II-II (Drioux 1852) Qu.172 a.5

ARTICLE V. — y a-t-il quelque prophétie qui vienne des démons (I)?


Objections: 1. Il semble qu'aucune prophétie ne vienne des démons. Car la prophétie est une révélation divine, comme le dit Cassiodore (inprol. sup. cap. 4 ). Or, ce qui est produit par le démon n'est pas divin. Aucune prophétie ne peut donc venir de lui.

2. Il faut pour la connaissance prophétique une illumination, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2). Or, les démons n'éclairent pas l'entendement humain, ainsi que nous l'avons vu (part. I, quest. cxix, art. 3). Aucune prophétie ne peut donc venir d'eux.

3. Il n'y a pas de signe efficacement démonstratif qui se rapporte à des conséquences contraires. Or, la prophétie est un signe démonstratif de la foi. C'est pourquoi, à l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (Rm 12) : Sive prophetiam secundum rationem fidei, la glose dit (ordin. Jmbros.) : Remarquez que dans l'énumération des grâces, il commence par la prophétie qui est la première preuve que notre foi est raisonnable, parce que ceux qui croyaient prophétisaient, après avoir reçu le Saint-Esprit. La prophétie ne peut donc pas être l'oeuvre des démons.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (3. Reg. 18, 49) : Faites assembler tout Israël sur le mont Carmel, et les quatre cent cinquante prophètes de Baal, et les quatre cents prophètes des grands bois que Jézabel nourrit à sa table. Or, tous ces prophètes adoraient les démons ; par conséquent il semble que la prophétie vienne aussi de ces mauvais esprits.


CONCLUSION. — La prophétie prise dans son sens propre et absolu ne se produit pas par le ministère des démons, mais par la révélation divine.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit ( quest. préc. art. 4 ), la prophétie implique une connaissance qui est éloignée de la connaissance humaine. Or, il est évident qu'une intelligence d'un ordre supérieur peut connaître des choses qui sont éloignées de la' connaissance d'une intelligence inférieure. Au-dessus de l'entendement humain il n'y a pas seulement l'entendement divin, mais il y a encore l'intellect des bons et des mauvais anges selon l'ordre de la nature. C'est pourquoi il y a des choses que les démons connaissent par leur connaissance naturelle et qui sont éloignées de la connaissance des hommes. Ils peuvent les leur révéler. Mais il y a des choses qui sont absolument éloignées de la connaissance des créatures et que Dieu seul connaît. C'est pour ce motif que la prophétie prise dans son sens propre et absolu est produite par la seule révélation divine ; mais on peut donner sous un rapport le nom de prophéties aux révélations faites par les démons (1). Ainsi ceux qui ont reçu du démon des révélations n'ont pas dans l'Ecriture le titre pur et simple de prophètes mais il y a toujours quelque chose qui y est ajouté; par exemple on dit : les faux prophètes, ou les prophètes des idoles. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen. lib. xii, cap. 19 ) que, quand le malin esprit s'empare des hommes pour leur faire voir l'avenir, il en fait des démoniaques, ou des possédés, ou de faux prophètes.

(M) On a examiné si les démons avaient véritablement rendu des oracles. Vandael et Fontonelle ont soutenu que toutes les prédictions qu'on leur avait attribuées étaient des impostures. Le P. liai dius a démontré, d'après le tó'^oi^nage des Pères, qu'ils avaient rendu de vérifies oracles. Quoi qu'il en soit, ces oracles ne peuvent être de véritables prophéties.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Cassiodore définit en cet endroit la prophétie prise dans son sens propre et absolu.

2. Il faut répondre au second, que les démons manifestent aux hommes ce qu'ils savent, non par l'illumination de l'intellect, mais par une vision imaginative ou en leur parlant d'une manière sensible : et cette espèce de prophétie reste à cet égard au-dessous de la prophétie véritable.

