III Pars (Drioux 1852) 43

ARTICLE III. — l'union du verbe incarné s'est-elle faite dans le suppôt ou l'hypostase (4)?

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1 Il semble que l'union du Verbe incarné ne se soit pas faite dans le suppôt ou dans l'hypostase. Car saint Augustin dit (Enchir. cap. 35) : La substance divine et la substance humaine ne forment l'une et l'autre qu'un seul Fils de Dieu; mais il est autre chose comme Verbe et autre chose comme homme. Le pape saint Léon dit aussi (Epist, ad Flavin. 28) que l'une des deux brille par les miracles et que l'autre succombe sous les injures. Or, ce qui est autre diffère de suppôt. Donc l'union du Verbe incarné ne s'est pas faite dans le suppôt.

L'hypostase n'est rien autre chose qu'une substance particulière, comme le dit Boëce (Lib. de duab. nat.). Or, il est évident que dans le Christ il y a une autre substance particulière que l'hypostase du Verbe; car il y a le corps, l'âme et ce qui est composé des deux. Il y a donc en lui une autre hypostase que l'hypostase du Verbe.

(J) Dans la langue de l'Ecole, l'hypostase, la personne et le suppôt sont une même chose, quand il s'agit de l'incarnation. Mais la signification du mot hypostase n'a pas toujours été clairement définie. Les Pères grecs, avant le concile de Nicée et jusqu'au temps de saint Basile, prennent la nature 5? jti?, et l'hypostase úitóaTV-sis, l'une pour l'autre. C'est ce qui a donné tant de prise à l'hérésie.

3
L'hypostase du Verbe n'est pas contenue dans un genre, ni sous une espèce, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I 3,5). Or, le Christ, selon qu'il s'est fait homme, est contenu sous l'espèce humaine; car saint Denis dit (De div. nom. cap. 1) que celui qui surpasse suréminemment l'ordre entier de toute la nature, s'est renfermé dans les limites de la n être . Cependant il n'est contenu sous l'espèce humaine que comme une hypostase de cette espèce. Il y a donc dans le Christ une autre hypostase que l'hypostase du Verbe de Dieu, comme nous l'avons conclu précédemment.

20 Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid. lib. m, cap. 3, h et b) : Nous reconnaissons en Jésus-Christ Notre-Seigneur deux natures, mais une seule hypostase.

CONCLUSION. — On doit croire que l'union du Verbe incarné s'est faite dans l'hypostase et le suppôt divin.

(2) C'est-à-dire par une union seulement accidentelle et extrinsèque.
(I) Celte méprise est provenue Je ce qu'ils ne distinguaient pas l'hypostase de l'essence, à cause de la double acception que les anciens Pères grecs avaient attachée à ce terme.

21
Il faut répondre qu'il y a des auteurs qui, ignorant le rapport de l'hypostase à la personne, tout en accordant que dans le Christ il n'y a qu'une seule personne, ont supposé cependant qu'autre était l'hypostase divine et autre l'hypostase humaine (1); de telle sorte que quoique l'union se soit faite dans la personne, elle ne se serait pas faite dans l'hypostase. Ce qui est évidemment erroné pour trois raisons : 1° Parce que la personne n'ajoute à l'hypostase qu'une nature déterminée, c'est-à-dire une nature raisonnable, d'après la définition de Boëce, qui dit (Lib. de duab. nat.) que la personne est une substance individuelle d'une nature raisonnable. C'est pourquoi quand on attribue à la nature humaine, dans le Christ, une hypostase propre, c'est la même chose que de lui attribuer une personne propre. C'est ce que les Pères du cinquième concile œcuménique, tenu à Constantinople, ont parfaitement compris, quand ils ont condamné cette double erreur, en disant (Collât. viii, can. 5) : Si on s'efforce d'introduire dans le mystère du Christ deux subsistances ou deux personnes, qu'on soit anathème. Car le Verbe de Dieu, une des personnes de la sainte Trinité, s'étant incarné, cet acte n'a pas ajouté à la Trinité une personne ou une subsistance de plus. Or, la subsistance est identique avec la chose qui subsiste, ce qui est le propre de l'hypostase, comme on le voit dans Boëce (Lib. de duab. nat.). — 2° Parce que si on accorde que la personne ajoute à l'hypostase une chose dans laquelle l'union puisse se faire, cette chose ne serait que la propriété qui appartient à la dignité ; et c'est en ce sens qu'il y en a qui prétendent que la personne est une hypostase ayant une propriété distincte qui appartient à la dignité. Si donc l'union s'est faite dans la personne et non dans l'hypostase, il s'ensuivra alors qu'elle ne s'est faite que d'après une certaine dignité. Et c'est ce qui a été condamné en ces termes, par saint Cyrille, à l'approbation du concile d'Ephèse (GN 3, part. III, can. 3) : Si quelqu'un, après l'union, divise les hypostases du seul Christ, les joignant seulement par une connexion de dignité, d'autorité ou de puissance (2), et non par une union réelle ou naturelle, qu'il soit anathème. — 3° Parce que c'est seulement à l'hypostase qu'on attribue les opérations et les propriétés de la nature, ainsi que ce qui appartient à l'essence de la nature in concreto.

