III Pars (Drioux 1852) 182

ARTICLE II. — le Christ a-t-il eu la science qu'ont les bienheureux ou ceux qui voient dieu (3)?

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1 Il semble que le Christ n'ait pas eu la science des bienheureux ou de ceux qui voient Dieu. Car la science des bienheureux existe par la participation de la lumière divine, d'après ces paroles (
Ps 35,40) : Nous verrons la lumière dans votre lumière. Or, le Christ n'a pas eu la lumière divine comme une chose participée, mais il a eu en lui la divinité elle-même substantiellement immanente, d'après ce que dit saint Paul (Col 2,9) : Toute la plénitude de la divinité réside véritablement et substantiellement dans le Christ. Il n'y a donc pas eu dans le Christ la science des bienheureux.

(1) Cette hérésie fat celle de Macaire et de quelques-uns de ses disciples, qui ne voulaient admettre dans le Christ ni deux opérations intellectuelles, ni deux volontés.
(2) C'est ce que les théologiens appellent la communication des idiomes. Cette question doit se présenter pour être traitée ex professo (quest. xvi, art. 4 et 5).
(3) Il est de foi que le Christ a actuellement la science des bienheureux, et qu'il voit Dieu face à face, puisqu'il est dit (Mc 5,19) : Dominus quidem Jésus... assumptus est in caelum et sedet à dextris Dei. Mais la question qu'examine ici saint Thomas a pour objet de rechercher si, pendant qu'il était sur la terre, il a eu cette science.

2 La science des bienheureux fait leur bonheur, selon ces paroles de l'Evangile (Jn 17,3): La vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé. Or, l'Homme-Dieu a été heureux par là même qu'il a été uni personnellement à la Divinité, d'après ce que dit le Psalmiste (Ps 64,5) : Heureux celui que vous avez choisi et pris. On ne doit donc pas supposer en lui la science des bienheureux.

3 Il y a deux sortes de science qui conviennent à l'homme; l'une est conforme à sa nature et l'autre lui est supérieure. Or, la science des bienheureux, qui consiste dans la vision divine, n'est pas selon la nature de l'homme, mais elle lui est supérieure. Et comme il y a eu dans le Christ une autre science surnaturelle beaucoup plus élevée, qui est la science divine, il n'a donc pas fallu que la science des bienheureux existât en lui.

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Mais c'est le contraire. La science des bienheureux consiste dans la connaissance de Dieu. Or, le Christ a pleinement connu Dieu, même comme homme, d'après ces paroles de saint Jean (Jn 8,55) : Je le connais et je garde sa parole. Il y a donc eu dans le Christ la science des bienheureux.


CONCLUSION. — Puisque les hommes sont conduits par l'humanité du Christ à la fin de la béatitude, il a fallu que la connaissance des bienheureux, qui consiste dans la vision de Dieu, convint au Christ, comme homme, de la manière la plus excellente.

21 Il faut répondre que ce qui est en puissance est réduit en acte par ce qui est en acte, car il faut que ce qui échauffe d'autres corps soit d'abord chaud lui-même. Or, l'homme est en puissance à l'égard de la science des bienheureux qui consiste dans la vision de Dieu, et il s'y rapporte comme à sa fin ; car il est une créature raisonnable capable de la connaissance des bienheureux, selon qu'il a été fait à l'image de Dieu. De plus les hommes sont amenés à la béatitude, qui est leur fin, par l'humanité du Christ, d'après ces paroles de saint Paul (He 2,10) : Il était bien convenable que Dieu pour qui et par qui sont toutes choses, et qui voulait conduire à la gloire ses enfants en si grand nombre, élevât par ses souffrances au comble de l'honneur celui qui devait être l'auteur de leur salut. C'est pourquoi il a fallu que la connaissance des bienheureux, qui consiste dans la vision de Dieu, convînt au Christ comme homme de la manière la plus excellente ; parce que la cause doit toujours l'emporter sur l'effet (1).

