II-II (Drioux 1852) Qu.186 a.9

ARTICLE IX. — un religieux pèciie-t-il toujours mortellement en transgressant ce qui est prescrit par la règle?


JeanXXII a ainsi déterminé le rapport des (2) Pour ce motif, il y a des ordres où l'on pro- trois vertus essentielles à la vie religieuse (Extra- met seulement l'obéissance d'une manière expli- venerunt. Quorumdam, De verborum signifi- cite. C'est ce qui a lieu particulièrement dans ealionibus) : Magna est paupertas, sed, ma- l'ordre des frères prêcheurs, jor continentia, maxima autem obedientia,

Objections: 1. Il semble qu'un religieux pèche toujours mortellement en transgressi sant ce qui appartient à sa règle. Car, agir contre son voeu, c'est une faute damnable, comme on le voit par ces paroles de saint Paul (1Tm 5,2) : Les veuves qui veulent se remarier sont condamnées pour avoir manqué à leurs premiers engagements. Or, les religieux sont astreints à leur règle par le voeu de leur profession. Ils pèchent donc mortellement en transgressant ce que la règle renferme.

2. La règle est imposée au religieux comme une loi. Or, celui qui transgresse un précepte de la loi pèche mortellement. Il semble donc que le moine pèche de la sorte quand il transgresse un point de sa règle.

3. Le mépris rend le péché mortel. Or, celui qui fait souvent une chose qu'il ne doit pas faire, paraît pécher par mépris. Il semble donc que si un religieux transgresse souvent les points de sa règle, il pèche mortellement.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'état religieux est plus sûr que l'état séculier. C'est pourquoi saint Grégoire (inprinc. Moral, in Epist, ad Leand, Epist, sup. exposit. lib. Job, cap. i) compare la vie du siècle à une mer agitée et la vie du cloître à un port tranquille. Or, si toute transgression d'un point renfermé dans la règle obligeait le religieux sous peine de péché mortel, l'état religieux serait le plus dangereux, à cause de la multitude des observances. Toute transgression de ce qui est compris dans la règle n'est donc pas un péché mortel.

CONCLUSION. — Un religieux en transgressant ce que la règle renferme en dehors de tout précepte général et de la nécessité que le tri pie voeu impose, ne commet aucune faute mortelle, s'il agit ainsi sans mépris.

Réponse Il faut répondre qu'une chose est comprise dans la règle de deux manières, ainsi qu'on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 7 huj. quaest. ad 1 et 2) : 1° comme sa fin, telles sont les choses qui appartiennent aux actes des vertus. Leur transgression, relativement à ce qui est de précepte en général, oblige sous peine de péché mortel; mais relativement à ce qui dépasse communément ce qui est de nécessité de précepte, la règle n'oblige pas sous peine de péché mortel, à moins qu'on agisse par mépris. Car, comme nous l'avons vu (art. 2 huj. quaest.), un religieux n'est pas tenu d'être parfait, mais il doit tendre à la perfection; et le mépris de la perfection est contraire à cette disposition. 2° Une chose peut être contenue dans la règle comme appartenant à un exercice extérieur; telles sont, par exemple, toutes les observances extérieures. Parmi ces observances , il y en a auxquelles le religieux est tenu d'après le voeu de sa profession. Ce voeu a rapport principalement aux trois choses dont nous avons parlé : la pauvreté, la continence et l'obéissance ; toutes les autres se rapportent à celles-là. C'est pourquoi la transgression de ces trois choses oblige sous peine de péché mortel ; mais la transgression des autres n'oblige pas de même, à moins qu'on ne les transgresse par mépris pour la règle, parce que ceci est directement contraire à la profession par laquelle on fait voeu d'observer la vie régulière. Il pourrait y avoir péché mortel par suite du commandement proféré de vive voix par le supérieur (1) ou exprimé dans la règle, parce que ce serait agir contre le voeu d'obéissance.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que celui qui fait profession

(I) L'ordre donné par le supérieur oblige sous peine de péché mortel quand il le déclare expressément, quand il dit : Je vous commande au nom de la sainte vertu d'obéissance, ou qu'il emploie toute autre formule du même genre.

Mais le mot nous ordonnons [praecipimus) ne se prend pas toujours pour un précepte. C'est souvent un avertissement, un statut; chaque religieux doit consulter à cet égard l'esprit de son ordre.

d'une règle ne fait pas voeu d'observer tout ce que la règle contient; mais il fait voeu d'embrasser la vie régulière, qui consiste essentiellement dans les trois choses dont nous avons parlé. Aussi, dans certains ordres, par prudence on ne fait pas profession de la règle (4), mais on fait profession de vivre conformément à elle, c'est-à-dire de tendre à conformer ses moeurs à ce qu'elle prescrit, comme on cherche à imiter un type qu'on a choisi pour modèle; et c'est ce qui est détruit par le mépris. Dans d'autres ordres, on professe avec plus de prudence encore d'obéir selon la règle (2), de telle sorte qu'il n'y a de contraire à la profession que ce qui est contraire au précepte de la règle ; la transgression ou l'omission des autres choses n'oblige que sous peine de péché véniel. Car, comme nous l'avons vu (art. 7 huj. quaest. ad 2), ces autres choses sont des dispositions à l'exécution des voeux principaux. Or, le péché véniel est une disposition au péché mortel, comme nous l'avons dit (4* 2", quest. lxxxv1, art. 3), parce qu'il est un obstacle à ce qui nous dispose à observer les principaux préceptes de la loi du Christ, qui sont les préceptes de la charité. Cependant, dans l'ordre des frères prêcheurs, cette transgression ou cette omission n'est dans son genre ni une faute mortelle, ni une faute vénielle; mais elle oblige seulement à supporter la peine fixée, parce que c'est de cette manière qu'on est tenu à observer ces pratiques (3). Toutefois on pourrait, à cet égard, pécher véniellement ou mortellement par négligence, ou par passion, ou par mépris.

