III Pars (Drioux 1852) 164

ARTICLE IV. — le Christ est-il le chef des anges (1)?

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1 Il semble que le Christ comme homme ne soit pas le chef des anges. Car le chef et les membres sont de la même nature. Or, le Christ comme homme n'a pas la même nature que les anges, mais il a seulement la même nature que les hommes -, puisque, comme le dit saint Paul (
He 2,46) : Il ne s'est point uni aux anges, mais il s'est uni à la race d'Abraham. Le Christ, comme homme, n'est donc pas le chef des anges.

2 Le Christ est le chef de ceux qui appartiennent à l'Eglise qui est son corps, comme le dit l’Apôtre (Ep 1). Or, les anges n'appartiennent pas à l'Eglise : car l'Eglise est l'assemblée de ceux qui croient. Or, la foi n'existe pas dans les anges, puisqu'ils ne marchent pas à la lumière de la foi, mais à celle de l'essence divine. Autrement ils seraient loin du Seigneur, comme le prouve saint Paul (2Co 5). Le Christ comme homme n'est donc pas le chef des anges.

3 Saint Augustin dit (Sup. Jean, tract, xix et tract, xxii) : que comme le Verbe qui était dans le commencement avec le Père, vivifie les âmes, de même le Verbe fait chair vivifie les corps. Or, les anges n'ont pas de corps, et le Verbe fait chair est le Christ considéré comme homme. Le Christ comme homme ne communique donc pas la vie aux anges, et par conséquent, comme homme, il n'est pas leur chef.

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Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (Col 2,10) : Que le Christ est le chef de toute Principauté et de toute Puissance (2). On peut en dire autant des anges des autres ordres. Le Christ est donc leur chef.


CONCLUSION. — Puisque les hommes et les anges sont destinés à jouir de la gloire divine, c'est avec raison qu'on dit que le Christ est le chef des anges et des hommes.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest. ad 2), où il n'y a qu'un corps il est nécessaire de ne reconnaître qu'un chef. Or, on dit par analogie qu'une société qui tend par des actes et des emplois divers à une même fin n'est qu'un seul et même corps. Il est évident que les anges et les hommes sont tous destinés à une même fin qui est la gloire de la jouissance divine. Par conséquent, le corps mystique de l'Eglise ne se compose pas seulement d'hommes, mais d'anges. Le Christ est le chef de toute cette société, parce qu'il se rapproche le plus de Dieu et qu'il participe à ses dons plus parfaitement non-seulement que les hommes, mais encore que les anges ; et parce qu'il n'y a pas que les hommes qui soient soumis à son influence, mais que les anges le sont aussi (3). Car il est dit (Ep 1,20): Que Dieu le Père a établi le Christ à sa droite dans le ciel, au-dessus de toutes les Principautés, de toutes les Puissances, de toutes les Vertus, de toutes les Dominations, et de tout ce qui porte un nom glorieux non- seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle futur : et il a pris toutes ces choses sous ses pieds. C'est pourquoi le Christ n'est pas seulement le chef des hommes, mais il est encore celui des anges. C'est pour cela que l'Evangile dit (Mt 4,2) : que les anges s'approchaient du Christ et qu'ils le servaient.

Il est certain que le Christ est le chef des anges, quoiqu'il y ait des auteurs qui aient nié qu'il le fût comme homme, sous prétexte qu'il doit y avoir homogénéité entre le chef et les membres.

Il dit encore (Ep 1,20 Ep 1,22) : Ad dexteram, suam in coelestibus supra omnem Principatum et Potestatem, et Virtutem et Dominationem, et omne nomen, quod nominatur, non solum in hoc saeculo, sed etiam in futuro. Et omnia subjecil sub pedibus ejus, et ipsum dedit caput supra omnem Ecdesiam quae est corpus ejus.

(o) Quelle grâce le Christ a-t-il répandue sur les anges ? Cette question est controversée, non- seulement entre les thomistes et les autres théologiens, mais entre les thomistes eux-mêmes. Il nous semble plus probable et plus conforme à la doctrine de saint Thomas de dire que les anges n'ont pas été justifiés par la foi en Jésus-Christ et qu'ils n'ont pas obtenu la gloire par ses mérites, mais qu'ils ne lui doivent que des grâces et des gloires accidentelles.