3. Il faut répondre au troisième, que la prophétie des démons peut se distinguer de la prophétie divine par des signes extérieurs. C'est ce qui fait dire à saint Chrysostomo (Homil. xix sup. Matth, in op. imperf.) qu'il y en a qui prophétisent par l'esprit du démon, tels que les devins, mais on les distingue en ce que le démon dit quelquefois des choses fausses, tandis que l'Esprit-Saint n'en dit jamais. D'où il est dit (Dt 18,21) : Si vous vous dites secrètemen t en vous-mêmes : Comment puis-je discerner une parole que le Seigneur n'a pas dite? voici le signe que vous aurez pour le connaître : Si ce que ce prophète a prédit au nom du Seigneur n'arrive pas, c'est une preuve que le Seigneur n'avait pas parlé.



ARTICLE VI. — les prophètes des démons disent-ils quelquefois la vérité?


Objections: 1. Il semble que les prophètes des démons ne disent jamais la vérité. Car, d'après saint Ambroise ( Sup. illud 1Co 12 Nemo potest dicere verum), Toute vérité, peu importe par qui elle soit énoncée, vient de l'Esprit-Saint. Or, les prophètes des démons ne parlent pas d'après l'Esprit-Saint, parce qu'il n'y a pas, selon l'expression de saint Paul (2Co 6,15), d'accord entre le Christ et Belial. Il semble donc que ces prophètes ne fassent jamais de prédictions vraies.

2. Comme les vrais prophètes sont inspirés par l'esprit de vérité, de même les prophètes des démons le sont par l'esprit de mensonge, suivant cette parole de l'esprit malin (1S 22 1S 22) : J'irai, et je serai un esprit menteur dans la bouche de tous ses prophètes. Or, les prophètes inspirés par l'Esprit-Saint ne disent jamais de fausseté, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 6). Les prophètes des démons ne disent donc jamais la vérité.

3. Saint Jean dit du cîémon (v1, 44) que quand il ment il parle de son propre fonds, parce qu'il est menteur et père du mensonge. Or, en inspirant ses prophètes, le diable ne parle que d'après lui-même, car Dieu n'en fait pas son ministre pour annoncer la vérité, puisque, d'après l'Apôtre (2Co 6,15), il n';/ a pas de société entre la lumière et les ténèbres. Les prophètes des démons 'ne font donc jamais de prédictions vraies.

(!) On peut établir entre les oracles des démons et les véritables prophéties trois différences : 1° ils ne s'étendent pas aux futurs libres, que les dénions ne connaissent qu'imparfaitement • 2° ils n'éclairent pas immédiatement l'intellect' o° ils ne sont pas certains absolument.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La glose dit (ord. Rabani sup. Num. xxii) que Balaam était un devio et qu'il connaissait quelquefois l'avenir par le ministère des démons et l'art de la magie. Or, il a prédit beaucoup de choses vraies comme celle-ci (Num. xxiv, 17) : Une étoile sortira de Jacob et une verge s'élèvera d'Israël. Les prophètes des démons font donc des prédictions vraies.


CONCLUSION. — Les prophètes des démons disent quelquefois des vérités, mais elles ne viennent pas de leur propre fonds, elles procèdent plutôt de l'Esprit-Saint.

Réponse Il faut répondre que le bien est pour les choses ce que le vrai est pour la connaissance. Or, il est impossible de trouver dans les choses un être qui soit totalement privé de bien. Par conséquent il est impossible qu'il y ait une connaissance qui soit totalement fausse sans être mêlée à quelque vérité. C'est ce qui fait dire à Rède (Com. in Luc. cap. 17) et à saint Augustin (lib. ii Q. evang. q. 40) qu'il n'y a pas de doctrine si fausse qu'elle ne mêle quelque chose de vrai aux erreurs qu'elle renferme. Par conséquent la doctrine même des démons qu'ils communiquent à leurs prophètes renferme quelque chose de vrai qui la fait accepter. Car c'est l'apparence du vrai qui mène l'intellect à l'erreur, comme c'est l'apparence du bien qui entraîne la volonté au mal. C'est ce qui fait dire à saint Chrysostome (Hom. xix in op. imper f.) : Il a été accordé au démon de dire quelquefois la vérité, pour rendre ses mensonges plus spécieux (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les prophètes des démons ne parlent pas toujours d'après la révélation des démons, mais ils le font quelquefois d'après l'inspiration divine. C'est ce qui est rendu manifeste par l'histoire de Ralaam, à qui il est dit que le Seigneur a parlé (Num. xxii), quoiqu'il fût un prophète des démons. Car Dieu se sert aussi des méchants dans l'intérêt des bons. Ainsi il fait des prédictions vraies par l'intermédiaire des prophètes des démons, soit pour rendre plus croyable la vérité qui est alors attestée par ses propres adversaires; soit parce que les hommes qui les croient, sont plutôt amenés à la vérité par leurs paroles. C'est pour cela que les sibylles ont prédit beaucoup de choses vraies sur le Christ (2). — Quand les prophètes des démons sont instruits par ces mauvais esprits, ils prédisent aussi quelques vérités, tantôt par la vertu de leur propre nature, dont l'Esprit-Saint est l'auteur, tantôt par la révélation des bons anges, comme on le voit dans saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 19). C'est ainsi que les vérités que les démons annoncent viennent encore de l'Esprit-Saint.

