III Pars (Drioux 1852) 25

ARTICLE V. — eut-il été convenable que dieu s'incarnat dès le commencement du monde (1)?

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1 Il semble qu'il eût été convenable que Dieu s'incarnât dès le commencement du genre humain. Car l'œuvre de l'incarnation a été produite par l'immensité de la charité divine, d'après ces paroles de l’Apôtre (
Ep 2,4): Dieu qui est riche en miséricorde, poussé par l'amour extrême dont il nous a aimés, lorsque nous étions morts pour nos péchés, nous a rendu la vie en Jésus-Christ. Or, la charité ne tarde pas à venir en aide à un ami qui est dans la nécessité, d'après ces paroles du Sage (Pr 3,28) : Ne dites pas à votre ami : Allez et revenez, je vous donnerai demain, puisque vous pouvez lui donner immédiatement. Dieu n'a donc pas dû différer l'œuvre de l'incarnation, mais il a dû dès le commencement venir immédiatement en aide au genre humain en s'incarnant.

2 Saint Paul dit (1Tm 1,15) : Le Christ est venu en ce monde sauver les pécheurs. Or, un plus grand nombre auraient été sauvés si Dieu se fût incarné dès le commencement du genre humain. Car il y en a beaucoup dans les divers siècles qui n'ont pas connu Dieu et qui sont morts dans leur péché. Il aurait donc été plus convenable que Dieu se fût incarné dès le commencement du genre humain (2).

3 L'œuvre de la grâce n'est pas moins bien ordonnée que l'œuvre de la nature. Or, la nature commence par ce qui est parfait, comme le dit Boëce [De consol. lib. iii, pros. 10). L'œuvre de la grâce a donc dû être parfaite dès le commencement. Or, on considère dans l'œuvre de l'incarnation la perfection delà grâce, d'après ces paroles de saint Jean (i, 14) : Le Verbe s'est fait chair; Il est plein de grâce et de vérité. Le Christ a donc dû s'incarner dès le commencement du genre humain.

(<) Nulle part, le plan de la Providence n'est mieux exposé ni plus parfaitement justifié que dans le Discours de Bossuet sur l'histoire universelle.

(2) Cette objection est celle que les païens faisaient en disant que si le Christ est le maître de tous les hommes il aurait dû, Aes le commencement, leur montrer la vraie voie.

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Mais c'est le contraire. L’Apôtre dit (Ga 4,4) : Lorsque la plénitude des temps s'est accomplie, Dieu a envoyé son Fils, formé d'une femme et assujetti à la loi. A cet égard la glose observe (Ambros. in hunc loc.) que la plénitude des temps, c'est l'époque déterminée par Dieu le Père pour envoyer son Fils. Or, Dieu a tout déterminé par sa sagesse. Le "Verbe s'est donc incarné dans le temps le plus convenable, et par conséquent il ne convenait pas qu'il s'incarnât dès le commencement du monde.


CONCLUSION. — Il n'était pas convenable que Dieu s'incarnât dès le commencement du genre humain avant le péché, puisqu'on ne donne de médecin qu'à ceux qui sont infirmes; il ne devait pas non plus s'incarner immédiatement après le péché, afin que l'homme, humilié par sa faute, reconnût qu'il avait besoin d'un libérateur; mais il a pu le faire lorsque le temps qu'il avait marqué de toute éternité a été pleinement accompli.