Car nous disons que tel ou tel homme raisonne, qu'il a la faculté de rire, qu'il est un animal raisonnable. C'est ainsi qu'on dit que l'homme est un suppôt, parce que c'est de lui que se disent les choses qui lui appartiennent et qu'il les reçoit comme ses qualités ou ses attributs. Si donc il y a dans le Christ une autre hypostase que l'hypostase du Verbe, il s'ensuit que ce qui est de l'homme se dit avec vérité d'un autre que du Verbe; ainsi c'est d'un autre qu'on dit qu'il est né d'une Vierge, qu'il a souffert, qu'il a été crucifié et enseveli. C'est encore ce qui a été condamné en ces termes, avec l'approbation du concile d'Ephèse (/oc. cit. can. 4) : Si quelqu'un attribue à deux personnes ou à deux hypostases, les choses que les apôtres et les évangélistes rapportent, comme ayant été dites de Jésus-Christ, par les saints ou par lui- même, et applique les unes à l'homme considéré séparément du Verbe de Dieu, et les autres comme dignes de Dieu, au seul Verbe procédant de Dieu le Père, qu'il soit anathème. Il est donc évident que c'est une hérésie qui a été autrefois condamnée par l'Eglise, que de dire qu'il y a dans le Christ deux hypostases ou deux suppôts, ou que l'union ne s'est pas faite dans l'hypostase ou le suppôt. C'est pourquoi nous lisons dans le même concile (can. 2) ; Si l'on ne confesse pas que le Verbe, qui procède de Dieu le Père, est uni à la chair selon l'hypostase, et qu'avec sa chair il fait un seul Christ qui est Dieu et homme tout ensemble, qu'il soit anathème.

31
Il faut répondre au premier argument, que comme la différence accidentelle fait qu'une chose est autre accidentellement, de même la différence essentielle fait qu'elle est autre par nature. Il est évident que le changement qui provient d'une différence accidentelle, peut appartenir dans les choses créées à la même hypostase ou au même suppôt, parce que le même sujet numériquement peut être soumis à différents accidents. Mais il n'arrive pas dans les choses créées que le même être numérique puisse subsister sous des essences ou des natures diverses. Or, dans l'incarnation il n'y a qu'un seul et même Christ qui subsiste en deux natures. Par conséquent comme on dit que le changement dans les créatures ne marque pas une diversité de suppôt, mais seulement une diversité de formes accidentelles; de même quand on dit que le Christ est une chose et une autre, ces paroles n'impliquent pas une diversité de suppôt ou d'hypostase, mais une diversité de natures. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire de Nazianze (Epist, i ad Dedonium) : Le Sauveur est composé de deux choses différentes, mais il n'y a pas en lui deux personnes. Je dis que ce sont différentes choses au contraire de la Trinité. Car nous disons qu'il y’a un autre et un autre (1), pour ne pas confondre les hypostases, mais non pas une autre chose et une autre chose (2).