2. Il faut répondre au second, que le vrai prophète est toujours inspiré par l'esprit de vérité, dans lequel il n'y a pas d'erreur; c'est pourquoi il ne dit jamais rien de faux. Au contraire, le faux prophète n'est pas toujours instruit par l'esprit de mensonge, mais il est quelquefois inspiré par l'esprit de vérité. D'ailleurs l'esprit de mensonge dit lui-même tantôt des choses vraies et tantôt des choses fausses, comme nous l'avons observé (in corp. art. et ad 1).

3. Il faut répondre au troisième, qu'on regarde comme le propre des démons ce qu'ils ont par eux-mêmes, c'est-à-dire les mensonges et les pé chés; pour ce qui appartient à leur propre nature, ils ne le tiennent pas d'eux-mêmes, mais de Dieu. Or, c'est par la vertu de leur propre nature qu'ils font quelquefois de vraies prédictions, comme nous l'avons dit (in corp. art. et ad 1). Dieu s'en sert aussi pour manifester sa vérité par leur intermédiaire (1), puisque les divins mystères leur sont révélés par les anges, ainsi que nous l'avons vu (ibid.).

(I) Tout en admettant que quelques-unes des prédictions des faux prophètes puissent ôlre vraies, ceci ne nuit en rien à la force probante des prophéties. Car il y a bien des différences à établir entre ces oracles et les prophéties de l'Ancien et du Nouveau Testament. Voyez à cet égard la Dissertation sur les prophéties de

M. de la Luzerne, ou Perronne, De verti religione, t. i, p. 84, édit. Migne.

(2) Les oracles sibyllins ont été cités par les Pères et admis pendant le moyen âge, mais il est actuellement reconnu qu'ils ne sont pas authentiques. Les Pères ne les ont employés que comme des arguments ad hominem.






QUESTION 173: DU MODE DE LA CONNAISSANCE PROPHÉTIQUE.


Nous avons maintenant à nous occuper de la manière dont se produit la connaissance prophétique. — A cet égard quatre questions se présentent : 1- Les prophètes voient-ils l'essence même de Dieu ? — 2° La révélation prophétique se produit-elle par l'influence de quelques espèces ou par la seule influence de la lumière ? — 3° La révélation prophétique se fait-elle toujours par l'abstraction des sens? — 4° Le prophète a-t-il toujours la connaissance des choses qu'il prédit ?



ARTICLE I. — les prophètes voient-ils l'essence même de dieu (2) ?


Objections: 1. Il semble que les prophetes voient l'essence même de Dieu. Car, sur ces paroles d'Isaïe ( 35,1 ) : Dispone domui tuae, la glose dit (ordin.) : Les prophètes peuvent lire dans le livre même de la prescience de Dieu où tout est écrit. Or, la prescience de Dieu est son essence. Les prophètes voient donc l'essence même de Dieu.

2. Saint Augustin dit (Trin. lib. ix, cap. 7) que dans cette vérité éternelle d'après laquelle toutes les choses temporelles ont été faites, nous voyons par la vue de l'esprit la forme d'après laquelle nous existons et d'après laquelle nous opérons. Or, de tous les hommes, les prophètes sont ceux qui ont la connaissance la plus profonde des choses divines. Ils voient donc le mieux l'essence divine.