31 Il faut répondre au premier argument, que le Christ agit sur les hommes principalement quant à l'âme, et sous ce rapport ils sont du même genre que les anges, quoiqu'ils ne soient pas de la même espèce. En raison de cette conformité, le Christ peut être appelé le chef des anges, quoiqu'il ne leur soit pas conforme sous le rapport du corps.

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Il faut répondre au second, que l'Eglise ici-bas est l'assemblée des fidèles, mais elle est dans le ciel l'assemblée de ceux qui voient Dieu. Or, le Christ n'a pas été seulement voyageur, mais il a encore été voyant. C'est pourquoi il n'est pas seulement le chef des fidèles, mais il est encore celui des élus, selon qu'il possède la grâce et la gloire de la manière la plus pleine.

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II faut répondre au troisième, que saint Augustin parle en cet endroit d'après la ressemblance qu'il y a de la cause à l'effet, c'est-à-dire selon que ce qui est corporel agit sur le corps et ce qui est spirituel sur les choses spirituelles. Cependant l'humanité du Christ, d'après la vertu de sa nature spirituelle, c'est-à-dire divine, peut produire quelque chose non- seulement dans les esprits des hommes, mais encore dans ceux des anges, à cause de son étroite union avec Dieu, qui est une union personnelle.



ARTICLE V. — la grâce du christ comme chef de l'église est-elle la même que la grâce habituelle qu'il a comme individu (1)?

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1 Il semble que la grâce par laquelle le Christ est chef de l'Eglise ne soit pas la même que la grâce particulière qu'il a comme individu. Car L’Apôtre dit (
Rm 5,15) : Si par le péché d'un seul plusieurs sont morts, à plus forte raison le don tout gratuit de Dieu s'est-il répandu abondamment sur plusieurs par la grâce d'un seul homme qui est Jésus-Christ. Or, le péché actuel d'Adam est autre que le péché originel qui est passé à ses descendants. Donc la grâce personnelle qui est propre au Christ lui-même est autre que la grâce qu'il a comme chef de l'Eglise et qui découle de lui sur les autres hommes.

2 Les habitudes se distinguent d'après les actes. Or, la grâce personnelle qui est dans le Christ ayant pour but la sanctification de son âme se rapporte à un autre acte que sa grâce de chef de l'Eglise qui a pour objet la sanctification des autres. Par conséquent la grâce personnelle du Christ est autre que sa grâce comme chef de l'Eglise.

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Comme nous l'avons vu (quest. vi, art. 6), on distingue dans le Christ trois sortes de grâces : la grâce d'union, la grâce de chef de l'Eglise, et la grâce qu'il a comme individu. Or, cette dernière est autre que la grâce d'union. Elle est donc autre que la grâce qu'il a comme chef est formellement la même que la grâce habituelle, quoiqu'elle présuppose radicalement dans le Christ la grâce d'union.

(I) Vasquez et quelques autres théologiens modernes soutiennent que la grâce du Christ comme chef de l'Eglise est absolument la même que la grâce d'union, tandis que, d'après saint Thomas,

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Mais c'est le contraire. Saint Jean dit (Jn 1,16) : Nous avons tous reçu de sa plénitude. Or, il est notre chef en raison de ce que nous avons reçu de lui. Par conséquent il l'est selon qu'il a eu la plénitude de la grâce. Et comme il a eu cette plénitude, selon que la grâce personnelle a existé parfaitement en lui, ainsi que nous l'avons dit (III 7,9), il s'ensuit qu'il est notre chef selon sa grâce personnelle. Ainsi la grâce du chef n'est donc pas différente de la grâce personnelle.


CONCLUSION. — La grâce personnelle du Christ» par laquelle son âme a été justifiée, est essentiellement la même que celle d'après laquelle il est le chef de toute l'Eglise, justifiant les autres, quoiqu'elle en diffère rationnellement.

