II-II (Drioux 1852) Qu.188 a.2

ARTICLE II. — doit-on établir un ordre religieux pour des oeuvres de la vie active (3) ?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive établir aucun ordre religieux pour des oeuvres qui appartiennent à la vie active. Car tout ordre religieux appartient à l'état de perfection, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. clxxxiv, art. 5). Or, la perfection de l'état religieux consiste dans la contemplation des choses divines. Car saint Denis dit (De eccles. hier. cap. 6) que les religieux tirent leur nom de ce qu'ils se dévouent au service de Dieu et de ce qu'ils passent leur vie en union avec lui absorbés par la contemplation de son unité divine et de l'amabilité de ses perfections. Il semble donc qu'on ne puisse établir aucun ordre pour se livrer aux oeuvres de la vie active.

(J) Ainsi tous les ordres ont la même fin principale.quiest le service de Dieu; ils emploient aussi les mêmes moyens généraux, qui sont les trois voeux ; mais leurs fins prochaines et secondaires diffèrent ainsi que leurs moyens particuliers.
(2) Il y a nécessité d'établir des ordres différents, parce que le même liomme ne peut suffire à l'accomplissement de tous les actes de charité, et il y a utilité, parce que chacun peut suivre par là même son aptitude et ses attraits,

(5) Saint Thomas justifie dans cet article la conduite que l'Eglise a toujours tenue à cet éeard

2. Il paraît qu'on doive porter le même jugement sur les moines que sur les chanoines réguliers, comme on le voit ( Extra .de postul. cap. Ex parte, et De statu monach. cap. Quod Dei timorem). Car il est dit qu'on ne considère pas ces derniers comme formant une autre société que celle des moines : et il semble qu'on doive raisonner de même à l'égard de tous les autres religieux. Or, l'ordre des moines a été établi pour la vie contemplative. Ainsi saint Jérôme dit à Paulin : Si vous désirez qu'on vous appelle moine, c'est-à-dire seul, que faites-vous dans les villes? On trouve la même chose: Extra de renuntiatione, cap. Nisi cum pridem, et De regular. cap. Licet quibusdam. Il semble donc que tout ordre religieux se rapporte à la vie contemplative, et qu'il n'y en ait point qui se rapporte à la vie active.

3. La vie active appartient au siècle présent. Or, on dit que tous les religieux abandonnent le siècle. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire ( Sup. Ezech. hom. xx) : Celui qui abandonne le siècle présent et fait le bien qu'il peut, offre un sacrifice dans le désert, comme à la sortie d'Egypte. Il semble donc qu'aucun ordre ne puisse se rapporter à la vie active.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jacques dit (i, 27) : La religion pure et sans tache aux yeux de Dieu, notre Père, consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leur affliction. Or, ces actes se rapportent à la vie active. C'est donc avec raison qu'on peut établir un ordre religieux qui se rapporte à cette vie.

CONCLUSION. — Puisque l'état religieux a pour but la perfection de la charité, c'est avec raison qu'on établit des ordres, les uns pour remplir les oeuvres de la vie active qui se rapporte à l'amour du prochain, les autres pour remplir celles de la vie contemplative qui se rapporte à l'amour de Dieu.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'état religieux a pour but la perfection de la charité qui s e tend à l'amour de Dieu et du prochain. Or, la vie contemplative qui désire ne s'occuper que de Dieu appartient directement à l'amour divin ; au lieu que la vie active qui s'occupe de subvenir aux besoins du prochain appartient directement à l'amour du prochain. Et comme on aime le prochain à cause de Dieu; de même le dévouement que l'on a pour lui se rapporte à Dieu, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 25,40): Ce que vous avez fait à l'un des plus petits de mes faibles, vous l'avez fait à moi-même. Ce dévouement envers le prochain, reçoit le nom de sacrifice, selon qu'il se rapporte à Dieu, d'après ces paroles de saint Paul (He 13 He 16) : Souvenez-vous d'exercer la charité et de faire part de vos biens aux autres; car c'est par de semblables hosties qu'on se rend agréable à Dieu. Et parce qu'il appartient en propre à la religion d'offrir à Dieu un sacrifice, comme nous l'avons vu (quest. lxxxi, art. 1 ad 1, et art. 4 ad 1 ), il s'ensuit que c'est avec raison que les ordres religieux ont pour but les oeuvres de la vie active. C'est pourquoi dans les conférences des Pères (Collât, xiv, cap. 4) l'abbé Nestéros distingue les travaux des divers ordres en disant : Les uns s'appliquent à purifier leur coeur dans la solitude, les autres dirigent leurs frères et prennent soin des cénobites; il y en a qui exercent le devoir de l'hospitalité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'on sert Dieu en se livrant aux oeuvres de la vie active, par lesquelles on se rend utile au prochain par amour pour Dieu, comme nous l'avons dit (in corp. art.). On n'en mène pas moins une vie particulière, qui consiste, non pas à vivre séparé des autres hommes, mais à s'appliquer spécialement aux choses qui se rapportent à la soumission divine; et puisque les religieux s'appliquent à la vie active en vue de Dieu, il s'ensuit qu'en eux l'action découle de la contemplation des choses divines. Par conséquent, ils ne sont pas absolument privés du fruit de la vie contemplative.

