III Pars (Drioux 1852) 151

ARTICLE XI.— la grâce du christ est-elle infinie (3)?

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1 Il semble que la grâce du Christ soit infinie. Car tout ce qui est immense est infini. Or, la grâce du Christ est immense, puisqu'il est dit (
Jn 3,34) que ce n'est pas par mesure que Dieu donne l'Esprit à son Fils, c'est-à-dire au Christ. La grâce du Christ est donc infinie.

2 Un effet infini démontre une vertu infinie, qui ne peut avoir de fondement que dans une essence infinie. Or, l'effet de la grâce du Christ est infini ; car il s'étend au salut de tout le genre humain, puisqu'il est une victime de propitiation pour nos péchés et pour ceux de tout le monde, comme on le voit (1Jn 2). La grâce du Christ est donc infinie.

3 Tout fini peut, par l'addition d'un autre fini, s'élever à la quantité d'un fini, quel qu'il soit. Si donc la grâce du Christ était finie, la grâce d'un autre homme pourrait croître au point de parvenir à égaler la grâce du Christ, contrairement à ces paroles de Job (Jb 28,17) : Ni l'or, ni le cristal ne l'égalera, d'après l'explication de saint Grégoire (Mor. lib. xviii, cap. 27). La grâce du Christ est donc infinie.

20 Mais c'est le contraire. La grâce est quelque chose de créé dans l'âme. Or, tout ce qui a été créé est fini, d'après ces paroles du Sage (Sg 11,21) : Vous avez tout disposé avec nombre, poids et mesure. La grâce du Christ n’est donc pas infinie.


(I) Il suit de là que la grâce habituelle du Christ o surpassé en intensité toute la grâce des anges et des hommes pris ensemble.
(2) Car le degré de gloire n'est pas égal dans tous les saints : Multoe sunt mansiones in domo Patris mei.
(3) Cet article a pour objet de démontrer que la grâce du Christ n'est pas infinie physiquement, mais moralement.



CONCLUSION. La grâce d'union a été infinie dans le Christ, mais la grâce habituelle, qui a été dans son âme comme un être, a été quelque chose de fini; cependant, selon qu'elle a été dans le Christ sans mesure, on dit avec raison qu'elle est infinie.

21 Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. n, art. 10), on peut considérer dans le Christ deux sortes de grâce. L'une est la grâce d'union qui, comme nous l'avons vu (III 6,6), consiste à unir personnellement la nature humaine au Fils de Dieu, ce qui a été accordé à cette nature gratuitement. Il est évident que cette grâce est infinie, selon que la personne elle-même du Verbe est infinie. L'autre est la grâce habituelle que l'on peut considérer de deux manières ;
1* Selon qu'elle est un être, et dans ce sens il est nécessaire qu'elle soit un être fini. Car elle est dans l'âme du Christ comme dans son sujet. Or, l'âme du Christ est une créature qui a une capacité finie. Par conséquent, puisque l'être de la grâce n'excède pas son sujet, il ne peut être infini.
2° On peut la considérer selon sa propre nature (1). De la sorte on peut dire la grâce du Christ infinie, parce qu'elle n'est pas limitée; c'est-à-dire qu'il a tout ce qui peut appartenir à l'essence de la grâce, et il ne l'a pas reçue d'après une certaine mesure ; parce que, selon le dessein de Dieu à qui il appartient de dé terminer cette mesure, la grâce a été accordée à l'âme du Christ comme au principe universel de toutes les grâces que devait obtenir la nature humaine (2), d'après ces paroles de saint Paul (Ep 1,6) : Il nous a accordé sa grâce dans son Fils bien-aimé. C'est comme si nous disions que la lumière du soleil est infinie, non selon son être, mais selon la nature de la lumière, parce qu'il a tout ce qui peut appartenir à l'essence de la lumière.

31 Il faut répondre au premier argument, que s'il est dit que le Père ne donne pas au Fils l’Esprit avec mesure, ces paroles peuvent s'entendre : 1° du don que Dieu le Père a fait à son Fils de toute éternité, c'est-à-dire de la nature divine qui est un don infini. D'où la glose dit [interi.) : Pour que le Fils soit aussi grand que le Père. 2° On peut les rapporter au don qui a été fait à la nature humaine, pour qu'elle soit unie à la personne divine. Ce don est aussi infini. Ainsi la glose dit (ord.) : Comme le Père a engendré le Verbe qui est plein et parfait, de même le Verbe s'est uni pleinement et parfaitement à la nature humaine. 3° Elles peuvent s'entendre de la grâce habituelle, selon que la grâce du Christ s'étend à tout ce qui appartient à la grâce. C'est pourquoi saint Augustin, expliquant ce passage, dit (Tract, xiv) : La mesure est une division des dons. Car par l'Esprit-Saint l'un reçoit le don de sagesse et l'autre le don de science. Mais le Christ qui donne ne reçoit pas avec mesure.