(I) Tous les catholiques admettent le sentiment de saint Thomas, et s'il n'est pas de foi, on doit le regarder comme très-voisin de la foi, et le soutenir comme implicitement révélé dans l'Ecriture et comme confirmé dans la tradition. Cependant les Pères sont peu explicites sur eo point (Voy. lc P. Pétau, De ineam, lib. xi, 4, 5).


31 Il faut répondre au premier argument, que la divinité a été unie à l'humanité du Christ selon la personne, mais non selon l'essence ou la nature ; et qu'avec l'unité de personne subsiste la distinction des natures. C'est pourquoi l'âme du Christ, qui est une partie de la nature humaine, recevait pleinement, par une lumière participée de la nature divine, la science des bienheureux par laquelle on voit Dieu dans son essence.



32
Il faut répondre au second, que d'après l'union l'Homme-Dieu est heureux d'une béatitude incréée, comme d'après l'union il est Dieu; mais indépendamment de la béatitude incréée, il a fallu qu'il y eût dans la nature humaine du Christ une béatitude créée, par laquelle son âme fût établie dans la fin dernière de la nature humaine.

33
Il faut répondre au troisième, que la vision ou la science des bienheureux est d'une certaine manière supérieure à la nature de l'âme raisonnable, dans le sens qu'elle ne peut y parvenir par sa propre vertu-, mais d'une autre manière elle est selon sa nature, dans le sens qu'elle en est capable naturellement, c'est-à-dire selon qu'elle a été faite à l'image de Dieu, ainsi que nous avons dit (in corp. art.) : au lieu que la science incréée est de toutes les manières supérieure à la nature de l’âme humaine.



ARTICLE III. — le Christ a-t-il eu la science innée ou infuse (1)?

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1 Il semble qu'il n'y ait pas eu dans le Christ une autre science innée ou infuse que celle des bienheureux. Car toute autre science est à la science des bienheureux ce que l'imparfait est au parfait. Or, la présence de la connaissance parfaite exclut l'imparfaite, comme la vision éclatante de l'essence divine exclut la vision énigmatique de la foi, ainsi qu'on le voit (
1Co 13). Par conséquent, puisqu'il y a eu dans le Christ la science des bienheureux, comme nous l'avons dit (art. préc.), il semble qu'il n'ait pas pu y avoir une science infuse.

2 Un mode plus imparfait de connaissance dispose à un plus parfait ; comme l'opinion qui repose sur le syllogisme dialectique dispose à la science qui repose sur le syllogisme démonstratif. Or, quand on possède la perfection, on n'a plus besoin de la disposition qui y mène, comme quand on est arrivé au terme, le mouvement n'est plus nécessaire. Par conséquent, puisque toute autre connaissance créée est à la connaissance des bienheureux ce que l'imparfait est au parfait, et ce que la disposition est au terme, il semble que le Christ ayant eu la connaissance des bienheureux, il ne lui a pas été nécessaire d'en avoir une autre.

3
Comme la matière corporelle est en puissance par rapport à la forme sensible, de même l'intellect possible est en puissance par rapport à la forme intelligible. Or, la matière corporelle ne peut pas recevoir simultanément deux formes sensibles, l'une plus parfaite et l'autre qui l'est moins. L'âme ne peut donc pas non plus recevoir simultanément deux sortes de science, l'une plus parfaite et l'autre qui l'est moins; ce qui nous ramène à la même conséquence que précédemment.

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Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (Col 2,3) : que tous les trésors de sagesse et de science sont renfermés dans le Christ.