2. Il faut répondre au second, qu'il faut raisonner de même pour les moines et tous les autres religieux, relativement à ce qui est commun à tout ordre. Par exemple, tous doivent se dévouer tout entiers au service de Dieu; ils doivent observer les voeux essentiels de religion et s'abstenir des affaires du siècle. Mais il n'est pas nécessaire qu'ils se ressemblent par rapport aux autres choses qui sont propres à la profession monastique, qui se rapportent spécialement à la vie contemplative. Aussi dans la décrétale (De postul.), on ne dit pas absolument qu'il en est des chanoines réguliers comme des moines; on le dit seulement par rapport à ce qui précède, c'est-à-dire que dans les causes ordinaires ils ne doivent pas servir d'avocats. Et dans la décrétale (De stat, monach.), après avoir dit : qu'on ne considère pas les chanoines réguliers comme distincts des moines, on ajoute : que cependant ils obéissent à une règle plus large. D'où il est évident qu'ils ne sont pas tenus à toutes les obligations des moines.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on peut être dans le siècle de deux manières : corporellement et par les affections du coeur. Ainsi, le Seigneur dit à ses disciples (Jean,15, 19) : Je vous ai choisi du monde; et en parlant d'eux à son Père, il ajoute (ibid, xvii, 11 ) : Ils sont dans le monde, et je viens à vous. Quoique les religieux qui se livrent aux oeuvres de la vie active soient dans le siècle corporellement, cependant ils n'y sont pas quant aux affections de leur coeur, parce qu'ils ne s'occupent pas des choses extérieures comme s'ils recherchaient quelque chose en ce monde ; mais ils le font uniquement pour l'amour de Dieu. Car ils usent de ce monde comme s'ils n'en usaient pas, selon l'expression de saint Paul (1Co 7). C'est pour cela que saint Jacques, après avoir dit : La religion pure et sans tache consiste à visiter les orphelins et les pauvres dans leur affliction, ajoute : et se conserver pur des atteintes de ce siècle, c'est-à-dire ne pas s'attacher de coeur aux choses de ce monde.

ARTICLE III. — peut-on établir un ordre religieux pour faire la guerre (1)?


Objections: 1. Il semble qu'on ne puisse établir aucun ordre pour faire la guerre. Car toute religion appartient à l'état de perfection. Or, la perfection de la vie chrétienne embrasse ces paroles du Seigneur (Mt 5,39) : Je vous dis de ne pas résister aux mauvais traitements ; mais si quelqu'un vous frappe sur une joue, présentez-lui encore Vautre, ce qui répugne au devoir du soldat. On ne peut donc pas établir d'ordre pour combattre.

2. La lutte que nécessitent les combats corporels est plus grave que les luttes de paroles auxquelles se livrent les avocats. Or, il est défendu aux religieux de remplir les devoirs de cette charge, comme on le voit (m Decret. de postulando cit. art. préc. arg. 2). Il semble donc qu'on puisse encore moins établir un ordre pour faire la guerre.

(I) Les ordres militaires jouèrent un grand rôle au moyen âge. Les plus célèbres furent les ordres de Saint-Jean de Jérusalem et des Templiers dans la terre sainte, de Calatrava et d'Alcantara en Espagne, des Teutons et des Porte-glaives dans la Prusse.

3. L'état religieux est un état de pénitence, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 6). Or, le droit interdit aux pénitents d'aller à la guerre ; car il est dit (Decret. de poenil. dist. v, cap. 3) qu'il est tout à fait contraire aux règles ecclésiastiques de retourner à la milice séculière après un acte de pénitence. On ne peut donc convenablement instituer aucun ordre militaire.