2. Il faut répondre au second, que tout ce qui est renfermé dans la loi n'est pas donné sous forme de précepte ; mais il y a des choses qui sont prescrites sous la forme d'un ordre ou d'un décret qui oblige sous une peine déterminée. Ainsi, comme dans la loi civile, la transgression d'un article établi ne rend pas toujours digne de la peine de mort; de même, dans la législation ecclésiastique, toutes les ordonnances ou tous les statuts publics n'obligent pas sous peine de péché mortel; il en est de même de toutes les prescriptions d'une règle.

3. Il faut répondre au troisième, que l'on pèche par mépris quand la volonté refuse de se soumettre à un précepte de la loi ou de la règle, et qu'on en vient par là même à agir contre la loi ou la règle. Au contraire, quand , pour une cause particulière, telle que la concupiscence ou la colère, on est amené à faire quelque chose contrairement aux prescriptions de la loi ou de la règle, on ne pèche pas par mépris, mais pour un autre motif, quoiqu'il arrive souvent de retomber dans le même péché d'après la même cause ou d'après une autre. C'est ce qui fait dire à saint Augustin dans son livre (De naturâ et gratia, cap. 29), que tous les péchés ne résultent pas du mépris de l'orgueil. Cependant les rechutes fréquentes mènent par voie de disposition au mépris, d'après ces paroles de l'Ecriture (Prov. xvm, 3) : Quand l'impie est arrivé au fond de V abîme du péché, il méprise.


(i) Les frères mineurs font voeu d'observer la règle; cependant toutes leurs transgressions ne sont pas mortelles ; elles peuvent être vénielles ou sans pécbé, suivant la nature des prescriptions qu'ils violent.
(12) C'est ce qui se fait dans l'ordre des frères prêcheurs.
(5) Les statuts qu'on peut enfreindre sans péché ne sont considérés que comme des avertissements et des conseils.

ARTICLE X. — un religieux pèciie-t-il plus grièvement qu'un séculier en faisant dans son genre le même péché que lui?


Objections: 1. Il semble qu'un religieux ne pèche pas plus grièvement qu'un séculier en faisant un péché du même genre. Car il est dit ( II. Paralip. xxx, 18) : Le Seigneur est bon; il fera miséricorde à tous ceux qui cherchent cle tout leur coeur le Seigneur, le Dieu de leurs pères; et il ne leur imputera point ce défaut de sanctification. Or, les religieux paralssent suivre le Seigneur, le Dieu de leurs pères, de tout leur coeur, plutôt que les séculiers qui se donnent à Dieu en partie avec une partie de leurs biens, et qui se réservent le reste, comme le dit saint Grégoire (Sup. Ezech. hom. xx). Il semble donc que, s'ils s'écartent en quelque point de leur sanctification, cette faute leur soit moins imputable.

2. Quand un homme fait de bonnes actions, Dieu se fâche moins contre ses fautes. Car il est dit (II. Parai, xix, 2) : Vous donnez des secours à un impie, et vous faites alliance avec ceux qui haïssent le Seigneur; vous vous étiez rendu digne pour ce sujet de la colère de Dieu, mais il s'est trouvé de bonnes oeuvres en vous. Or, les religieux font plus de bonnes oeuvres que les séculiers. Par conséquent, s'ils font des péchés, Dieu s'irrite moins contre eux.

3. La vie présente ne se passe pas sans péché, d'après ce mot de saint Jacques (1 , 2) : Nous faisons tous beaucoup de fautes. Si donc les péchés des religieux étaient plus graves que les péchés des séculiers, il s'ensuivrait qu'ils seraient dans une condition pire que ces derniers, et que par conséquent il ne serait pas raisonnable de conseiller d'entrer en religion.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Plus le mal est grand et plus on doit se plaindre. Or, il semble qu'on doive se plaindre surtout des péchés de ceux qui sont dans un état de sainteté et de perfection. En effet, le prophète dit (Jr 21,9) : Mon coeur s'est brisé en moi-même ; puis il ajoute : Car le prophète et le prêtre se sont souillés, et j'ai trouvé dans ma maison le mal qu'ils ont fait. Les religieux et ceux qui sont dans un état de perfection pèchent donc plus grièvement, toutes choses égales d'ailleurs.


CONCLUSION. — Le religieux qui pèche par mépris ou contrairement à ses voeux, ou en devenant pour un autre un scandale, pèche plus grièvement qu'un séculier; il en est autrement s'il pèche seulement par faiblesse ou par ignorance.



(I) Indépendamment de l'impureté ou de l'injustice, il y a dans ce cas la malice du sacrilège.

(2) L'abus des grâces est plus grand, et c'est le cas d'appliquer ces paroles de l'Apôtre (He 6) : Terra swpe venientem super *e bibens imbrem et proferens spinas et tribulos, reproba est et maledicto proxima.

