III Pars (Drioux 1852) 4

PROLOGUE

Notre-Seigneur Jésus-Christ en délivrant son peuple du péché, d'après le témoignage de l'ange, nous a montré en lui-même la voie de la vérité par laquelle nous pouvons parvenir à la béatitude de la vie immortelle au moyen de la résurrection. Par conséquent il est nécessaire pour achever l'étude de la théologie entière, qu'après avoir examiné la fin dernière de l'homme, les vertus et les vices, nous considérions le Sauveur lui-même du genre humain et les bienfaits dont il nous a comblés. Nous traiterons donc 1° du Sauveur lui-même ; 2° de ses sacrements qui sont nos moyens de salut ; 3° de la fin de la vie immortelle à laquelle il nous conduit par la résurrection. — Sur le Sauveur lui-même nous avons deux choses à considérer : 1° le mystère même de l'Incarnation, d'après lequel Dieu s'est fait homme pour nous sauver ; 2° ce que notre Sauveur, c'est-à-dire ce que le Dieu incarné a fait et a souffert.



QUESTION 1.

Sur le mystère de l'Incarnation il y a trois considérations à faire. Il faut examiner : r la convenance de l'incarnation du Christ; 2» le mode de l'union du Verba incarné-, 3° ce qui est résulté de cette union. — Sur la convenance de l'incarnation il y a six questions à examiner : 1° Etait-il convenable que Dieu s’incarnât ? — 2° Etait-ce nécessaire pour la réparation du genre humain? — 3° Si l'homme n'eut pas péché, Dieu se serait-il incarné? — 4° S'est-il incarné plutôt pour effacer le péché originel que Je péché actuel ? — 5° Etait-il convenable que Dieu s'incarnât depuis le commencement du monde? — 6°Son incarnation aurait-elle dû être différée jusqu'à latin des siècles ?
20

ARTICLE I. — était-il convenable que dieu s'incarnat (1)?

21
1 Il semble qu'il n'était pas convenable que Dieu s'incarnât. Car puisque Dieu est de toute éternité l'essence même de la bonté, le meilleur par conséquent c'est qu'il soit comme il a été éternellement. Or, de toute éternité Dieu a existé absolument sans la chair. Il était donc très-convenable qu'il ne s'unît pas à la chair, et par conséquent qu'il ne s'incarnât pas.

2
Il n'est pas convenable de joindre des choses qui sont infiniment distantes; par exemple, si l'on peignait une image il serait très-inconvenant d'unir un coup de cheval à une tête d'homme (2). Or, Dieu et la chair sont des choses infiniment distantes ; puisque Dieu est très-simple, tandis que la chair est très-composée et surtout la chair humaine. Il n'a donc pas été convenable que Dieu s'unît à elle.

3
Le corps est éloigné de l'esprit souverain, comme la malice l'est de la souveraine bonté. Or, il serait tout à fait inconvenant que Dieu qui est la bonté souveraine s'unît à la malice. Il n'a donc pas été convenable non plus que l'esprit souverain incréé prît un corps.

4
Il est inconvenant que celui qui surpasse les grandes choses soit contenu dans la moindre, et que celui qui a le soin de ce qu'il y a de plus grand se transporte dans ce qu'il y a de plus petit. Or, toute l'universalité des êtres ne peut suffire à contenir Dieu qui prend soin du monde entier. Il semble donc qu'il ne convienne pas que celui qui regarde l'univers comme peu de chose, se cache dans le corps délicat d'un petit enfant; que ce roi se soit si longtemps éloigné de son trône, et que le gouvernement du monde entier se soit trouvé transporté dans un aussi petit corps, comme l'écrit Volusien à saint Augustin (Ep. cxxxv).

20
Mais c'est le contraire. Il paraît très-convenable que les choses invisibles de Dieu soient montrées par ce qui est visible : car c'est pour cela que le monde entier a été fait, comme on le voit par ces paroles de saint Paul (Rm 1,20) : Les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles par la connaissance que nous en ont donné les créatures. Or. comme le dit saint Jean Damascène (Ziô. iii de fid. orth. in princ.), le mystère de l'Incarnation montre tout à la fois la bonté, la sagesse, la justice, la puissance ou la vertu de Dieu. Sa bonté, parce qu'il n'a pas dédaigné la faiblesse de sa propre créature; sa justice, parce qu'après la défaite de l'homme, il n'a pas voulu laisser vaincre le tyran par un autre que par l'homme lui-même, et qu'il ne l'a pas délivré de la mort par la violence ; sa sagesse, parce qu'il a trouvé le moyen le plus convenable d'acquitter une dette du plus grand prix; sa puissance ou sa vertu infinie, parce qu'il n'y a rien de plus grand qu'un Dieu fait homme. Il a donc été convenable que Dieu s'incarnât.