4. On ne peut établir aucun ordre pour une chose inj uste. Or, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. xv1, cap. I), une guerre juste est celle que l'on fait d'après un édit impérial. Ainsi les religieux étant de simples particuliers, il semble qu'il ne leur soit pas permis de faire la guerre, et par conséquent qu'on ne puisse établir aucun ordre dans ce but.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit à Boniface (quest. clxxxix) : Ne pensez pas qu'on ne puisse plaire à Dieu dans le service militaire. David s'y est sanctifié ; ce prince à qui le Seigneur a rendu un si grand témoignage. Or, les ordres religieux ont été établis pour rendre les hommes agréables à Dieu. Rien n'empêche donc que l'on en ait créé pour faire la guerre.


CONCLUSION. — On peut convenablement établir un ordre militaire, non dans un but mondain, mais pour la défense du culte de Dieu, du salut public, des pauvres et des opprimés.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), on peut établir un ordre religieux non-seulement pour les oeuvres de la vie contemplative, mais encore pour celles delà vie active, selon qu'elles ont pour but de secourir le prochain et d'obéir à Dieu, mais non selon qu'elles se rapportent à un intérêt mondain. Or, la force militaire peut avoir pour but de secourir le prochain, non-seulement à l'égard des personnes privées, mais encore pour la défense de l'Etat tout entier. Ainsi il est dit de Judas Macchabée (1. Macliab. 1, 2): qu'il combattait avec joie les combats d'Israël, et qu'il accrut la gloire de son peuple. Elle peut aussi avoir pour objet la conservation du culte divin. Ainsi il est rapporté que Judas s'écria (ibid. 21) : Nous combattons pour notre vie et pour notre loi. Et plus loin Simon dit (cap. x1, 3) : Fous savez combien nous avons combattu, mes frères et moi, et toute la maison de mon père, pour nos lois et pour le temple saint. Il peut donc se faire qu'il soit convenable d'établir un ordre religieux, non dans un but mondain, mais pour la défense du culte de Dieu et du salut public, ou pour la défense des pauvres et des opprimés, d'après ces paroles du Psaume (Ps 131,4) : Arrachez le pauvre et délivrez l'indigent des mains du pécheur.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on peut ne pas résister au méchant de deux manières : 1" en pardonnant l'injure qu'on en a reçue, ce qui peut être un acte de perfection, quand il est convenable que l'on agisse ainsi pour le salut des autres; 2° en supportant patiemment les injures d'autrui, ce qui devient une imperfection ou un vice, si l'on peut convenablement résister à celui qui injurie. C'est ce qui fait dire à saint Am- broise (De offic. lib. i, cap. 27) : La force qui dans la guerre protège la patrie contre les barbares, ou par laquelle dans la paix on défend les faibles ou ses amis contre les voleurs, est pleine de justice. Comme le dit aussi le Seigneur : Ne redemandez pas ce qui est à vous. Cependant si l'on ne redemandait pas ce qui est aux autres et qu'on en fût chargé, on pécherait. Car l'homme est louable quand il donne le sien, mais non s'il donnait ce qui est à autrui. On d0it encore beaucoup moins négliger les choses qui sont de Dieu : parce que, comme le dit saint Chrysostome (alius auctor sup. Matth, hom. v in op. imper f.) : Dissimuler les injures faites à Dieu, c'est le comble de l'impiété.

2. Il faut répondre au second, que remplir la charge d'avocat pour un intérêt mondain, ceci répugne à tout ordre religieux; mais il n'en est pas de même si on la remplit d'après l'ordre de son supérieur, dans l'intérêt de son monastère, comme le dit la même décrétale; ou pour la défense des pauvres et des veuves. Ainsi il est dit (in Decret. dist. lxxxv1, cap. 1) : Lc saint concile a décidé qu'un ecclésiastique ne devait pas louer des terres ou s'immiscer dans les affaires séculières, sinon pour prendre soin des orphelins, etc. De meme il est contraire à tout ordre religieux de faire la guerre dans un intérêt mondain, mais il n'en est pas de même quand ou se bat par amour pour Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que la milice séculière est interdite aux pénitents ; mais la milice où l'on sert pour l'amour de Dieu est au contraire imposée pour pénitence, comme on le voit à l'égard de ceux que l'on envoie combattre au secours de la terre sainte.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on n'établit pas un ordre militaire de telle sorte qu'il soit permis aux religieux de faire la guerre de leur autorité propre ; mais ils ne peuvent la faire qu'autant que les princes ou l'Eglise les y autorisent.


ARTICLE IV. — peut-on établir un ordre pour prêcher ou pour entendre les confessions (1)?