CONCLUSION. — Puisque l’âme du Christ a été parfaite, indépendamment de la science divine et incréée qui a existé en lui, il a été nécessaire que son âme eût la science infuse qui lui fit connaître les choses telles qu'elles sont dans leur propre nature par des espèces intelligibles, proportionnées à l'entendement humain, et c'est là ce qui fait la perfection de l'âme du Christ.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), il était convenable que la nature humaine prise par le Verbe de Dieu ne fût pas imparfaite. Or, tout ce qui est en puissance est imparfait, à moins qu'il ne soit ramené à l'acte. L'intellect possible humain est en puissance à l'égard de tout ce qui est intelligible, mais il est réduit à l'acte par les espèces intelligibles qui sont pour lui des formes complétives, comme on le voit d'après ce que dit Aristote (De animâ, lib. iii, text. 32 et 38). C'est pourquoi il faut reconnaître dans le Christ une science infuse, en tant que le Verbe de Dieu imprime à l'âme du Christ qui lui est personnellement unie des espèces intelligibles pour toutes les choses à l'égard desquelles l'intellect possible est en puissance, comme il a imprimé les espèces intelligibles dans l'entendement des anges au commencement de la création, ainsi qu'on le voit d'après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. ii, cap. 8). C'est pourquoi, comme dans les anges, suivant le même docteur (Sup. Gen. Ad litt. lib. iv, cap. 22, 24 et 30), il y a deux sortes de connaissance, l'une matutinale par laquelle ils connaissent les choses dans le Verbe, et l'autre vespertinale (1) par laquelle ils les connaissent dans leur propre nature au moyen d'espèces qui leur sont innées; de même, indépendamment de la science divine et incréée, il y a dans l'âme du Christ la science des bienheureux par laquelle elle connaît le Verbe et les choses dans le Verbe ; et la science infuse, par laquelle il connaît les choses dans leur propre nature par des espèces intelligibles proportionnées à l'entendement humain.

(1) On appelle science innée celle qui accompagne la nature dans laquelle elle se trouve comme sa propriété naturelle, et la science infuse est celle qui n'accompagne pas la nature, mais que Dieu répand dans le sujet comme un accident qui s'ajoute à lui. Ici saint Thomas unit ensemble ces deux expressions, parce que dans le Christ la science infuse accompagne la nature, à laquelle elle est due en raison de son union avec le Verbe.

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Il faut répondre au premier argument; que la vision imparfaite de la foi implique dans son essence quelque chose d'opposé à la vision manifeste de l'essence divine, parce qu'il est de l'essence de la foi d'avoir pour objet ce qu'on ne voit pas, comme nous l'avons dit (2*2", quest. i, art. 4). Mais la connaissance qui a lieu par des espèces infuses ne renferme rien d'opposé à la connaissance des bienheureux. C'est pourquoi il n'y a pas de parité.

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Il faut répondre au second, que la disposition se rapporte à la perfection de deux manières : 1° comme le chemin qui y conduit; 2° comme l'effet qui en résulte. Car la chaleur dispose la matière à recevoir la forme du feu, et quand cette forme arrive, la chaleur ne cesse pas, mais elle reste, comme un effet de cette forme. De même l'opinion produite par le syllogisme dialectique est un moyen qui mène à la science qu'on acquiert par la démonstration. Cette science acquise, la connaissance qu'on obtient par le syllogisme dialectique (2) peut néanmoins subsister comme résultant de la science démonstrative qui est produite par la cause. Car celui qui connaît la cause peut, par là même, connaître à plus forte raison les signes probables d'après lesquels le syllogisme dialectique procède. De même dans le Christ la science infuse subsiste simultanément avec la science de la béatitude, non comme, un moyen d'arriver à la béatitude, mais comme un effet de cette vision qui la confirme.

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Il faut répondre au troisième, que la connaissance des bienheureux n'est pas produite par l'espèce qui est une ressemblance de l'essence divine, ou des choses que l'on connaît dans cette essence, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I 12,2). Mais cette connaissance appartient immédiatement à l'essence divine, parce que l'essence divine est unie à l'entendement des bienheureux, comme l'intelligible au sujet qui le comprend. Cette essence divine est une forme qui surpasse la proportion de toute créature. Par conséquent, rien n'empêche qu'avec cette forme sur- éminente il y ait simultanément dans l'âme raisonnable des espèces intelligibles proportionnées à sa nature.


ARTICLE IV. — LE CHRIST A-T-IL EU QUELQUE SCIENCE ACQUISE (3)?

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1 Il semble qu'il n'y ait pas eu dans le Christ de science expérimentale acquise. En effet, tout ce qui a convenu au Christ, il l'a eu de la manière la plus excellente. Or, le Christ n'a pas eu la science acquise de la manière la plus excellente; car il ne s'est pas appliqué à l'étude des lettres, par laquelle on acquiert la science la plus parfaite, puisqu'il est dit dans l'Evangile (
Jn 7,15) : Que tous les Juifs étonnés disaient : Comment connaît-il les lettres, lui qui ne les a point étudiées ? Il semble donc qu'il n'y ait pas eu dans le Christ de science acquise.