Réponse Il faut répondre qu'un péché commis par des religieux peut être plus grave qu'un péché de même espèce, commis par des séculiers, et cela de trois manières : 1° S'il est contraire au voeu de religion, par exemple si un religieux fait une fornication ou un vol-, parce que par la fornication il agit contre le voeu de continence, et par le vol contre le voeu de pauvreté ; il ne transgresse pas seulement le précepte de la loi divine (1). 2° S'il pèche par mépris : parce qu'il paraît alors plus ingrat (2) à l'égard des bienfaits de Dieu qui l'ont élevé à l'état de perfection. C'est ainsi que selon la remarque de l'Apôtre (He 10) le fidèle mérite de plus graves supplices par là même qu'en péchant il foule aux pieds avec mépris le Fils de Dieu. Aussi le Seigneur se plaint-il en disant (Jr 11,15) : Comment se fait-il que mon bien-aimé a commis dans ma maison une foule de crimes ? 3° Le péché d'un religieux peut être plus grave en raison du scandale ; parce qu'il y en a beaucoup qui observent sa conduite. D'où le prophète dit ( Hier, xx1, 14 ) : J'ai vu dans les prophètes de Jérusalem des choses horribles; ils commettent V adultère et marchent dans la voie du mensonge; ils ont fortifié les mains des méchants, pour empêcher les hommes de renoncer à leur dépravation. — Cependant si un religieux fait non par mépris, mais par faiblesse ou par ignorance, un péché qui ne soit pas contraire au voeu de sa profession, qu'il le commette sans scandale, par exemple dans le secret, il pèche plus légèrement qu'un séculier qui ferait une faute du même genre. En effet si son péché est léger, il est pour ainsi dire absorbé par la multitude de ses bonnes oeuvres, et s'il est mortel il s'en relève plus facilement. 1° A cause de son intention qu'il tient dirigée vers Dieu, et qui, quoiqu'elle soit interrompue pour le moment, revient facilement à ce qu'elle était auparavant. Ainsi sur ces paroles du Psalmiste (Ps. xxxvi ) : Cum ceciderit, non collidetur, Origène dit (Hom. iv) : Si l'impie pèche, il ne se repent pas et ne sait pas corriger son péché, au lieu que le juste sait l'amender et le corriger. Par exemple Pierre qui avait dit : Je ne connais pas cet homme, sait pleurer amôrement sa faute aussitôt que le Seigneur abaisse sur lui ses regards, et David qui avait vu Bethsabee du toit de son palais et qui l'avait désirée, sait dire : J'ai péché et j'ai fait le mal contre vous. 2° Il est aussi aidé par ses compagnons à se relever, d'après ces paroles de l'Ecriture (Eccles. iv, 10) : Si Vun vient à tomber, il sera soutenu par un autre. Malheur à celui qui est seul, parce que s'il tombe il n'a personne pour le relever.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage s'entend des péchés que l'on fait par faiblesse ou par ignorance, mais non de ceux que l'on fait par mépris.

2. Il faut répondre au second, que Josaphat à qui ces paroles sont adressées n'a pas péché par malice, mais pa/faiblesse de coeur.

3. Il faut répondre au troisième, que les justes ne pèchent pas facilement par mépris, mais ils tombent quelquefois par ignorance ou par faiblesse dans certaines fautes dont ils se relèvent aisément. S'ils parviennent à pécher par mépris, ils deviennent très-mauvais et absolument incorrigibles , suivant ces paroles du prophète ( Hier, ii , 20 ) : Fous avez brisé votre joug, vous avez rompu vos liens et vous avez dit : Je ne vous servirai point : aussi vous vous êtes prostituée, comme une femme publiquesur toutes les collines élevées et sous totis les arbres couverts de feuillage. C'est pour ce motif que saint Augustin disait à son peuple d'1ppone (Ep. lxxv1) : Depuis que j'ai commencé à servir Dieu, j'ai difficilement trouvé des hommes plus parfaits que ceux qui ont bien vécu dans les monastères, comme je n'en ai pas trouvé de pires que ceux qui s'y sont mal conduits.





QUESTION 187: DES CHOSES QUI CONVIENNENT AUX RELIGIEUX.


Nous devons nous occuper maintenant des choses qui conviennent aux religieux. — A cet égard six questions se présentent : l°Leur est-il permis d'enseigner, de prêcher ou de remplir d'autres fonctions semblables ? — 2° Leur est-il permis de se mêler desaffaires séculières ? — 3° Sont-ils tenus au travail des mains ? — 4° Leur est-il permis de vivre d'aumônes? — 5° Leur est-il permis de mendier? — 0° Leur est-il permis do porter des vêtements plus viis que les autres ?


ARTICLE I. — est-il permis aux religieux d'enseigner, de prêcher et de remplir d'autres fonctions semblables (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis anx religieux d'enseigner, do prêcher et de remplir d'autres fonctions semblables. Car il est dit (VII. quest. i, cap. Hoc nequaquam) dans un des canons du concile de Cons-

(1) Cette question se trouve traitée dans l'opuscule que saint Thomas a composé Contra impugnantes Dei cultum et religionem. Cette polémique fut soulevée par Guillaume de Saint- Amour, qui prétendait qu'il n'était pennis aux religieux ni d'enseigner, ni de prêcher, ni d'administrer les sacrements, mais qu'ils devaient vivre du travail de leurs mains. Ce sentiment de Guillaume de Saint-Amour fut condamné par Alexau- dre IV.

tantinople : La vie des moines est une vie de soumission et de discipline; il ne leur appartient pas d'enseigner, de présider ou de faire paître les autres. Saint Jérôme dit aussi à Riparius et à Didier [Lib.cont. Vigil. cap. 1) : La fonction du moine n'est pas d'enseigner, mais de gémir. Le pape saint Léon dit également [Epist, ad Theodoret. cxx) (habet. XVI, quest. i, cap .Adicimus) : que personne autre que les prêtres n'ose prêcher, qu'il soit moine ou laïque, et de quelque degré de science qu'il se glorifie. Or, il n'est pas permis d'aller au-delà de ses fonctions propres et de transgresser les règles de l'Eglise. Il semble donc qu'il ne soit pas permis aux religieux d'enseigner, de prêcher et de remplir d'autres fonctions semblables.

2. Dansle canon du concile de Nicée (qui se trouve XVI. quest. i, cap. Placuit), il est dit : Nous ordonnons à tous d'une manière ferme et inviolable que les moines ne donnent de pénitence à personne, sinon entre eux comme il est juste; qu'ils n'ensevelissent pas les morts, sinon le moine qui a vécu avec eux dans le même monastère, ou celui de leurs frères qui par hasard serait venu mourir dans leur couvent. Or, comme ces choses appartiennent aux fonctions des clercs, de même c'est aussi à eux à prêcher et à enseigner. Par conséquent, puisque le caractère du moine est autre que celui du prêtre, comme le dit saint Jérôme à Iléliodore [Epist, i), il semble qu'il ne soit pas permis aux religieux de prêcher, d'enseigner et de remplir d'autres fonctions.