32
Il faut répondre au second, que la grâce du Christ produit un effet infini, soit à cause de l'infinité de la grâce (3), soit à cause de l'unité de la personne divine à laquelle l'âme du Christ a été unie.

33
Il faut répondre au troisième, qu'une chose moindre peut parvenir à égaler une plus grande, supposé qu'elle soit du même genre. Or, la grâce d'un autre homme est à la grâce du Christ ce qu'une vertu particulière est à une vertu universelle. Par conséquent, comme la vertu du feu, quel que soit son accroissement, ne peut pas égaler la vertu du soleil; de même la grâce d'un autre homme, quel que soit son accroissement (1), ne peut pas égaler la grâce du Christ.

(I) C'est-à-dire quant à son essence et quant à ses effets.
(2) Ainsi la grâce du Christ s'est étendue à tontes les opérations et à tous les effets que la grâce eut produire, et comme ces effets sont potentiellement infinis, la grâce du Christ est infinie en ce sens-là.
(3) Cette infinité potentielle dont nous avons parlé dans le corps de l'article.



ARTICLE XII. — la grâce du christ a-t-elle pu être augmentée (2)?

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1 Il semble que la grâce ait pu s'accroître. Car on peut ajouter à tout ce qui est fini. Or, la grâce du Christ a été finie, comme nous l'avons dit (art. préc.). Elle a donc pu être augmentée.

2
L'accroissement de la grâce est produit par la vertu divine, d'après ces paroles de saint Paul (2Co 9,8) : Dieu est tout-puissant pour rendre toutes ses grâces abondantes en vous. Or, la vertu divine n'est circonscrite par aucun terme, puisqu'elle est infinie. Il semble donc que la grâce du Christ ait pu être plus grande.

3 Il est dit (Lc 2,52) que Jésus enfant croissait en sagesse, en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes. La grâce du Christ a donc pu s'accroître.

20 Mais c'est le contraire. L'Evangile dit (Jn 1,14) : Nous l'avons vu comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. Or, il ne peut rien y avoir, et on ne peut rien concevoir de plus grand que d'être le Fils unique du Père. Il ne peut donc pas y avoir, et l'on ne peut concevoir une grâce plus grande que celle dont le Christ fut rempli.


CONCLUSION. — Puisque toute la plénitude de la grâce a existé dans le Christ et qu'il a été tout à la fois voyant et voyageur, il a été impossible que la grâce s'accrût en lui de quelque manière.

21 Il faut répondre qu'il arrive qu'une forme ne peut être augmentée de deux manières : 1° de la part du sujet; 2° de la part de la forme elle- même. — De la part du sujet, quand il atteint le degré le plus élevé auquel il puisse participer à cette forme, selon son mode; comme si l'on disait que la chaleur de l'air ne peut plus s'accroître, du moment qu'il est arrivé au degré de chaleur le plus élevé que sa nature puisse comporter, quoiqu'il puisse y avoir dans la nature des choses une chaleur plus grande, telle que celle du feu. De la part de la forme, il n'y a pas possibilité d'accroissement quand un sujet arrive à la plus haute perfection que cette forme puisse avoir dans la nature ; comme si nous disions que la chaleur du feu n'est pas susceptible d'accroissement, parce qu'il ne peut pas y avoir un degré de chaleur plus élevé que celui que le feu atteint. Or, comme la sagesse divine détermine la mesure propre des autres formes, de même elle détermine celle de la grâce, d'après ce passage de l'Ecriture (Sg 2,21) : Vous avez tout disposé avec nombre, poids et mesure. La mesure de chaque forme est déterminée en raison de sa fin. Ainsi il n'y a pas de gravité plus grande que celle de la terre, parce qu'il ne peut pas y avoir de lieu au-dessous de celui qu'elle occupe (3). La fin de la grâce étant l'union de la créature raisonnable avec Dieu, il ne peut pas y avoir et l'on ne peut comprendre une union plus grande de la créature raisonnable avec Dieu que celle qui est dans la personne. C'est pourquoi la grâce du Christ s'est élevée à la mesure la plus haute que la grâce puisse atteindre. — Ainsi donc il est évident que la grâce du Christ ne peut être augmentée, ni par rapport à la grâce elle- même, ni par rapport au sujet; parce que le Christ, comme homme, a vu véritablement et pleinement l'essence divine depuis le premier instant de sa conception (1). La grâce n'a donc pas pu s'accroître en lui, comme elle ne peut pas non plus s'accroître dans les autres bienheureux, parce qu'ils sont arrivés au terme. Mais dans les hommes, qui sont purement voyageurs, la grâce peut s'accroître et du côté de la forme, parce qu'ils n'atteignent pas le degré de grâce le plus élevé, et du côté du sujet, parce qu'ils ne sont pas encore parvenus au terme.