(1) Le concile de Chalcédoine (art. -I) s'élève avec force contre les hérétiques qui avaient osé avancer qu'il était indigne de Dieu de s'être incarné. On peut considérer comme les auteurs de ce blasphème les apellites, les manichéens et, en général, tous ceux qui ont nié la vérité du corps du Christ.
(2) Allusion aux premiers vers de l'Art poétique d'Horace : Humano capiti cervicem pictor equinam jungere «i velit, etc.


CONCLUSION. — Puisque la nature même de Dieu est l'essence de la bonté, et qu'il appartient à la nature du bien de se communiquer aux autres, il est évident qu'il convenait que Dieu se communiquât à ses créatures d'une manière souveraine, et c'est ce qu'il a fait dans l'œuvre de l'incarnation.

21 Il faut répondre que ce qu'il y a de convenable pour une chose, c'est ce qui s'accorde avec l'essence de sa propre nature. Ainsi il est convenable que l'homme raisonne, parce que cette propriété lui convient en tant qu'il est raison nable par nature. Or, la nature de Dieu est la bonté par essence, comme on le voit par saint Denis (De div. nom. cap. 1). Par conséquent tout ce qui appartient à la nature de la bonté, est convenable pour Dieu. Et comme il appartient à la nature du bien de se communiquer aux autres, ainsi que l'observe le même Père (De div. nom. cap. 1), il s'ensuit qu'il appartient à la nature du souverain bien de se communiquer à la créature de la manière la plus élevée; et c'est à la vérité ce qui arrive principalement quand il s'unit une nature créée de manière que ces trois choses, le verbe, l'âme et le corps, ne forment qu'une seule personne, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xiii, cap. 48). D'où il est évident qu'il a été convenable que Dieu s'incarnât (i).

32
Il faut répondre au premier argument, que le mystère de l'Incarnation ne s'est pas accompli parce que Dieu a changé de quelque manière l'état dans lequel il a existé de toute éternité, mais parce qu'il s'est uni à la créature d'une manière nouvelle ou plutôt parce qu'il l'a unie à lui. Or, il est convenable que la créature qui est changeante par nature n'existe pas toujours de la même manière. C'est pourquoi, comme la créature a commencé d'exister, puisque auparavant elle n'existait pas; de même il a été convenable que n'ayant pas été d'abord unie à Dieu en personne, elle le fût ensuite.

32
Il faut répondre au second, qu'il n'était pas convenable que le corps de l'homme fût uni à Dieu dans l'unité de personne, si l'on considère la condition de sa nature, parce que ce bienfait était au-dessus de sa dignité ; mais néanmoins il convenait à Dieu selon l'excellence infinie de sa bonté de l'unir à lui pour le salut du genre humain.

33
Il faut répondre au troisième, que toute autre condition (2) d'après laquelle la créature diffère du créateur a été établie par la sagesse de Dieu et se rapporte à sa bonté. Car c'est à cause de sa bonté que Dieu qui est incréé, immuable et incorporel, a produit des créatures changeantes et corporelles. De même le mal de la peine a été introduit par la justice de Dieu pour sa gloire, au lieu qu'on commet le mal de la faute en s'éloignant de l'art de la divine sagesse et de l'ordre de la divine bonté. C'est pourquoi il a pu être convenable pour Dieu de prendre une nature créée, changeante, corporelle et soumise à la peine, mais il ne lui convenait pas de prendre le mal du péché.

(2) Toute autre condition que celle de la nia- lice ou du péché.
(I) Pour connaître foutes les convenances de ce mystère, on peut lire Pétau (De incarnat.lib. ii, cap. b et seq.).