3. Les futurs contingents sont connus à l'avance par les prophètes selon la vérité immuable. Or, ils ne sont ainsi qu'en Dieu. Les prophètes voient donc Dieu lui-même.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La vision de l'essence divine subsiste dans le ciel, là où la prophétie n'existe plus, d'après saint Paul (1Co 10,1). La prophétie n'est donc pas produite par la vision de l'essence divine.


CONCLUSION. — Les choses que les prophètes connaissent, ils ne les perçoivent pas en contemplant l'essence divine, mais ils les voient dans des images, comme dans un miroir, au moyen de la lumière divine qui les éclaire.

(2) Los prophètes ne voient pas l'essence divine, car ceux qui voient cette essence sont impeccables et jouissent de la béatitude, ce qu'on no peut pas dire des prophètes.
(I) Dans ce cas ils n'agissent pas comme esprits ilu mensonge, puisqu'ils ne parlent que pour conlirmer une vérité.

Réponse Il faut répondre que la prophétie implique une connaissance divine qui existe pour ainsi dire dans le lointain. C'est pourquoi il est dit des prophètes (He 11) qu'ils voyaient de loin. Ceux qui sont dans le ciel, étant dans l'état de la béatitude, ne voient pas les choses comme si elles étaient éloignées ; ils les voient plutôt comme si elles étaient proches, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 139,14) : Ceux qui sont droits jouiront de la vue de votre visage. D'où il est évident que la connaissance prophétique est autre que la connaissance intuitive qui existera dans le ciel ; par conséquent elle s'en distingue comme l'imparfait du parfait, et à l'avènement de cette dernière elle sera détruite, comme le témoigne saint Paul (1Co 10,1).—Il y a des auteurs qui, pour distinguer la connaissance prophétique de la connaissance des bienheureux, ont dit que les prophètes voyaient l'essence divine elle-même qu'ils appellent le miroir de la Trinité, non selon qu'elle est l'objet des bienheureux, mais selon qu'elle renferme en elle les raisons des événements futurs : ce qui est absolument impossible. Car Dieu est l'objet de la béatitude selon sa propre essence, d'après ces paroles de saint Augustin (Con/. lib. v, cap. 4) : Il est heureux celui qui vous connaît, quand même il ignorerait tout le reste, c'est-à-dire les créatures. Or, il n'est pas possible que l'on voie les raisons des créatures dans l'essence divine elle- même , sans la voir : soit parce que l'essence divine est la raison de toutes les choses qui se font; et que la raison idéale n'ajoute à l'essence divine que le rapport à la créature : soit parce qu'il faut connaître une chose en soi, ce qui est connaître Dieu, comme l'objet de la béatitude, avant de la connaître par rapport à une autre, ce qui est connaître Dieu selon les raisons des choses qui existent en lui. C'est pourquoi il ne peut pas se faire que les prophètes voient Dieu selon les raisons des créatures, sans le voir selon qu'il est l'objet de la béatitude. Par conséquent il faut dire que la vision prophétique n'est pas la vision de l'essence divine, et que les prophètes ne voient pas dans l'essence divine ce qu'ils voient, mais qu'ils le voient dans certaines images selon qu'ils sont éclairés par la lumière de Dieu. C'est ce qui fait dire à saint Denis en parlant des visions prophétiques (De coelest. hier. cap. 4) que le sage théologien appelle divine la vision qui se produit par l'image des choses qui manquent d'une forme corporelle et qu'on ne voit que par la lumière de Dieu. Ces images ainsi éclairées par cette lumière ont plutôt la nature d'un miroir que l'essence de Dieu. Car un miroir reflète les images qui viennent des autres choses (1), ce qui ne peut pas se dire de Dieu. Mais cette illumination de l'entendement des prophètes peut être appelée un miroir, parce qu'elle reflète la ressemblance de la prescience de Dieu, et on l'appelle, à proprement parler, le miroir de l'éternité, en ce sens qu'elle représente la prescience de Dieu, qui voit toutes les choses dans son éternité, comme si elles étaient présentes, ainsi que nous l'avons dit (quest. clxxi, art. G).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on dit que les prophètes voient dans le livre de la prescience de Dieu, en ce sens que d'après la prescience divine la vérité se réfléchit dans leur àme.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit que l'homme voit dans la vérité première la forme propre par laquelle il existe, dans le sens que la ressemblance de la vérité première brille dans l'àme humaine et fait que l'âme se connaît elle-même.