Il faut répondre que l'œuvre de l'incarnation ayant pour but principal de réparer la nature humaine, en effaçant le péché, il est évident qu'il n'a pas été convenable (i) que Dieu s'incarnât, avant le péché, dès le commencement du genre humain. Car on ne donne un médecin qu'à ceux qui sont déjà malades. C'est ce qui fait dire au Seigneur (Mt 9,12) : Ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais ce sont les malades qui ont besoin de médecin; car ce sont les pécheurs et non les justes que je suis venu appeler. Mais il n'eût pas été convenable que Dieu s'incarnât immédiatement après le péché : 1° A cause de la condition du péché de l'homme, qui avait eu l'orgueil pour cause. Ainsi l'homme devait être délivré de manière à reconnaître dans son humiliation qu'il avait besoin d'un libérateur. A l'occasion de ces paroles de saint Paul (Ga 3) : Ordinata per angelos in manu mediatoris, la glose dit (ord.) que Dieu dans son grand conseil a voulu que son Fils ne vînt pas immédiatement après la chute de l'homme. Car Dieu a laissé d'abord l'homme à son libre arbitre, sous la loi naturelle, pour connaître ainsi les forces de sa nature; quand il défaillit, il reçut la loi; après l'avoir reçue, le mal augmenta, non par la faute de la loi, mais par celle de la nature; de telle sorte qu'ayant ainsi connu son infirmité, il cria vers le médecin et demanda le secours de la grâce. 2° A cause de la manière dont on progresse dans le bien ; car d'après cette loi on va de l'imparfait au parfait. D'où l’Apôtre dit (1Co 15,46) : Ce n'est pas le corps spirituel qui a été formé le premier; c'est le corps animal et ensuite le spirituel. Le premier homme formé de la terre est l'homme terrestre, et le second descendu du ciel est l'homme céleste. 3° A cause de la dignité du Verbe incarné, parce que, à l'occasion de ces paroles (Ga 4) : At ubi venit plenitudo temporis, la glose dit (Aug. tract, xxxi in JN) : Plus le juge qui venait était grand et plus devait être longue la suite des hérauts qui l'annonçaient. 4° Enfin pour que la ferveur de la foi ne s'attiédît pas avec le temps ; car à la fin du monde la charité d'un très-grand nombre se refroidira. D'où il est dit (Lc 18,8) : Quand le Fils de l'homme viendra, pensez-vous qu'il trouvera encore de la foi sur la terre.

31 Il faut répondre au premier argument, que la charité ne tarde pas à venir au secours d'un ami, en observant toutefois l'opportunité des temps et la condition des personnes. Car si un médecin donnait une médecine à un malade immédiatement dès le commencement de la maladie, elle lui serait moins salutaire ou même elle lui ferait plus de mal que de bien. C'est pourquoi le Seigneur n'a pas appliqué ce remède au genre humain, immédiatement dès le commencement, dans la crainte qu'il ne le méprisât par orgueil, s'il ne connaissait auparavant sa faiblesse.

(t) Il est évident qu'il ne s'agit ici que d'une convenance relative, et que Dieu eût pu s'incarner dès le commencement des temps ou à la fin s'il l'eût voulu, et que, comme le dit Gotti du moment qu'il l'aurait voulu, il eût été très-convenable qu'il le fit.

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Il faut répondre au second, que saint Augustin répond lui-même à cette objection (in lib. de sex quaest. pagan. ep. eu), en disant que le Christ n'a voulu se montrer aux hommes et prêcher parmi eux sa doctrine, que dans le temps et le lieu où il savait qu'il y aurait des hommes qui croiraient en lui. Car dans les temps et les lieux où son Evangile n'a pas été prêché, il savait par sa prescience qu'ils seraient tous à l'égard de sa prédication ce qu'ont été, en sa présence, un grand nombre qui n'ont pas voulu croire en lui, quoiqu'il eût ressuscité des morts. Mais le même docteur rejette cette réponse (1) (Lib. de Persever. cap. 9) en faisant cette remarque : Pouvons- nous dire que les habitants de Tyr et de Sidon, s'ils avaient été témoins de pareils prodiges, n'auraient pas voulu croire ou qu'ils ne croiraient pas si on les opérait devant eux; puisque Dieu lui-même atteste qu'ils auraient fait pénitence, en s'humiliant profondément, si on avait produit au milieu d'eux ces mêmes signes de la puissance divine. Par conséquent il faut s'en tenir à ce qu'il ajoute (ibid. cap. Il) : c'est que, comme le dit l’Apôtre (Rm 9,46), cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. Il vient en aide, comme il veut, à ceux qu'il a vus à l'avance prêts à croire à ses miracles, si on les faisait sous leurs yeux; et il laisse les autres dont, dans sa prédestination, il a pensé autrement d'une manière secrète, mais avec justice. C'est pourquoi nous devons reconnaître sans hésiter sa miséricorde dans ceux qui sont délaissés, et sa vérité dans ceux qui sont punis.

33 Il faut répondre au troisième, que le parfait est avant l'imparfait, dans les choses qui diffèrent sous le rapport du temps et de la nature (car ce qui mène les autres choses à la perfection doit être nécessairement parfait) ; mais dans une seule et même chose l'imparfait a la priorité de temps, quoiqu'il soit postérieur par nature. Ainsi donc la perfection éternelle de Dieu a précédé en durée l'imperfection de la nature humaine ; mais la perfection consommée de cette même nature qui est résultée de son union avec Dieu a suivi son imperfection (2).