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Il faut répondre au second, que l'hypostase signifie une substance particulière, non une substance qui existe d'une manière quelconque, mais une substance complète. Quand une substance vient à s'unir à une autre plus complète, on ne lui donne pas le nom d'hypostase ; comme la main ou le pied. De même la nature humaine qui est dans le Christ, quoiqu'elle soit une substance particulière, comme elle entre dans la composition d'un être complet, c'est-à-dire du Christ entier, selon qu'il est Dieu et homme tout ensemble, on ne peut lui donner le nom d'hypostase ou de suppôt, mais on donne ce nom au tout complet qu'elle contribue à former.

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Il faut répondre au troisième, que dans les créatures une chose singulière n'est pas admise sous un genre ou sous une espèce, en raison de ce qui appartient à son individualité, mais en raison de sa nature qui résulte de la forme, tandis que l'individualité résulte plutôt de la matière dans les choses composées. Par conséquent on doit dire que le Christ est de l'espèce humaine, en raison de la nature qu'il a prise, et non en raison de l'hypostase elle-même.

(J) Ce qui marque la diversité des personnes.
(2) Ce qui marquerait la diversité d'essence. Les trois sont une même chose par la divinité (Trad. do Fleur v,//«t. eccléê. liv. xviii, n° 24).



ARTICLE IV. — la personne ou l'hypostase du christ a-t-elle été composée après l'incarnation (1) ?

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1 Il semble que la personne du Christ ne soit pas composée. Car la personne du Christ n'est pas autre chose que la personne ou l'hypostase du Verbe, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 2 huj. quaest.). Or, dans le Verbe la personne n'est pas autre chose que la nature, comme nous l'avons vu (
I 3,3 I 3,7). Par conséquent, puisque la personne du Verbe est simple, comme nous l'avons démontré [loc. cit.), il est impossible que la personne du Christ soit composée.

2 Toute composition paraît formée de parties. Or, la nature divine ne peut pas être une partie, parce que toute partie a quelque chose d'imparfait. Il est donc impossible que la personne du Christ soit composée de deux natures.

3
Ce qui est composé de certaines choses paraît être homogène avec elles ; ainsi il n'y a qu'un corps qui soit composé de corps. Si donc il y a clans le Christ un composé de deux natures, il s'ensuivra que ce ne sera pas une personne, mais une nature, et par conséquent dans le Christ l'union se sera faite dans la nature, ce qui est contraire à ce que nous avons dit précédemment (art. 2 huj. quaest.).

20
Mais c'est le contraire. Saint Jean Dasmascène dit (Orth. fid. lib. iii , cap. 3, 4 et 5) : Nous reconnaissons en Jésus-Christ Notre-Seigneur deux natures, mais une seule personne composée de l'une et de l'autre (2).

CONCLUSION. — Quoique la personne du Christ soit simple par elle-même, cependant comme elle subsiste en deux natures, on doit reconnaître qu'elle est composée.

21
Il faut répondre que la personne ou l'hypostase du Christ peut se considérer de deux manières : 1° selon ce qu'elle est en elle-même, et à ce point de vue elle est absolument simple, aussi bien que la nature du Verbe ; 2° sous le rapport de la personne ou de l'hypostase, à laquelle il appartient de subsister dans une nature. En ce sens la personne du Christ subsiste en deux natures. Ainsi, quoiqu'il n'y ait dans le Christ qu'un seul subsistant, cependant il y a en lui une manière différente de subsister à l'égard de chacune de ses natures, et c'est de la sorte qu'on dit que sa personne est composée, en tant qu'elle subsiste en deux natures.

La réponse au premier argument est par là même évidente.

32
Il faut répondre au second, que la personne du Christ n'est pas composée de deux natures, comme de deux parties (3), mais elle est composée sous le rapport du nombre, et on peut ainsi regarder comme composé tout être produit par deux autres.


(5) Dans ce cas, le tout serait plus parfait que chaque partie. Ce qui répugne, puisqu'il n'y a rien de plus parfait que le Verbe.
(t) Les conciles ont décidé que la personne du Christ était composée : Unam ejus substantiam compositam dicimus (Conc. gen. vi, art. 2). Le cinquième concile oecuménique avait auparavant défini la mcme ohose (can. 4). (2) C'est aussi ce que disent saint Denis [De div. nom. cap.-I), saint Augustin (De Trin. lib. Xl», cap. 17), saint Grégoire (hom. xxxviii in Ev.).