3. Il faut répondre au troisième, que par là même que les futurs contingents sont en Dieu selon la vérité immuable, il peut imprimer à l'âme des prophètes une connaissance semblable, sans qu'ils la voient dans son essence.

ARTICLE II. — Dans la révélation prophétique dieu imprime-t-il à l'entendement du prophète de nouvelles espèces des choses ou seulement une nouvelle lumière?


Objections: 1. Il semble que dans la révélation prophétique Dieu n'imprime pas à l'entendement du prophète de nouvelles espèces des choses, mais seulement une nouvelle lumière. Car, comme le dit la glose (Hier, ord. in princ. comv men. AM 1), les prophètes se servent des images des choses au milieu des' quelles ils ont vécu. Or, si la vision prophétique était produite par des espèces imprimées à nouveau, le genre de vie qu'on aurait mené antérieurement serait indifférent. Il n'y a donc pas d'espèces nouvelles qui soient imprimées dans l'âme du prophète, mais il n'y a que la lumière prophétique.

(I) Ce» choies existent avant que leur image ac soit reçue dans un miroir, et rien n "est antérieur à Dicu>

2. Saint Augustin dit (5?/;?. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 9): La vision imaginative ne fait pas le prophète, mais seulement la vision intellectuelle. C'est pourquoi il est dit (Dan. x) que l'on a besoin de V intelligence dans la vision. Or, la vision intellectuelle, comme on le voit dans le même livre (cap. v), ne se produit pas par des ressemblances, mais par la vérité même des choses. Il semble donc que la révélation prophétique ne se produise pas par l'impression de certaines espèces.

3. Par le don du prophète l'Esprit-Saint communique à l'homme ce qui est au-dessus de la faculté de la nature humaine. Or, l'homme peut former les espèces des choses quelles qu'elles soient par sa faculté naturelle. Il semble donc que dans la révélation prophétique le prophète ne reçoive pas les espèces des choses, mais seulement la lumière intelligible.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Os 12,10) : Je leur ai donné une multitude de visions, et j'ai pris dans les mains des prophètes différentes formes. Or, la multiplicité des visions n'est pas l'effet de la lumière intelligible qui est ce qu'il y a de commun dans toutes les visions prophétiques, mais elle résulte seulement de la diversité des espèces, d'après lesquelles il y a ressemblance ou assimilation. Il semble donc que la révélation prophétique n'imprime pas seulement la lumière intelligible, mais encore de nouvelles espèces des choses.