(1) Les semi-pélagiens ayant abusé de ce passage, un laïc appelé Hilaire l'en prévint, et saint Augustin explique dans son livre de la Prédestination, cap. 9, ce qu'il avait voulu dire par là.
(2) C'est ainsi que la nature a été avant la loi et la loi avant la grâce.


ARTICLE VI. — l'incarnation aurait-elle dû être différée jusqu'à la fin du monde (3) ?

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(3) Cet article se rapporte aux Juifs qui attendent indéfiniment le Christ, comme s'il n'était pas arrivé.

1 Il semble que l'œuvre de l'incarnation aurait dû être différée jusqu'à la fin du monde. Car il est dit (
Ps 92,2) : Ma vieillesse se renouvellera par votre abondante miséricorde, c'est-à-dire dans les derniers temps, comme le dit la glose (interl. et Aug. in hunc locum). Or, le temps de l'incarnation est principalement le temps de la miséricorde, d'après ces autres paroles du Psalmiste (Ps 101,44) : Il est venu le temps auquel vous avez promis d'avoir pitié de nous. L'incarnation a donc dû être différée jusqu'à la fin du monde.

2 Comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3), le parfait est temporairement postérieur à l'imparfait dans le même sujet. Par conséquent ce qu'il y a de plus parfait doit être absolument le dernier dans l'ordre des temps. Or, la perfection souveraine de la nature humaine consiste dans son union avec le Verbe, parce qu'il a plu au Père que toute la plénitude de la divinité habitât dans le Christ, comme le dit l’Apôtre (Col 1). L'incarnation a donc dû être différée jusqu'à la fin du monde.

3 Il n'est pas convenable de faire par deux ce que l'on peut faire par un seul. Or, pour sauver la nature humaine, l'avènement du Christ qui aura lieu à la fin du monde pouvait suffire à lui seul. Il n'a donc pas fallu qu'il s'incarnât auparavant, et par conséquent l'incarnation a dû être différée jusqu'à la fin du monde.

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Mais c'est le contraire. Il est dit (He 3,2) : Vous accomplirez votre grand ouvrage au milieu des temps (1). Le mystère de l'Incarnation qu'il a manifesté au monde n'a donc pas dû être différé jusqu'à la fin du monde.


CONCLUSION. — Dans la crainte que la connaissance de Dieu ne s'éteignit absolument parmi les hommes, et pour montrer davantage la grandeur de la puissance divine en les sauvant, non-seulement par la foi dans l’avenir, mais encore par la foi dans le présent et le passé, il n'a point été convenable que l'incarnation du Christ fût différée jusqu'à la fin du monde.

21 Il faut répondre que, comme il n'a pas été convenable que Dieu s'incarnât dès le commencement du monde, de même il ne convenait pas que son incarnation fût différée jusqu'à la fin. Ce qui est manifeste :
1° d'après l'union de la nature divine et de la nature humaine. Car, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3), le parfait a d'une manière la priorité de temps sur l'imparfait ; au contraire l'imparfait précède temporairement d'une autre manière le parfait. Car dans ce qui d'imparfait devient parfait, l'imparfait a la priorité de temps sur le parfait-, au lieu que dans ce qui est la cause efficiente de la perfection, le parfait est temporairement antérieur à l'imparfait. Or, dans l'œuvre de l'incarnation ces deux choses se rencontrent. En effet la nature humaine a été élevée dans ce mystère à sa perfection souveraine, c'est pourquoi il n'a pas été convenable que l'incarnation eût lieu dès le commencement du genre humain. Le Verbe incarné est lui-même la cause efficiente de la perfection de la nature humaine, d'après ces paroles de l'Evangile (
Jn 1,46) : Nous avons tous reçu de sa plénitude. C'est pourquoi l'œuvre de l'incarnation n'a pas dû être différée jusqu'à la fin du monde ; mais c'est la perfection de la gloire à laquelle la nature humaine doit être élevée en dernier lieu au moyen du Verbe incarné, qui aura lieu à la fin des temps.
2° Cette même proposition est évidente d'après l'effet de l'incarnation qui est le salut de l'homme. Car, comme le dit saint Augustin (2) (Lib. de quaest. Fet. et Nov. Test, quaest. lxxxiii) , il est au pouvoir de celui qui donne d'avoir pitié quand il le veut et autant qu'il le veut. Il est donc venu, quand il a su qu'il devait venir au secours du genre humain, et que son bienfait serait agréable. Car quand, par suite de la langueur et de la défaillance de l'humanité, la connaissance de Dieu eut commencé à se perdre parmi les hommes et que les mœurs se furent altérées, il daigna choisir Abraham qui fut le type de la régénération de la connaissance de Dieu et des mœurs ; et comme on était encore trop tiède dans son service, il donna ensuite par Moïse sa loi écrite. Les nations l'ayant méprisée en refusant de s'y soumettre, et ceux qui l'avaient reçue ne l'ayant pas observée, le Seigneur dans sa miséricorde envoya son Fils, pour qu'après avoir accordé à tous les hommes la rémission de leurs péchés, il offrît à Dieu le Père ceux qu'il aurait justifiés. Or, si ce remède avait été différé jusqu'à la fin du monde, la connaissance de Dieu, le respect qui lui est dû, la pureté des mœurs auraient totalement disparu sur la terre.
3° Enfin il est clair que c'était convenable pour manifester la puissance divine qui a sauvé les hommes de plusieurs manières, non-seulement par la foi dans l'avenir, mais encore par la foi dans le présent et le passé.