33
Il faut répondre au troisième, qu'il n'est pas exact de dire que dans toute composition le composé soit homogène avec les éléments qui le composent, mais que c'est vrai seulement pour les parties de ce qui est continu. Car ce qui est continu n'est composé que des mêmes parties successives ; au lieu que l'animal est composé d'un corps et d'une âme, sans que ni l'une ni l'autre de ces parties ne soit un animal.



ARTICLE V. — y a-t-il eu dans le christ union de l'âme et du corps (1)?

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1 Il semble qu'il n'y ait pas eu dans le Christ union de l'âme et du corps. Car l'union de l'âme et du corps produit en nous la personne ou l'hypostase humaine. Si donc l'âme et le corps ont été unis dans le Christ, il s'ensuit qu'il est résulté de leur union une hypostase. Or, ce n'est pas l'hypostase du Verbe de Dieu, puisqu'elle est éternelle. Par conséquent il y aurait dans le Christ une personne ou une hypostase indépendamment de l'hypostase du Verbe ; ce qui est contraire à ce que nous avons dit précédemment (art. 2 et 3).

2
L'union de l'âme et du corps constitue la nature de l'espèce humaine. Or, saint Jean de Damas dit (De fid. orth. lib. iii, cap. 3) qu'en Jésus-Christ Notre-Seigneur il n'y a pas une chose commune selon l'espèce. Par conséquent l'union de l'âme et du corps ne s'est pas faite en lui.

3
L'âme n'est unie au corps que pour le vivifier. Or, le corps du Christ pouvait être vivifié par le Verbe même de Dieu qui est la source et le principe de la vie. Il n'y a donc pas eu union de l’âme et du corps dans le Christ.

20
Mais c'est le contraire. On ne dit le corps animé que par suite de son union avec l'âme. Or, on dit que le corps du Christ est animé, d'après ces paroles que l'Eglise chante : Animatum corpus sumens, de Virgine nasci dignatus est (2). Il y a donc eu dans le Christ union de l'âme et du corps.


CONCLUSION. — Puisque le Christ a été de la même espèce que les autres hommes, l'âme a été véritablement unie au corps dans l'incarnation, et ce serait une hérésie que de dire le contraire.

21
Il faut répondre qu'on dit que le Christ est homme univoquement avec les autres hommes, comme étant de la même espèce, d'après ces paroles de l’Apôtre(Ph 2,7) : Il est devenu semblable à nous. Or, il appartient à la nature de l'espèce humaine que l'âme soit unie au corps. Car la forme ne constitue l'espèce qu'autant qu'elle devient l'acte de la matière, et c'est là proprement le terme de la génération par laquelle la nature tend à la production de son espèce. Par conséquent il est nécessaire de dire que l'âme a été unie au corps dans le Christ ; et le contraire serait une hérésie, comme dérogeant à la vérité de l'humanité du Christ (3).

(1) Parmi les hérétiques, les uns ont voulu que l'âme seule fût unie au Verbe, comme Origène ; d'autres ont prétendu qu'il avait pris le corps sans l'âme, et cette erreur a été celle d'Arius (Vici, saint Athanase i Lib. de adveni. Christ, et de Ineam. Christ.), saint Epiphane (Hoeres. 9), saint Augustin, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, saint Cyrille d'Alexandrie et Théodoret.
(2) Ces paroles sont empruntées à l'office de la Circoncision (Antiph. i Laud.).
(3) Cette doctrina a été ainsi définie par le cinquième concile de Constantinople (Confess. viii, cap. 4) : Si quis non confitetur unitatem Dei Verbi ad carnem animatam ànimd rationali esse factam, anathema sit.