3. Saint Grégoire dit [in Begistr. lib. iv, epist. 1) : Personne ne peut remplir les fonctions ecclésiastiques et observer complètement la règle monastique, et c'est ce que le droit répète (XVI. quest. i, cap. 2). Or, les moines sont tenus d'observer parfaitement leur règle. Il semble donc qu'ils ne puissent pas remplir les fonctions ecclésiastiques. Et comme l'enseignement et la prédication font partie de ces fonctions, il semble par conséquent qu'il ne leur soit pas permis de prêcher, d'enseigner ou de faire toutes les autres choses de ce genre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (habet. XVI. quest. i, cap. 24) : En vertu de ce décret que nous avons rendu d'après notre prudence apostolique et par devoir de piété, qu'il soit permis à tous les moines qui sont prêtres et qui sont l'image vivante des apôtres, de prêcher, de baptiser, de donner la communion, de prier pour les pécheurs, d'imposer la pénitence et de pardonner les péchés.


CONCLUSION. — Il est permis aux religieux de prêcher, d'enseigner et d'exercer toutes les autres fonctions de cette nature, non en vertu de leur profession, mais d'après le pouvoir qui leur a été donné ou confié par leur supérieur.

Réponse Il faut répondre qu'on dit qu'une chose n'est pas permise à quelqu'un de deux manières : 1° On dit qu'elle ne lui est pas permise, parce qu'il a en soi quelque chose qui lui est contraire. Ainsi il n'est permis à aucun homme de pécher, parce que tout homme a en soi la raison, et l'obligation d'observer la loi de Dieu, et que le péché est contraire à ces deux choses. On dit en ce sens qu'il n'est pas permis à quelqu'un de prêcher, ou d'enseigner, ou de remplir toutes les autres fonctions analogues, parce qu'il y a en lui quelque chose qui répugne à ces actions : soit en raison de certains préceptes, ainsi d'après les lois ecclésiastiques il n'est pas permis à ceux qui sont irréguliers d'être promus aux ordres sacrés ; soit à cause de ses péchés, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 49,16) : Dieu a dit au pécheur, pourquoi racontes-tu mes justices f En ce sens il n'est pas illicite pour les religieux de prêcher, d'enseigner et de remplir toutes les autres fonctions semblables. Car ils ne sont pas obligés par leur voeu, ni par les prescrip- lions de leur règle de s'en abstenir; et ils n'ont pas non plus commis de péché qui les en rende moins capables, au contraire leur aptitude s'est plutôt accrue par l'engagement qu'ils ont pris de travailler à leur propre sanctification. —Or, il est absurde de dire que par là même qu'on est élevé en sainteté, on soit moins apte à remplir les charges spirituelles. C'est pourquoi elle est insensée l'opinion de ceux qui prétendent que l'état religieux est un empêchement à l'exercice de ces fonctions. Le pape Boniface IV l'a réfutée parles raisons que nous avons données en disant (habet. XVI. quest. i, cap. 25) : Il y en a qui sans s'appuyer sur aucun fondement, poussés par l'ardeur d'un zèle inspiré plutôt par l'amertume que par la charité, avancent que les moines qui sont morts au monde et qui vivent pour Dieu, sont indignes d'avoir le pouvoir d'exercer les fonctions sacerdotales. Mais ils se trompent complètement. Et il le prouve : 1° parce que l'exercice de ces fonctions n'est pas contraire à leur règle. Car, ajoute-t-il, saint Benoit, ce maître illustre de la vie monastique, ne l'a défendu d'aucune manière ; et cette prohibition ne se rencontre pas non plus dans les autres règles. 2° Il combat cette erreur en faisant ressortir l'aptitude des moines; car il dit (in fin. cap.) : plus on est parfait et plus on est apte aux fonctions spirituelles.— 2° On dit qu'une chose n'est pas permise à quelqu'un, non parce qu'il y a en lui quelque chose qui lui est contraire, mais parce qu'il n'a pas ce qu'il faut pour pouvoir la faire. Ainsi il n'est pas permis à un diacre de célébrer la messe , parce qu'il n'a pas l'ordre sacerdotal ; et il n'est pas permis à un prêtre de porter une sentence, parce qu'il n'a pas l'autorité épiscopale. Cependant à cet égard il faut distinguer. Car ce qui appartient à l'ordre, on ne peut en charger que celui qui a reçu l'ordre ; ainsi on ne peut charger un diacre de dire la messe, à moins qu'on ne le fasse prêtre; au lieu que les choses qui sont de juridiction, on peut les faire faire par commission à ceux qui n'ont pas la juridiction ordinaire. Ainsi un évêque charge un simple prêtre de porter une sentence. Dans ce sens on dit qu'il n'est pas permis aux moines et aux autres religieux de prêcher, d'enseigner et de remplir d'autres fonctions semblables, parce que l'état religieux ne leur en donne pas le pouvoir. Cependant ils peuvent faire ces choses s'ils reçoivent l'ordre ou la juridiction ordinaire, ou si on les charge de ce qui appartient à la juridiction (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que d'après ces paroles on voit que les moines, considérés comme tels, n'ont pas le pouvoir de remplir ces fonctions ; mais de ce qu'ils sont moines il n'y a rien en eux qui soit contraire à l'exécution de ces actes.

2. Il faut répondre au second, que ce canon du concile de Nicée ordonne aux moines de ne pas s'arroger, comme tels, le pouvoir de remplir ces fonctions, mais il ne défend pas qu'on les leur confie.



(I) On pourrait citer h l'appui de cette thèse toute l'histoire de l'Eglise. Car les plus grands docteurs, saint Grégoire de Nazianze, saint Basile, saint Chrysostome, saint Jérôme, saint Je? Damascène, furent des religieux.

3. Il faut répondre au troisième, que ces deux choses sont incompatibles, c'est-à-dire qu'on ne peut pas avoir le soin ordinaire des devoirs ecclésiastiques et observer la règle monastique dans un couvent. Cependant ceci n'empêche pas que les moines et les autres religieux ne puissent quelquefois s'occuper de ces fonctions sur l'injonction des prélats qui ont la charge ordinaire, surtout ceux dont les ordres ont été principalement établis dans ce but, comme nous le dirons (quest. clxxxviiï, art. 4).