(J) Ce passage se rapporte à l'incarnation, puisque "l'Eglise en fait usage dans son office de la Nativité.
(2) Cet ouvrage n'est pas de saint Augustin, d'après Bellarmin (De tcript. ecdet.), il a pour auteur un hérétique appelé Hilaire, mais il n'y a rien de répréhensible dan» le passage cité par saint Thomas.

21 Il faut répondre au premier argument, que cette glose parle de la miséricorde qui mène à la gloire. Si cependant on la rapporte à la miséricorde dont le genre humain a été l'objet au moyen de l'incarnation du Christ, il faut remarquer que, comme le dit saint Augustin (Retr. lib. i, cap. 26), le temps de l'incarnation peut être comparé à la jeunesse du genre humain, à cause de la vigueur et de la ferveur de la foi qui opère par l'amour, et on peut le comparer à la vieillesse qui est le sixième âge à cause du nombre des temps, parce que le Christ est venu à cette époque. Et quoique la jeunesse et la vieillesse ne puissent exister simultanément dans le corps, cependant elles peuvent exister simultanément dans l'âme ; l'une à cause de sa vivacité et l'autre à cause de sa gravité. C'est pour cela que saint Augustin dit dans un endroit de ses œuvres (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. M) qu'il n'a pas fallu que le maître divin, à l'imitation duquel les mœurs du genre humain devaient être régénérées, vînt dans un autre temps que dans celui de la jeunesse ; et qu'ailleurs (lib. i, de Gen. cont. M an. cap. 23), il observe que le Christ est venu dans le sixième âge du monde, à l'époque de sa vieillesse.

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Il faut répondre au second, qu'on ne doit pas seulement considérer l'œuvre de l'incarnation comme le terme d'un mouvement qui va de l'imparfait au parfait, mais encore comme le principe de la perfection dans la nature humaine, ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.).

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Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Chrysostome (Sup. illud Jean, III : Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde (Hom. xxvii), il y a deux avènements du Christ ; le premier a pour but de remettre les péchés, le second de juger le monde. Si le premier n'eût pas eu lieu, tous les hommes auraient été perdus simultanément, puisque tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu. D'où il est évident qu'il n'a pas dû différer son avènement miséricordieux jusqu'à la fin du monde.





QUESTION 2: DU MODE DE L'UNION DU VERBE INCARNÉ.

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Après avoir parlé de la convenance de l'incarnation, nous devons nous occuper du mode de l'union du Verbe incarné. — Nous considérerons ce mode d'union : 1° quant à l'union elle-même; 2° quant à la personne qui prend la nature humaine ; 3° quant à la nature qu'elle a prise. — Relativement à l'union elle-même il y a douze questions à examiner : 1° L'union du Verbe incarné s'est-elle faite en nature ? — 2° S'est- elle faite en personne? — 3° S'est-elle faite dans le suppôt ou l'hypostase? — 4° La personne ou l'hypostase du Christ a-t-elle été composée après l'incarnation? — 5° S'est-il fait une union de l'âme et du corps dans le Christ? — 6° La nature humaine a-t-elle été unie accidentellement au Verbe? — 7° L'union elle-même est-elle quelque chose de créé? — 8° Est-elle la même chose que l'Assomption ? — 9° L'union des deux natures est-elle la plus grande des unions? — 10° L'union des deux natures s'est-elle faite dans le Christ par la grâce? — 11° Y a-t-il des mérites qui l'aient précédé ? — 12° La grâce de l'union a-t-elle été naturelle au Christ comme Homme-Dieu ?


