III Pars (Drioux 1852) 47

ARTICLE VII. — l'union de la nature divine et de la nature humaine est-elle quelque chose de créé?

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1 Il semble que l'union de la nature divine et humaine ne soit pas quelque chose de créé. Car rien de créé ne peut exister en Dieu, parce que tout ce qui est en Dieu est Dieu. Or, l'union est en Dieu, parce que Dieu lui-même est uni à la nature humaine. Il semble donc que l'union ne soit pas quelque chose de créé.

2
La fin est ce qu'il y a de principal dans chaque chose. Or, la fin de l'union est l'hypostase divine ou la personne que l'union a pour terme. Il semble donc que l'on doive juger de cette union d'après la condition de l'hypostase divine, qui n'est pas quelque chose de créé. L'union n'est donc pas non plus une chose créée.

3
Ce par quoi une chose existe, existe aussi plus qu'elle, comme le dit Aristote (Post. lib. i, text. 5, cap. 2). Or, on dit que l'homme est créateur à cause de l'union. Donc à plus forte raison l'union elle-même n'est-elle pas quelque chose de créé, mais elle est le créateur.

20
Mais c'est le contraire. Tout ce qui commence d'être dans le temps a été créé. Or, cette union n'a pas existé de toute éternité, mais elle a commencé d'être dans le temps. Elle est donc quelque chose de créé.


CONCLUSION. — Puisque l'union de la nature divine et humaine est une relation qui convient à Dieu d'après le changement de la créature, il est nécessaire qu'elle soit quelque chose de créé.

21
Il faut répondre que l'union dont nous parlons est une relation que l'on considère entre la nature divine et la nature humaine, selon qu'elles sont unies dans une seule personne qui est celle du Fils de Dieu. Or, comme nous l'avons dit (part. I, quest. xiii, art. 7), toute relation que l'on considère entre Dieu et la créature, existe réellement dans la créature (car c'est par le changement que la créature est produite); mais elle n'existe pas réellement en Dieu ; elle n'y existe que rationnellement, parce qu'elle ne résulte pas du changement de Dieu. Par conséquent on doit dire que cette union dont nous parlons n'existe pas en Dieu réellement, mais qu'elle n'y existe que rationnellement. Comme elle existe réellement dans la nature humaine qui est une créature, il s'ensuit qu'on doit reconnaître qu'elle est quelque chose de créé (i).

31
Il faut répondre au premier argument, que cette union n'existe pas en Dieu réellement, mais d'une manière seulement rationnelle. Car on dit que Dieu est uni à la créature, parce que la créature est réellement unie à lui sans qu'il change.

32
Il faut répondre au second, que la raison de la relation comme du mouvement dépend de la fin ou du terme, au lieu que son être dépend du sujet. Et parce que cette union n'a d'être réel que dans la nature créée, comme nous l'avons dit (in corp. art.), il s'ensuit que son être est créé.

33
Il faut répondre au troisième, que l'homme est appelé créateur et qu'il est Dieu à cause de l'union, en tant qu'elle a pour terme l'hypostase divine.

(I) Tous les théologiens sont d'accord sur la nature de la relation. Ils admettent qu'elle est réelle par rapport à la nature humaine, et rationnelle par rapport à la nature divine. Mais ils examinent ensuite quel est le fondement de cette relation, si c'est un noeud intermédiaire substantiel qui unit la nature humaine au Verbe. Scot, Suarez, Vasquez et quelques thomistes, veulent qu'il en soit ainsi ; Billuart, Scot et d'autres thomistes ne veulent pas d'autre union formelle, distincte des extrêmes, que la relation elle-même.

/ Cependant il ne s'ensuit pas que l'union soit le Créateur ou qu'elle soit Dieu; parce que quand on dit qu'une chose est créée ceci se rapporte plutôt à son être qu'à sa raison.



ARTICLE VIII. — l'union du verbe incarné est-elle la même chose que l'assomption (1)?