ARTICLE II. — est-il permis aux religieux de traiter des affaires séculières ?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis aux religieux de traiter des affaires séculières. Car il est dit dans le décret du pape Roniface IV ( cap. Sunt nonnulli, XVI. quest. i): Saint Renoit a dit qu'ils seraient tout à fait étrangers aux affaires séculières ; ce que les règlements des Apôtres et les maximes de tous les saints Pères commandent non-seulement aux moines, mais encore à tous les ecclésiastiques, d'après ces paroles de l'Apôtre (2Tm 2,21) : Que celui qui combat pour Dieu ne s'implique jamais dans les affaires du siècle. Or, tous les religieux doivent combattre pour Dieu ; il ne leur est donc pas permis de s'occuper des affaires séculières.

2. Saint Paul dit (1Th 4,11) : Appliquez-vous à vivre en paix et à vous occuper chacun de ce que vous avez à faire; la glose ajoute (interl.), laissant de côté tout le reste, ce qui vous est utile pour l'amélioration de votre vie. Or, les religieux s'appliquent spécialement à s'améliorer. Ils ne doivent donc pas s'occuper des affaires séculières.

3. A l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Mt 11) : Ceux qui sont vêtus avec mollesse sont dans les maisons des rois, saint Jérôme dit : Par là nous voyons que la vie mortifiée et la prédication austère doit éviter les cours des rois et s'éloigner des palais des hommes livrés à la mollesse. Or, les affaires séculières font à l'homme une nécessité de fréquenter les palais des rois. Il n'est donc pas permis aux religieux de s'occuper des affaires séculières.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (Rm 15 Rm 1) : Je vous recommande Phoebé notre soeur, puis il ajoute : pour que vous l'assistiez dans toutes les affaires où elle aura besoin de vous.


CONCLUSION. — Il n'est jamais permis aux religieux de s'occuper des affaires séculières par cupidité, mais ils le peuvent par charité.

(2) Ainsi, d'après saint Thomas, il faut quatro conditions pour qu'un religieux puisse s'occuper des choses séculières: -I* qu'il n agisse pas par cupidité ; 2° qu'il agisse au contraire par charité ; o» qui! ait la permission de son supérieur; 4* qu'il y mette la modération convenable.
(I) 11 y a des affaires séculières qu'il ne convient pasà la gravité d'un religieux de traiter par lui-même. Il doit dans ce, cas les faire faire par d'autres et se contenter de diriger par ses conseils.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4 et 7), l'état religieux a pour but de conduire à la perfection de la charité; l'amour de Dieu appartient principalement à cette perfection et l'amour du prochain secondairement. C'est pourquoi les religieux doivent principalement et pour eux-mêmes s'appliquer à remplir leurs devoirs envers Dieu. Si cependant le prochain se trouve dans la nécessité, ils doivent faire ses affaires par charité, d'après ces paroles de saint Paul (Ga 6,2) : Portez les fardeaux les uns des autres et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. Car en se rendant utiles au prochain à cause de Dieu, ils obéissent à l'amour divin. C'est ce qui fait dire à l'apôtre saint Jacques (i, 27) : La religion pure et sans tache aux yeux de Dieu notre Père, c'est de visiter les orphelins et les veuves dans leur affliction, c'est-à-dire, d'après la glose (interl.), elle consiste à venir en aide à ceux qui ont besoin de secours dans le temps de la nécessité. On doit donc dire qu'il n'est permis ni aux moines, ni aux clercs de s'occuper des affaires du siècle par nécessité, mais ils peuvent s'en mêler avec la modération convenable (1) par charité, avec la permission de leur supérieur, en les administrant et en les dirigeant (2). C'est pourquoi on lit dans le Droit (inDecr. dist. lxxxv1, cap. 1) : Le saint concile a décidé qu'aucun clerc ne pourrait à l'avenir louer des terres, ou se mêler des affaires séculières, à moins que ce ne soit pour prendre soin des pupilles, des orphelins ou des veuves, ou que l'évêque de la cité ne lui commande de se charger des affaires ecclésiastiques. Il faut raisonner de même pour les religieux que pour les clercs, parce que les affaires séculières sont également interdites aux uns et aux autres, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il est défendu aux moines de se mêler des affaires du siècle par cupidité, mais non par charité.

2. Il faut répondre au second, que si l'on se mêle d'affaires séculières, parce qu'il y a nécessité, ce n'est pas un acte de curiosité, mais un acte de charité.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il ne convient pas aux religieux de fréquenter les palais des rois pour le plaisir, la gloire ou la cupidité, mais il leur convient de s'y présenter pour de pieux motifs. Ainsi nous voyons (IV. Reg. iv, 13) que Elisée dit à la Sunamite : Avez-vous quelque affaire et voulez-vous que je parle pour vous au roi ou au général des armées ? De même il convient aux religieux de se présenter dans le palais des rois pour les reprendre et les diriger. C'est ainsi que saint Jean Baptiste reprenait llérode, comme on le voit (Matth,14).



ARTICLE III. — les religieux sont-ils tenus au travail des mains (1)?


Objections: 1. Il semble que les religieux soient tenus au travail des mains. Car ils ne sont pas exempts d'observer les préceptes. Or, le travail des mains est de précepte, d'après ces paroles de saint Paul (1Th 4,1) : Travaillez de vos mains, comme nous vous l'avons ordonné. D'où saint Augustin dit (Lib. de oper. monach. cap. 30): Qui supporterait ces hommes rebelles (c'est-à-dire les religieux qui ne travaillent pas dont il parle en cet endroit), qui résistent aux avertissements les plus salutaires de l'Apôtre, qui supporterait, dis-je, non qu'on les tolérât comme des faibles, mais encore qu'ils prêchassent comme des saints. Il semble donc que les religieux soient tenus de travailler de leurs mains.