ARTICLE I. — l'union du verbe incarné s'est-elle faite en nature (4)?

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1 Il semble que l'union du Verbe incarné se soit faite en nature. Car saint Cyrille dit et on lit dans les actes du concile de Chalcédoine (part. H, AC 1) : Il ne faut pas comprendre qu'il y a eu deux natures, mais qu'une seule nature du Verbe de Dieu s'est incarnée : ce qui ne serait pas si l'union ne s'était pas faite en nature. L'union du Verbe incarné s'est donc faite de la sorte.

2
Saint Athanase dit (Symb. (id.) : Comme l'âme raisonnable et le corps ne forment qu'un seul homme, de même Dieu et l'homme ne forment qu'un seul Christ. Or, l'âme raisonnable et le corps s'unissent pour ne former qu'une seule nature humaine. Par conséquent Dieu et l'homme s'unissent pour ne constituer qu'une seule chose. L'union s'est donc faite en nature.

3
De deux natures l'une ne tire son nom de l'autre qu'autant qu'elles se transforment l'une dans l'autre réciproquement. Or, la nature divine et la nature humaine tirent l'une de l'autre leur dénomination dans le Christ ; car saint Cyrille dit (loc. cit.) que la nature divine s'est incarnée, et saint Grégoire de Nazianze avance [Epist, i ad Dedonium) que la nature humaine a été déifiée, comme on le voit par saint Jean Damascène (Orth. fid. lib. iii, cap. 6 et cap. Il). Des deux natures il semble donc qu'il s'en est fait une seule.

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Mais c'est le contraire que l'on remarque dans cette décision du concile de Chalcédoine (sup. cit. act. v) : Nous confessons que dans ces derniers temps on doit reconnaître le Fils unique de Dieu en deux natures sans confusion, d'une manière immuable, indivise, inséparable, sans que ces natures aient cessé d'être différentes à cause de leur union. L'union ne s'est donc pas faite en nature.


CONCLUSION. — Il est impossible que l'union du Verbe incarné se soit faite en nature.


(1) Cet article est la réfutation de l'erreur d'Apollinaire, qui prétendait que dans l'incarnation quelque chose du Verbe s'était changé au corps du Christ; de celle d'Eutychès, qui ne voulait pas reconnaître dans le Christ deux natures distinctes; de celle des ariens, qui n'admettaient en lui que la nature humaine.

(U) C'est le système adopté par les disciples d'Eutychès, et que suivent encore les arméniens, pressant trop ces paroles de saint Athanase : Sicut anima rationalis et caro unus est homo; ita Deus et homo unus est Christus.