(1) Parce qu'elle reste toujours à l'état de grâce particulière, tandis que la grâce du Christ est universelle.
(2) Cette question est controversée. Les scoties les et quelques thomistes prétendent que la grâce habituelle du Christ ne peut être accrue d'aucune manière. Saint Thomas et la plupart des thomistes soutiennent qu'elle pourrait l'être absolument, mais qu'elle ne peut pas l'être d'après la puissance ordinaire de Dieu.
(3) Cette idée empruntée aux erreurs du temps n'a ici de valeur qu'à titre de comparaison, pour mieux faire comprendre le raisonnement.

31 Il faut répondre au premier argument, que s'il s'agit des quantités mathématiques, on peut toujours ajouter à une quantité finie, parce que de la part d'une quantité finie il n'y a rien qui répugne à une addition. Mais s'il s'agit d'une quantité naturelle, il peut se faire qu'il y ait répugnance du côté de la forme, qui est susceptible d'une quantité déterminée, comme de tout autre accident positif. D'où Aristote dit (De anima, lib. ii, text. 41) que pour tout ce qui existe dans la nature, il y a un terme et une raison de grandeur et d'accroissement. De là il résulte qu'on ne peut pas ajouter à l'étendue du ciel entier. A plus forte raison y a-t-il dans les formes elles-mêmes un terme qu'on ne peut dépasser. C'est pour cela qu'il n'est pas nécessaire que l'on puisse ajouter à la grâce du Christ, quoiqu'elle soit finie selon son essence.

32
Il faut répondre au second, que quoique la vertu divine puisse faire quelque chose de plus grand et de mieux que la grâce habituelle du Christ (2), cependant elle ne pourrait pas faire qu'elle eût un but plus élevé que l'union personnelle avec le Fils unique du Père. La mesure de cette grâce correspond suffisamment à cette union, d'après le décret de la sagesse divine.

33
Il faut répondre au troisième, qu'on peut croître en sagesse et en grâce de deux manières : 1° Selon que les habitudes de la sagesse et de la grâce augmentent elles-mêmes. Le Christ ne croissait pas de la sorte. 2° Selon les effets, en tant que l'on fait des œuvres plus sages et plus vertueuses. Le Christ croissait ainsi en sagesse et en grâce aussi bien qu'en âge, parce qu'à mesure qu'il avançait en âge il faisait des œuvres plus parfaites, en ce qui regarde Dieu et en ce qui regarde les hommes, pour montrer qu'il était véritablement homme.



ARTICLE XIII. — comment la grâce habituelle se rapporte-t-elle a l'union (3)?

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1 Il semble que la grâce habituelle dans le Christ ne résulte pas de l'union. Car la même chose n'est pas subséquente à elle-même. Or, cette grâce habituelle paraît être la même que la grâce d'union. Car saint Augustin dit (Lib. de praedest. sanct. cap. lb) : Tout homme devient chrétien par la grâce, par laquelle le Christ a été fait Homme-Dieu dès le commencement de sa conception. De ces deux choses, l'une appartient à la grâce habituelle et l'autre à la grâce d'union. Il semble donc que la grâce habituelle ne soit pas postérieure à l'union.

(t) Ce raisonnement prouve que la grâce ne peut pas s'accroître d'après la puissance ordinaire de Dieu ; mais Billuart prouve parfaitement qu'il n'en est pas de même, si l'on considère sa puissance absolue (Vid. De ineam, dissert, viii, art. 6).
(2) Cette réponse prouve que saint Thomas n'a pas entendu parler dans cet article de la puissance absolue de Dieu, mais seulement de sa puissance ordinaire.
(3) Cet article est directement contraire à l'erreur de Nestorius, qui prétendait que le Christ avait été homme d'abord, et qu'ensuite il avait été uni à Dieu, en considération de ses mérites.

2
La disposition est antérieure à la perfection d'une priorité de temps, ou au moins d'une priorité de raison. Or, la grâce habituelle paraît être comme une disposition de la nature humaine à l'union personnelle. Il semble donc que la grâce habituelle ne soit pas postérieure à l'union, mais qu'elle lui soit plutôt antérieure.