2. Sur ces paroles de saint Paul (2Th 1): Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas, la glose dit (ord.Aug. in lib. de op. monach. cap. 1 et 2) : Il y en a qui prétendent que saint Paul a parlé en cet endroit des oeuvres spirituelles et non du travail corporel auquel se livrent les laboureurs et les artisans. Mais ils s'efforcent en vain de s'envelopper de nuages et d'en envelopper les autres, non-seulement pour se dispenser de faire ce que la charité conseille utilement, mais encore pour ne pas comprendre qu'elle demande que les serviteurs de Dieu travaillent corporeile- ment pour se procurer de quoi vivre. Or, les religieux principalement sont appelés les serviteurs de Dieu, parce qu'ils se livrent tout entiers au service divin, comme on le voit dans saint Denis (De eccles. hier. cap. 6). Il semble donc qu'ils soient tenus au travail des mains.

3. Saint Augustin dit (Lib. de oper. monach. cap. 17) : Je voudrais savoir que font ceux qui refusent de travailler corporellement, à quoi ils s'appliquent. Nous prions, disent-ils, et nous nous occupons à chanter des psaumes, à faire des lectures, et à prêcher la parole de Dieu. Puis reprenant chaque chose, il prouve qu'aucune d'elles n'est pour eux un motif d'excuse.

(I) Le travail des mains a été attaqué par les enthousiastes, qui prétendaient qu'il n'était pas permis de s'y livrer. Saint Augustin a écrit contre eux son livre De opere monachorum, et ils ont ëté condamnés au concile de Carthagc. Au contraire Guillaume de Saint-Amour a soutenu que le travail des mains était obligatoire. Saint Thomas rapporte tous ces arguments et les réfute (Contra impugnantes religionem, cap. 4).

En effet, 4° sur la prière il dit : Une seule prière faite par celui qui obéit est plutôt exaucée que dix mille prières faites par quelqu'un qui méprise la règle. Et il regarde ceux qui ne travaillent pas des mains comme des contempteurs de la règle et comme étant indignes d'être exaucés. 2° Au sujet des louanges de Dieu, il observe qu'en travaillant des mains on peut facilement chanter des cantiques. 3° Pour la lecture il ajoute : Ceux qui disent qu'ils s'appliquent à lire les livres saints, n'y trouvent-ils pas ce que l'Apôtre ordonne? Comment s'expliquer cette contradiction, de vouloir lire et de ne pas vouloir faire ce qu'ordonne le livre qu'on lit. 4° A l'égard de la prédication il dit (cap. 48) : Si l'on doit parler et que ce soin occupe tellement qu'on ne puisse se livrer au travail des mains, tous peuvent-ils le faire dans un monastère? Si tous ne le peuvent pas, pourquoi tous veulent-ils être dispensés de travailler sous ce prétexte ? Et quand même tous le pourraient, ils devraient le faire tour à tour, non-seulement pour que les autres s'occupent des travaux nécessaires, mais encore parce qu'il suffit qu'un seul parle à une foule d'auditeurs. Il semble donc que les religieux ne doivent pas cesser leur travail manuel à cause de ces oeuvres spirituelles auxquelles ils se livrent.

4. Sur ces paroles (Lc 12) : Fendez ce que vous possédez, la glose dit (ordin.) : Non-seulement partagez avec les pauvres votre nourriture, mais encore vendez vos biens, afin qu'après avoir une fois méprisé tout ce que vous avez, par amour pour le Seigneur, vous vous serviez ensuite du travail de vos mains pour acquérir de quoi vivre ou faire l'aumône. Or, il appartient aux religieux de laisser tout ce qu'ils ont en propre. Il semble donc qu'il leur appartienne aussi de vivre du travail de leurs mains et de faire l'aumône.

b. Les religieux paraissent principalement tenus à imiter la vie des apôtres, parce qu'ils professent l'état de perfection. Or, les apôtres travaillaient de leurs propres mains, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 4,12) : Nous souffrons la fatigue en travaillant de nos propres mains. Il semble donc que les religieux soient tenus de travailler de la sorte.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les religieux et les séculiers sont tenus de la même manière d'observer les préceptes qui sont imposés en général à tout le monde. Or, le précepte qui a pour objet le travail des mains s'adresse en général à tout le monde, comme on le voit (2Th 1,6) : Séparez-vous de tous les frères qui ont une conduite déréglée. Or, sous ce nom de frère, l'Apôtre désigne tout chrétien. Ainsi il dit (1Co 7,42) : Si un de nos frères a une femme infidèle, etc. Puis il ajoute (2Th 1,10) : Si quelqu'un ne veut pas manger, qu'il ne travaille pas. Les religieux ne sont donc pas plus tenus à travailler de leurs mains que les séculiers.

CONCLUSION. — Les religieux ne sont pas plus tenus aux travaux manuels que les séculiers, qui y sont obligés, soit pour gagner leur vie, soit pour fuir l'oisiveté, soit pour avoir de quoi subvenir à ceux qui sont dans le besoin.

Réponse Il faut répondre que le travail manuel se rapporte à quatre choses :