34
Il faut répondre au quatrième, que, comme le dit saint Augustin dans sa réponse à Volusien (Ep. cxxxvn), la doctrine chrétienne ne dit pas que Dieu se soit enfermé dans la chair dont il s'est revêtu de telle sorte qu'il ait abandonné ou perdu le gouvernement de l'univers et qu'il en ait transporté le soin dans ce corps, comme une chose qu'il aurait concentrée pour 1 y renfermer. Toutes ces idées ne viennent que de ce que les hommes ne peuvent concevoir que des corps ou des choses corporelles. Mais la grandeur de Dieu ne se mesure pas sur la masse ou l'étendue, elle se mesure sur sa vertu. Par conséquent l'étendue de sa puissance ne peut être ainsi resserrée dans d'étroites limites. Ainsi quand on observe que la parole passagère de l'homme est entendue simultanément par plusieurs personnes et que chacune d'elles la reçoit tout entière, est-il donc incroyable que le Verbe de Dieu qui subsiste éternellement soit partout tout entier? Il n'y a donc pas d'inconvénient que Dieu s'incarne.


ARTICLE II. — a-t-il été nécessaire pour la réparation du genre humain que le verbe de dieu s'incarne (1)?

22
1 Il semble qu'il n'a pas été nécessaire pour la réparation du genre humain que te Verbe s'incarne. Car le Verbe de Dieu, puisque Dieu est parfait, comme nous l'avons vu (part. 1, quest. iv, art. 1 et 2), n'a acquis aucune vertu en prenant un corps. Par conséquent si le Verbe de Dieu incarné a réparé la nature humaine, il eût pu le faire sans prendre un corps.

2
Pour réparer la nature humaine qui était tombée par le péché, il semble qu'il fallait seulement satisfaire pour le péché. Or, il semble que l'homme ait pu satisfaire pour le péché : car Dieu ne doit pas demander à l'homme plus qu'il ne peut; et puisqu'il est plus porté à pardonner qu'à punir, comme il impute à l'homme l'acte du péché à titre de peine, de même il lui doit imputer à mérite l'acte contraire. Il n'a donc pas été nécessaire pour la réparation de la nature humaine que le Verbe s'incarne.

3
Il appartient principalement au salut de l'homme qu'il révère Dieu. Ainsi il est dit (Ml 1,6) : Si je suis Père, où est l'honneur qu'on me rend f Si je suis le Seigneur, où est la crainte que l'on me doit? Or, les hommes révèrent Dieu davantage par là même qu'ils le considèrent comme élevé au-dessus de toutes choses, et comme éloigné des sentiments humains. C'est pourquoi le Psalmiste dit (Ps 113,4) : Le Seigneur est élevé au-dessus de toutes les nations, et sa gloire s'élève au-dessus des deux. Puis il ajoute : Qui est comme le Seigneur notre Dieu ? ce qui appartient au respect. Il semble donc qu'il n'était pas convenable pour le salut du genre humain que Dieu se rendît semblable à nous en prenant un corps.

20 Mais c'est le contraire. Ce qui délivre le genre humain de la perdition est nécessaire au salut de l'homme. Or, tel est le mystère de l'Incarnation divine, d'après ces paroles de l'Evangile (Jn 3,16) : Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle. Il a donc été nécessaire pour le salut de l'homme que Dieu s'incarne.

CONCLUSION. — Dieu eût pu par l'infinité de sa puissance divine réparer le genre humain autrement que par l'oeuvre de l'incarnation ; mais il a été nécessaire que son Verbe se fit chair pour que l'homme opérât plus facilement et mieux son salut.

ISerm. vi cont. Groecot),saint Léon (serm, ii, De nativ.) saint Grégoire le Grand iMor. lib. xx, cap. 26 , saint Jean Damascenc (lib. m, cap. 48), saint Bernard (Epist. 490).

Tous les Pères pensent, avec saint Thomas, que l'incarnation n'a pas été absolument nécessaire. Viii. Alii. (Cont Ar. orat, m), saint Grégoire de Nazianze (orat, ix), saint Cyrille d'Alexandrie [Cont, apollinarist.), Théodoret