Objections: 1. Il semble qu'on ne puisse pas établir un ordre pour prêcher ou pour entendre les confessions. Car il est dit (VII. quest. i, cap. Hoc nequaquam) : La vie des moines exprime la soumission et indique une école et non le droit d'enseigner, de présider ou de faire paître les autres. Il semble qu'on puisse en dire autant des autres religieux. Or, prêcher et entendre les confessions, c'est faire paître et enseigner les autres. On ne peut donc établir aucun ordre religieux dans ce but.

2. Le but pour lequel on établit un ordre paraît lui être tout à fait propre, comme nous l'avons dit (art. 2 et 3 préc.). Or, les actes dont il s'agit ici ne sont pas propres aux religieux, mais ils appartiennent plutôt aux prélats. On ne peut donc pas établir un ordre par rapport à ces actes.

3. H paraît inconvenant que le pouvoir de prêcher et d'entendre les confessions soit donné à un nombre indéfini d'individus. Or, le nombre de ceux qui sont reçus dans un ordre n'est pas positivement déterminé. Il y a donc de l'inconvénient à établir un ordre pour exercer ces actes.

4. Les fidèles doivent nourrir les prédicateurs, comme on le voit (1Co 9). Si donc on confie l'office de la prédication à un ordre établi à cet effet, il s'ensuit que les fidèles sont tenus à pourvoir à la dépense d'un nombre infini de personnes; ce qui leur devient très-onéreux. On ne doit donc pas établir un ordre pour remplir ces fonctions.



(M) Cet article revient à la thèse qui a déjà été établie dans la question précédente lart. I), et il est par conséquent dirigé contre Guillaume de Saint-Amour et ses partisans (Vid. Opusc. cont, impugp. relig. cap. 4).

5. L'institution de l'Eglise doit suivre l'institution du Christ. Or, le Christ a d'abord envoyé douze apôtres pour prêcher, comme on le voit (Luc. ix) ; puis il a envoyé soixante-douze disciples, comme le rapporte aussi l'Evangile (Lc 10)."D'après la glose (ordin. Bedae super illud Post haec autem), les évéques sont représentés par les apôtres, et les prêtres qui sont d'un rang inférieur, c'est-à-dire les curés, parles soixante-douze disciples. Par conséquent, indépendamment des évêques et des curés de paroisse, on ne doit établir aucun ordre pour prêcher ou pour entendre les confessions.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Dans les conférences des Pères (Collât. xiv cap. 4), l'abbé Nestéros, parlant de la diversité des ordres religieux, dit : Les uns s'occupent de soigner les malades, les autres intercèdent pour les malheureux ou les opprimés ; ceux-ci s'appliquent à l'enseignement, ceux- là font des aumônes aux pauvres ; tous s'élèvent au milieu d'hommes éminents, selon leur affection et leur piété. Par conséquent comme on peut établir un ordre religieux pour soigner les malades, de même on peut en établir pour enseigner le peuple par la prédication et par d'autres oeuvres semblables.


CONCLUSION. — Puisqu'il est très-convenable qu'on établisse des ordres religieux pour faire ce qui se rapporte au salut de l'âme, il est évident qu'on peut en établir pour prêcher et pour entendre les confessions.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.), on peut convenablement établir un ordre pour les oeuvres de la vie active, selon qu'elles ont pour but l'intérêt du prochain, le service de Dieu et la conservation de son culte. Or, on se rend plutôt utile au prochain par ce qui appartient au salut spirituel de l'àme, que par ce qui a pour but de subvenir aux besoins du corps, en raison de la supériorité des choses spirituelles sur les choses corporelles. C'est pourquoi nous avons dit (quest. xxxii, art. 3) que les aumônes spirituelles sont préférables aux aumônes corporelles. Ces actes se rapportent aussi davantage au service de Dieu , à qui aucun sacrifice n'est plus agréable que le zèle des âmes, comme le dit saint Grégoire (Sup. Ezech. hom. xii). C'est aussi une plus grande chose de combattre avec les armes spirituelles contre les erreurs des hérétiques, et de défendre les fidèles contre les tentations des démons, que de les protéger par des armes matérielles. C'est pour cela qu'il est très- convenable qu'il y ait un ordre établi pour prêcher et pour remplir les autres fonctions qui ont pour but le salut des âmes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que celui qui opère d'après la vertu d'un autre, agit à la manière d'un'instrument. Or, un ministre est comme un instrument animé, selon l'expression d'Aristote (Pol. lib. i, cap. 3, et Eth. lib. v1, cap. 11). Ainsi quand un religieux prêche d'après l'autorisation de ses supérieurs, ou qu'il fait d'autres actes semblables, il ne s'élève pas au-dessus du degré de soumission et d'obéissance qui convient à sa profession.