CONCLUSION. — La révélation se fait aux prophètes quelquefois par la seule influence de la lumière divine, d'autres fois par des espèces nouvelles ou autrement ordonnées.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. x», cap. 9), la connaissance prophétique appartient surtout à l'esprit. A l'égard de la connaissance de l'entendement humain il y a deux choses qu'il faut considérer, l'acceptation ou la représentation des choses et le jugement que l'on porte sur les objets représentés. Or, quand on représente à l'entendement humain certaines choses d'après des espèces, et selon l'ordre de la nature, il faut : 1° que les espèces soient représentées aux sensj; 2° à l'imagination ; 3° à l'intellect possible qui est modifié par les espèces des images selon l'illumination de l'intellect agent. Dans l'imagination on ne trouve pas seulement les formes des choses sensibles selon qu'elles viennent des sens, mais elles sont encore diversement modifiées, soit par suite d'une transformation corporelle (comme il arrive dans ceux qui dorment ou dans les furieux), soit que d'après l'ordre de la raison ces images soient ordonnées par rapport à ce que l'on doit comprendre. Car, comme l'arrangement divers des mêmes lettres produit des sens différents ; de même la disposition diverse des images produit dans l'intellect différentes espèces inteiligibles. Quant au jugement de l'entendement humain, il se produit d'après la force de la lumière intellectuelle. — Mais par le don de prophétie l'intelligence humaine reçoit quelque chose qui est au-dessus de ce qui appartient à la faculté naturelle, sous ces deux rapports ; c'est-à-dire quant au jugement qui se produit par l'influx de la lumière intellectuelle, et quant á l'acceptation ou à la représentation des choses qui se fait par des espèces. Relativement à cette dernière chose on peut assimiler l'enseignement humain à la révélation prophétique, mais on ne le peut pas relativement à la première. Car le maître représente à son élève certaines choses par les signes du langage, mais il ne peut pas l'éclairer intérieurement, comme Dieu le fait. — L'illumination intérieure est ce qu'il y a de plus important dans la prophétie; parce que le jugement est le complément de la connaissance. C'est pourquoi si Dieu représente quelque chose à quelqu'un par des ressemblances imaginaires (comme à Pharaon et à Nabuchodonosor) (1) ou par des images corporelles (comme à Balthasar) (2), on ne doit pas regarder celui qui voit ces choses comme un prophète à moins que son entendement ne soit éclairé pour en juger : cette apparition est quelque chose d'imparfait dans le genre de la prophétie. C'est pourquoi il y en a qui l'appellent une extase prophétique, comme la divination des songes. On n'est prophète que quand l'intelligence est éclairée de manière à pouvoir juger ce que les autres ont vu en imagination, comme on le voit à l'égard de Joseph qui expliqua le songe de Pharaon. Mais, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 9), le prophète qui est tel par excellence, c'est celui qui l'emporte sous ces deux rapports, de manière qu'il voie dans son esprit les images symboliques des choses corporelles et qu'il les comprenne par la vivacité de son intelligence. — Or, tantôt les formes sensibles sont représentées par Dieu extérieurement à l'entendement des prophètes, au moyen de leurs sens; c'est ainsi que Daniel vit ce qui était écrit sur la muraille, comme il le rapporte (Da 5,25) ; tantôt les ressemblances sont produites par des formes imaginaires, que Dieu empreint lui- même dans l'esprit du prophète, sans qu'elles lui viennent par les sens; comme si l'on imprimait dans l'imagination d'un aveugle-né les espèces des couleurs. D'autres fois Dieu arrange et ordonne des espèces qui ont été reçues par les sens. C'est ainsi que Jérémie vit une chaudière embrasée du côté de l'aquilon (3) (Jr 1). Enfin il imprime aussi quelquefois à l'âme des espèces intelligibles; comme on le voit à l'égard de ceux qui reçoivent la science ou la sagesse infuse, tels que Salomon et les apôtres (4). Quant à la lumière intelligible, Dieu l'imprime quelquefois à l'entendement humain pour juger ce que les autres ont vu; comme nous l'avons fait observer (Hic, sup.) à l'égard de Joseph et comme on le voit au sujet des apôtres auxquels le Seigneur ouvrit l'intelligence pour leur faire comprendre les Ecritures, d'après saint Luc (Lc 24,45), et c'est ce qui constitue le don d'interprétation. Ou bien Dieu accorde cette lumière pour juger conformément à la vérité divine des choses que l'homme perçoit par sa raison naturelle; ou encore pour juger avec vérité et efficacité ce que l'on doit faire, d'après ces paroles d'Isaïe (Is 51,14): L'esprit du Seigneur a été son guide. Par conséquent il est évident que la révélation prophétique se produit quelquefois par la seule influence de la lumière, et d'autres fois par des espèces nouvelles ou autrement combinées.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (in corp. art.), quelquefois dans la révélation prophétique Dieu combine ou ordonne les espèces imaginaires que nous avons reçues préalablement des sens, et il le fait selon qu'il convient à la révélation de la vérité. Alors la vie qu'on a menée antérieurement a de l'influence sur les images elles- mêmes ; mais il n'en est pas ainsi quand ces images ont une cause absolument extrinsèque.