21 Il faut répondre que chaque chose agissant en tant qu'elle est un être en acte, il faut que l'acte par lequel une chose existe en acte soit la même chose que l'acte par lequel elle agit. Ainsi la chaleur par laquelle le feu est chaud est la même chose que celle par laquelle il échauffe. Cependant tout acte par lequel une chose est en acte ne suffit pas pour être un principe d'action sur le reste. Car puisque l'agent l'emporte sur le patient, comme le disent saint Augustin (Sup. Gen. litt. lib. xii , cap. 16) et Aristote [De anima, lib. iii, text. 19), il faut que l'agent exerce sur les autres son action avec une sorte de prééminence. Or, nous avons dit (art. 1 huj. quaest., et quest. vii, art. 9) que dans l'âme du Christ la grâce a été reçue de la manière la plus éminente (1). C'est pourquoi par suite de la surabondance He la grâce qu'il a reçue, il lui convient de la répandre sur les autres -, ce qui lui appartient comme chef. C'est pour ce motif que la grâce personnelle par laquelle l'âme du Christ a été justifiée est essentiellement la même que la grâce qu'il a comme chef de l'Eglise justifiant les autres; cependant elle en diffère rationnellement.

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Il faut répondre au premier argument, que le péché originel dans Adam, qui est le péché de nature, est dérivé de son péché actuel qui est un péché personnel ; parce que la personne a corrompu en lui la nature, et par le moyen de cette corruption, le péché du premier homme est passé à ses descendants, selon que la nature souillée a corrompu la personne. Mais la grâce n'est pas venue du Christ en nous par l'intermédiaire de la nature humaine, elle y vient uniquement par l'action personnelle du Christ. Par conséquent il n'est pas nécessaire de distinguer dans le Christ deux sortes de grâce, dont l'une réponde à la nature et l'autre à la personne, comme dans Adam on distingue le péché de la nature et le péché de la personne.

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Il faut répondre au second, que des actes différents dont l'un est la raison et la cause de l'autre ne changent pas l'habitude. Or, l'acte de la grâce personnelle qui consiste à rendre saint formellement celui qui la possède est la raison de la justification des autres (2), qui appartient à la grâce du Christ, comme chef. De là il résulte que cette différence ne change pas l'essence de l'habitude.

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Il faut répondre au troisième, que la grâce personnelle et la grâce de chef ont pour but un acte, au lieu que la grâce d'union ne se rapporte pas à un acte, mais à un être personnel. C'est pour cela que la grâce personnelle et la grâce de chef ont essentiellement la même habitude, tandis qu'il n'en est pas de même de la grâce d'union : quoique la grâce personnelle puisse d'une certaine manière être appelée grâce d'union, dans le sens qu'elle rend la nature apte à être unie à la personne. De la sorte la grâce d'union, la grâce de chef, et la grâce personnelle sont essentiellement la même, elles ne diffèrent que rationnellement.

(1) La grâce habituelle n'est éminente en lui que parce qu'elle a pour fondement la grâce d'union.
(2) Le concile de Trente (sess, it, cap. 7) ne distingue aussi qu'une seule cause formelle de la justification.

1 Il semble qu'il ne soit pas propre au Christ d'être le chef de l'Eglise. Car il est dit (
1S 15,47) : Lorsque vous étiez petit à vos yeux, vous êtes devenu le chef des tribus d'Israël. Or, il n'y a qu'une seule Eglise sous le Nouveau et sous l'Ancien Testament. Il semble donc que pour la même raison un autre homme, indépendamment du Christ, puisse être chef de l'Eglise.

2 On dit que le Christ est le chef de l'Eglise, parce qu'il répand sa grâce sur les membres de l'Eglise. Or, il appartient aussi aux autres de communiquer la grâce à leurs semblables, d'après ce passage de saint Paul (Eph.iy, 29) : Que nulle mauvaise parole ne sorte de votre bouche; mais proférez-en de bonnes pour nourrir la foi et répandre la grâce dans ceux qui vous écoutent. Il semble donc qu'il convienne à d'autres qu'au Christ d'être le chef de l'Eglise.