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1 Il semble que l'union ne soit pas la même chose que l'assomption. Car les relations comme les mouvements se spécifient d'après leur terme. Or, le terme de l'assomption et de l'union est une même chose, puisque c'est l'hypostase divine. Il semble donc que l'union et l'assomption ne diffèrent pas.

2
Dans le mystère de l'Incarnation le sujet qui unit et qui prend paraît être la même chose que ce qui est uni et pris. Or, l'union et l'assomption paraissent suivre l'action et la passion de celui qui unit et de celui qui est uni, de ce qui prend ou qui épouse et de ce qui est pris ou épousé. Il semble donc que l'union soit la même chose que l'assomption.

3
Saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. m, cap. 2) : Autre chose est l'union et autre chose l'incarnation : car l'union indique seulement la conjonction, sans dire quel a été le terme de cette conjonction; au lieu que l'incarnation le détermine. Or, l'assomption ne détermine pas non plus quel a été le terme de cette conjonction. Il semble donc que l'union soit la même chose que l'assomption.

20
Mais c'est le contraire. On dit que la nature divine est unie, mais on ne dit pas qu'elle est prise ou épousée.


CONCLUSION. — L'union n'est pas la même chose que l'assomption, mais elle en diffère, parce que l'union se rapporte au genre de la relation, au lieu que l'assomption appartient au genre de l'action et de la passion.

21
Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'union implique une relation delà nature divine et de la nature humaine selon qu'elles se trouvent unies dans une seule et même personne. Or, toute relation qui commence à exister dans le temps est produite par un changement : le changement consiste dans l'action et la passion. Par conséquent, on doit donc dire que la première et principal e différence qu'il y ait entre l'assomption et l'union, c'est que l'union implique la relation elle-même, au lieu que l'assomption implique l'action d'après laquelle on dit que l'on prend, ou la passion d'après laquelle on dit qu'une chose a été prise. —De cette différence il en découle en second lieu une autre. En effet, l'assomption marque une chose qui est à faire, et l'union une chose qui est faite. C'est pourquoi on dit uni celui qui unit à soi; tandis qu'on ne dit pas que celui qui prend est pris (2). Car la nature humaine est signifiée comme en son terme, c'est-à-dire comme subsistante en la personne divine pour laquelle elle a été prise quand on dit qu'elle est homme. D'où il arrive que nous disons véritablement que le Fils de Dieu qui s'est uni à la nature humaine est homme. Mais la nature humaine considérée en elle-même, c'est-à-dire abstractivement, est considérée comme ayant été prise ou épousée." Aussi nous ne disons pas que le Fils de Dieu soit la nature humaine. — De la première différence il en résulte encore une troisième, c'est que la relation (surtout celle d'égalité) ne se rapporte pas plus à un extrême qu’a un autre ; au lieu que l'action et la passion se rapportent de différentes manières à l'agent et au patient, et à des termes divers. C'est pourquoi l'assomption détermine le point de départ et le point d'arrivée. Carie mot assomption indique que l'on a pris d'un autre pour soi (ab alio ad se sumptio) ; au lieu que l'union ne détermine rien de tout cela. C'est pourquoi on dit indifféremment que la nature humaine a été unie à la nature divine et réciproquement; tandis qu'on ne dit pas que la nature divine a été prise par la nature humaine, mais le contraire : parce que la nature humaine a été adjointe à la personnalité divine ; de telle sorte que la personne divine subsiste dans cette nature.

(1) Pour désigner l'incarnation, les Latins emploient les mots susceptio, assumptio, incarnatio, inhumanatio, incorporatio, foederatio, commixtio, conventio, conversio, oeconomia, obtemperatio. Pour ne pas laisser lieu à l'équivoque, saint Thomas déliait le mot assumptio d'après son étymologie la plus stricte, et établit la différence qu'il y a entre lui et les mots unio et incarnatio.
(2) On dit bien que le Verbe a pris la nature humaine, mais en ne dit pas qu'il ait été pris par elle.