21 Il faut répondre qu'on dit qu'une chose est nécessaire à une fin de deux manières : 1° On appelle nécessaire ce sans quoi une chose ne peut exister; comme la nourriture est nécessaire à la conservation de la vie humaine. 2° On appelle nécessaire le moyen par lequel on parvient mieux et plus convenablement à une fin ; c'est ainsi qu'un cheval est nécessaire à la course. Il n'a pas été nécessaire de la première manière que Dieu s'incarne pour la réparation de la nature humaine. Car Dieu pouvait par sa vertu toute-puissante réparer cette nature d'une multitude d'autres manières (1). Mais il a été nécessaire de la seconde manière que Dieu s'incarne pour la réparation du genre humain. C'est pourquoi saint Augustin dit (De Trin. lib, xiii, cap. 10) : Montrons, non qu'il n'y avait pas d'autre moyen possible à Dieu, dont la puissance embrasse toutes choses également, mais qu'il n'y en avait pas de plus convenable pour guérir notre misère. — C'est en effet ce que l'on peut considérer d'abord relativement à ce qui porte l'homme vers le bien. Et 4° quant à la foi qui est plus certaine par là même que l'on croit à la parole même de Dieu. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, lib. xi, cap. 2) : Pour que l'homme marche avec plus de confiance vers la vérité, la vérité elle-même, le Fils de Dieu fait homme, a établi et fondé la foi. 2° Quant à l'espérance, qui est parla même plus vive. Aussi saint Augustin dit ailleurs (De Trin. lib. xiii, cap. 10) : Rien n'a été plus nécessaire pour exciter notre espérance que de nous démontrer combien Dieu nous aimait. Et qui pouvait nous prouver plus manifestement cet amour que le Fils de Dieu en daignant s'unir à notre nature? 3° Quant à la charité, qui est par là rendue plus ardente. C'est pour ce motif que saint Augustin dit encore (Lib. de catech. rudibus, cap. 4) : Pourquoi principalement Dieu nous a-t-il envoyé son Fils, sinon pour nous montrer l'amour qu'il nous porte; puis il ajoute : Si nous ne l'aimions pas auparavant, pouvons-nous ne pas lui rendre amour pour amour. 4° Quant à la droiture des actions, pour laquelle il s'est donné en exemple à chacun de nous. D'où le même docteur dit dans un sermon (De Nat. Domini, xxii de Temp. in med.) : On ne devait pas suivre l'homme que l'on pouvait voir: maison devait suivre Dieu que l'on ne pouvait pas voir. Donc Dieu s'est ainsi fait homme pour offrir à l'homme quelqu'un qu'il vît et qu'il pût prendre pour modèle. 5° Quant à la pleine participation de la divinité, qui est la véritable béatitude de l'homme et la fin de la vie humaine; et c'est ce qui nous a été conféré par l'humanité du Christ. Car d'après saint Augustin (in Serm. de Nativ. Dom. xiii de Temp.) Dieu s'est fait homme pour que l'homme devînt Dieu.— De même l'incarnation a été utile pour éloigner l'homme du mal. En effet : 4° L'homme est instruit par là à ne pas mettre le diable au-dessus de lui, et à ne pas vénérer celui qui est l'auteur du péché. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin. lib. xiii, cap. 47) : La nature humaine ayant pu être unie à Dieu de manière à ne faire qu'une personne avec lui, les mauvais esprits n'osent pas dans leur orgueil se mettre au-dessus de l'homme, sous prétexte qu'ils ne sont pas corporels. 2° Nous savons par là combien grande est la dignité de la nature humaine, afin que nous ne la souillions pas par le péché. Ainsi saint Augustin dit (Lib. de ver. relig. cap. 46) : Dieu nous a démontré combien est élevé le rang que la nature humaine occupe entre les créatures, en se montrant aux hommes avec la nature d'un homme véritable. Et le pape saint Léon s'écrie (Serm. de Nativ. i, vers, fin.) : Reconnais, ô chrétien, ta dignité; et étant devenu participant de la nature divine, ne retourne pas à ton ancienne condition en te dégradant par une mauvaise conduite. 3° Pour détruire dans l'homme toute présomption ; car l'incarnation du Christ nous apprend que la grâce de Dieu nous est donnée, sans aucun mérite antérieur de notre part, d'après saint Augustin (De Trin. lib. xiii, cap. 17). 4° Parce que l'orgueil de l’homme, qui est le plus grand obstacle qui nous empêche de nous attacher à Dieu, peut être réprimé et guéri par l'humilité profonde de Dieu, selon l'observation du même Père (ibid.). 5° Pour délivrer l'homme de la servitude du péché, ce qui d'après saint Augustin (De Trinit. lib. xiii, cap. 13) doit résulter de ce que le diable a été vaincu par la justice de l'Homme-Dieu, et c'est ce qu'a fait le Christ en satisfaisant pour nous. Un homme seul ne pouvait pas satisfaire pour tout le genre humain; Dieu ne le devait pas; il fallait par conséquent que ce fût Jésus-Christ qui est Dieu et homme. C'est ce qui fait dire au pape saint Léon (loc. cit.) : L'infirmité est reçue par la force, l'humilité par la majesté, ce qui est mortel par ce qui est éternel, afin que ce qui convenait parfaitement à notre guérison, il n'y eût qu'un seul et même médiateur entre Dieu et les hommes et qu'il pût mourir d'après l'une de ses natures et ressusciter d'après l'autre. Car s'il n'était pas vrai Dieu, il ne nous présenterait pas de remède; et s'il n'était pas vrai homme, il ne nous servirait pas d'exemple. Il y a d'ailleurs encore une foule d'autres avantages qui sont résultés de là et qui dépassent l'intelligence humaine.