2. Il faut répondre au second,, que comme on établit des ordres militaires pour combattre, non d'après leur autorité propre, mais d'après l'autorité des princes ou des chefs de l'Eglise qui ont ce pouvoir de droit, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 4); de même on établit des ordres pour prêcher et pour entendre les confessions, non d'après leur autorité propre, mais d'après l'autorité des prélats supérieurs et inférieurs, auxquels cette mission appartient d'office ; et par conséquent le propre de ces ordres religieux, c'est de venir en aide aux prélats dans ce ministère.

3. Il faut répondre au troisième, que les prélats n'accordent pas à ces religieux que chacun d'eux indifféremment puisse prêcher ou entendre les confessions; mais ceci doit être réglé par ceux qui sont à la tête de ces ordres ou d'après la volonté des prélats eux-mêmes.

4. Il faut répondre au quatrième, que les fidèles ne sont tenus, par la rigueur du droit, que de pourvoir aux frais de leurs chefs ordinaires, qui, pour ce motif, reçoivent les dîmes et les obîations des fidèles, et les autres revenus ecclésiastiques. Mais si l'on veut rendre gratuitement aux fidèles ces services, sans exiger d'eux impérieusement aucune rémunération, ils ne sont pas pour cela surchargés; parce qu'ils peuvent accorder par générosité une subvention temporelle. Quoiqu'ils n'y soient pas tenus à titre de justice, cependant ils le doivent à titre de charité, pourvu, toutefois, qu'ils ne se gênent pas trop pour mettre les autres à l'aise, selon l'expression de saint Paul (2Co 6,13). Mais s'il ne se trouvait personne pour s'acquitter de ces charges gratuitement, les supérieurs ordinaires seraient tenus, s'ils n'y suffisaient pas, d'en chercher d'autres qui en fussent capables et de pourvoir eux-mêmes à leur entretien.

5. Il faut répondre au cinquième, que les soixante-douze disciples ne sont pas seulement représentés par les curés, mais ils le sont encore par tous les autres ecclésiastiques d'un ordre inférieur, qui aident les évêques dans leur charge. Car on ne lit pas que le Seigneur ait assigné des paroisses déterminées aux soixante-douze disciples, mais qu'i les envoyait deux à deux, devant lui, dans toutes les cités et dans tous les lieux où il devait aller. Or, il a été convenable qu'indépendamment des prélats ordinaires, on en élevât d'autres à ces charges, à cause de la multitude des fidèles et de la difficulté de trouver assez d'individus pour les disséminer dans chaque centre de population ; comme il a été nécessaire d'établir des ordres militaires , parce que les princes séculiers ne pouvaient résister aux infidèles dans certaines contrées.

ARTICLE V. — doit-on établir des ordres religieux pour étudier (1 ) ?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas établir d'ordres religieux pour étudier. Car il est dit (Ps 70,16) : Parce que je n'ai pas connu les lettres, j'entrerai dans les puissances du Seigneur, c'est-à-dire, d'après la glose (interl.), j'aurai la vertu chrétienne. Or, la perfection de la vertu chrétienne paraît surtout appartenir aux religieux. Il ne leur appartient donc pas de s'appliquer à l'étude des lettres.

2. Ce qui est un principe de dissension ne convient pas aux religieux qui sont assemblés dans l'unité de la paix. Or, l'étude produit la division ; c'est de là que sont venues toutesles différentes sectes despilosophes. C'est ce qui fait dire à saint Jérôme (Sup. Epist, ad Titurn, cap. i, sup. illud, Et constituas per civitates) : Avant que le souffle du démon n'eût fait naître au sein de la religion ces études, et que l'on ait dit parmi les peuples : Je suis pour Paul, moi pour Apollon, moi pour Céphase, etc. Il semble donc qu'on ne doive établir aucun ordre pour étudier.

3. La profession de la religion chrétienne doit différer de celle des gentils. Or, parmi les gentils il y en avait qui professaient la philosophie, et maintenant encore il y a des séculiers qui professent certaines sciences. L'étude des lettres ne convient donc pas aux religieux.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jérôme dans son Epître à Paulin l'invite à s'instruire dans l'état monastique en lui disant : Apprenons sur la terre des choses dont la science nous accompagne dans le ciel. Et plus loin il ajoute : Je m'efforcerai de savoir avec vous tout ce que vous me demanderez.