(4) Voyez à l'égard de ces deux sortes de connaissance ce que nous avons dit (tom. 1 P b03).
(2) Dans le langage péripatéticien on appelle syllogisme dialectique celui qui n'aboutit qu'à une conclusion probable et douteuse (Vid. les premiers analytiques, liv. i, ch. \ ; Top. lib. I, cap. 2).
(5) Les scotistes et plusieurs autres théologiens sont sur ce point d'un sentiment contraire à ce lui do saint Thomas.

2 On ne peut pas ajouter quelque chose à ce qui est plein. Or, la puissance de l'âme du Christ a été remplie par les espèces intelligibles que la divinité lui a communiquées, comme nous l'avons dit (art. préc.). Son âme n'a donc pas pu recevoir par surcroît des espèces acquises.

3
Celui qui a déjà l'habitude de la science n'en acquiert pas une nouvelle au moyen des choses qu'il reçoit des sens (parce qu'alors il y aurait simultanément dans le même sujet deux formes delà même espèce). Mais l'habitude qui existait auparavant, est confirmée et s'accroît. Puisque le Christ a eu l'habitude de la science infuse, il ne semble donc pas qu'il ait acquis une autre science par les choses que ses sens ont perçues.

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Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (He 5,8) : Quoiqu'il fût le Fils de Dieu, il a appris l'obéissance d'après ce qu'il a souffert; la glose observe (interl. Haym.), c'est-à-dire d'après ce qu'il a éprouvé. Il y a donc eu dans le Christ une science expérimentale qui est la science acquise.


CONCLUSION. — Puisqu'il y a eu dans l'âme du Christ l'intellect agent dont l'opération propre est de rendre les espèces intelligibles en acte, en les abstrayant des images sensibles, il y a eu en elle, indépendamment de la science infuse, une science acquise par la lumière naturelle de l'intellect agent, c'est-à-dire par l'abstraction des images sensibles.

21 Il faut répondre que, comme le voit d'après ce que nous avons dit (art. 1 huj. quaest.), aucune des choses que Dieu a mises dans notre nature n'a manqué à la nature humaine que le Verbe de Dieu a prise. Or, il est évident que dans la nature humaine Dieu a mis non-seulement l'intellect possible, mais encore l'intellect agent. Par conséquent, il est nécessaire de dire que dans l'âme du Christ il y a eu non-seulement un intellect possible, mais encore un intellect agent. Or, si ailleurs Dieu et la nature ne font rien en vain, selon la remarque d'Aristote (De caelo, lib. i, text. 3,1, et lib. ii, text. 59), à plus forte raison n'y a-t-il rien eu d'inutile dans l'âme du Christ. Et comme ce qui n'a pas d'opération propre existe en vain, puisque toute chose existe à cause de son opération, selon l'expression du philosophe (De caelo, lib. ii, text. 17), et que d'ailleurs l'opération propre de l'intellect agent est de rendre les espèces intelligibles en acte, en les abstrayant des images, ce qui est cause qu'on dit (De animâ, lib. iii, text. 18) qu'il lui appartient de faire toutes choses; il s'ensuit qu'il est nécessaire de dire que dans le Christ il y a eu des espèces intelligibles reçues dans son intellect possible par l'action de son intellect agent ; ce qui revient à dire qu'il y a en lui la science acquise à laquelle quelques-uns donnent le nom de science expérimentale. — C'est pourquoi, quoique j'aie dit le contraire ailleurs (III. Sent, quest. iii, art. 3, quest. v), il faut répondre qu'il y a eu dans le Christ la science acquise, qui est la science proprement dite selon le mode de l'homme, non-seulement de la part du sujet qui la reçoit, mais encore de la part de la cause qui la produit. Car cette science existe dans l'âme du Christ selon la lumière de l'intellect agent qui est naturelle à l'âme humaine. Au contraire la science infuse est attribuée à l'âme d'après la lumière qui lui vient d'en haut; et ce mode de connaître est proportionné à la nature angélique. Quant à la science des bienheureux par laquelle Dieu est vu dans son essence, elle est propre et naturelle à Dieu seul, comme nous l'avons dit (part. I, quest. xii, art. 4).