(1) Saint Anselme paraît avoir été de l'opinion contraire. Le P. Pétau croit qu'il a enseigné que l'incarnation était absolument nécessaire [De ineam. lib. ii; cap. 13, n° 5). Saint Bonaventure et Alexandre de Halès l'excusent en prétendant qu'il n'a voulu parler que d'une nécessité hypothétique. Billuart on rapportant leur sentiment se range de leur avis.


21
Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement s'appuie sur la première espèce de nécessité, sans laquelle on ne peut parvenir à sa fin.

32
Il faut répondre au second, qu'on peut dire qu'une satisfaction est suffisante de deux manières : 1° Parfaitement, parce qu'elle est adéquatement capable de compenser la faute commise; la satisfaction simple d'un homme seul n'eût pu être ainsi suffisante pour le péché, soit parce que le péché ayant souillé la nature humaine entière, le bien d'une personne ou de plusieurs ne pouvait pas compenser équivalemment le dommage qu'avait subi toute la nature, soit parce que le péché commis contre Dieu a une infinité qui résulte de l'infinité de la majesté divine; car l'offense est d'autant plus grave que celui contre lequel on la fait est plus élevé. Pour que la satisfaction fût complète, il a donc fallu que l'acte de celui qui satisfait eût une efficacité infinie, comme l'acte de celui qui est Dieu et homme. 2° On peut dire que la satisfaction de l'homme est suffisante imparfaitement, quand elle l'est par suite de l'acceptation de celui qui s'en contente, quoiqu'elle ne soit pas adéquate. La satisfaction simple d'un homme ordinaire est suffisante de cette manière. Mais parce que tout ce qui est imparfait présuppose quelque chose de parfait qui le soutienne, il s'ensuit que toute satisfaction humaine tire son efficacité de la satisfaction du Christ.

33
Il faut répondre au troisième, que Dieu en prenant un corps n'a pas rabaissé sa majesté; et par conséquent le respect qui lui est dû n'a pas été affaibli ; au contraire il a augmenté à mesure que la connaissance qu'on a eue de lui a augmenté elle-même. Or, par là même que Dieu a voulu s'approcher de nous en prenant notre chair, il nous a portés à le mieux connaître.



ARTICLE III. — si l'homme n'eut pas péché, Dieu se serait-il incarné (1)?

23 (1) Cet article « pour objet d'examiner si la rédemption du genre humain a été le motif principal et unique de l'incarnation, c'est-à-dire de rechercher si, dans le cas où l'homme n'aurait pas péché, l'incarnation aurait eu lieu par la force du décret actuel. Car tout le monde reconnaît qu'elle aurait pu avoir lieu en vertu d'un autre décret.


1 Il semble que si l'homme n'eût pas péché, Dieu se serait néanmoins incarné. Car tant que la cause subsiste, l'effet subsiste aussi. Or, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xiii, cap. 17), il y a beaucoup d'autres choses que la rémission des péchés à considérer dans l'incarnation du Christ, dont nous avons parlé (art. préc.). Par conséquent quand même l'homme n'aurait pas péché, Dieu se serait incarné.

2
Il appartient à la toute-puissance de la vertu divine de parfaire ses œuvres et de se manifester au moyen d'un effet infini. Or, il n'y a pas de simple créature qu'on puisse appeler un effet infini, puisqu'elle est finie par son essence. Cependant dans l'œuvre seule de l'incarnation il semble surtout se manifester un effet infini de la puissance divine, qui unit des choses infiniment éloignées ; puisqu'elle a fait que l'homme fût Dieu. Cette œuvre paraît aussi avoir le plus perfectionné l'univers, par là même que la dernière créature, c'est-à-dire l'homme, est unie au premier principe, qui est Dieu. Par conséquent, quand même l'homme n'eût pas péché, Dieu se serait incarné.