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Il faut répondre que pour rendre cette question évidente il faut considérer ce qu'on entend par nature. On doit donc savoir que le mot de nature vient du verbe naître ; par conséquent on l'a d'abord employé pour exprimer la génération des êtres vivants qu'on appelle naissance ou pullulation, de telle sorte qu'on donne le nom de nature (natura) à ce qui doit naître (nascitura). Le mot de nature a été ensuite employé pour désigner le principe de cette génération. Et parce que le principe de la génération dans les choses vivantes est intrinsèque, le mot de nature a servi ultérieurement à exprimer tout principe intrinsèque d'un mouvement, d'après cette remarque d'Aristote qui dit (Phys. lib. ii, text. 3) que la nature est le principe du mouvement dans le sujet où il existe par lui-même et non par accident. Or, ce principe est ou forme ou matière. Par conséquent on appelle nature tantôt la forme et tantôt la matière. Et parce que la fin de la génération naturelle consiste dans ce qui est engendré, c'est-à-dire dans l'essence de l'espèce que la définition exprime, il en résulte que cette essence reçoit aussi le nom de nature. C'est ainsi que Boëce définit la nature (Lib. de duab. nat.) quand il dit que la nature est ce qui donne à chaque chose sa différence spécifique, c'est-à-dire ce qui complète la définition de l'espèce. Ainsi donc nous parlons maintenant de la nature selon qu'elle exprime l'essence, ou ce qu'est la chose ou la quiddité de l'espèce. — En prenant le mot nature en ce sens, il est impossible que l'union du Verbe incarné se soit faite en nature. Car une même chose se fait de deux ou de plusieurs de trois manières : 1° Une chose se fait de deux autres choses parfaites qui restent dans leur entier. Ceci ne peut avoir lieu que dans les choses dont la forme est la composition, l'ordre ou la figure. C'est ainsi que de beaucoup de pierres rassemblées sans ordre on fait par la composition seule un monceau. Des pierres et des bois disposés avec ordre et formant une certaine figure produisent un édifice. D'après cela il y en a qui ont supposé que l'union avait eu lieu par confusion, c'est-à-dire qu'elle existe sans ordre, ou bien qu'elle se fait par manière d'agencement, c'est-à-dire avec ordre. Mais il ne peut en être ainsi : 1° Parce que la composition, ou l'ordre, ou la figure n'est pas une forme substantielle, mais accidentelle, et que par conséquent il s'ensuivrait que l'union de l'incarnation n'existerait pas par elle-même, mais par accident; tandis que nous démontrerons le contraire (art. 6 huj. quaest.). 2° Parce que de cette union il ne résulte pas une chose qui soit une absolument, mais relativement, puisqu'il y en a en réalité plusieurs. 3° Parce que leur forme n'est pas l'effet de la nature, mais plutôt de l'art ; comme la forme d'une maison ; et qu'ainsi il n'y aurait pas dans le Christ une union naturelle, comme ils le veulent. — 2° Une chose unique se fait de plusieurs choses parfaites, mais transformées, comme un mélange se fait de plusieurs éléments. Il y en a aussi qui ont prétendu que l'union de l'incarnation s'est faite par mélange. Mais ce sentiment est insoutenable : 1° Parce que la nature divine est absolument immuable, comme nous l'avons vu (part. I, quest. ix, art. 1 et 2); par conséquent elle ne peut pas être changée en autre chose, puisqu'elle est incorruptible, et une autre chose ne peut pas être changée en elle, puisqu'elle ne peut être engendrée. 2° Parce que ce qui est mélangé n'est pas de la même espèce que ce qui entre dans le mélange. Car la chair diffère spécifiquement de tous les éléments qui la composent. Ainsi le Christ ne serait pas de même nature que son Père, ni de même nature que sa mère. 3° Parce qu'on ne peut pas mélanger des choses qui sont très-distantes, puisque dans le mélange l'une d'elles perd son espèce, comme quand on met une goutte d'eau dans une amphore de vin. D'après cela la nature divine surpassant infiniment la nature humaine, elles ne peuvent se mélanger ; mais il ne resterait que la nature divine. — 3° Une chose se fait de plusieurs autres qui ne sont pas mélangées ou changées, mais qui sont imparfaites (4). C'est ainsi que l'homme se compose d'un corps et d'une âme : pareillement un seul et même corps est formé de divers membres. Mais on ne peut pas non plus comprendre ainsi le mystère de l'Incarnation : 1° Parce que les deux natures, la nature divine et la nature humaine, sont l'une et l'autre parfaites dans leur essence. 2° Parce que la nature divine et la nature humaine ne peuvent pas constituer quelque chose à la manière des parties quantitatives, comme les membres constituent le corps, parce que la nature divine est incorporelle; elles ne le peuvent pas non plus à la manière de la forme et de la matière, parce que la nature divine ne peut pas être la forme d'une chose, surtout d'une chose corporelle ; car il suivrait de là que l'espèce qui en résulterait serait communicable à plusieurs et qu'ainsi il y aurait plusieurs Christs. 3° Parce que le Christ ne serait ni de la nature humaine, ni de la nature divine; car la différence qu'on ajoute change l'espèce comme l'unité le nombre, d'après l'observation d'Aristote (Met. lib. viii, text. 40).

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Il faut répondre au premier argument, que ce passage de saint Cyrille (1) est ainsi expliqué dans le cinquième concile oecuménique (Constant, ii, collât. viii, can. 8) : Si quelqu'un dit que la nature seule du Verbe de Dieu s'est incarnée, et qu'il n'entende pas ces paroles comme les Pères les ont entendues, en enseignant que de la nature divine et de la nature humaine, par suite de leur union hypostatique, il s'est fait un seul Christ, mais que par là il veuille s'efforcer de faire croire que la divinité et le corps du Christ ne forment qu'une seule nature ou qu'une seule substance; que celui-là soit anathème. Ce passage ne signifie donc pas que des deux natures il ne s'en est formé dans l'incarnation qu'une seule, mais que la nature du Verbe de Dieu s'est unie à la chair en personne.