3
Par là même que le Christ est à la tête de l'Eglise, non-seulement on dit qu'il en est le chef, mais on dit encore qu'il en est le pasteur et le fondement. Or, le Christ n'a pas exclusivement conservé pour lui le nom de pasteur, d'après ce passage de saint Pierre (1P 5,4) : Lorsque le prince des pasteurs paraîtra, vous remporterez une couronne de gloire qui ne se flétrira jamais. Pareillement il n'est pas le seul qui porte le nom de fondement, suivant saint Jean (Ap 21,44) : Le mur de la cité a douze fondements. Il semble donc qu'il n'ait pas conservé pour lui seul le nom de chef.

20 Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (Col 2,49) : Le chef de l'Eglise est celui dont tout le corps recevant l'influence par des vaisseaux qui enjoignent et lient toutes les parties, s'affermit et s'augmente par l'accroissement que Dieu lui donne. Or, ces caractères ne conviennent qu'au Christ, et par conséquent il est le seul qui soit chef de l'Eglise.


CONCLUSION. — Il est propre au Christ d'être le chef de l'Eglise selon l'action intérieure qu'il exerce en elle ; mais relativement au gouvernement extérieur, c'est une chose qui lui est commune avec d'autres.

21 Il faut répondre que la tête influe sur les autres membres de deux manières : 1° d'une influence intrinsèque, selon que la vertu motrice et sensitive va de la tête aux autres membres ; 2° d'après le gouvernement extérieur, selon que d'après la vue et les autres sens qui ont leur siège dans la tête, l'homme se dirige dans ses actes extérieurs. Or, l'influx intérieur de la grâce ne vient pas d'un autre que du Christ seul, dont l'humanité par là même qu'elle est unie à la divinité a la vertu de justifier; mais l'influx sur les membres de l'Eglise quant à leur gouvernement extérieur peut convenir à d'autres. En ce sens il y en a d'autres que le Christ qui peuvent être appelés chefs de l'Eglise, d'après ces expressions du prophète (Am 6,4) : Les premiers sont les chefs des peuples; cependant ils ne le sont pas de la même manière que le Christ : 1° parce que le Christ est le chef de tous ceux qui appartiennent à l'Eglise dans tous les temps, tous les lieux et tous les états; au lieu que les autres hommes ne sont chefs que pour certains lieux particuliers, comme les évêques le sont de leur diocèse; ou bien ils ne le sont que dans un temps déterminé, comme le pape est chef de l'Eglise entière, pendant la durée de son pontificat; et ils ne le sont que dans un état déterminé, c'est-à-dire tant qu'ils sont à l'état de voyageur. 2° Parce que le Christ est chef de son Eglise par sa vertu et son autorité propre; tandis que les autres ne sont chefs qu'autant qu'ils tiennent la place du Christ, d'après saint Paul qui dit (2Co 2,10) : Car ce que j'ai accordé, si f ai accordé quelque chose, je l'ai fait à cause de vous au nom du Christ. Et plus loin (2Co 5,20) : Nous accomplissons la fonction d'ambassadeurs pour Jésus-Christ, comme si Dieu lui-même vous exhortait par notre bouche.

(4) Les évêques sont les chefs de leurs diocèses, mais il n'y a que saint Pierre et ses successeurs qui soient les chefs universels de toute l'Eglise, comme étant les vicaires de Jésus-Christ. Le titre de chef de l'Eglise, caput Ecclesiae, leur est donné par tous les Pères et par tous les conciles.

31 Il faut répondre au premier argument, que ces paroles s'entendent du chef chargé du gouvernement extérieur, et c'est ainsi qu'on dit qu'un roi est le chef de son royaume.

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Il faut répondre au second, que l'homme ne donne pas la grâce en agissant intérieurement, mais il porte extérieurement parla persuasion (4) aux choses qui appartiennent à la grâce.

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Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (Sup. Jean. tract, xlvi), si les chefs de l'Eglise sont des pasteurs, comment n'y a-t-il qu'un seul pasteur, sinon parce qu'ils sont tous des membres d'un seul et même pasteur. De même les autres peuvent être appelés les fondements et les chefs de l'Eglise, selon qu'ils sont les membres d'un seul et même chef et d'un seul et même fondement. Cependant, comme l'observe le même docteur (tract, xlvii) , il a accordé à ses membres d'être pasteur, mais personne de nous ne dit qu'il est la porte ; il a conservé ce nom pour lui seul. Et il en est ainsi parce que la porte désigne l'autorité principale, dans le sens que c'est par la porte que tout le monde entre dans la maison, et que le Christ est le seul par lequel nous puissions avoir entrée en cette grâce dans laquelle nous demeurons fermes, selon l'expression de saint Paul (Rm 5,2) ; au lieu que les autres noms n'impliquent pas seulement l'autorité principale, mais ils désignent encore une autorité secondaire.