31
Il faut répondre su premier argument, que l'union et l'assomption ne se rapportent pas de la même manière au terme, mais d'une manière différente, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

32
Il faut répondre au second, que celui qui unit et celui qui prend ou qui épouse ne sont pas absolument une même chose. Car toute personne qui épouse unit, mais non réciproquement. En effet la personne du Père a uni la nature humaine au Fils, mais non à lui-même; c'est pourquoi on dit qu'il unit, mais on ne dit pas qu'il prend (1), comme s'il eût pris pour lui (ad se sumens). Mais la personne du Fils qui s'est uni la nature humaine, unit et prend. Ce qui est uni n'est pas non plus la même chose que ce qui est pris ou épousé. Car on dit que la nature divine est unie, et on ne dit pas qu'elle est prise ou épousée.

33
Il faut répondre au troisième, que l'assomption détermine le terme de la conjonction relativement à celui qui prend ; puisque le mot assomption indique que l'on prend pour soi (ad se sumptio) ; au lieu que l'incarnation le détermine par rapport à ce qui est pris, c'est-à-dire la chair ou la nature humaine. C'est pourquoi l'assomption diffère rationnellement de l'union et de l'incarnation.



ARTICLE IX. — l'union des deux natures dans le Christ est-elle la plus grande des unions?

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1 Il semble que l'union des deux natures dans le Christ ne soit pas la plus grande des unions. Car ce qui est uni est inférieur sous le rapport de l'unité à ce qui est un ; parce que ce qui est uni se dit par participation, au lieu que ce qui est un se dit par essence. Or, dans les choses créées il y en a qu'on dit absolument une, comme on le voit principalement à l'égard de l'unité elle-même qui est le principe du nombre. Cette union dont nous parlons n'implique donc pas la plus grande unité.

2
Plus les choses qui sont unies sont éloignées et moindre est leur union. Or, les choses qui sont unies par cette union sont les plus éloignées, puisqu'il s'agit de la nature divine et de la nature humaine qui sont infiniment distantes. Cette union est donc la moindre.

3
Par l'union on fait quelque chose d'un. Or, par l'union de l'âme et du corps il se fait en nous quelque chose d'un en personne et en nature, au lieu que par l'union de la nature divine et de la nature humaine il se fait quelque chose d'un seulement en personne. L'union de l'âme et du corps est donc plus grande que celle de la nature divine et de la nature humaine. Par conséquent l'union dont nous parlons, n'implique pas la plus grande unité.



(t) C'est ce qu'indiquent ces paroles du onzième concile de Tolède : Incarnationem hujus Filii Dei tota Trinitas operata esse credenda est... solus tamen Filius formam servi accepit in singularitate persona.

20
Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. i, cap. 40) : que l'homme est plus dans le Fils de Dieu que le Fils dans le Père. Or, le Fils est dans le Père par unité d'essence, au lieu que l'homme est dans le Fils par l'union de l'incarnation. L'union de l'incarnation est donc plus grande que l'unité de l'essence divine, qui est cependant la plus grande des unions, et par conséquent l'union de l'incarnation implique la plus grande unité (1).


CONCLUSION. — Quoique par rapport aux natures qui sont unies, l'union de la nature divine et de la nature humaine ne soit pas la plus grande; cependant elle est la plus grande par rapport à la personne divine dans laquelle elles sont unies.

21
Il faut répondre que l'union implique la conjonction de plusieurs choses en une seule. L'union de l'incarnation peut donc se considérer de deux manières : 1° de la part des choses qui sont unies ; 2° de la part du sujet dans lequel elles le sont. Sous ce dernier rapport cette union l'emporte sur les autres ; car l'unité de la personne divine dans laquelle sont unies les deux natures est la plus grande. Mais elle ne l'emporte pas relativement aux choses qui sont unies (2).