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Il faut répondre au premier argument, qu'il y a deux manières d'acquérir la science: on peut le faire en la découvrant et en l'apprenant; le mode qui la découvre est le principal, celui par lequel on l'apprend est secondaire. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. i, cap. 4) : Il est excellent celui qui comprend tout par lui-même, et il est bon celui qui est bien docile au maître qui l'instruit (d). C'est pourquoi il convenait mieux au Christ d'avoir la science acquise en la découvrant qu'en l'apprenant, d'autant plus que Dieu l'envoyait pour être le docteur de tout le monde, d'après ces paroles du prophète (Jl 2,23) : Réjouissez-vous dans le Seigneur votre Dieu, parce qu'il vous a donné le docteur de la justice.

32 Il faut répondre au second, que l'âme humaine soutient deux sortes de rapport. L'un à l'égard de ce qui est au-dessus d'elle ; l'âme du Christ a été remplie sous ce rapport par la science infuse. L'autre à l'égard de ce qui est au-dessous, c'est-à-dire à l'égard des images sensibles qui sont naturellement aptes à mouvoir l'entendement humain par la vertu de l'intellect agent. Or, il a fallu que l'âme du Christ fût encore remplie de science à cet égard, non parce que la première plénitude suffisait à l'intelligence humaine par elle-même, mais parce qu'il fallait encore qu'elle fût rendue parfaite, relativement aux images sensibles.

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Il faut répondre au troisième, que l'habitude acquise et l'habitude infuse ne sont pas de même nature ; car l'habitude de la science acquise s'acquiert par le rapport de l'intelligence humaine avec les images sensibles; par conséquent on ne peut acquérir de nouveau une autre habitude semblable ; au lieu que l'habitude de la science infuse est d'une autre nature, selon qu'elle descend dans l'âme en partant de ce qu'il y a de plus élevé, et non en proportion des images sensibles. C'est pourquoi ces deux habitudes ne sont pas de même nature.




QUESTION 10: DE LA SCIENCE BIENHEUREUSE DE L’ÂME DU CHRIST.

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Nous avons maintenant à nous occupe et en particulier de chacune des sciences dont nous venons de constater l'existence. Comme nous avons déjà parlé de la science divine (part. I,quest. xiv), il nous reste actuellement à nous occuper des trois autres: 1° de la science bienheureuse ; 2° de la science infuse ; 3° de la science acquise. — Nous avons déjà dit plusieurs choses de la science bienheureuse, qui consiste dans la vision de Dieu (part. I, quest. xii) ; nous n'avons plus à parler ici que de ce qui appartient en propre à l'âme du Christ. — A cet égard quatre questions sont à examiner : 1° L’âme du Christ a-t-elle compris le Verbe, ou l'essence divine ? — 2° A-t-elle tout connu dans le Verbe? — 3° A-t-elle connu dans le Verbe des choses infinies? — 4° Voit-elle le Verbe, ou l'essence divine, plus clairement que toute autre créature ?



ARTICLE I. — l'âme du Christ a-t-elle compris le verbe ou l'essence divine (2) ?

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1 Il semble que l'âme du Christ ait compris et qu'elle comprenne le Verbe ou l'essence divine. Car saint Isidore dit (De summ. bon. lib. i, cap. 3) que la Trinité n'est connue qu'à elle seule et à l'Homme-Dieu. L'Homme-Dieu a donc de commun avec la sainte Trinité la connaissance qu'elle a d'elle-même et qui lui est propre. Cette connaissance supposant une compréhension parfaite, il s'ensuit que l'âme du Christ a compris l'essence divine.

(1) Aristote parle ainsi lui-même d'après Hésiode. Voyez le poème des œuvres et des Jours, v. 95. On trouve la même pensée dans l’Antigone de Sophode, v. 720.
(2) Le concile de Bile a condamné la proposition suivante d'Augustin de Rome : Anima Christi videt Deum tam clare et intense, sicut Deus videt seipsum, et cette condamnation a été approuvée par le pape Nicolas V.