(5) Les prédicateurs en sont la cause extérieure par leur éloquence, et les prêtres qui administrent les sacrements la communiquent, non par leur vertu propre, mais en raison des sacrements qu'ils confèrent.



ARTICLE VII. — le diable est-il le chef de tous les méchants (2)?

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(2) Le diable est appelé le chef des méchants, dans l'Ecriture et par les Pères. Quoique tous les péchés actuels découlent du péché originel, on ne peut dire qu'Adam soit le chef de tous les méchants, parce que cet effet n'est pas le résultat de son intention directe.


1 Il semble que le diable ne soit pas le chef des méchants. Car pour être chef il faut que l'on communique le sentiment et le mouvement à tous les membres, comme le dit la glose (Pet. Lombard.) à l'occasion de ces paroles (Eph. i Ipsum dedit caput). Or, le diable n'a pas la vertu de communiquer la malice du péché qui provient de la volonté du prochain. Il ne peut donc pas être appelé le chef des méchants.

2
L'homme devient mauvais par toute espèce de péché. Or, tous les péchés ne viennent pas du démon : ce qui est évident pour les péchés des démons eux-mêmes qui n'ont pas prévariqué à la persuasion d'un autre. De même tous les péchés de l'homme ne viennent pas du démon. Car il est <\\l(Lib. ecdes. dogmat. cap. 82) : Toutes nos pensées mauvaises ne sont pas toujours produites par le démon; elles viennent quelquefois du mouvement de notre libre arbitre. Le diable n'est donc pas le chef de tous les méchants.

3
Un chef est uni à un corps. Or, il semble que la société des méchants ne puisse être unie en rien ; car le mal peut être contraire au mal, et il résulte d'ailleurs de divers défauts, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). On ne peut donc pas dire que le démon soit le chef des méchants.

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Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles de Job (Jb 18,17) : Que sa mémoire périsse de dessus la terre, la glose observe (ord. Greg. Mor. lib. xiv, cap. 44) qu'il est dit de tous les impies, qu'ils retournent vers leur chef, c'est-à-dire vers le démon.


CONCLUSION. — Le diable est le chef de tous les méchants quant à leur gouvernement extérieur.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), le chef n'agit pas seulement intérieurement sur les membres, mais il les gouverne encore extérieurement, en dirigeant leurs actes vers une fin. On peut donc dire de quelqu'un qu'il est le chef d'une société, sous deux rapports, c'est-à-dire selon qu'il agit sur elle intérieurement et qu'il la gouverne extérieurement. Le Christ est de la sorte le chef de l'Eglise, comme nous l'avons dit (art. préc.). Ou bien on peut dire de quelqu'un qu'il est chef d'une société seulement par rapport au gouvernement extérieur. Tout prince ou tout prélat est ainsi chef de la société qui lui est soumise. — C'est de cette manière qu'on dit que le diable est le chef des méchants. Car, comme le dit Job (41, 25) : Il est le roi qui règne sur tous les enfants de l'orgueil. Or, il appartient à celui qui gouverne d'amener à sa fin ceux qu'il régit. Le diable a pour fin de détourner de Dieu la créature raisonnable. Ainsi dès le commencement il a tenté d'éloigner l'homme de l'obéissance au précepte divin. L'homme peut avoir pour fin de s'éloigner de Dieu, parce que cet acte se présente à lui sous une apparence de liberté, d'après ces paroles du prophète (Hier, ii, 20) : Fous avez brisé dès le commencement votre joug; vous avez rompu vos liens et vous avez dit : Je ne servirai pas. Selon qu'on est amené à cette fin par le péché, on tombe donc sous le régime et sous le gouvernement du démon, et par conséquent on dit qu'il est le chef de tous ceux qui sont dans cet état.