3
Ce qui est commun est antérieur à ce qui est propre. Or, la grâce habituelle est commune au Christ et aux autres hommes ; au lieu que la grâce d'union est propre au Christ. La grâce habituelle est donc antérieure à l'union elle-même d'une priorité déraison, et par conséquent elle ne lui est pas postérieure.

20
Mais c'est le contraire. Le prophète dit (Is 42,1) : Voici mon serviteur, je le recevrai, puis il ajoute : J'ai envoyé mon esprit sur lui : ce qui appartient au don de la grâce habituelle. Il faut donc que l'union de la nature humaine avec la personne ait précédé la grâce habituelle dans le Christ.


CONCLUSION. — Comme la mission du Fils est par nature antérieure à la mission de l'Esprit-Saint, de même la grâce d'union à laquelle se rapporte la mission du Fils, précède non pas d'une priorité de temps, mais d'une priorité de nature, la grâce habituelle du Christ, à laquelle se rapporte la mission de l'Esprit-Saint.

21 Il faut répondre que l'union de la nature humaine avec la personne divine, que nous avons appelée plus haut (III 4 III 6,6) la grâce d'union, précède la grâce habituelle dans le Christ, non d'une priorité de temps (4), mais d'une priorité de nature et de raison, et cela pour un triple motif.
1° Selon l'ordre des principes de l'un et de l'autre. Car le principe de l'union est la personne du Fils qui a pris la nature humaine, et on dit qu'elle a été envoyée dans le monde selon qu'elle a revêtu cette nature. Le principe de la grâce habituelle qu'on reçoit avec la charité, est l'Esprit-Saint qu'on dit aussi envoyé, selon qu'il habite dans l'âme par la charité. Or, la mission du Fils selon l'ordre de nature est antérieure à la mission de l'Esprit-Saint; comme dans l'ordre de nature l'Esprit-Saint procède du Fils, et l'amour procède de la sagesse. Par conséquent l'union personnelle à laquelle se rapporte la mission du Fils est antérieure d'une priorité de nature à la grâce habituelle à laquelle se rapporte la mission de l'Esprit-Saint.
2° Une autre raison de cet ordre se déduit du rapport de la grâce avec sa cause. Car la grâce est produite dans l'homme d'après la présence de la Divinité, comme la lumière dans l'air à la présence du soleil. D'où il est dit (Ez 43,2) : La gloire du Dieu d'Israël entrait par la voie orientale, et la terre était éclairée par la présence de sa majesté (2). Or, la présence de Dieu dans le Christ se conçoit d'après l'union de la nature humaine avec la personne divine. Par conséquent la grâce habituelle du Christ se conçoit comme résultat de cette union, comme la splendeur vient du soleil.
3° On peut tirer une raison de cet ordre de la fin de la grâce. Car son but est de faire faire de bonnes actions; or, les actions appartiennent aux suppôts et aux individus. Ainsi l'action et par conséquent la grâce qui s'y rapporte présuppose l'hypostase qui opère. Et comme l'hypostase ne se présuppose pas dans la nature humaine avant l'union, ainsi qu'on le voit d'après ce que nous avons dit (III 4,2), il s'ensuit que rationnellement la grâce d'union précède la grâce habituelle.

(2) Saint Jérôme applique ce passage à Jésus- Christ, quoiqu'il ne s'y rapporte pas littéralement.

31 Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin appelle grâce en cet endroit la volonté gratuite de Dieu qui distribue gratuitement ses bienfaits. C'est pourquoi il dit que l'on devient chrétien par la même grâce qui fait que le Christ est homme et Dieu : parce que ces deux choses sont l'effet de la volonté gratuite de Dieu sans qu'elles aient été méritées.

32
Il faut répondre au second, que comme la disposition dans la voie de la génération précède la perfection à laquelle elle dispose, quand il s'agit de choses qui se perfectionnent successivement; de même elle est naturellement postérieure à la perfection que l'on possède déjà; comme la chaleur qui a été une disposition à la forme du feu est un effet qui découle de cette même forme quand le feu est déjà préexistant. Or, la nature humaine a été unie dans le Christ à la personne du Verbe dès le commencement sa succession. La grâce habituelle ne se conçoit donc pas comme antérieure à l'union, mais comme postérieure à elle, à la manière d'une propriété naturelle. C'est pourquoi saint Augustin dit (Endi. cap. 40) : que la grâce est en quelque sorte naturelle au Christ comme Homme-Dieu.