31 Il faut répondre au premier argument, qu'ils paraissent avoir été frappés de cette raison ceux qui ont nié l'union de l'âme et du corps dans le Christ. Ils ont craint d'être par là forcés d'admettre en lui une personne nouvelle ou une hypostase (4), parce qu'ils voyaient que dans les simples mortels l'union de l'âme et du corps constitue la personne. Mais il en est ainsi dans les autres hommes, parce que l'âme et le corps sont unis en eux de telle sorte qu'ils existent par eux-mêmes ; au lieu que dans le Christ l'âme et le corps sont unis réciproquement pour être adjoints à une chose plus élevée qui subsiste dans la nature qui en est composée (5). C'est pour cela que l'union de l'âme et du corps dans le Christ ne constitue pas une hypostase ou une personne nouvelle, mais c'est un composé qui se trouve adjoint à une personne ou à une hypostase préexistante. Cependant il ne résulte pas delà que l'union de l'âme et du corps soit moins efficace dans le Christ qu'en nous, parce que ce qui s'unit à quelque chose de plus noble ne perd pas sa vertu ou sa dignité, mais l'augmente. C'est ainsi que l'âme sensitive dans les animaux constitue une espèce, parce qu'elle est considérée comme une forme dernière, mais il n'en est pas de même dans les hommes (quoiqu'elle soit plus digne et plus noble en nous), et il en est de la sorte à cause de son adjonction à une perfection ultérieure plus élevée, qui est l'âme raisonnable, comme nous l'avons dit plus haut (art. 2 huj. quaest.ad 2).

(4) Ils craignaient par là de tomber dans l'erreur de Nestorius qui admet deux personnes.
(b) C'est-à-dire qui sert d'hypostase à la nature formée par ces deux éléments.

32
Il faut répondre au second, que cette parole de saint Jean Damascène peut s'entendre de deux manières :
1° on peut la rapporter à la nature humaine qui n'a pas en effet le caractère d'une espèce commune selon qu'elle existe dans un seul et même individu, mais qui l'a selon qu'elle est abstraite de tout individu comme la raison pure la considère : ou selon qu'elle existe dans tous les individus. Or, le Fils de Dieu n'a pas pris la nature humaine, telle qu'elle existe dans le concept seul de l'intellect; parce qu'alors il ne l'aurait pas prise en réalité ; à moins que par hasard on ne dise que la nature humaine est une idée séparée, comme les platoniciens ont supposé l'homme sans matière. (Ex Arist. I, Met. text. 6, 25 et seq.) Dans ce cas le Fils de Dieu n'aurait pas un corps, contrairement à ces paroles de l'Evangile (
Lc 24,39) : Un esprit n'a ni chair, ni os, comme vous voyez que j'en ai. On ne peut pas dire non plus que le Fils de Dieu ait pris la nature humaine telle qu'elle existe dans tous les individus de la même espèce, parce que dans cette hypothèse il se serait uni à tous les hommes. Il faut donc, comme le dit encore saint Jean Damascène (eod. lib. cap. ii) qu'il ait pris la nature humaine dans l'individu, mais non dans un autre individu qui soit le suppôt ou l'hypostase de cette nature que dans la personne du Fils de Dieu.
2°On peut entendre ce passage de saint Jean Damascène de manière qu'il ne se rapporte pas à la nature humaine, comme s'il signifiait qu'il ne résulte pas de l'union de l'âme et du corps une seule nature commune qui est la nature humaine ; mais on doit le rapporter à l'union des deux natures, de la nature divine et de la nature humaine qui n'en composent pas une troisième qui soit une nature commune ; parce qu'alors cette nature pourrait se dire de plusieurs (4). C'est la pensée de ce docteur, et c'est pour cela qu'il ajoute : car de la divinité et de l'humanité il n'a point été et il ne sera jamais engendré un autre Christ ; c'est le même Christ qui est Dieu parfait et homme parfait dans la divinité et l'humanité.

33 Il faut répondre au troisième, que la vie corporelle a deux sortes de principes; l'un est son principe efficient, et c'est ainsi que le Verbe de Dieu est le principe de toute vie ; l'autre son principe formel. Puisque vivre c'est pour les êtres vivants exister, selon l'expression d'Aristote [De an. lib. ii, text. 37), il s'ensuit que comme chaque être existe formellement par sa forme, de même le corps vit par l'âme. C'est en ce sens qu'on n'admet pas que le corps vive par le Verbe qui ne peut être sa forme.



ARTICLE VI.— la nature humaine a-t-elle été unie au verbe de dieu accidentellement (2)?