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Il faut répondre au premier argument, que quoique le diable n'agisse pas intérieurement sur la raison (4), cependant il la porte au mal par ses suggestions.

(4) C'est ce qui e été démontré (tort, n, pag. 550 et suiv.).


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Il faut répondre au second, que le chef ne suggère pas toujours à chacun de ses sujets d'obéir à sa volonté; mais il leur propose à tous ce qui en est le signe, et les uns le suivent parce qu'ils y sont poussés ; les autres le font de leur propre gré, comme on le voit pour un chef d'armée dont les soldats suivent l'étendard, sans que personne le leur persuade. Ainsi donc le premier péché du diable, qui a péché dès le commencement, comme le dit l’Apôtre saint Jean (1Jn 3), est proposé à l'imitation de tout le monde; les uns le suivent parce qu'il le leur suggère, les autres le font de leur plein gré, sans aucune suggestion de sa part. Le diable est de la sorte le chef de tous les méchants, dans le sens qu'ils l'imitent, d'après ces paroles du Sage (Sg 2,24) : La mort est entrée dans le monde par l'envie du diable, et ceux qui sont de son parti l'imitent.

33 Il faut répondre au troisième, que tous les péchés ont cela de commun, c'est qu'ils détournent de Dieu, quoiqu'ils diffèrent les uns des autres, par rapport aux divers biens changeants vers lesquels ils portent.



ARTICLE VIII. — l'anti-christ peut-il ÊTRE aussi appelé le chef des méchants (2) ?

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(2) Les protestants ayant prétendu que l'anti christ dont parle saint Paul (
2Th 2) était le pape, et qu'il était arrivé depuis longtemps, Bossuet réfute ces rêveries, et il fait voir en les réfutant ce que l'on doit entendre par l'anti christ et ce qu'ont entendu les Pères (Voy. Bossuet, edit, de Vers, tome iii, p. (iob et suiv.).


1 Il semble que l'anti christ ne soit pas le chef des méchants. Car un même corps n'a pas plusieurs têtes différentes. Or, le diable est le chef de la société des méchants. L'ante christ n'est donc pas leur chef.

2 L'anti christ est un membre du diable. Or, le chef se distingue des membres. L'anti christ n'est donc pas le chef des méchants.

3
La tête a de l'influence sur les membres. Or, l'anti christ n'a aucune influence sur les méchants qui l'ont précédé. Il n'en est donc pas le chef.

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Mais c'est le contraire. Sur ces paroles (Jb 21) : Interrogate quemlibet de viatoribus, la glose dit (ord. Greg. Mor. lib. xv, cap. 36) : Tandis qu'il parlait du corps de tous les méchants, tout à coup il tourne ses paroles vers l'anti christ, le chef de tous les impies.


CONCLUSION.— L'anti christ est le chef de tous les méchants ; non selon l'ordre des temps ou la vertu d'influence, mais selon la perfection de la malice.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit, (art. 1 huj. quaest.), dans la tête il y a naturellement trois choses : l'ordre, la perfection et la vertu d'influence. Quant à l'ordre des temps, on ne dit pas que l'anti christ est le chef des méchants, comme si son péché eût été le premier de tous, tel que le péché du démon a été antérieur à tous les autres. On ne dit pas non plus qu'il est leur chef à cause de sa vertu d'influence; car quoique de son temps il doive en entraîner plusieurs au mal, en les y poussant extérieurement, cependant ceux qui ont existé avant lui n'y ont pas été précipités par lui, et n'ont pas non plus imité sa malice. Par conséquent, sous ce rapport on ne pourrait pas dire qu'il est le chef de tous les méchants, mais de quelques-uns. Il reste donc à dire qu'il est leur chef à cause de la perfection de sa malice. Ainsi à l'occasion de ces paroles de saint Paul (2Th 2) : Ostendens se, tanquam sit Deus, la glose dit (ord. Haym.) : Comme toute la plénitude de la divinité a habité dans le Christ, de même toute la plénitude de la malice habitera dans l'anti christ. Ce qui ne signifie pas que son humanité sera prise par le diable, de manière à ne faire qu'une personne avec elle, comme l'humanité du Christ a été prise par le Fils de Dieu; mais que le diable, par ses suggestions, lui inspirera sa malice plus éminemment qu’à tous les autres. Ainsi tous les méchants qui ont paru auparavant, sont comme une figure de l'anti christ, d'après ces paroles de saint Paul (2Th 2,7) : Le mystère d'iniquité se forme dès à présent.