33
Il faut répondre au troisième, que ce qui est commun est antérieur à ce qui est propre, s'ils sont l'un et l'autre du même genre. Mais dans les choses qui sont de divers genres, rien n'empêche que ce qui est propre ne soit antérieur à ce qui est commun. Or, la grâce d'union n'est pas du genre delà grâce habituelle, mais elle est au-dessus de tout genre, comme la personne divine elle-même. Ainsi il n'y a pas de répugnance que ce qui est propre ne soit antérieur à ce qui est commun ; parce que ce qui est propre ne s'ajoute pas à ce qui est commun, mais qu'il en est plutôt le principe et l'origine.





QUESTION 8: DE LA GRÂCE DU CHRIST, SELON QU'IL EST LE CHEF DE L'ÉGLISE.

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Après avoir parlé de la grâce du Christ individuellement considéré, nous avons maintenant à l'examiner selon qu'il est le chef de l'Eglise. —A cet égard huit questions se présentent : 1° Le Christ est-il chef de l'Eglise? — 2° Est-il le chef des hommes quant aux corps ou seulement quant aux âmes ? — 3° Est-il le chef de tous les hommes? — 4° Est-il le chef des anges? — 5° La grâce du Christ selon laquelle il est chef de l'Eglise, est-elle la même que la grâce habituelle qu'il a comme individu ? — 6° Est- il propre au Christ d'être le chef de l'Eglise? —7° Le diable est-il le chef de tous les méchants? — 8° Peut-on appeler l'Antéchrist le chef de tous les méchants ?



ARTICLE I. — le Christ est-il le chef de l'église (1)?

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1 Il semble qu'il ne convienne pas au Christ, comme homme, d'être le chef de l'Eglise. Car le chef donne aux membres le sentiment et le mouvement. Or, le sentiment et le mouvement spirituel qui est l'effet de la grâce n'est pas produit en nous par le Christ, comme homme; parce que selon la remarque de saint Augustin (De Trin. lib. i, cap. 12, et lib. xv, cap. 24) : le Christ, comme homme, ne donne pas l'Esprit-Saint, il le donne seulement comme Dieu. Il ne lui convient donc pas, comme homme, d'être le chef de l'Eglise.

2
Celui qui est chef n'en a pas un autre. Or, Dieu est le chef du Christ, comme homme, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 11,3) : Dieu est le chef du Christ. Le Christ lui-même n'est donc pas chef.

3 Le chef dans l'homme est un membre particulier sur lequel le cœur agit. Or, le Christ est le principe universel de toute l'Eglise. Il n'en est donc pas le chef.

20
Mais c'est le contraire. L’Apôtre dit (Ep 1,22) : Dieu l'a donné pour chef à toute l'Eglise (1).


CONCLUSION. — Comme on dit que l'Eglise est un corps par analogie, de même on dit avec raison que le Christ est le chef de ce corps, soit à cause de la sublimité et de la plénitude parfaite de la grâce qu'il a eue, soit à cause de la vertu de son influence.

21 Il faut répondre que comme on dit que l'Eglise entière est un corps mystique par analogie au corps naturel de l'homme qui produit des actes différents selon la diversité de ses membres, ainsi que l’Apôtre l'enseigne (Rm 12 et 1Co 12) ; de même on dit que le Christ est le chef de l'Eglise par analogie avec la tête de l'homme, dans laquelle on peut considérer trois choses, l'ordre, la perfection et la vertu. D'abord l'ordre, parce que la tête est la première partie de l'homme, en commençant par ce qu'il y a de plus élevé. D'où il résulte qu'on a l'habitude de donner le nom de tête à tout principe ou à tout commencement. Vous avez dressé à la tête de tous les chemins, dit le prophète, le signe de votre prostitution (Ez 16,25). Ensuite la perfection, parce que c'est dans la tête que tous les sens intérieurs et extérieurs ont le plus d'activité, puisque dans les autres membres il n'y a que le tact. C'est pourquoi Isaïe dit (Is 9,15) : Les vieillards et les personnes vénérables sont la tête. Enfin la vertu, parce que la vertu et le mouvement des autres membres et ce qui les dirige dans leurs actes vient de la tête, à cause de la puissance sensitive et motrice qui y domine. C'est ce qui fait qu'on appelle la tête ou le chef d'un peuple celui qui le dirige, d'après ces paroles (1S 15,17) : Lorsque vous étiez petit à vos yeux n'avez-vous pas été mis à la tête des tribus d'Israël. Or, ces trois choses conviennent au Christ spirituellement. En effet : 1° En raison de sa proximité à l'égard de Dieu sa grâce est la plus élevée et elle est la première, quoiqu'elle ne le soit pas selon l'ordre du temps : parce que tous les autres ont reçu la grâce par rapport à la sienne, d'après ce passage de saint Paul (Rm 8,29) : Ceux qu'il a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils, afin qu'il fût l'aîné entre plusieurs frères. 2° Il a la perfection quant à la plénitude de toutes les grâces, selon ce que dit l'Evangile (Jn 1,44) : Nous l'avons vu plein de grâce et de vérité, comme nous l'avons d'ailleurs prouvé (quest. préc. art. 9). 3° Il a la vertu de répandre sa grâce sur tous les membres de l'Eglise, comme le dit saint Jean (Jn 1,16) : Nous avons tous reçu de sa plénitude. Ainsi il est évident qu'il est convenable de dire que le Christ est le chef de l'Eglise.