CONCLUSION. — Il est convenable qu'on établisse des ordres religieux qui s'appliquent à l'étude des beaux-arts et des sciences.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.), la religion peut se rapporter à la vie active et à la vie contemplative. Parmi les oeuvres de la vie active, les principales sont celles qui se rapportent directement au salut des âmes, comme prêcher et remplir d'autres fonctions semblables. Il convient donc aux religieux d'étudier les lettres sous un triple rapport. 1° Relativement à ce qui est propre à la vie contemplative à^ laquelle l'étude des lettres est utile de deux manières : 1° directement en aidant à contempler, c'est-à-dire en éclairant l'intellect. Car la vie contemplative, dont nous parlons maintenant, a principalement pour but la considération des choses divines, comme nous l'avons vu (quest. clxxx, art. 4), et c'est l'étude qui dirige l'homme dans cette considération. D'où il est dit à la louange du juste (Ps 1,2) : qu'il méditera la loi de Dieu jour et nuit : et ailleurs (Eccli. xxxix, 4) : Le sage aura soin de rechercher la sagesse des anciens et il fera son étude des prophètes. 2° L'étude des lettres aide indirectement à la vie contemplative, en écartant les périls de la contemplation, c'est-à-dire les erreurs qui dans la contemplation des choses divines se rencontrent fréquemment dans ceux qui ignorent les saintes Ecritures. C'est ainsi que nous lisons dans les conférences des Pères (Collât, x, cap. 3) que l'abbé Sérapion tomba par ignorance dans l'erreur des anthro- pomorphites, c'est-à-dire de ceux qui croient que Dieu a la forme humaine. C'est ce qui fait observer à saint Grégoire (Mor. lib. vi, cap. 17) qu'il y en a qui, dépassant dans leur contemplation la mesure de leur capacité, arrivent à des dogmes pervers, et par là même qu'ils négligent d'être humblement les ministres de la vérité, ils deviennent les maîtres de l'erreur. C'est pourquoi l'Ecriture dit (Eccl. ii, 3) : J'ai résolu en mon coeur de m""abstenir de vivre pour appliquer mon coeur à la sagesse et éviter la folie. — 2° L'étude des lettres est nécessaire aux religieux établis pour prêcher et pour exercer d'autres actes semblables. Ainsi l'Apôtre dit de l'évêque qui par devoir est tenu à ces fonctions (Tt 1,9), qu'il doit être attaché aux maximes qui sont conformes à la foi et à la doctrine de Jésus-Christ, afin qu'il soit capable d'exhorter selon la saine doctrine, et de convaincre ceux qui là contredisent. On ne peut pas objecter que les apôtres ont été envoyés pour prêcher sans avoir étudié les lettres; parce que, comme le dit saint Jérôme (Epist, acl Paulin.), l'Esprit-Saint leur inspirait (4) tout ce que les autres acquièrent ordinairement en travaillant et en méditant chaque jour sur la loi de Dieu. —3° Enfin l'étude des lettres convient aux religieux relativement à ce qui est commun à tous les ordres. Car elle sert à éviter les tentations de la chair, et c'est pour ce motif que saint Jérôme dit au moine Rusticus: Aimez la science des Ecritures, et vous n'aurez pas d'attachement pour les vices charnels. En effet l'étude des saintes lettres détourne des pensées mauvaises, et la fatigue qui en résulte mortifie le corps, d'après ces paroles de l'Ecriture (Si 31,4) : Les peines qu'on se donne dans un but honnête dessèchent la chair. Ensuite cette étude est très-puissante pour détruire en nous l'amour des richesses. Ainsi le Sage dit (Sap. vii, 6) : Nous n'avons nullement besoin de ces choses, c'est-à-dire des secours extérieurs, ayant pour consolation les saints livres qui sont dans nos mains. Elle est aussi excellente pour apprendre l'obéissance. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de oper.monach. cap. 17) : Quel est ce dérèglement, de vouloir se livrer à la lecture, sans vouloir faire ce qu'elle commande ? C'est pourquoi il est évident que l'on peut avec raison établir un ordre religieux pour l'étude des lettres.

(I) Pour justifier l'établissement des ordres savants, il suffit de jeter un coup d'oeil sur l'histoire pour voir tous les services qu'ils ont rendus non-seulement à la science ecclésiastique, mais encore à l'humanité,

(1) Les apôtres avaient aussi le don des miracles qui donnaient à leur parole une autorité immense, et qui suppléaient à ce qui pouvait leur manquer du côté de l'éloquence. Les efforts que tous les Pères ont faits pour annoncer dignement la parole de Dieu, sont aussi une excellente réponse à cette objection.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la glose entend ce passa ge de la lettre de la loi ancienne, dont l'Apôtre dit (H. Cor. 1, 6) : La lettre tue. Ainsi ne pas connaître les lettres, c'est ne pas approuver la circoncision littéralement et toutes les autres observances charnelles.