31 Il faut répondre au premier argument, que le diable et l'anti christ ne sont pas deux chefs, mais un seul; parce qu'on donne le nom de chef à l'anti christ, dans le sens qu'on trouve en lui imprimée, de la manière la plus pleine, la malice du démon. C'est pourquoi, sur ces paroles (2Th 2) : Ostendens se, tanquam sit Deus, la glose dit (ord. Haym.) : Il aura en lui le chef de tous les méchants, c'est-à-dire le diable, qui est le roi de tous les enfants de l'orgueil. Mais on ne dit pas que le démon est en lui par une union personnelle, ni qu'il y habite intrinsèquement ; parce qu'il n'y a que la Trinité qui pénètre ainsi dans l'âme, comme on le voit (Lib. de ecdes. dogm. cap. 83); seulement il y est par l'effet de sa malice.

32 Il faut répondre au second, que comme Dieu est le chef du Christ et que le Christ est néanmoins le chef de l'Eglise, ainsi que nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. ad 2) ; de même l'anti christ est le membre du diable, et cependant il est le chef des méchants.

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Il faut répondre au troisième, qu'on ne dit pas que l'anti christ est le chef de tous les méchants à cause d'une ressemblance d'influence, mais à cause d'une ressemblance de perfection. Car le diable poussera en lui sa malice jusqu'au plus haut degré, comme on dit que quelqu'un a mené ton dessein à son plus haut point, du moment qu'il l'a consommé.




QUESTION 9: de la science du christ en général.

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Après avoir parlé de la grâce du Christ, nous devons nous occuper de sa science. — A ce sujet il y a deux considérations à faire. Nous rechercherons : 1° quelle science le Christ a eue? 2° nous examinerons chacune de ses sciences. — Sur le premier point quatre questions se présentent : 1° Le Christ a-t-il eu une autre science que la science divine? — 2° A-t-il eu la science qu'ont les bienheureux ou ceux qui voient Dieu ? — 3° A-t-il eu la science infuse ? — 4° A-t-il eu la science acquise?



ARTICLE I. — le christ a-t-il eu une autre science que la science divine (1)?

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1 Il semble qu'il n'y ait pas eu dans le Christ une autre science que la science divine. Car la science est nécessaire pour bien connaître certaines choses. Or, le Christ connaissait tout par la science divine. Il aurait donc été inutile qu'il y eût en lui une autre science.

2
Une lumière moindre est obscurcie par une plus grande. Or, toute science créée est à la science incréée de Dieu ce qu'une lumière moindre est à une plus grande. Il n'y a donc pas eu dans le Christ une autre science que la science divine.

3
L'union de la nature humaine avec la nature divine s'est faite dans la personne, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. n, art. 2). Or, il y en a qui mettent dans le Christ une science d'union, par laquelle le Christ a su plus pleinement que tout autre ce qui appartient au mystère de l'Incarnation. Par conséquent, puisque l'union personnelle contient les deux natures, il semble que dans le Christ il n'y ait pas eu deux sciences, mais une seule appartenant à l'une et à l'autre nature.

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Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit [Lib. de ineam, cap. 7) : Dieu a pris la perfection de la nature humaine dans sa chair; il a pris le sens et l'esprit de l'homme, mais non l'esprit charnel et plein d'enflure. Or, la science créée appartient à l'esprit de l'homme. Elle a donc existé dans le Christ.


CONCLUSION. — Il a été nécessaire en raison de la nature humaine qui a été parfaite dans le Christ, qu'il y eût en lui une autre science que la science divine.