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1 Il semble que la nature humaine ait été unie au Verbe de Dieu accidentellement. Car l’Apôtre dit du Fils de Dieu (
Ph 2) : Habitu inventus est ut homo. Or, l'habitude arrive accidentellement dans le sujet auquel elle appartient ; soit que par habitude on entende l'une des dix catégories ; soit qu'on la prenne pour une espèce de la qualité (1). La nature humaine a donc été unie accidentellement au Fils de Dieu.

(I) On pourrait la multiplier et la partager en plusieurs autres.
(2) Cet article coupe court à toutes les subtilités de Nestorius et d'Eutychèg.

2 Tout ce qui arrive à une chose après que son être est complet lui arrive accidentellement; car nous appelons accident ce qui peut appartenir et ne pas appartenir à une chose sans que le sujet soit détruit. Or, la nature humaine est advenue dans le temps au Fils de Dieu, qui a son être parfait de toute éternité. Elle lui est donc advenue accidentellement.

3
Tout ce qui n'appartient pas à la nature ou à l'essence d'une chose est son accident; parce que tout ce qui est, est ou substance ou accident. Or, la nature humaine n'appartient pas à l'essence ou à la nature divine du Fils de Dieu; parce que l'union ne s'est pas faite dans la nature, comme nous l'avons dit plus haut (art. i huj. quaest.). Il faut donc que la nature humaine soit accidentellement advenue au Fils de Dieu.

4
Un instrument n'advient qu'accidentellement. Or, la nature humaine a été dans le Christ l'instrument de la divinité. Car saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. m, cap. IS) : Que la chair du Christ est l'instrument de la divinité. Il semble donc que la nature humaine ait été unie accidentellement au Fils de Dieu.

20
Mais c'est le contraire. Ce qui se dit accidentellement, ne désigne pas l'essence, mais la quantité, la qualité ou quelque autre manière d'être. Si donc la nature humaine était advenue accidentellement, quand on dit que le Christ est homme, on ne dirait pas ce qu'il est substantiellement, mais on exprimerait par là sa qualité, sa grandeur ou quelque autre mode ; ce qui est contraire à la décrétale du pape Alexandre III, qui dit (Concil. Lat. III, part. ult. cap. 20) : Puisque le Christ est Dieu parfait et homme parfait, comment peut-on être assez téméraire pour oser dire que le Christ, selon qu'il est homme, n'est pas tel par une dénomination substantielle (2).


CONCLUSION. — L'Eglise catholique enseigne que la nature humaine a été unie au Verbe de Dieu, non d'après son essence ou sa nature, ni par accident, mais par un certain mode intermédiaire selon la subsistance ou l'hypostase.

(2) C'est-à-dire hypostatiquement. Pierre Lombard, dont saint Thomas parle dans cet article, est l'auteur qui se trouve censuré par cette condamnation.
(1) Les péripatéticiens distinguent dans la qualité quatre espèces : l'habitude et la disposition ; la puissance et l'impuissance ; la passion et la passibilis : la forme et la figure (Voy Goudin. Logica, part. I, quaest. v).