2. Il faut répondre au second, que l'étude a pour but la science qui enfle sans la charité, et qui, par conséquent, produit des dissensions, d'après ce mot de l'Ecriture (Pr 11,40) : Il y a toujours des querelles parmi les orgueilleux. Mais unie à la charité, elle édifie et produit la concorde. Ainsi l'Apôtre, après avoir dit (1Co 1,5) : Fous avez été enrichis de tous les dons de la parole et de la science, ajoute ensuite : N'ayez donc qu'un même langage, et qu'il n'y ait point de schismes parmi vous. Toutefois, saint Jérôme ne parle pas en cet endroit de l'étude des lettres, mais de l'étude des dissensions que les hérétiques et les schismatiques ont fait éclater au sein de la religion chrétienne.

3. Il faut répondre au troisième, que les philosophes faisaient profession d'étudier les lettres qui ont pour objet les sciences profanes ; mais il convient aux religieux de s'appliquer principalement à l'étude des lettres qui se rapportent à la doctrine qui est conforme à la piété, selon l'expression de saint Paul (Tit. i). Il ne leur appartient de s'appliquer aux autres sciences qu'autant qu'elles se rapportent à la science sacrée (4), parce que leur vie tout entière est consacrée au service de Dieu. C'est pourquoi saint Augustin dit (in fine Musicae) : L'opinion que nous avons qu'on ne doit pas négliger ceux que les hérétiques séduisent par de vaines promesses de science et de raison, nous a fait entrer dans ces voies; cependant nous ne nous applaudirions pas de l'avoir fait si nous ne voyions dans l'Eglise catholique, notre mère, une foule de pieux personnages qui ont agi de la sorte, parce que c'était nécessaire pour la réfutation des hérétiques.

(1) Cette restriction apparente ne resserre pas le domaine des sciences religieuses. Car il n'y a pas de connaissance sérieuse qui ne puisse être utile à la religion, soit en appuyant ses dogmes, soit en réfutant ses adversaires.

ARTICLE VI. — l'ordre qui se livre a la vie contemplative est-il supérieur a celui qui se livre aux oeuvres de la vie active?


Objections: 1. Il semble qu'un ordre qui se livre à la vie contemplative ne soit pas supérieur à celui qui s'occupe des oeuvres de la vie active. Car il est dit (Extrav. de regular. et transeunt, ad relig. cap. Licet) : Comme on préfère un plus grand bien à un bien qui est moindre, de même on préfère le bien général à l'intérêt particulier; et dans ce cas, on met avec raison la science avant le silence, la sollicitude avant la contemplation, et le travail avant le repos. Or, l'ordre le meilleur est celui qui se propose le plus grand bien. Il semble donc que les ordres qui ont pour but la vie active soient supérieurs à ceux qui ont pour but la vie contemplative.

2. Tout ordre religieux a pour but la perfection de la charité, comme nous l'avons vu (art. 4 et 2 huj. quaest.). Or, sur ces paroles (Heb. xii) : Nondum usque ad sanguinem restitistis, la glose dit (Aug. serm. xvii de verb. apost, cap. 4) : Il n'y a pas en cette vie d'amour plus parfait que celui qu'ont témoigné les martyrs qui ont combattu contre le péché jusqu'au sang. Or, il convient aux ordres militaires de combattre jusqu'au sang, et cependant ils appartiennent à la vie active. Il semble donc que ces ordres soient les meilleurs.

3. Un ordre paraît être d'autant plus parfait qu'il est plus sévère. Or rien n'empêche que des ordres qui ont pour but la vie active ne soient d'une observance plus rigide que ceux qui ont pour but la vie contemplative. Ils sont donc préférables.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Lc 10) que la meilleure part est celle de Marie, et Marie est la figure de la vie contemplative.