3
Le péché n'a pas rendu la nature humaine plus capable de la grâce. Or, après le péché elle est restée capable de la grâce d'union qui est la plus grande. Par conséquent si l'homme n'eût pas péché, la nature humaine aurait été capable de cette grâce; et Dieu ne lui aurait pas soustrait le bien dont elle était capable. Il se serait donc incarné, si l'homme n'eût pas péché.

4
La prédestination de Dieu est éternelle. Or, saint Paul dit du Christ (Rm 1,4) : Qu'il a été prédestiné pour être le Fils de Dieu par sa puissance. Il était donc nécessaire avant le péché que le Fils de Dieu s'incarnât, pour que la prédestination de Dieu s'accomplit.

Le mystère de l'Incarnation a été révélé au premier homme, comme on le voit par ces paroles (Gn 2,23) : C'est là l’os de mes os; et l’Apôtre dit que ce que ces paroles expriment est le grand sacrement qui représente l'union du Christ et de son Eglise (Ep 5,32). Or, l'homme n'a pas pu avoir la prescience de sa chute pour la même raison que l'ange ne l'a pas eue non plus, comme le prouve saint Augustin (Sup. Gen. Ad litt. lib. xi, cap. 48). Par conséquent Dieu se serait incarné, quand même l'homme n'aurait pas péché.

20 Mais c'est le contraire. Saint Augustin (Lib. de verb. Dom. et expressiùs Lib. de verb. apost, serm. viii, cap. 2), expliquant ce passage de saint Luc (Lc 19) : Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui périssait, dit : Par conséquent si l'homme n'eût pas péché, le Fils de l'homme ne serait pas venu. Et sur ces paroles de l’Apôtre (1Tm 1), le Christ est venu en ce monde pour sauver les pécheurs, la glose dit (ord. Aug. Lib. de verb. apost. serm. ix) : Le Christ n'a pas eu d'autre cause pour venir en ce monde, que de sauver les pécheurs. Enlevez les maladies, faites disparaître les blessures, et il n'y aura plus besoin de médecin.


CONCLUSION. — Quoique Dieu ait pu s'incarner, sans que le péché existe, cependant il est plus convenable de dire que si l'homme n'eût pas péché, Dieu ne se serait pas incarné, puisque dans l'Ecriture sainte la raison que l'on donne partout de l'incarnation se tire du péché du premier homme.

21 Il faut répondre qu'à cet égard les opinions sont différentes. Car les uns disent que le Fils de Dieu se serait incarné, quand même l'homme n'aurait pas péché (1). Les autres affirment le contraire (2). Il semble qu'on doive plutôt s'en tenir à cette dernière assertion ; car les choses qui ne proviennent que de la volonté de Dieu, et qui ne sont point dues à la créature, ne peuvent nous être connues que d'après les saintes Ecritures, qui nous manifestent la volonté divine. Par conséquent puisque dans l'Ecriture sainte, la raison de l'incarnation est partout tirée du péché du premier homme, il est plus convenable que Dieu ait ordonné l'oeuvre de l'incarnation pour remédier au péché; de telle sorte que l'incarnation n'aurait pas eu lieu, si le péché n'avait pas été commis. Toutefois, la puissance de Dieu n'est pas limitée à cet égard; car Dieu aurait pu s'incarner, même sans que le péché existe.

(1) Les scotistes sont de ce sentiment ; Suarez, Isambert et d'autres théologiens également, quoiqu'ils exposent leur opinion d'une autre manière que les scotistes.
(2)i Saint Thomas a d'abord déclaré ces deux sentiments probables (III, dist. i, quest. i, art. 5). Il a donné ensuite la préférence à ce dernier, et il est suivi par les thomistes et la plupart des autres théologiens.