1° Il a pour but principal de se procurer la nourriture. Ainsi il a été dit au premier homme (Gn 3,19) : Fous mangerez votre pain à la sueur de votre visage. Et le Psalmiste s'écrie (Ps 127,2) : Fous vous nourrirez du travail de vos mains. 2° 11 a pour fin de détruire l'oisiveté d'où naissent une foule de maux, d'après cette parole du Sage (Si 31,28) : Envoyez votre serviteur au travail, de peur qu'il ne soit oisif, car l'oisiveté enseigne beaucoup de mal. 3° 11 met un frein à la concupiscence, parce qu'il est un moyen de mortification pour le corps. C'est ce qui fait dire à saint Paul () : Nous nous rendons recommandables dans les travaux, les jeûnes, les veilles, la chasteté. 4° On travaille pour faire l'aumône; d'où il est dit (Eph. 4, 28) : Que celui qui dérobait ne dérobe plus, mais qu'il travaille de ses mains à quelque chose de bon, pour avoir de quoi donner d celui qui est dans l'indigence. Selon que le travail manuel a pour but de se procurer la nourriture, il est de nécessité de précepte, en tant qu'il est nécessaire à cette fin. Car ce qui se rapporte à une fin tire sa nécessité de sa fin, c'est-à-dire qu'il est nécessaire en raison de l'impossibilité où l'on est d'atteindre la fin sans lui. C'est pourquoi celui qui n'a pas de quoi vivre est ténu de travailler de ses mains, quelle que soit sa condition. C'est ce qu'expriment ces paroles de saint Paul : Que celui qui ne veut pas travailler ne mange pas; c'est comme s'il disait qu'on est obligé nécessairement de travailler des mains au même titre qu'on est obligé de manger. Par conséquent, si l'on pouvait passer sa vie sans manger, on ne serait pas tenu au travail manuel. Il faut raisonner de même à l'égard de ceux qui n'ont pas d'autre part de quoi vivre licitement. Car on ne conçoit pas que l'on puisse faire ce que l'on ne peut pas faire licitement. Par conséquent il est à remarquer que l'Apôtre n'a ordonné le travail des mains que pour empêcher le péché de ceux qui gagnaient leur vie d'une manière illicite. En effet : 1° il ordonne de travailler des mains pour détourner du vol, comme on le voit par ces paroles (Eph. 4, 28) : Que celui qui dérobait ne dérobe plus, mais qu'il travaille plutôt de ses mains. 2° Il le commande pour empêcher qu'on ne désire ce qui est à autrui. Ainsi il dit (1Th 4,11): Travaillez de vos propres mains, ainsi que nous vous l'avons ordonné, afin que vous vous conduisiez honnêtement envers ceux qui sont hors de l'Eglise. 3° Pour éviter les turpitudes, qui sont pour quelques-uns un moyen de gagner leur vie ; d'où il dit (2Th 3,10) : Lorsque nous étions avec vous, nous vous déclarions que celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger. Car nous apprenons qu'il y en a parmi vous qui mènent une conduite déréglée, qui ne f ont rien, et qui s'occupent de ce qui ne les regarde pas. D'après la glose (ordin.), il s'agit de ceux qui se procurent honteusement de quoi vivre. Saint Paul ajoute : A tous ceux qui en sont là, nous leur ordonnons et nous les conjurons de manger leur pain en travaillant paisiblement. Suivant saint Jérôme (Sup. epist, ad Gai. in prooem. lib. ii Comment.), l'Apôtre a ainsi parlé, pour peindre les vices de la nation plutôt que pour remplir l'office de docteur. — Toutefois il faut observer que par le travail manuel on entend tout ce que font les hommes pour gagner licitement leur vie, qu'ils fassent usage de leurs mains, de leurs pieds ou de leur langue (1). Car ceux qui veillent, ceux qui courent, et tous les autres individus qui se nourrissent ainsi de leur travail, sont regardés comme vivant du travail de leurs mains, parce que la main étant en effet l'organe des organes, on désigne sous le nom de travail manuel toute opération au moyen de laquelle on peut licitement gagner sa vie. — Selon que le travail manuel a pour but d'empêcher l'oisiveté ou de mortifier le corps, il n'est pas de nécessité de précepte, considéré en lui-même. Car on peut de beaucoup d'autres manières mortifier sa chair ou remédier à l'oisiveté. Ainsi on mortifie sa chair par les jeûnes et les veilles, et on évite l'oisiveté en se livrant à la méditation des saintes Ecritures et en chantant les louanges divines. Aussi, à l'occasion de ces paroles (Ps. 118) : Defecerunt óculi mei in eloquium tuum, la glose dit (.ordin.) • 11 n'est pas oisif, celui qui s'applique à étudier la parole de Dieu, et on ne doit pas estimer celui qui travaille extérieurement plus que celui qui fait ses efforts pour connaître la vérité. C'est pourquoi, relativement à ces deux motifs, les religieux ne sont pas tenus aux travaux manuels, pas plus que les séculiers, à moins qu'ils n'y soient obligés par les règles particulières de leur ordre (I), comme le dit saint Jérôme dans sa lettre au moine Rusticus. Les monastères d'Egypte ont coutume de ne recevoir personne sans l'obliger au travail, moins pour se procurer ce qui est nécessaire au corps que pour le salut de l'âme, en les empêchant de se laisser aller à de mauvaises pensées. — Enfin, suivant que le travail des mains a pour but de faire l'aumône, il n'est pas de nécessité de précepte, sinon dans le cas où l'on est tenu nécessairement de faire des aumônes et qu'on ne peut pas autrement se procurer de quoi venir en aide aux pauvres. Alors les religieux et les séculiers seraient pareillement obligés de se livrer à des travaux manuels.

1 Un chef d'atelier, qui commando des ouvriers et qui les dirige, doit être ici compris dans ceu* qui se livrent à des travaux manuels.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce précepte que donne l'Apôtre est de droit naturel. Ainsi, sur ces paroles (2Th 1) : Nous vous ordonnons de vous séparer de tous ceux d'entre vos frères qui se conduisent d'une manière déréglée, la glose dit [interlin.) : Autrement que l'ordre de la nature l'exige. Il parle de ceux qui s'abstenaient du travail manuel. Ainsi la nature a donné à l'homme des mains au lieu des armes et des vêtements dont elle a pourvu les autres animaux, afin qu'au moyen de ses bras il se procure ces choses et tout ce qui lui est nécessaire. D'où il est évident que ce précepte est obligatoire en général pour les religieux et pour les séculiers, comme tous les autres préceptes de la loi naturelle. Cependant tous ceux qui ne travaillent pas des mains ne pèchent pas. Car ces préceptes de la loi naturelle, qui ont pour but le bien de la multitude, n'obligent pas chaque individu; mais il suffit que l'un remplisse une charge et que l'autre en remplisse une autre; par exemple, que les uns soient artisans, les autres cultivateurs; les uns juges, les autres docteurs, et ainsi du reste, d'après ce mot de l'Apôtre (1Co 12,17) : Si tout le corps était oeil, où serait l'ouïe? et si tout était, ouïe, où serait l'odorat ?