(1) Il est de foi que le Christ est le chef de l'Eglise. L'Ecriture et les conciles le répètent dans une foule d'endroits.
(2) Ainsi, quand on dit que le Christ est le chef de l'Eglise, cette expression se rapporte à sa nature divine et à sa nature humaine, et ce titre lui est donné entant qu'il est tout à la fois homme et Dieu.
(t) Et ailleurs [ibid. cap. iv, -15): Crescamus in illo per omnia qui est caput Christus, ex quo totum corpus compactum, (cap. v, 25) : T ir caput est mulieris, sicut Christus caput est Ecdesiae. (Col 18) : Et ipse est caput corporis Ecclesiae.

31 Il faut répondre au premier argument, qu'il convient au Christ, comme Dieu, de donner la grâce ou l'Esprit-Saint de son autorité propre, mais il lui convient de la donner instrumentalement, comme homme, c'est-à-dire en tant que son humanité a été l'instrument de sa divinité (2). De même ses actions ont contribué à notre salut d'après la vertu de sa divinité, selon qu'elles produisent en nous la grâce, comme causes méritoires et efficientes. Saint Augustin nie seulement que le Christ, comme homme, donne l'Esprit-

Saint de son autorité propre. Et quant aux autres saints, on dit qu'ils donnent l'Esprit-Saint, selon qu'ils sont les instruments ou les ministres de Dieu; d après ces paroles de saint Paul (
Ga 3,5) : Il vous a accordé l'Esprit, etc.

32 Il faut répondre au second, que dans les expressions métaphoriques il ne faut pas considérer la ressemblance sous tous les aspects, parce qu'alors ce ne serait plus une image de la chose, mais sa réalité. Ainsi une tète naturelle n'en a pas une autre, parce que le corps humain n'est pas une partie d'un autre corps. Mais ce qu'on appelle corps par analogie, c'est-à-dire une société bien ordonnée, fait partie d'une autre société. C'est ainsi que la société domestique est une partie de la société civile. C'est pourquoi le père de famille qui est le chef de la société domestique a au-dessus de lui un chef qui est le gouverneur de la cité. De la sorte rien n'empêche que" Dieu ne soit la tête du Christ, et que le Christ lui-même ne soit la tête ou le chef de l'Eglise.

33
Il faut répondre au troisième, que la tête a une supériorité manifeste par rapport à tous les autres membres extérieurs, au lieu que le cœur n'a qu'une influence occulte. C'est pourquoi on compare au cœur l'Esprit-Saint qui vivifie et unit invisiblement l'Eglise; tandis qu'on compare à la tête le Christ d'après sa nature visible qui fait que comme homme il est placé au- dessus des autres hommes.



ARTICLE II. — le christ est-il le chef des hommes quant aux corps, ou seulement quant aux âmes?

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1 Il semble que le Christ ne soit pas le chef des hommes quant aux corps. Car on dit que le Christ est le chef de l'Eglise, selon qu'il répand en elle le sentiment et le mouvement spirituel de la grâce. Or, le corps n'est pas capable de ce sentiment et de ce mouvement spirituel. Le Christ n'est donc pas le chef des hommes quant aux corps.

2
Nous avons le corps de commun avec les animaux. Si donc le Christ était le chef des hommes quant aux corps, il s'ensuivrait qu'il serait aussi le chef des animaux irraisonnables : ce qui répugne.

3
Le Christ a tiré son corps des autres hommes, comme on le voit (Mt 1 Lc 3). Or, la tête est le premier de tous les membres, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3). Le Christ n'est donc pas le chef de l'Eglise quant aux corps.

20 Mais c'est le contraire. L’Apôtre dit (Ph 3,21) : Il transformera notre corps vil et abject, afin de le rendre conforme à son corps glorieux.


CONCLUSION. — L'humanité entière du Christ influe sur tous les hommes, quant à l'âme principalement et quant au corps secondairement.