C'est une plus grande chose d'être uni à Dieu personnellement que selon la vision. Or, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. iii, cap. 6) : Toute la divinité dans l'une des personnes a été unie à la nature humaine dans le Christ. A plus forte raison la nature divine entière est- elle vue par l'âme du Christ, et par conséquent il semble qu'elle comprenne son essence.

Ce qui convient au Fils de Dieu par nature, convient au fils de l'homme par grâce, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. i, cap. 43). Or, il convient au Fils de Dieu par nature de comprendre l'essence divine. Cette même chose convient donc au fils de l'homme par grâce, et par conséquent il semble que l'âme du Christ ait compris le Verbe par la grâce.

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Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 44) que ce qui se comprend est fini par rapport à soi. Or, l'essence divine n'est pas finie comparativement à l'âme du Christ, puisqu'elle la surpasse infiniment. L'âme du Christ ne comprend donc pas le Verbe.



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Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. ii, art. 4 et 6), l'union des natures s'est faite dans la personne du Christ, de manière cependant que les propriétés de l'une et de l'autre n'ont point été confuses. Ainsi ce qui est incréé reste incréé, et ce qui est créé doit rester dans les limites de la créature, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. m, cap. 3 et 4). Or, il est impossible qu'une créature comprenne l'essence divine, comme nous l'avons démontré (I 12,1 I 12,4 I 12,7); parce que l'infini n'est pas compris par le fini. C'est pourquoi on doit dire que l'âme du Christ ne comprend d'aucune manière l'essence divine.

31 Il faut répondre au premier argument, que l'Homme-Dieu est semblable à la Trinité divine pour la connaissance qu'elle a d'elle-même, non en raison de la compréhension, mais parce qu'il en a une connaissance plus élevée que les autres créatures (4).

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Il faut répondre au second, que dans l'union qui s'est faite selon l'être personnel, la nature humaine ne comprend pas le Verbe de Dieu ou la nature divine, qui, quoiqu'elle ait été unie tout entière à la nature humaine dans la seule personne du Fils, n'a cependant pas été comprise ou renfermée par elle dans toute sa vertu divine. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Epist, ad Volus. cxxxvi) : Je veux que vous sachiez que l'enseignement chrétien n'admet pas que Dieu ait été renfermé dans le corps au point d'avoir abandonné ou perdu le soin qu'il prenait du gouvernement de l'univers, ou que sa sollicitude se soit concentrée ou resserrée pour ainsi dire dans cet espace étroit. De même l'âme du Christ voit l'essence de Dieu tout entière, cependant elle ne la comprend pas ; parce qu'elle ne la voit pas totalement, c'est-à-dire aussi parfaitement qu'elle pourrait être vue, comme nous l'avons dit (part. I, quest. xii, art. 7).


(1) Sylvius pense que l'on peut entendre ce passage de l'humanité en raison de la divinité, selon l'interprétation de saint Thomas lui-même (in III, dist. 14, quest. i, art. 2, quest, \ ad I). Nicolas croit que saint Isidore a ainsi parlé d'après le sentiment de ceux qui prétendaient que l'âme du Christ comprenait au moyen de l'intellect divin.


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Il faut répondre au troisième, que ce passage de saint Augustin doit s'entendre de la grâce d'union, d'après laquelle tout ce que l'on dit du Fils de Dieu selon la nature divine, on le dit aussi du fils de l'homme à cause de l'identité du suppôt. D'après cela on peut dire véritablement que le fils de l'homme comprend l'essence divine, non en raison de son âme, mais selon sa nature divine ; et on peut dire aussi de la même manière que le fils de l'homme est créateur.



ARTICLE II. — l'âme du Christ a-t-elle connu toutes choses dans le verbe (1) ?

202
1 Il semble que l'âme du Christ ne connaisse pas toutes choses dans le Verbe. Car il est dit (
Mc 13,32) : Quant à ce jour personne n'en a connaissance, ni les anges qui sont dans le ciel, ni le Fils, mais le Père seul. Elle ne sait donc pas tout dans le Verbe.