2. Il faut répondre au second, que cette glose est tirée de saint Augustin dans son livre sur les Travaux des moines, dans lequel il s'élève contre des moines qui prétendaient qu'il n'était pas permis aux serviteurs de Dieu de travailler des mains (2), parce que le Seigneur dit (Mt 6,25) : Ne vous inquiétez pas de ce que. vous mangerez-. Mais ce passage de l'illustre docteur ne prouve pas que les religieux soient forcés de travailler des mains ; s'ils peuvent avoir d'autre part de quoi vivre. Ce qui est évident, puisqu'il ajoute : qu'il veut que les serviteurs de Dieu travaillent corporellement pour avoir le nécessaire. D'ailleurs ce précepte ne s'adresse pas plus aux religieux qu'aux séculiers. Ce qui est manifeste pour deux raisons : 1° D'après la manière même de s'exprimer de l'Apôtre, qui dit: Séparez-vous de tous ceux d'entre vos frères qui se conduisent d'une manière déréglée. Car, sous le nom de frères, il désigne tous les chrétiens ; puisqu'à cette époque il n'y avait point encore d'ordres religieux établis. 2° Parce que les religieux ne sont pas tenus à d'autres devoirs que les séculiers, sinon par suite de la règle qu'ils professent. C'est pourquoi, si les divers points de cette règle ne renferment rien qui regarde le travail des mains, ils n'y sont pas plus obligés que les séculiers.

(J) Ainsi le travail des mains est prescrit par la règle saint Benoit (cap. 58!, de saint Macaire (cap. IO et i I), de saint Basile (reg. 57 et seq.).
(2) Ces hérétiques, que l'on désigne ordinairement sous le nom d'enthousiastes, sont appelés jtsalliens par saint Augustin [Lib. de hoeres. cap.57).


3. Il faut répondre au troisième, que l'on peut se livrer de deux manières à toutes les oeuvres spirituelles que saint Augustin désigne en cet endroit : 1° on peut s'y livrer dans l'intérêt général ; 2° on peut le faire dans son in - térêt particulier. Ceux qui vaquent publiquement à ces oeuvres spirituelles sont par là même exemptés des travaux manuels pour une double raison : 1° parce qu'il faut qu'ils se livrent tout entiers à ces oeuvres spirituelles; 2° parce que ceux au profit desquels ces oeuvres s'exercent doivent fournir à l'entretien de ceux qui les remplissent. Quant à ceux qui se livrent à ces oeuvres spirituelles, non en public, mais en particulier, il ne faut pas qu'ils soient par là détournés cle leurs occupations manuelles ; et on ne doit pas les nourrir aux frais des fidèles. C'est d'eux que saint Augustin parle quand il dit : qu'ils peuvent, en travaillant des mains, chanter des cantiques, à l'exemple des ouvriers qui content des fables sans cesser pour cela de travailler des mains. Il est évident que ce passage ne peut s'entendre de ceux qui chantent les heures canoniques à l'église, mais qu'il faut l'appliquer à ceux qui chantent des psaumes ou des hymnes dans leur particulier. De meme ce qu'il dit de la lecture et de la prière doit se rapporter aux prières et aux lectures privées que les laïques font quelquefois entre eux; mais il ne s'agit pas de ceux qui l'ont des prières publiques dans l'église ou qui font des leçons publiques dans les écoles. Aussi ne dit-il pas : Ceux qui allèguent qu'ils s'occupent d'enseigner ou d'instruire, mais ceux qui disent qu'ils lisent. Pareillement à l'égard de la prédication ; il ne parle pas de celle qui s'adresse publiquement au peuple, mais de celle qu'on fait spécialement à une seule personne ou à quelques individus sous forme d'avertissement particulier. C'est pourquoi il emploie expressément le mot sermo. Car, comme le dit la glose (interl. sup. illud Sermo meus, et praedicatio, 1Co 2), le mot sermo indique les entretiens particuliers, et le mot praedicatio, les discours qu'on prononce en public.

4. Il faut répondre au quatrième, que ceux qui méprisent tout à cause de Dieu sont tenus au travail des mains, quand ils n'ont pas d'autre part de quoi vivre, ou faire l'aumône dans le cas où elle est de précepte ; mais ils n'y sont pas tenus autrement, comme nous l'avons dit (in corp. art.), et c'est le sens de la glose que l'on a citée.

5. Il faut répondre au cinquième, que les apôtres ont travaillé des mains tantôt par nécessité, tantôt par surérogation. Ils l'ont fait par nécessité quand ils ne pouvaient trouver de quoi vivre. Ainsi, à ces paroles (1Co 4) : Nous nous fatiguons en travaillant de nos propres mains (1), la glose ajoute (interl.) : parce que personne ne nous donne. Ils l'ont fait par surérogation, comme on le voit par ce passage de saint Paul (1Co 9), où il dit qu'il n'a pas fait usage du pouvoir qu'il avait de vivre de l'Evangile. Il a ainsi agi par surérogation pour trois motifs : 1° Pour enlever l'occasion de prêcher aux faux apôtres qui ne le faisaient que pour leurs intérêts temporels. Ainsi il dit (2Co 11,42) : Ce que je fais, je le ferai toujours, afin de leur enlever l'occasion, etc. 2° Pour éviter d'être à charge à ceux qu'il instruisait. C'est ce qui lui fait dire (2Co 12,13) : En quoi avez-vous été inférieurs aux autres Eglises, sinon en ce que je ne vous ai point été à charge. 3° Pour don ner l'exemple du travail à ceux qui sont oisifs. D'où il dit (2Th 3,8): Nous avons travaillé le jour et la nuit... pour nous donner nous-mêmes pour modèle, afin que vous nous imitassiez. Cependant il ne le faisait pas dans les lieux où il avait la faculté de prêcher tous les jours, comme à Athènes, selon la remarque de saint Augustin (Lib. de op. monach. cap. i 8). Mais les religieux ne sont pas tenus d'imiter en cela les apôtres, puisqu'ils ne sont pas obligés à toutes les oeuvres de surérogation. D'ailleurs les autres apôtres ne travaillaient pas des mains.

(I) On peut entendre ce passage de saint Paul pluriel. Haymon le rapporte à Sosthène et à Bar- seul, en supposant qu'il parle de lui-même au nabé, qui prêchait l'Evangile avec saint Paul.



II-II (Drioux 1852) Qu.186 a.9