21 Il faut répondre que le corps humain a un rapport naturel avec l'âme raisonnable, qui est sa propre forme et son moteur ; selon qu'elle est sa forme, il reçoit d'elle la vie et les autres propriétés qui conviennent au corps humain selon son espèce; et selon qu'elle est le moteur du corps, le corps la sert à la manière d'un instrument. On doit donc dire que l'humanité du Christ a la vertu d'influer sur les hommes, selon qu'elle est jointe au Verbe de Dieu, auquel le corps est uni par l'âme, comme nous l'avons dit (III 6,1). Par conséquent l'humanité entière du Christ, c'est-à-dire son âme et son corps, influe sur les hommes et quant à l'âme et quant au corps ; elle y influe principalement quant à l'âme et secondairement quant au corps. Elle y influe d'une manière en ce que les membres du corps sont les armes de la justice que le Christ a conférées à notre âme, comme le dit L’Apôtre (Rm 6), et elle y influe d'une autre manière en ce que la vie de la gloire rejaillit de l'âme sur le corps, d'après ces autres paroles de saint Paul (Rm 8,2) : Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts, vivifiera aussi vos corps mortels, à cause de son esprit qui habite en vous.

31 Il faut répondre au premier argument, que le sens spirituel de la grâce n'arrive pas au corps immédiatement et principalement, mais d'une manière secondaire et instrumentale, comme nous l'avons dit (in corp.).

32
Il faut répondre au second, que le corps de l'animal n'a pas avec l'âme raisonnable un rapport comme celui qu'a le corps humain; c'est pourquoi il n'y a pas de ressemblance (1).

33
Il faut répondre au troisième, que quoique le Christ ait tiré la matière de son corps des autres hommes, néanmoins tous les hommes tirent de lui la vie immortelle de leur propre corps, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 15,22) : Comme tous sont morts dans Adam, de même tous revivront dans le Christ.



ARTICLE III. — le Christ est-il le chef de tous les hommes (2)?

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(1) Le Christ n'est le chef des autres créatures qu'autant qu'elles se rapportent à l'ordre surnaturel, puisque le Verbe ne s'est pas incarné pour créer, niais pour racheter et sauver les créatures qui existaient déjà.
(2) Les donatistes, au IV siècle, ont voulu que le Christ et l'Eglise ne comprissent que les justes et les prédestinés. Jean Huss a renouvelé cette erreur, qui a été ensuite soutenue par Vi def, Luther et Calvin. Tous ces hérésiarques sont réfutés par cet article de saint Thomas.


1 Il semble que le Christ ne soit pas le chef de tous les hommes. Car le chef n'a de rapport qu'avec les membres de son corps. Or, les infidèles ne sont d'aucune manière les membres de l'Eglise, qui est le corps du Christ, selon l'expression de L’Apôtre(
Ep 1). Le Christ n'est donc pas le chef de tous les hommes.

2 Saint Paul dit (Ep 5,25) : Que le Christ s'est livré lui-même pour l'Eglise, afin de la faire paraître devant lui pleine de gloire, n'ayant ni tache, ni ride, ni aucun défaut semblable. Or, il y a beaucoup de fidèles dans lesquels on trouve la tache ou les rides du péché. Le Christ n'est donc pas même le chef de tous les fidèles.

3 Les sacrements de l'ancienne loi sont au Christ ce que l'ombre est au corps, comme le dit L’Apôtre (Col 2). Or, les saints de l'Ancien Testament étaient dans leur temps les ministres de ces sacrements, d'après ces paroles de saint Paul (He 8,5) : Leur ministère a pour objet ce qui n'est que la figure et l'ombre des choses célestes. Ils n'appartenaient donc pas au corps du Christ, et par conséquent le Christ n'est pas le chef de tous les hommes.

20 Mais c'est le contraire. L’Apôtre dit (1Tm 4,40) : Il est le sauveur de tous les hommes et surtout des fidèles, et saint Jean (1Jn 2,2) : Il est la victime de propitiation pour nos péchés, non-seulement pour les n’êtres, mais encore pour ceux du monde entier. Or, il convient au Christ, comme chef, de sauver les hommes et d'être victime de propitiation pour leurs péchés. Il est donc le chef de tout le monde.


CONCLUSION. — Le Christ est le chef de tous les hommes, quoique ce ne soit pas de la même manière.