2. Il faut répondre au second, que la vision intellectuelle ne se produit pas d'après des images corporelles et individuelles ; mais qu'elle se produit cepen dant d'après une ressemblance intelligible. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin. lib. ix, cap. 41) que l'esprit a quelque image de la chose qu'il connaît. Cette ressemblance intelligible est quelquefois imprimée par Dieu immédiatement dans la révélation prophétique, d'autres fois elle résulte de formes imaginées avec l'aide de la lumière prophétique : parce que l'éclat d'une lumière plus vive rend plus manifeste la vérité que représentent ces mêmes formes.

1. Ces princes avaient reçu leurs visions en songe. l'imagination les avait donc produites sans te concours des objets extérieurs.
2. Balthasar vit sur la muraille la main qui écrivait sa sentence. Cette vision ne fut donc pas seulement imaginaire", mais elle fut encore sensible.
(3) Cette chaudière indiquait que les maux qui devaient affliger la maison d'Israël viendraient de ce coté.
(4) Salomon reçut la science de toutes les choses naturelles, et les apôtres comprirent ce que le Christ était venu annoncer au monde.



3. Il faut répondre au troisième, que l'homme peut produire par sa vertu naturelle toutes les formes imaginaires possibles, en considérant ces formes d'une manière absolue : cependant il ne peut pas les combiner de façon à représenter les vérités intelligibles qui surpassent l'entendement humain. Le secours de la lumière surnaturelle lui est nécessaire à cet égard.



ARTICLE III. — la vision prophétique se produit-elle toujours par l'abstraction des sens?


Objections: 1. Il semble que la vision prophétique se produise toujours avec l'abstraction des sens. Car il est dit (Nb 12,6) : S'il se trouve parmi vous un prophète du Seigneur, je me ferai connaître à lui en vision ou je lui parlerai en songe. Or, comme le dit la glose au commencement du Psautier : la vision qui a lieu en songe est celle qui a lieu au moyen de choses qui paraissent être dites ou faites. Or, quand les choses paraissent être dites ou faites, bien qu'il n'en soit rien, il y a aliénation des sens. La prophétie se produit donc toujours avec cette aliénation.

2. Quand une faculté s'applique fortement à l'opération qui lui est propice, les autres puissances sont abstraites de leurs actes. C'est ainsi que ceux qui s'appliquent vivement à écouter quelque chose, ne voient pas ce qui est devant leurs yeux. Or, dans la vision prophétique l'intellect est extrêmement élevé et il est tout préoccupé de son acte. Il semble donc qu'il y ait toujours alors abstraction des sens.

3. Il est impossible que la même chose se rapporte simultanément à des parties opposées. Or, dans la vision prophétique l'esprit est tourné vers ce qui est au-dessus de lui pour en recevoir la lumière. Il ne peut donc pas simultanément se tourner vers les choses sensibles, et par conséquent il semble nécessaire que la révélation prophétique soit toujours accompagnée de l'abstraction des sens.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (1Co 14,32) : Les esprits des prophètes leur sont soumis. Or, il ne pourrait pas en être ainsi, si le prophète n'était pas maître de lui-même et qu'il fût hors de ses sens. Il semble donc que la vision prophétique ne se produise pas avec l'aliénation des sens.

CONCLUSION. — La vision prophétique qui éclaire l'intelligence du prophète de la lumière intelligible, ou qui est formée par des espèces intelligibles, ne se produit pas avec l'abstraction des sens, mais il n'en est pas de même de cette qui a tieu au moyen des formes imaginaires lorsque la vertu divine ravit l'àme dans le sommeil ou la com- templation des choses de Dieu.