31
Il faut répondre au premier argument, que l'unité de la personne divine est plus grande que l'unité numérale qui est le principe du nombre. Car l'unité de la personne divine est l'unité incréée qui subsiste par elle-même, et qui n'est pas reçue dans un sujet par participation. Elle est aussi complète en soi, ayant tout ce qui appartient à la nature de l'unité. C'est pourquoi il ne lui convient pas d'être partie, comme il convient à l'unité numérale qui est une partie du nombre et qui entre dans toutes les choses que l'on compte. C'est pourquoi sous ce rapport l'union de l'incarnation l'emporte sur l'unité numérale, c'est-à-dire en raison de l'unité de la personne divine, mais non en raison de la nature humaine qui n'est pas l'unité même de la personne divine, mais qui lui est unie.

32
Il faut répondre au second, que ce raisonnement s'appuie sur les choses qui sont unies, mais non sur la personne dans laquelle est faite l'union.

33
Il faut répondre au troisième, que l'unité de la personne divine est une unité plus grande que l'unité de la personne et de la nature en nous. C'est pourquoi l'union de l'incarnation est plus grande que l'union de l'âme et du corps en nous.

Quant à ce que l'on objecte dans le sens contraire, il suppose une chose fausse; c'est que l'union de l'incarnation est plus grande que l'unité des personnes divines en essence (3). Il faut répondre au passage de saint Augustin, que la nature humaine n'est pas plus dans le Fils de Dieu que le Fils de Dieu dans le Père, mais beaucoup moins. Cependant l'homme lui- même est sous un rapport dans le Fils plus que le Fils dans le Père, dans le sens qu'on désigne le même suppôt en disant X homme (selon qu'on entend le Christ) et en disant, le Fils de Dieu; au lieu que le suppôt du Père et du Fils n'est pas le même.

(1) Nous ferons observer que cet alinéa qui se trouve dans tous les articles après les objections ne renferme pas la véritable pensée de saint Thomas. C'est l'opinion contraire à celle présentée dans les objections, mais on sait que deux propositions contraires peuvent être fausses toutes les deux.
(2) Les extrêmes qui sont unis sont au contraire infiniment distants, puisque l'un est infini et l'autre fini.
(3) Saint Bernard a parfaitement exprimé le dogme sur ce point [De consid. lib. v, cap. 8) : Inter omnia quae recte unum dicuntur, ai- cem tenet unitas Trinitatis, quâ tres persona: una substantia sunt, secundo loco illa praecellit qud è converso tres substantiae una in Christo persona sunt.


ARTICLE X. — l'union des deux natures dans le christ a-t-elle été faite par la grâce?

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1 Il semble que l'union de l'incarnation n'ait pas été faite par la grâce. Car la grâce est un accident, comme nous l'avons dit (1* 2", quest. ex, art. 2). Or, l'union de la nature humaine avec la nature divine ne s'est pas faite par accident, comme nous l'avons démontré (art. 6). Il semble donc que l'union de l'incarnation n'ait pas été faite par la grâce.

2
Le sujet de la grâce est l'âme. Or, comme le dit saint Paul (Col 2,9) : Toute la plénitude de la divinité habite corporellement dans le Christ. Il semble donc que cette union ne se soit pas faite par la grâce.

3 Tout saint est uni à Dieu par la grâce. Si donc l'union de l'incarnation eût existé par la grâce, il semble qu'on ne dirait pas du Christ autrement que des autres saints qu'il est Dieu.

20
Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de pr sedes t. sanct. cap. 15) : Au commencement de la foi tout homme devient chrétien par la grâce qui a fait de cet homme le Christ dès son origine. Or, cet homme est devenu le Christ par l'union de la nature humaine avec la nature divine. Cette union a donc eu lieu par la grâce.


CONCLUSION. — L'union delà nature divine et de la nature humaine s'est faite dans le Christ, non par une grâce habituelle, mais gratuitement par le don et la volonté de Dieu et non d'après des mérites antérieurs.