CONCLUSION. — L'ordre qui a pour but la vie contemplative est absolument supérieur à celui qui a pour but la vie active.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. \ huj. quaest.), la différence d'un ordre à un autre se considère principalement d'après la fin, et secondairement d'après les exercices (1). Et parce qu'on ne peut dire une chose supérieure à une autre qu'en raison de la différence qu'il y a entre elles, il s'ensuit que l'excellence d'un ordre par rapport à un autre se considère principalement d'après la fin qu'il a en vue, et secondairement d'après les exercices qu'il prescrit. Toutefois, ces deux comparaisons doivent se faire sous des aspects différents. Car la comparaison qui se fait au point de vue de la fin est absolue, parce qu'on cherche la fin pour elle- même, au lieu que la comparaison qui se fait au point de vue des exercices est relative, parce qu'on ne s'applique pas aux exercices pour eux-mêmes, mais à cause de la fin. C'est pourquoi un ordre est supérieur à un autre, par là même qu'il a une fin absolument supérieure, soit parce qu'il se propose un plus grand bien, soit parce qu'il embrasse un plus grand nombre de bonnes oeuvres. Mais si la fin est la même, la prééminence d'un ordre se considère secondement, non d'après la quantité des exercices, mais en raison de leur proportion avec la fin qu'on veuí atteindre. Ainsi, dans les conférences des Pères (Coll. ii, cap. 2), on rappelle le sentiment de saint Antoine, qui préférait aux jeûnes, aux veilles et à toutes les observances de cette nature la prudence ou le discernement qui modère toutes choses. — Par conséquent on doit dire que les oeuvres de la vie active sont de deux sortes : les unes découlent de la plénitude de la contemplation, comme l'enseignement et la prédication. C'est pour ce motif que saint Grégoire applique (Sup. Ezech. hom. v) aux hommes parfaits qui viennent de se livrer à la contemplation ces paroles du Psalmiste (Ps. cxuv, 7) : Ils feront éclater au dehors le souvenir de votre douceur. Ceci est préférable à la simple contemplation. Car, comme c'est une plus grande chose d'illuminer que de luire seulement, de même il est plus parfait de transmettre aux autres ce que l'on contemple que de se borner à le contempler. Il y a d'autres oeuvres de la vie active qui consistent exclusivement dans des occupations extérieures; comme faire l'aumône, recevoir les étrangers. Ces actes sont inférieurs à l'oeuvre de la contemplation, sinon dans le cas de nécessité, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. clxxxii, art. 1). Ainsi donc, entre tous les ordres religieux ceux qui tiennent le premier rang, ce sont ceux qui ont pour but d'enseigner et de prêcher (2). Ils sont les plus rapprochés de la perfection des évéques; comme partout ailleurs, l'extrémité du premier rang est unie au commencement du second, selon la remarque de saint Denis (De div. nom. cap. 7). Ceux qui se livrent à la contemplation sont au second rang, et on doit placer au troisième ceux qui s'occupent des actions extérieures. — Mais dans chacun de ces degrés on peut établir une prééminence, selon qu'un ordre a pour but un acte plus élevé dans le même genre. Ainsi, parmi les oeuvres de la vie active, c'est une plus grande chose de racheter les captifs que d'exercer l'hospitalité, et parmi les oeuvres de la vie contemplative, la prière l'emporte sur la lecture. On peut aussi établir une prééminence, selon que l'un d'eux s'étend à plus de choses qu'un autre, ou bien selon qu'il a des règles plus convenables pour atteindre la fin qu'il se propose.

(1) Les exercices sont les moyens par lesquels on arrive à la tin.
(2) C'est en effet l'exemple qu'ont donné Jésus-Christ et les apôtres.

Il faut répondre au premier argument, que cette décrétale parle de la vie active, selon qu'elle a pour but le salut des âmes.

2. Il faut répondre au second, que les ordres militaires qu'on établit ont plus directement pour but de répandre le sang des ennemis que le leur, ce qui est le caractère propre des martyrs. Cependant rien n'empôche que dans certain cas ces religieux ne méritent la palme du martyre, et, «ous ce rapport, ils l'emportent sur les autres ; comme il arrive quelquefois dans certaine circonstance que les oeuvres actives sont préférables à la contemplation.

3. Il faut répondre au troisième, que la rigidité des observances n'est pas ce qu'il y a de plus louable dans un ordre religieux, comme le dit saint Antoine ( in Collât. Patr. coll. ii , cap. 2,3 et 4 ), et selon ces paroles du prophète Isaïe (Is. Lvin, 5) : Le jeûne que je demande consiste-t-il à faire qu'un homme s'afflige pendant tout le jour? Cependant dans les ordres religieux on a recours à cette rigidité, comme à un moyen nécessaire pour dompter la chair. Mais si on l'appliquait sans discernement, il exposerait au danger de défaillir, selon la remarque du même saint. Par conséquent un ordre ne l'emporte pas sur un autre parce qu'il a des observances plus étroites, mais il l'emporte quand ses règles sont plus sagement ordonnées à la fin qu'il se propose. Ainsi, à l'égard de la continence, on mortifie plus efficacement la chair par l'abstinence du boire et du manger, qui se rapportent à la faim, à la soif, que par la privation des vêtements, qui produit le froid et la nudité, et que par le travail corporel.



II-II (Drioux 1852) Qu.188 a.2