Solutions: 1. Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la révélation prophétique se fait de quatre manières : par l'influence de la lumière divine, par l'immission des espèces intelligibles, par l'impression ou la combinaison des formes imaginaires et par l'expression des formes sensibles. Or, il est évident que l'on ne fait pas abstraction des sens, quand une chose est représentée à l'intelligence du prophète par des espèces sensibles, soit que Dieu les ait spécialement formées à cet effet, comme le buisson ardent que vit Moïse (Ex 1) et les caractères que lut Daniel (5) ; soit qu'ils aient été produits par d'autres causes, mais de telle sorte cependant que la Providence les ait destinées à signifier quelque chose prophétiquement; c'est ainsi que l'arche de Noé était la figure de l'Eglise. De même il n'est non plus nécessaire que l'on fasse abstraction de ses sens extérieurs Par là même que l'entendement du prophète est éclairé par la lumière intelligible ou formé par des espèces intelligibles. Car en nous l'intellect ju\2ePar" faitement en se tournant vers les choses sensibles qui sont les premiers principes de notre connaissance (1), comme nous l'avons vu (part. I, quest. lxxxiv, article 7). — Mais quand la révélation prophétique a Ijeu d'après les formes imaginaires, il est nécessaire que l'on fasse abstraction des sens, afin que l'apparition de ces images ne se rapporte paS a ce que l'on sent extérieurement. L'abstraction des sens est quelquefois parfaite, c'est ce qui arrive quand on ne perçoit rien par leur intermédiare i d'autres fois elle est imparfaite, c'est ce qui a lieu quand on perçoit quelque chose par leur moyen, sans discerner pleinement les choses que l'on perçoit extérieurement de celles que l'on voit par l'imagination. D'ovî saint Augustin dit (Sup. Gen. lib. xii, cap. 42) : Qu'alors les images des corps qui se forment dans l'esprit sontvues, comme lecorps voit les corpseux-n^mes, de telle sorte qu'on voit tout à la fois et l'homme que l'on a présent sosies yeux, et celui qui est absent, mais qui est en quelque sorte sous les yeux de l'esprit. — Cette abstraction des sens ne suppose pas dans les prophètes, comme dans les possédés ou les furieux, un dérèglement de la nature, mais il est l'effet d'une cause déterminée, qui est ou naturelle, comite les songes, ou spirituelle, comme la violence de la contemplation (c'est ainsi qu'il est rapporté de saint Pierre (Ac 10) que quand il priait dans le cénacle, il eut un ravissement d'esprit), ou divine, c'est-à-dire qu'elle résulta de la puissance de l'Esprit-Saint, d'après cette parole du prophète (Ez 1,3) : La main du Seigneur s'est étendue sur lui.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage s'entend des Prophètes auxquels on imprimait des formes imaginaires ou dans lesquels on les combinait, soit pendant le sommeil, ce qu'indique le mot songe, soit pendant la veille, ce que signifie le mot vision.

2. Il faut répondre au second, que quand l'esprit s'applique dans ses opérations aux choses absentes qui sont éloignées des sens, alors il en résulte une abstraction complète des sens à cause de la vivacité même de l'application ; mais quand il s'applique à disposer des choses sensibles ®t à en juger, cette abstraction n'est pas nécessaire.

3. Il faut répondre au troisième, que le mouvement de l'intelligence d'un prophète n'est pas conforme à sa vertu propre, mais à la vertu df l'agent supérieur qui a influence sur elle. C'est pourquoi quand par sinite de l'influx supérieur l'entendement d'un prophète est porté à juger des choses sensibles ou à en disposer, il ne fait pas abstraction des sens ; il le fait seulement quand son esprit est élevé à la contemplation de choses plus sublimes.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on dit que les esprits des prophètes leur sont soumis quant à l'expression de la prophétie, dont l'Apôtre? parle en cet endroit; parce qu'ils disent d'après leur propre sentiment ce qu'ils voient, et ils en parlent sans avoir l'esprit troublé, comme des possédés (ainsi que l'ont prétendu Priscille et Montan) (2). Mais dans la révélation prophétique elle-même, ils sont plutôt soumis à l'esprit de prophétie, c'est-à-dire au don prophétique.

. H) Elles en sont les principes, parce que ces (2i Priscille et Montan sont des hérétiques images sont le point de départ de la connaissance, dont Tertullien a partagé les erreurs. S«aint Au- xnais elles n'en sont pas les principes comme les gustin les fait connaître íVe hoeres.2b). axiomes sont les principes des sciences.v. - 32


ARTICLE IV. — les prophètes connaissent-ils toujours ce qu'ils prophétisent ?


II-II (Drioux 1852) Qu.172 a.5