31
Il faut répondre au premier argument, que toutes les autres causes qui ont été assignées (art. préc.) se rapportent au remède du péché (1). Car si l'homme n'eût pas péché, il aurait été éclairé de la lumière de la sagesse divine, et Dieu aurait perfectionné la droiture de sa justice, pour qu'il connût et qu'il fit tout-ce qui est nécessaire. Mais parce que l'homme, après qu'il eut abandonné Dieu, était porté aux choses corporelles, il a été convenable que Dieu en se faisant chair lui offrît, dans ces choses mêmes, le remède qui devait le sauver. Aussi, à l'occasion de ces paroles (Jn 1), le Verbe s'est fait chair, saint Augustin dit (Tract, n) : La chair vous avait aveuglé, la chair vous guérit : car le Christ est venu pour détruire les vices de la chair.

32 Il faut répondre au second, qu'en tirant les êtres du néant la puissance de Dieu s'est montrée infinie ; et il suffit à la perfection de l'univers que la créature se rapporte d'une manière naturelle à Dieu comme à sa fin (2). Mais que la créature soit unie à Dieu en personne, c'est une chose qui surpasse les limites de la perfection naturelle.

33
Il faut répondre au troisième, qu'on peut considérer dans la nature humaine deux sortes de capacité : l'une qui résulte de la puissance naturelle, elle est toujours remplie par Dieu qui donne à chaque chose ce que sa capacité naturelle exige; l'autre se rapporte à la puissance divine, à laquelle toute créature obéit à volonté, et c'est de cette sorte de capacité qu'il s'agit dans l'objection. Mais Dieu ne remplit pas dans tous les êtres cette capacité de leur nature : autrement il ne pourrait faire dans une créature que ce qu'il fait; ce qui est faux, comme nous l'avons vu (part. 1, quest. cv, art. 6). Ainsi rien n'empêche que la nature humaine n'ait été élevée à quelque chose de plus grand après le péché. Car Dieu permet que le mal arrive pour en retirer quelque chose de mieux, selon cette parole de saint Paul (Rm 5,20) : Où le péché a abondé, la grâce a surabondé aussi. C'est pour cela que dans la bénédiction du cierge pascal on dit : O heureuse faute qui nous a mérité un pareil et un aussi grand Rédempteur !

34 Il faut répondre au quatrième, que la prédestination présuppose la prescience de l'avenir : c'est pourquoi comme Dieu prédestine le salut d'un homme qui doit s'accomplir par les prières des autres, de même il a aussi prédestiné l'oeuvre de l'incarnation pour remédier au péché de l'homme.

35
Il faut répondre au cinquième, que rien n'empêche qu'on ne révèle à quelqu'un l'effet sans lui révéler la cause. Le mystère de l'Incarnation a donc pu être révélé au premier homme, sans qu'il eût la prescience de sa chute. Car celui qui connaît un effet n'en connaît pas toujours la cause

(1) Pierre Abeilard a cependant nié que la rédemption du genre humain fût la cause finale de l'incarnation. C'est ce que lui reproche saint Bernard (Ep. 190).
(2) Cette assertion de saint Thomas se trouve en opposition avec le système de Mallebranche et son optimisme.


ARTICLE IV. — le Christ s'est-il incarné plutôt pour effacer le péché originel que le péché actuel (3)?

24
(3) L'Ecriture insinue que le Christ s'est incarné tout particulièrement pour effacer le péché originel : Sicut per unum hominem peccatum intravit in mundum, etc. [Rom. 5].

1 Il semble que Dieu se soit incarné plutôt pour remédier aux péchés actuels qu'au péché originel. Car plus le péché est grave, plus il est opposé au salut de l'homme, pour lequel Dieu s'est incarné. Or, le péché actuel est plus grave que le péché originel ; car une peine moindre est due au péché originel, comme le dit saint Augustin contre Julien (lib. v, cap. Il). L'incarnation du Christ a donc eu plutôt pour but d'effacer les péchés actuels que le péché originel.

2
Le péché originel ne mérite pas la peine du sens, mais seulement la peine du dam, comme nous l'avons vu (implic. 1* 2", quest. lxxxvii, art. 5, arg. 2, sed clarius in 2, dist. 33, quest. ii, art. 1). Or, pour la satisfaction de nos péchés, le Christ est venu souffrir sur la croix la peine du sens, mais non la peine du dam, parce qu'il n'a point manqué de voir l'essence divine ou d'en jouir. Il est donc venu pour effacer le péché actuel plutôt que le péché originel.