21
Il faut répondre que pour rendre cette question évidente, il faut savoir qu'à l'égard du mystère de l'union des deux natures en J.-C., il s'est élevé deux sortes d'hérésie. La première est l'hérésie de ceux qui confondent les natures, comme Eutychès et Dioscore qui ont supposé que des deux natures il ne s'en est formé qu'une seule ; de telle sorte qu'ils confessaient que le Christ était de deux natures, parce que ces deux natures avaient été distinctes avant l'union, mais ils ne voulaient pas qu'il fût en deux natures, parce que la distinction des natures avait cessé après leur union. L'autre hérésie fut celle de Nestorius et de Théodore de Mopsueste qui séparaient les personnes. Car ils supposèrent qu'autre est la personne du Fils de Dieu et autre celle du fils de l'homme, et ils les disaient réciproquement unies : 1° par l'habitation, dans le sens que le Verbe de Dieu a habité dans cet homme comme dans un temple ; 2° par l'unité d'affection, en tant que la volonté de cet homme est toujours conforme à la volonté du Verbe de Dieu ; 3° par l'opération, parce qu'ils disaient que cet homme est l'instrument du Verbe de Dieu; 4° par la dignité d'honneur, selon que tout l'honneur qu'on rend au Fils de Dieu, on le rend simultanément au fils de l'homme à cause de son union avec le Fils de Dieu ; 5°par équivocation, c'est-à-dire selon la communication des noms, d'après laquelle nous disons de l'homme qu'il est Dieu et Fils de Dieu . Mais il est évident que tous ces modes impliquent une union accidentelle (4). D'autres docteurs qui sont venus ensuite pensant éviter ces hérésies y sont tombés par ignorance. Car quelques-uns d'entre eux ont dit qu'il n'y avait dans le Christ qu'une personne, mais ils y ont mis deux hypostases ou deux suppôts, en avançant qu'un homme composé de corps et d'âme dès le commencement de sa conception avait été pris par le Verbe de Dieu. Et c'est la première opinion que le Maître des sentences a exposée (IV dist. lib. iii Sent.). D'autres, voulant conserver l'unité de personne, ont supposé que l'âme du Christ n'avait pas été unie au corps; mais que ces deux choses séparées l'une de l'autre étaient unies au Verbe accidentellement; de manière que le nombre des personnes n'augmentât pas; et c'est la troisième opinion dont parle au même endroit Pierre Lombard. Or, ces deux opinions retombent l'une et l'autre dans l'hérésie de Nestorius. La première parce que mettre deux hypostases ou deux suppôts dans le Christ, c'est y mettre deux personnes, comme nous l'avons dit plus haut (art. 3). Et si l'on s'appuie sur le mot de personne, il est à remarquer que Nestorius parlait aussi de l'unité de personne, à cause de l'unité de dignité et d'honneur. C'est pourquoi le cinquième concile oecuménique (Const.II, gen.v, collât, viii, can. S) lance l'anathème contre celui qui dit qu'il n'y a qu'une seule personne selon la dignité, l'honneur et l'adoration, comme l'ont écrit Théodore et Nestorius dans leur délire. L'autre opinion retombe aussi dans l'erreur de Nestorius en ce qu'elle suppose une union accidentelle. Car c'est la même chose de dire que le Verbe de Dieu a été uni à l'homme, au Christ par l'habitation, comme s'il eût été en lui tel que dans un temple, ainsi que le disait Nestorius, et de dire que le Verbe de Dieu a été uni à l'homme, selon qu'il l'a revêtu comme un vêtement, ainsi que l'avance la troisième opinion. Et même cette opinion dit quelque chose de pire que Nestorius, quand elle prétend que l'âme et le corps n'ont pas été unis. — Mais la foi catholique tenant le milieu entre les systèmes précédents, ne dit pas que l'union de Dieu et de l'homme s'est faite selon l'essence ou la nature, ni par accident, mais d'une manière intermédiaire selon la subsistance ou l'hypostase. Ainsi il est dit dans le cinquième concile (loc. sup. cit.) : L'unité s'entend de beaucoup de manières ; ceux qui suivent l'impiété d'Apollinaire et d'Eutychès, établissant la ruine des choses qu'ils unissent (c'est-à-dire détruisant les deux natures), appellent union ce qui est une confusion. Au contraire les partisans de Théodore et de Nestorius se plaisent à diviser les personnes, imaginant une unité d'affection. Mais la sainte Eglise de Dieu, rejetant l'impiété de ces deux erreurs perfides, confesse que le Verbe de Dieu est uni au corps par composition, c'est-à-dire qu'il lui est uni selon la subsistance. Par conséquent, il est évident que des trois opinions que le Maître des sentences expose, la seconde, qui affirme que l'hypostase de Dieu et de l'homme est une seule et même hypostase, ne doit pas être appelée une opinion, mais l'expression de la foi catholique. De même la première qui suppose deux hypostases et la troisième qui établit une union accidentelle, ne doivent pas être appelées des opinions, mais des hérésies condamnées par l'Eglise en concile (2).

(1) On peut voir la condamnation expresse de toutes ces erreurs dans les anathèmes de saint Cyrille , approuvés par l'Eglise entière au concile d'Ephèse. Voyez aussi le cinquième concile œcuménique de Constantinople [Conf. viii et can. 4), qui est très-explicite sur ce point.
(2) On trouve dans l'Histoire Ecclésiastique de Racine toutes les erreurs et les inexactitudes échappée» « Pierre Lombard (Vid. tom. v).