2 Plus on connaît parfaitement un principe et plus on connaît de choses dans ce principe. Or, Dieu voit plus parfaitement son essence que l'âme du Christ. Il connaît donc dans le Verbe plus de choses que l'âme du Christ, et par conséquent l'âme du Christ ne connaît pas tout dans le Verbe.

3
L'étendue de la science se mesure sur la quantité des choses que l'on peut savoir. Si donc l'âme du Christ savait dans le Verbe tout ce qu'il sait, il s'ensuivrait que la science de l'âme du Christ égalerait la science divine, c'est-à-dire le créé égalerait l'incréé ; ce qui répugne.

20
Mais c'est le contraire. Sur ces paroles (Ap 15,12) : L'Agneau qui a été égorgé est digne de recevoir la divinité et la sagesse; la glose dit (ord.) : c'est-à-dire la connaissance de toutes choses.


CONCLUSION. — L'âme du Christ a connu dans le Verbe tout ce qui existe, tout ce qui a existé ou tout ce qui existera d'une manière quelconque, et tout ce qui est dans la puissance de la créature, mais il n'a cependant pas connu en lui ce qui est dans la puissance du Dieu créateur, car ce serait comprendre la vertu et l'essence divine.

21 Il faut répondre que quand on demande si Dieu connaît tout dans le Verbe, le mot tout peut s'entendre de deux manières :
1° Proprement, de telle sorte qu'on embrasse tout ce qui existe, tout ce qui existera ou tout ce qui a existé de quelque manière; tout ce qui a été dit, ou fait, ou pensé par quelqu'un , à quelque époque que ce soit. Dans ce sens on doit dire que l'âme du Christ connaît toutes choses dans le Verbe. En effet tout intellect créé ne connaît pas dans le Verbe toutes choses absolument, mais il en connaît d'autant plus qu'il voit le Verbe plus parfaitement. Cependant il n'y a pas d'intellect bienheureux qui ne connaisse dans le Verbe tout ce qui le regarde. Or, tout regarde le Christ et sa dignité d'une certaine manière, dans le sens que tout lui est soumis. Dieu l'a établi le juge de toutes choses, parce qu'il est le fils de l'homme, comme le dit l'Evangile (
Jn 5). C'est pourquoi l'âme du Christ connaît dans le Verbe tout ce qui existe, dans tous les temps, et elle sait même les pensées des hommes dont il est le juge; de telle sorte que ces paroles (Jn 2,25) : Il connaissait par lui-même ce qu'il y avait dans le cœur de l'homme, peuvent s'entendre non-seulement de la science divine, mais encore de la science que l'âme du Christ possède dans le Verbe (2). —
2° Le mot tout peut s'entendre plus largement, de manière à s'étendre non-seulement à toutes les choses qui existent en acte, peu importe à quelle époque, mais encore à toutes celles qui sont en puissance, qui ne doivent jamais être réduites en acte ou qui n'y ont point été. Parmi ces choses il y en a qui n'existent que dans la puissance divine : pour celles-là l'âme du Christ ne les connaît pas toutes dans le Verbe. Car ce serait comprendre tout ce que Dieu peut faire, et par là même comprendre la vertu divine et par conséquent son essence (1). Car toute vertu se connaît par la connaissance de toutes les choses sur lesquelles elle a de la puissance. Il y en a d'autres qui n'existent pas seulement dans la puissance divine, mais encore dans la puissance de la créature : l'âme du Christ sait toutes celles-là dans le Verbe : car elle comprend dans le Verbe l'essence de toute créature et par conséquent la puissance et la vertu et tout ce qui est au pouvoir des choses créées.

(I) Celse a prétendu que le Christ n'avait pas su à l'avance qu'il devait souffrir (Orig. lib. ii, cont. Cels.)-, les agnoètes, d'après saint Grégoire (Ep. xxxix) et saint Isidore (Etym. lib. viii, cap. 9), ont cru que le Christ avait ignoré, au moins comme homme, le jour du jugement universel. Luther, Zuingle et Calvin sont tombés dans cette méme erreur, qui a été condamnée.