21
Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (1* 2", quest. ex, art. 4), le mot de grâce aune double acception; il signifie la volonté de Dieu qui donne quelque chose gratuitement, ou le don gratuit de Dieu. Or, la nature humaine a besoin de la volonté gratuite de Dieu pour être élevée vers lui, puisque c'est au-dessus des forces de sa nature. Mais elle est élevée vers Dieu de deux manières: 4° par l'opération, c'est ainsi que les saints connaissent et aiment Dieu ; 2* par l'être personnel. Ce mode est particulier au Christ dans lequel la nature humaine a été prise pour être dans la personne du Fils de Dieu. Or, il est évident que la perfection de l'opération demande que la puissance opérante soit perfectionnée par une habitude : mais il ne faut pas d'habitude intermédiaire pour que la nature ait l'être dans son suppôt. Par conséquent il faut dire que si l'on prend la grâce pour la volonté même de Dieu qui agit gratuitement, ou qui a quelqu'un pour agréable, l'union de l'incarnation s'est faite par elle, comme l'union des saints avec Dieu se fait par la connaissance et l'amour. Mais si par grâce on entend le don gratuit de Dieu, ce qui fait que la nature humaine a été unie à la personne divine peut être appelé une grâce (dans le sens que ce mystère s'est accompli sans aucun mérite antérieur), mais non pas de manière que l'union se soit faite par l'intermédiaire d'une grâce habituelle.

31
Il faut répondre au premier argument, que la grâce qui est un accident est une ressemblance de la divinité à laquelle l'homme participe. Par l'incarnation on ne dit pas que la nature humaine a participé à une ressemblance quelconque de la nature divine, mais on dit qu'elle a été unie à la nature divine elle-même dans la personne du Fils. Or, la chose elle-même est plus grande qu'une participation à sa ressemblance.

32
Il faut répondre au second, que la grâce habituelle n'existe que dans l'âme. Mais la grâce (c'est-à-dire le don gratuit de Dieu qui consiste à être uni à la personne divine) appartient à toute la nature humaine qui se compose d'une âme et d'un corps. C'est en ce sens qu'on dit que la plénitude de la divinité a habité corporellement dans le Christ ; parce que la nature divine a été unie non-seulement à l'âme, mais encore au corps. D'ailleurs on pourrait dire aussi que d'après saint Paul la divinité a habité dans le Christ corporellement, c'est-à-dire qu'elle n'y a pas été à l'état d'ombre, comme elle a habité dans les sacrements de l'ancienne loi, au sujet desquels l’Apôtre ajoute qu'ils sont V ombre des choses futures, au lieu que le Christ est le corps; selon qu'on oppose le corps à l'ombre. — D'autres disent encore que la divinité a habité dans le Christ corporellement, c'est-à-dire de trois manières, comme le corps a trois dimensions : 1° par l'essence, la présence et la puissance, comme dans les autres créatures; 2° par la grâce sanctifiante, comme dans les saints ; 3° par l'union personnelle qui est propre au Christ lui-même.

33
La réponse au troisième argument est donc évidente; puisque l'union de l'incarnation ne s'est pas faite seulement par la grâce habituelle, comme les autres saints sont unis à Dieu, mais qu'elle s'est faite selon la subsistance ou la personne.



ARTICLE XI. — Y a-t-il des mérites qui aient précédé l'union du verbe incarné ?

51
1 Il semble que l'union de l'incarnation soit résultée de certains mérites. Car sur ces paroles (
Ps 32) : Que votre miséricorde se répande sur nous, comme nous avons espéré en vous ; la glose dit (ord.) que le prophète insinue par là le désir qu'il a eu de l'incarnation et qu'il montre que ce désir a mérité d'être accompli. L'incarnation tombe donc sous le mérite.

2 Quiconque mérite une chose, mérite ce sans quoi il est impossible de l'obtenir. Or, les anciens patriarches méritaient la vie éternelle à laquelle ils ne pouvaient parvenir que par l'incarnation. Car saint Grégoire dit (Mor. lib. xiii, cap. 15) : Ceux qui ont précédé l'arrivée du Christ en ce monde ne pouvaient d'aucune manière, quel qu'ait été leur degré de justice en quittant cette terre, être reçus immédiatement dans le sein de la céleste patrie, parce qu'il n'était pas encore venu, celui qui devait placer les âmes des justes dans leur demeure éternelle, il semble donc qu'ils aient mérité l'incarnation.