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Il faut répondre au second, que dans chacun de nous l'âme et le corps constituent une double unité, l'unité de nature et l'unité de personne. L'unité de nature, selon que l'âme est unie au corps en le perfectionnant formellement, de sorte que des deux il résulte une seule nature, comme de l'acte et de la puissance ou de la matière et de la forme. A cet égard il n'y a pas de similitude à établir, parce que la nature divine ne peut pas être la forme du corps, comme nous l'avons prouvé (part. I, quest. iii, art. 8). L'unité de personne en résulte dans le sens que le corps et l'âme ne forment qu'un sens individu subsistant. C'est à ce point de vue que l'on établit cette comparaison ; car il n'y a qu'un seul Christ qui subsiste dans la nature divine et dans la nature humaine (2).

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Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Jean Damascène (loc. cit. in arg.), on dit que la nature divine s'est incarnée, parce qu'elle s'est unie personnellement au corps, mais cela ne signifie pas qu'elle ait été changée en la nature du corps. De même on dit que le corps a été déifié, selon la remarque du même docteur (ibid. cap. 45 et 47), non qu'il ait été converti au Verbe, mais par suite de son union avec lui, sans que ses propriétés naturelles aient été détruites, de telle sorte qu'en disant que le corps a été déifié, on comprend qu'il est devenu la chair du Verbe de Dieu, mais non qu'il a été fait Dieu.

(1) Ce passage de saint Cyrille avait été mal rapporté par Eustathe. Les Pères du concile réclamèrent, et saint Cyrille le dit aussi dans sa lettre à Jean d'Antioche.
(2) C'est ce qu'exprime le symbole de saint Athanase : Non duo sed unus est Christus. Unus autem non confusione substantiae, sed unitate personae.


ARTICLE II. — l'union du verbe incarné s'est-elle faite en personne (3)?

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(3) Nestorius a nié que l'union de la nature divine et de la nature humaine se soit faite dans» la personne du Christ. II prétendait que« le Christ n'était qu'une personne créée, un simple mortel auquel le Verbe de Dieu n'était uni que d'une manière accidentelle oh morale. Le dogme contraire a été défini contre lui au concile d'Ephèse et confirmé au concile de Chalcédoine.

1 Il semble que l'union du Verbe incarné ne se soit pas faite en personne. Caria personne de Dieu n'est pas autre chose que sa nature, comme nous l'avons vu (part. I, quest. iii, art. 3). Si donc l'union ne s'est pas faite en nature, il s'ensuit qu'elle ne s'est pas faite en personne.

2
La nature humaine n'est pas dans le Christ d'une dignité moindre qu'en nous. Or, la personnalité appartient à la dignité, comme nous l'avons vu (part. I, quest. xxix, art. 3 ad 2). Par conséquent puisque la nature humaine a en nous sa personnalité propre, elle l'a eue à plus forte raison dans le Christ.

3
Comme le dit Boëce (Lib. de duab. nat.) : La personne est la substance individuelle d'une nature raisonnable. Or, le Verbe de Dieu a pris la nature humaine individuelle; car la nature en général ne subsiste pas par elle- même, elle n'est qu'une "simple, abstraction de l'esprit, comme l'observe saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. m, cap. Il). La nature humaine a donc sa personnalité dans le Christ, et par conséquent il ne semble pas que l'union se soit faite dans la personne.

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Mais c'est le contraire. On lit dans le concile de Chalcédoine (act. v, vers, fin.) : Nous confessons que Notre-Seigneur Jésus-Christ n'a pas été partagé ou divisé en deux personnes, mais qu'il est un seul et même Fils unique de Dieu, Dieu Verbe. L'union du Verbe s'est donc faite en personne (1).


CONCLUSION. — Puisque le Verbe de Dieu s'est uni la nature humaine qui n'appartient pas à sa nature, cette union s'est faite nécessairement non dans la nature, mais dans la personne.