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Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. v), le Fils de Dieu a pris la nature humaine entière, c'est-à-dire non-seulement le corps, mais encore l'âme; non-seulement l'âme sensitive, mais encore l'âme raisonnable. C'est pourquoi il a fallu qu'il eût la science créée, pour trois motifs :
1° A cause de la perfection de son âme. En effet, l'âme considérée en elle-même est en puissance à l'égard de la connaissance des choses intelligibles. Car elle est comme une table sur laquelle il n'y a rien d'écrit. Cependant il est possible d'y écrire, à cause de l'intellect possible qui peut devenir toutes choses, selon l'expression d'Aristote [De an. lib. iii, text. 48). Or, ce qui est en puissance est imparfait, si on ne le fait pas passer à l'acte. C'est pourquoi il a fallu que l'âme du Christ fût parfaite au moyen d'une science qui fût sa propre perfection. Il a donc été nécessaire qu'il y eût en lui une autre science que la science divine; autrement son âme serait plus imparfaite que celles des autres hommes.
2° Parce que toute chose existant à cause de son opération, selon la remarque du philosophe (De caelo, lib. ii, text. 47), le Christ aurait eu en vain une âme intelligente, s'il n'avait rien compris par elle, ce qui appartient à la science créée.
3° Parce qu'il y a une science créée qui appartient à la nature de l'âme humaine ; c'est celle par laquelle nous connaissons naturellement les premiers principes. Car nous entendons ici, dans un sens large, par science toute connaissance de l'intellect humain. Or, le Christ n'a manqué d'aucune des choses naturelles, parce qu'il a reçu la nature humaine tout entière, comme nous l'avons dit (quest. v). C'est pourquoi le sixième concile général (Cons. ni,gen.vi, act. in epist. Agath. adlmp.) a-t-il condamné l'opinion de ceux qui ne voulaient pas qu'il y eût dans le Christ deux sciences ou deux sagesses (4).


(I)Il est de foi que le Christ a eu une science créée, c'est-à-dire qu'il a eu une connaissance intellectuelle, indépendamment de la connaissance infinie qu'il avait de Dieu, et il serait téméraire de nier qu'il ait eu une science créée à l'état habituel, tel que les logiciens et les métaphysiciens l'entendent (Voy. Gotti, Tract.de ícienlid Christ, quest. i, dub. 2).


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Il faut répondre au premier argument, qu'au moyen de la science divine le Christ a tout com*i par une opération incréée, qui est l'essence même de Dieu ; car l'intelligence de Dieu est son essence, comme le prouve Aristote (Met. lib. xii, text. 39). Cet acte n'a donc pas pu appartenir à l'âme humaine du Christ, puisqu'il est d'une autre nature. Si donc il n'y avait pas eu dans l'âme du Christ une autre science que la science divine, elle n'aurait rien connu, et par conséquent il l'aurait prise en vain, puisque toute chose existe à cause de son opération.

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Il faut répondre au second, que si l'on reçoit deux lumières du même ordre, la moindre est obscurcie par la plus grande ; comme la lumière du soleil obscurcit celle d'un flambeau, quand on les prend l'une et l'autre pour éclairer. Mais si l'on prend deux lumières, "de sorte que la plus grande éclaire et que la moindre soit éclairée, celle-ci n'est pas obscurcie par l'autre; elle est au contraire augmentée, comme la lumière de l'air par celle du soleil. C'est ainsi que la lumière de la science créée n'est pas obscurcie, mais elle est plutôt rendue plus éclatante dans l'âme du Christ par la lumière de la science divine, qui est la véritable lumière illuminant tout homme venant en ce monde, selon l'expression de l'Evangile (Jn 1,9).

33 Il faut répondre au troisième, que de la part des choses unies on reconnaît une science dans le Christ, et quant à la nature divine et quant à la nature humaine ; de telle sorte qu'à cause de l'union qui fait que l'hypostase de Dieu et de l'homme est la même, on attribue à l'homme ce qui est de Dieu, et à Dieu ce qui est de l'homme (2), comme nous l'avons dit (quest. iii, art. 4, in arg. et respons. et art. 6, arg. 3). Mais de la part de l'union on ne peut pas supposer qu'il y ait dans le Christ une science quelconque. Car cette union est l'être personnel ; au lieu que la science ne convient à la personne qu'en raison de l'une de ses natures.




III Pars (Drioux 1852) 164