3
On dit de la B. Vierge Marie qu'elle a mérité porter en elle le maître du monde (4). Ce qui s'est fait par l'incarnation. L'incarnation a donc été l'objet du mérite.

(1) Dominum omnium meruit portare (Offic. ad matut.).

20
Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de praedest. sanct. cap. 45): Que celui qui trouve dans notre chef des mérites antérieurs à cette génération singulière, cherche en nous qui sommes ses membres des mérites antérieurs à notre régénération qui s'est si multipliée. Or, il n'y a pas de mérites qui aient précédé notre régénération, d'après ces paroles de saint Paul (Tt 3,5) : Il nous a sauvés non à cause des œuvres de justice que nous avons faites, mais à cause de sa miséricorde, par le baptême de la régénération. Il n'y a donc pas de mérites qui aient précédé cette génération du Christ.


CONCLUSION. — Aucuns mérites ni de la part du Christ, ni de la part des autres, n'ont précédé l'union divine du Verbe; puisqu'elle est au-dessus de toute union des bienheureux et qu'elle est le principe de tout mérite : cependant les saints patriarches ont mérité l'incarnation ex congruo, en la désirant et en la demandant.

21 Il faut répondre que quant au Christ lui-même il est évident d'après ce qui a été dit précédemment (art. préc.) que ses mérites n'ont pu nullement précéder son union. Car nous n'admettons pas qu'il ait été auparavant un simple mortel, et qu'ensuite par le mérite de sa bonne conduite il ait obtenu d'être le Fils de Dieu, comme l'a prétendu Photin (2); mais nous établissons que dès le commencement de sa conception cet homme a été véritablement le Fils de Dieu, puisqu'il n'a pas d'autre hypostase que celle du Fils de Dieu, d'après ces paroles de l'Evangile (Lc 1): Le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu. C'est pourquoi toutes les opérations de cet homme sont résultées de l'union, et par conséquent il n'y en a aucune qui ait pu la mériter. — Les oeuvres d'un autre homme quel qu'il soit n'ont pas pu non plus mériter cette unionem condigno : 1° Parce que les oeuvres méritoires de l'homme se rapportent proprement à la béatitude qui est la récompense de la vertu et qui consiste dans la pleine jouissance de Dieu; au lieu que l'union de l'incarnation, puisqu'elle existe dans l'être personnel, surpasse l'union des esprits bienheureux avec Dieu qui se fait par l'acte de la jouissance : c'est pourquoi elle ne peut pas être l'objet du mérite. 2" Parce que la grâce ne peut tomber sous le mérite. Car le principe du mérite ne se mérite pas, et par conséquent la grâce ne se mérite pas non plus; puisqu'elle est le principe du mérite. L'incarnation est encore beaucoup moins l'objet du mérite, puisqu'elle est le principe de la grâce, d'après ces paroles de saint Jean (Jn 1,17) : C'est J.-C. qui a apporté la grâce et la vérité. 3° Parce que l'incarnation du Christ a régénéré toute là nature humaine. C'est pourquoi elle n'a pu être méritée par un simple particulier, parce que le bien d'un seul individu ne peut pas être la cause du perfectionnement de la nature entière. — Cependant les saints patriarches ont mérité l'incarnation ex congruo, en la désirant et en la demandant. Car il était convenable que Dieu exauçât ceux qui lui obéissaient.

La réponse au premier argument est par là même évidente.

(2) Celte erreur a été aussi celle de Nestorius et du luthérien Sternbenger, qui prétendait que le Christ avait mérité par ses vertus d'être adopté par Dieu pour son Fils, et que cette adoption avait eu lieu lorsque Jean le baptisa dans le Jourdain.


32 Il faut répondre au second, qu'il est faux de dire que le mérite embrasse toutes les choses sans lesquelles on ne peut obtenir la récompense. Car il y en a qui ne sont pas seulement requises pour la récompense, mais qui sont encore préalablement exigées pour le mérite; comme la bonté divine et sa grâce ; et la nature elle-même de l'homme. De même le mystère de l'Incarnation est le principe du mérite ; parce que nous avons tous reçu de la plénitude du Christ, comme le dit saint Jean (1, 16).

