; car on ne doit pas croire que son âme s'est changée en une nature raisonnable. D'ailleurs les hommes eux-mêmes, qui sont des êtres doués de raison, ne savent pas ce qu'ils disent quand le démon parle en eux. Le serpent a donc parlé à l'homme, comme l'ânesse sur laquelle Ralaam était assis a parlé à ce prophète ; avec cette différence que l'acte du serpent fut l'oeuvre du démon, et celui de l'ânesse l'oeuvre d'un ange (cap.[11] xxxvi). C'est pourquoi il n'a pas été demandé au serpent, pourquoi il avait fait cela ; parce qu'il ne l'avait pas fait de lui-même, mais la chose s'était faite en lui par le démon que son péché avait déjà fait condamner au feu éternel. Ce qui est dit au serpent se rapporte donc à celui qui a agi par cet animal. Et selon la remarque du même docteur (Sup. Gen. cont. Man. lib. ii, cap. 17 et 18), sa peine désigne les choses contre lesquelles nous devons nous prémunir et non celles qui nous attendent au dernier jugement. En effet par ces paroles : Tu seras maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes de la terre, les animaux lui sont préférés non parce qu'ils ont une nature plus puissante, mais parce qu'ils l'ont conservée; car les animaux n'ont pas perdu la béatitude céleste qu'ils n'ont jamais eue, mais ils continuent à vivre dans la condition qu'ils ont reçue. Tu ramperas sur ta poitrine et sur ton ventre, lui est-il dit d'après les Septante. La poitrine désigne ici l'orgueil, parce que c'est là que domine l'impétuosité de l'esprit; le ventre est le symbole des désirs charnels, parce que cette partie du corps est la plus molle. Et c'est par ces moyens que le démon se glisse dans ceux qu'il veut tromper. Quant à ces paroles : Tu mangeras la terre tous les jours de ta vie, on peut les entendre de deux manières. Elles signifient : ceux que tu auras trompés par la cupidité terrestre, c'est-à-dire les pécheurs, qu'on désigne par la terre, t'appartiendront; ou bien elles désignent le troisième genre de tentation qui est la curiosité ; car celui qui mange la terre pénètre ce qui est profond et obscur. Enfin, quand il est dit qu'il y aura une inimitié entre le serpent et la femme, c'est pour nous montrer que nous ne pouvons être tentés par le démon qu'au moyen de cette partie animale qui fait, pour ainsi dire, de l'homme une femme. La semence du démon est une suggestion perverse, celle de la femme est le fruit des bonnes oeuvres qui résiste aux suggestions malignes. C'est pourquoi le serpent observe les pas de la femme, afin que si elle vient à tomber dans des choses défendues, elle y trouve du plaisir; et la femme observe la tête de son ennemi, pour l'étouffer dès le début de ses mauvais conseils (1).




QUESTION 166 DE L'ÉTUDE OU DU DÉSIR DE SAVOIR.


Après avoir parlé de l'humilité, nous devons nous occuper de l'étude et de la curiosité qui lui est opposée. — Sur l'étude il y a deux questions à examiner : 1° Quelle est la matière de l'étude ? — 2° Est-elle une partie de la tempérance ?


ARTICLE I. — la connaissance est-elle proprement la matière de l'étude ?


Objections: 1. Il semble que la matière de l'étude ne soit pas proprement la connaissance. Car on dit qu'un homme est studieux par là même qu'il s'applique à l'étude de quelque chose. Or, en toute matière l'homme doit avoir recours à l'étude pour bien faire ce qu'il doit faire. Il semble donc que la connaissance ne soit pas une matière spéciale de l'étude.

2. L'étude est opposée à la curiosité. Or, la curiosité (curiositas), dont le nom vient du mot soin (cura), peut avoir pour objet les ornements de la toilette et les autres choses qui appartiennent au corps. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (Rm 13,14) : Ne cherchez pas à donner à votre chair les soins qu'elle exige dans ses désirs déréglés. L'étude n'a donc pas seulement pour objet la connaissance.

3. Le prophète dit (Jr 4,13) : Depuis le plus petit jusqu'au plus grand, tous se livrent (student) à l'avarice. Or, l'avarice n'a pas pour objet la connaissance, mais elle se rapporte plutôt à la possession des richesses, comme nous l'avons dit (quest. cxvni, art. 2). Par conséquent, l'étude, qui vient du mot studium (2), n'a donc pas pour objet propre la connaissance.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Pr 27,11) : Mon fils, étudiez la sagesse et donnez de la joie à mon coeur, afin que je puisse répondre à celui qui me fera des reproches à votre sujet. Or, c'est la même étude qui est louée comme une vertu et à laquelle la loi nous excite. Elle a donc pour objet propre la connaissance.

CONCLUSION. — Quoique l'étude ait pour objet premier et propre la connaissance, elle a néanmoins pour objet secondaire et moins propre les choses que nous ne pouvons faire sans être dirigés par une connaissance quelconque.

Réponse Il faut répondre que l'étude implique, à proprement parler, l'application vive de l'esprit à une chose. Or, l'esprit ne s'applique à une chose qu'en la connaissant. Par conséquent, il s'applique d'abord à la connaissance, puis il s'attache secondairement aux choses à l'égard desquelles la connaissance dirige l'homme. C'est pourquoi l'étude se rapporte d'abord à la connaissance et ensuite à toutes les autres choses que nous ne pouvons exécuter qu'autant que la connaissance nous dirige. Or, les vertus s'attribuent pour leur objet propre la matière à laquelle elles se rapportent premièrement et principalement, comme la force les dangers de mort et la tempérance la délectation du tact, d'où il suit que l'étude se rapporte à proprement parler à la connaissance (3). Il faut répondre au premier argument, qu'à l'égard des autres matières on ne peut faire quelque chose de bien qu'en se conformant à ce qui a été préalablement établi par la raison cognitive. C'est pourquoi l'étude a pour objet premier la connaissance, à quelque matière qu'on l'applique.

(5) Ce n'est cependant pas la connaissance qui est sa matière prochaine, mais c'est le désir de connaître la vérité, désir qui peut être bon ou mauvais.


DE L'ÉTUDE OU DU DÉSIR DE SAVOIR. 451

2. Il faut répondre au second, que l'esprit de l'homme est porté par ses affections â s'appliquer aux choses qui le touchent, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 6,21) : Où est votre trésor, là est votre coeur. Et parce qu'il est surtout sensible à ce qui flatte le corps, il s'ensuit que sa connaissance se porte surtout sur les choses qui flattent la chair, c'est-à-dire que l'homme cherche de quelle manière il peut lui venir plus parfaitement en aide. C'est ainsi que la curiosité se rapporte aux choses charnelles en raison de ce qui appartient à la connaissance.

3. Il faut répondre au troisième, que l'avarice désire ardemment faire de grands profits; et il faut pour cela une certaine habileté dans les choses de la terre; et c'est ainsi que l'étude se rapporte à ce qui regarde l'avarice.


ARTICLE II. — l'étude est-elle une partie de la tempérance?


II-II (Drioux 1852) Qu.164 a.1