21 Il faut répondre qu'il y a cette différence entre le corps naturel de l'homme et le corps mystique de l'Eglise, c'est que les membres d'un corps naturel existent tous simultanément, au lieu que les membres du corps mystique n'existent pas tous de la sorte : ni quant à l'être naturel, parce que le corps de l'Eglise se compose d'hommes qui ont existé depuis le commencement du monde jusqu'à la fin ; ni quant à l'être de la grâce, parce que parmi ceux qui existent dans le même temps, il y en a qui n'ont pas la grâce, mais qui doivent cependant l'avoir plus tard. Par conséquent les membres du corps mystique se considèrent non-seulement selon qu'ils existent en acte, mais selon qu'ils existent en puissance. Toutefois il y en a qui sont en puissance et qui ne sont jamais réduits à l'acte ; mais il y en a qui doivent être réduits à l'acte, et on en distingue de trois sortes : ceux qui sont unis au Christ par la foi ; ceux qui lui sont unis ici-bas par la charité, et ceux qui lui sont unis par la jouissance dans la gloire. Ainsi on doit donc dire que si l'on prend dans toute sa généralité tout le temps que le monde existe, le Christ est le chef de tous les hommes, mais à des degrés différents. En effet, il est le chef : 1° et principalement de ceux qui lui sont unis en acte par la gloire; 2° de ceux qui lui sont unis en acte par la charité ; 3° de ceux qui lui sont unis en acte par la foi (1); 4° de ceux qui ne lui sont unis qu'en puissance, mais qui doivent lui être unis en acte d'après la prédestination divine (2); 5° de ceux qui lui ont été unis en puissance et qui ne doivent jamais lui être unis en acte; comme les hommes qui vivent en ce monde et qui ne sont pas prédestinés. Du moment qu'ils sortent de cette vie, ces derniers cessent totalement d'être les membres du Christ (3), parce qu'ils ne sont plus en puissance de lui être unis.

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Il faut répondre au premier argument, que les infidèles, quoiqu'ils ne soient pas de l'Eglise en acte en sont cependant en puissance (4). Cette puissance repose sur deux choses : premièrement et principalement sur la vertu du Christ qui suffit pour le salut de tout le genre humain ; secondairement sur le libre arbitre.

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Il faut répondre au second, que la fin dernière à laquelle la passion du Christ nous conduit, c'est que l'Eglise soit glorieuse, qu'elle n'ait ni tache, ni ride. Par conséquent ceci existera dans le ciel, mais non sur la terre; car ici-bas si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous faisons illusion à nous-mêmes, comme le dit saint Jean (1Jn 1,8). Cependant il y a des péchés, par exemple les péchés mortels, qui ne se trouvent pas dans ceux qui sont les membres du Christ parce qu'ils lui sont actuelle - ment unis par la charité. Quant à ceux qui sont dans le péché, ils ne sont pas les membres du Christ en acte, mais ils le sont en puissance ; à moins qu'on ne dise qu'ils le sont imparfaitement par la foi informe qui les unit au Christ sous un rapport, mais non d'une manière absolue, c'est-à-dire au point d'obtenir par lui la vie de la grâce. Car la foi sans les œuvres est morte, comme le dit saint Jacques (2, 20). Cependant ils tiennent du Christ un acte vital qui consiste à croire (5). C'est comme si un homme pouvait mouvoir un de ses membres de quelque manière.

33 Il faut répondre au troisième, que les patriarches ne s'attachaient pas aux sacrements de la loi comme à des choses réelles, mais comme à des images et à des ombres de l'avenir. Or, quand on se porte vers une image comme telle, c'est comme si on se portait vers la chose qu'elle représente, ainsi que

(I) Les théologiens admettent tous que les schismatiques et les hérétiques connus sont retranchés du corps de l'Eglise, mais il y a controverse entre eux au sujet des hérétiques occultes. Pour nous, nous croyons que tant qu'ils ne sont pas séparés de l'Eglise par une condamnation ou par un acte quelconque, ils sont du corps de l'Eglise, sans appartenir à son âme.
(2) Tels sont les pécheurs qui doivent se convertir.
(3) Ainsi le Christ n'est pas le chef des réprouvés, ni des enfants qui sont dans les limbes.
(4) Le concile de Constance a condamné cette proposition de Jean Huss : Unica est sancta universalis Ecclesia, quae est proedestinatorum universitas.
(5); C'est une branche rompue qui tient encore à l'arbre par une partie d'elle-même.

le prouve Aristote [Lib. de memor, et reminisc. cap. 2). C'est pourquoi les anciens patriarches, en observant les sacrements de la loi, se portaient vers le Christ par la foi et l'amour, comme nous nous y portons nous-mêmes ; et par conséquent ils appartenaient au corps de l'Eglise comme nous y appartenons aussi.




III Pars (Drioux 1852) 151