(2) Parmi les catholiques, il y en a qui admettent que le Christ a vu dans le Verbe tous les futurs dont la succession doit avoir une fin, comme les substances dont la génération doit avoir un terme, mais qu'il n'a pas connu les futurs dont la succession est indéfinie, comme les passions des hommes et des anges. Cette opinion est celle de Richard de Saint-Victor (in III, dist. I I, art. 2, quest. hi), et il semble qu'elle soit partagée par saint Bonaventure.


31 Il faut répondre au premier argument, qu'Arius et Eunomius ont entendu ce passage, non de la science de l'âme qu'ils n'admettaient pas dans le Christ, comme nous l'avons dit (quest. ix, art. 4), mais de la connaissance divine du Fils, qu'ils prétendaient inférieur au Père quant à la science. Mais cette opinion est insoutenable ; parce que tout a été fait par le Verbe de Dieu, selon l'expression de saint Jean, et entre autres choses il a fait tous les temps et il n'ignore rien de ce qu'il a fait. Par conséquent s'il est dit qu'il ne connaît pas le jour et l'heure du jugement, c'est parce qu'il ne le fait pas connaître. Car interrogé à ce sujet par les apôtres (Ac 1), il ne voulut pas le leur révéler. C'est ainsi qu'il est dit (Gn 22,42) : Maintenant je sais que vous craignez Dieu ; c'est-à-dire maintenant je vous ai fait connaître que vous le craignez. L'Ecriture dit que le Père sait, parce qu'il a transmis cette connaissance au Fils. Par conséquent par là même qu'on dit : à l'exception du Père, on donne à entendre que le Fils le connaît, non-seulement quant à la nature divine, mais encore quant à la nature humaine : parce que, comme l'observe saint Chrysostome (Hom. Lxxviiitn Matth.), s'il a été donné au Christ comme homme de savoir de quelle manière il faut juger, ce qui est la chose la plus grave, à plus forte raison lui a-t-il été donné de savoir ce qui est moins important, c'est-à-dire l'époque du jugement. Toutefois Origène (Tract, xxx in MT) entend ces paroles du Christ quant à son corps qui est l'Eglise et qui ignore ce temps. Enfin il y en a qui disent qu'on doit les entendre du Fils adoptif de Dieu et non de son Fils naturel.

32 Il faut répondre au second, que Dieu connaît plus parfaitement son essence que l'âme du Christ ne la connaît, puisqu'il la comprend. C'est pourquoi il connaît toutes choses, non-seulement celles qui existent en acte à une époque quelconque, et qu'on dit qu'il connaît de sa science de vision, mais il connaît encore tout ce qu'il peut faire, c'est-à-dire les choses qu'on dit qu'il connaît par sa simple intelligence, comme nous l'avons vu (part. I, quest. xiv, art. 9). L'âme du Christ sait donc tout ce que Dieu connaît en lui-même par la science de vision ; mais non tout ce qu'il connaît en lui-même par la science de simple intelligence ; et par conséquent Dieu sait en lui-même plus de choses que l'âme du Christ.

(I) Ainsi la connaissance de l'âme du Christ n'a été infinie ni dans son mode ni dans son objet.


33
Il faut répondre au troisième, que l'étendue de la science ne se considère pas seulement d'après le nombre des choses que l'on peut savoir, mais encore d'après la clarté de la connaissance. Ainsi quoique la science de l'âme du Christ qu'elle possède dans le Verbe soit égale à la science de vision que Dieu a en lui-même, relativement au nombre des choses qu'elle embrasse ; néanmoins la science de Dieu la surpasse infiniment quant à la clarté de la connaissance; parce que la lumière incréée de l'entendement divin surpasse infiniment toute lumière créée qui est reçue dans l'âme du Christ. D'ailleurs, absolument parlant, la science divine l'emporte sur la science de l’âme du Christ, non-seulement quant au mode de la connaissance, mais encore quant au nombre des objets qu'elle embrasse, comme nous l'avons dit (in corp. art.).



III Pars (Drioux 1852) 182