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Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. m, cap. 26), il n'est pas nécessaire que les exemples soient semblables de tous points et qu'ils ne pèchent en rien; car ce qui ressemble de tous points est absolument identique et n'est plus un exemple, surtout pour les choses divines. En effet, il est impossible de trouver un exemple semblable en tout, et pour la théologie (c'est-à-dire pour la divinité des personnes) et pour la dispensation (1) (c'est-à-dire pour le mystère de l'Incarnation), La nature humaine est donc assimilée dans le Christ à un habit (habitui), c'est-à-dire à un vêtement ; non quant à l’action accidentelle, mais dans le sens que le Verbe est vu par la nature humaine comme l'homme par le vêtement; et encore parce que c'est le vêtement qui change, car on le forme sur la figure de celui qui le revêt ; au lieu que celui-ci ne change pas de forme pour le vêtement. De même la nature humaine, prise par le Verbe de Dieu, a été améliorée; mais le Verbe de Dieu n'a pas été changé, comme l'explique saint Augustin (Quaest. lib. Lxxxm, quaest. 73).

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Il faut répondre au second, que ce qui advient après que l'être est complet, advient accidentellement, à moins qu'il n'entre dans la composition de cet être complet. Ainsi, dans la résurrection, le corps adviendra à l'âme qui sera préexistante; cependant il ne lui adviendra pas accidentellement, parce qu'il participera au même être, de telle sorte qu'il aura Y être vital par elle. Mais il n'en est pas de même de la blancheur, parce que l'être du blanc est autre que l'être de l'homme auquel la blancheur advient. Or, le Verbe de Dieu a eu de toute éternité être complet, selon l'hypostase ou la personne (2). Dans le temps la nature humaine lui est advenue, non qu'il l'ait prise pour ne former qu'un seul être selon la nature (comme le corps est uni à l'âme dans le même être), mais pour ne former qu'un seul être selon l'hypostase ou la personne. C'est pourquoi la nature humaine n'est pas unie au Fils de Dieu accidentellement.

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Il faut répondre au troisième, que l'accident se distingue par opposition de la substance. Or, le mot substance, comme on le voit (Met. lib. v, text. 25), s'emploie de deux manières : 1° pour l'essence ou la nature; 2° pour le suppôt ou l'hypostase. Par conséquent il suffit pour que l'union ne soit pas accidentelle, qu'elle se soit faite selon l'hypostase, quoiqu'elle ne l'ait pas été selon la nature.

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Il faut répondre au quatrième, que tout ce qu'on emploie comme instrument n'appartient pas à l'hypostase de celui qui l'emploie, ainsi qu'on le voit pour une hache et pour un glaive. Toutefois rien n'empêche que ce qui est uni à l'hypostase ne devienne un instrument, comme le corps de l'homme ou ses membres. Nestorius a donc supposé que la nature humaine a été prise par le Verbe de Dieu, seulement à la manière d'un instrument, mais non pour être unie à l'hypostase. C'est pourquoi il n'admettait pas que cet homme fût véritablement le Fils de Dieu, mais son instrument. D'où saint Cyrille dit dans son Epître aux moines d'Egypte : L'Ecriture ne dit pas que cet Emmanuel (3), c'est-à-dire le Christ, a été pris à la façon d'un instrument, mais comme un Dieu véritablement incarné ou fait homme.

(4) Les Grecs ont employé divers noms pour désigner l'Incarnation. Le plus usité est celui de oizovo'ju« que saint Thomas traduit ici par le mot dispensatio. Voyez à ce sujet le P. Pétau (Da ineam, lib. h, cap. I).
(2) Ainsi la nature humaine a été unie au Verbe selon son être divin personnel, mais non selon son être naturel. D'où le concile de Tolède dit: Solus Filius suscepit humanitatem in singularitate personae, non in unitate divina naturae, id est, in eo quod proprium est Filii, non quod commune.
(5) Emmanuel, Dieu avec nous.

Quant à saint Jean Damascène, il a voulu dire que la nature humaine était a» ChrÍSt comme lin iílstl>ument qui appartient à l'unité d'hypostase.




III Pars (Drioux 1852) 43