3
Comme le dit saint Chrysostome (lib. ii de compuncti cord. cap. 5) : L'affection du serviteur fidèle est telle, qu'il considère comme accordés à lui seul les bienfaits que son Seigneur accorde en général à tout le monde. C'est ainsi que saint Paul ne parle que de lui seul, quand il écrit aux Galates (2) : Il m'a aimé et s'est livré pour moi. Or, nos propres péchés sont les péchés actuels, car le péché originel est commun. Nous devons donc avoir ce sentiment pour que nous pensions qu'il est venu principalement pour nos péchés actuels.

20
Mais c'est le contraire. Saint Jean dit (Jn 1,29) : Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui efface les péchés du monde, ce que Bède explique en disant : On appelle péché du monde le péché originel qui est commun au monde entier (Collig. ex ejus hom. in oct. Epiph. et hab. in gloss. ord.).


CONCLUSION. — Quoique le Christ soit venu pour effacer tous les péchés, cependant il est venu plutôt pour effacer le péché originel que le péché actuel, car le péché qui souille le genre humain entier est plus grand que celui qui est propre à un seul individu.

21 Il faut répondre qu'il est certain que le Christ est venu en ce monde non-seulement pour effacer le péché qui s'est transmis originellement à la postérité, mais encore pour effacer tous les péchés qui ont été ensuite commis : ce qui ne signifie pas que tous les péchés sont effacés, car il y en a qui ne le sont pas par la faute des hommes qui ne s'attachent pas au Christ, d'après ces paroles de saint Jean (Jn 3,19) : La lumière est venue en ce monde, et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière ; mais ces paroles indiquent qu'il a fait de son côté ce qu'il fallait pour effacer tous les péchés (1). Ainsi l’Apôtre dit (Rm 5,15) : Il n'en est pas de la grâce comme du don.... car nous avons été condamnés par le jugement de Dieu pour un seul péché; au lieu que nous sommes justifiés par la grâce, après plusieurs péchés. Par conséquent, le Christ est venu pour effacer d'autant plus spécialement un péché que ce péché est plus grand. Or, on dit qu'une chose est plus grande de deux manières : 1° En intensité. C'est ainsi que la blancheur est plus grande quand elle est plus intense. Le péché actuel est dans ce sens plus grand que le péché originel, parce qu'il est plus volontaire, comme nous l'avons vu (I-II 81,1). 2° On dit qu'une chose est plus grande par extension ; c'est ainsi qu'on dit plus grande la blancheur qui occupe une surface plus vaste. De cette manière le péché originel qui souille tout le genre humain est plus grand que tout péché actuel qui est propre à chaque individu. Et sous ce rapport le Christ est venu plutôt pour effacer le péché originel, parce que le bien d'une nation est plus divin et plus éminent que le bien d'un seul, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 2).

(t) Le concile de Tolède l'a défini expressément, et on peut voir à cet égard ce que dit le concile de Trente (sess, VI. can.2). D'après saint Athanase, il est venu surtout détruire l'idolâtrie, qu'il considère comme la source et le principe de tous les péchés actuels (Orat. m).

31 Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement s'appuie sur la grandeur du péché considérée sous le rapport de l'intensité.

32
Il faut répondre au second, que le péché originel ne mérite pas dans la vie future la peine du sens. Cependant les peines que nous endurons ici-bas d'une manière sensible, comme la faim, la soif, la mort et les autres souffrances semblables, proviennent de ce péché. C'est pourquoi le Christ, pour satisfaire pleinement pour le péché originel, a voulu souffrir des douleurs sensibles, afin de détruire en lui-même la mort et toutes les peines qui l'accompagnent.

33
Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Chrysostome (tôic?. cap. 6), l’Apôtre parlait ainsi sans vouloir affaiblir les dons du Christ qui sont répandus dans le monde entier, mais pour se mettre seul à la place de tous les autres. Car que vous importe, s'écrie ce docteur, qu'il ait fait aux autres le même don, puisque les présents qu'il vous a faits sont aussi complets et aussi parfaits que s'il n'avait rien donné à aucun autre? Par conséquent de ce qu'on doit s'attribuer les bienfaits du Christ, on ne doit pas penser qu'ils n'ont pas été accordés aux autres. C'est pourquoi il ne répugne pas que le Christ soit venu effacer le péché de la nature entière plutôt que le péché d'un seul. Mais ce péché de nature a été aussi parfaitement guéri dans chaque individu que s'il avait été guéri dans un seul. C'est pourquoi, à cause de l'union de la charité, chacun doit s'attribuer tout ce qui a été fait pour tous.



III Pars (Drioux 1852) 4