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Il faut répondre que la personne signifie autre chose que la nature. Car la nature, comme nous l'avons dit (art. préc.), signifie l'essence de l'espèce que la définition exprime. Et si rien ne pouvait s'adjoindre à ce qui appartient à la nature de l'espèce, il ne serait pas nécessaire de distinguer la nature de son suppôt qui est l'individu qui subsiste en elle, parce que chaque individu qui subsiste dans une nature serait absolument la même chose qu'elle. Mais il arrive que dans certaines choses subsistantes il se rencontre quelque chose qui n'appartient pas à l'essence de l'espèce, comme les accidents et les principes qui les individualisent. C'est surtout manifeste dans les choses qui sont composées de matière et de forme. C'est pourquoi dans ces êtres ainsi constitués la nature et le suppôt diffèrent réellement (secundum rem), non comme des choses absolument séparées, mais parce que dans le suppôt se trouve renfermée la nature même de l'espèce, et qu'on y surajoute d'autres choses qui sont en dehors de cette nature. Ainsi le suppôt est un tout qui a la nature pour partie formelle et perfective de lui-même. C'est pour ce motif que dans les choses composées de matière et de forme, la nature ne se dit pas du suppôt : car nous ne disons pas que tel homme est son humanité. Mais s'il y a un être dans lequel il n'y ait rien autre chose que l'essence de son espèce ou de sa nature, comme en Dieu, dans ce cas le suppôt n'est pas en réalité autre chose que la nature, il ne s'en distingue que d'après notre manière de comprendre car la nature se dit de l'essence, et le suppôt se dit d'elle aussi selon qu'elle est subsistante. Or, ce que nous avons dit du suppôt doit s'entendre de la personne dans la créature raisonnable ou intellectuelle ; parce que la personne n'est rien autre chose que la substance individuelle d'une nature raisonnable, d'après Boëce (Lib. de duab. nat.). — Par conséquent tout ce qui est dans une personne, qu'il appartienne à sa nature ou non, lui est uni personnellement. Si donc la nature humaine n'est pas unie au Verbe de Dieu en personne, elle ne lui est unie d'aucune manière; et par conséquent la foi de l'incarnation est totalement détruite, ce qui renverse toute la foi chrétienne. Et comme le Verbe s'est uni à la nature humaine, qui n'appartient point à sa nature divine, il s'ensuit que cette union s'est faite dans sa personne et non dans sa nature.

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Il faut répondre au premier argument, que quoique en Dieu la nature et la personne ne soient pas en réalité différentes, cependant elles diffèrent selon leur mode de signification, comme nous l'avons dit (in corp. art.), parce que la personne désigne l'essence selon qu'elle est subsistante. Et comme la nature humaine est unie au Verbe de telle sorte que le Verbe subsiste en elle, mais non pour ajouter quelque chose à l'essence de sa nature, ou pour que sa nature soit transformée en ce qu'elle n'était pas; il s'ensuit que l'union de la nature humaine avec le Verbe de Dieu s'est faite dans la personne et non dans la nature.

(i) La même définition se trouve dans le symbole des Apôtres, dans celui de Nicée et dans celui de saint Athanase.

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Il faut répondre au second, que la personnalité appartient à la dignité et à la perfection d'une chose autant qu'il appartient à la dignité d'un être et à sa perfection d'exister par lui-même; et c'est ce qu'on entend par le mot de personne. Mais il est plus noble pour un être d'exister dans un autre plus digne que lui que d'exister par lui-même. C'est pourquoi par là même que la nature humaine est plus noble dans le Christ qu'en nous, ce qui a en nous sa personnalité propre, comme existant par lui-même, existe dans le Christ dans la personne du Verbe. C'est ainsi que quoiqu'il appartienne à la dignité de la forme de compléter l'espèce, cependant la partie sensitive est plus noble dans l'homme à cause de son union avec une forme complétive plus noble que dans l'animal où elle est la forme complétive de l'être.

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Il faut répondre au troisième, que le Verbe de Dieu n'a pas pris la nature humaine en général, mais dans l'individu, comme le dit saint Jean Damascène (Orth. fid. lib. iii, cap. 41); autrement tous les hommes pourraient être appelés le Verbe de Dieu aussi convenablement que le Christ. Toutefois il faut savoir que tout individu dans le genre de la substance, même dans une nature raisonnable, n'est pas une personne, il n'y a que celui qui existe par lui-même ; mais il n'en est pas ainsi de celui qui existe dans un autre plus parfait. Par conséquent la main de Socrate, quoiqu'elle soit un individu, n'est cependant pas une personne, parce qu'elle n'existe pas par elle- même, mais dans un sujet plus parfait comme dans son tout. On peut aussi tirer la même conséquence de ce qu'on donne le nom de personne à une substance individuelle; car la main n'est pas une substance complète, mais une partie de substance. Ainsi, quoique la nature humaine soit un individu du genre de la substance, cependant comme ici elle n'existe pas par elle- même séparément, mais dans une chose plus parfaite, c'est-à-dire dans la personne du Verbe de Dieu, il en résulte qu'elle n'a pas sa personnalité propre. C'est pourquoi l'union s'est faite dans la personne.


ARTICLE III. — l'union du verbe incarné s'est-elle faite dans le suppôt ou l'hypostase (4)?


III Pars (Drioux 1852) 25