33
Il faut répondre au troisième, qu'on dit que la bienheureuse Vierge a mérité de porter le maître du monde, non parce qu'elle a mérité qu'il s'incarne, mais parce qu'elle a mérité, d'après la grâce qui lui a été donnée, le degré de pureté et de sainteté nécessaire pour qu'elle pût être convenablement la mère de Dieu (1).

(J) Elle a mérité de congruo la maternité divine. Cette pensée de saint Thomas est celle de tous les grands docteurs. Voyez saint Augustin (De peccat, inerit, et remist. lib. n, cap. 24), saint Jérôme (Epist, xxii ad Eustochium), saint Grég. (Reg. lib. i, cap. 1), saint Pierre Damien (serm. ii, De assumpt.).


ARTICLE XII. — la grâce de l'union a-t-elle été naturelle au christ, en tant qu'homme-Dieu?

52
1 Il semble que la grâce de l'union n'ait pas été naturelle au Christ, comme Homme-Dieu. Car l'union de l'incarnation ne s'est pas faite dans la nature, mais dans la personne, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.). Or, chaque chose tire son nom de son terme. On doit donc appeler cette grâce plutôt une grâce personnelle que naturelle.

2
La grâce se divise par opposition à la nature, comme les choses gratuites qui viennent de Dieu se distinguent par opposition des choses naturelles, qui viennent d'un principe intrinsèque (2). Or, quand il s'agit de choses qui se distinguent par opposition, l'une ne tire pas son nom de l'autre. La grâce du Christ ne lui est donc pas naturelle.

(2) Tout vient de Dieu, mais on appelle naturel ce qui est dû à l'essence d'une chose, de manière que cette chose ne peut pas exister sans cela, et on appelle gratuit ce que lui donne par surcroît la bonté de Dieu.

3
On appelle naturel ce qui est selon la nature. Or, la grâce de l'union n'est pas naturelle au Christ, d'après la nature divine, parce qu'alors elle conviendrait aussi aux autres personnes. Elle ne lui est pas naturelle non plus selon la nature humaine, parce que dans ce cas elle conviendrait à tous les hommes qui sont de la même nature que lui. Il semble donc qu'elle ne lui soit naturelle d'aucune manière.

20
Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Ench. cap. 40) : en recevant la nature humaine il s'est produit en lui une grâce qui lui est en quelque sorte naturelle, et par laquelle il ne peut jamais tomber dans le péché.


CONCLUSION. -- Puisque la nature humaine dans le Christ a été unie à la personne divine dès le commencement de sa conception, et que son âme a été remplie de la grâce habituelle, la grâce d'union et la grâce habituelle n'ont pas été naturelles en lui, comme si elles étaient nées des principes de la nature humaine; mais on dit que ces deux grâces ont été l'une et l'autre naturelles en lui, parce qu'elles ont été produites par la nature divine et qu'elles ont été en lui dès sa naissance.

21
Il faut répondre que, d'après Aristote [Met. lib. v, text. 5), la nature indique ou la naissance ou l'essence de la chose. Par conséquent on peut donner au mot naturel deux sortes d'acception :
1° On peut désigner par là ce qui découle uniquement des principes essentiels de la chose, comme il est naturel au feu de s'élever.
2° On dit naturel à l'homme ce qu'il possède depuis sa naissance, d'après ces paroles de l’Apôtre(
Ep 2,3) : Nous étions par nature des enfants de colère. Et le Sage dit (Sg 12,10) : Leur race est méchante et la malice leur est naturelle (1). On ne peut donc pas dire que la grâce du Christ (qu'il s'agisse de la grâce d'union ou de la grâce habituelle) soit naturelle dans le sens qu'elle résulte des principes de la nature humaine dans le Christ, quoiqu'on puisse l'appeler naturelle, selon qu'elle est venue dans la nature humaine du Christ, sous l'action de sa nature divine qui en est la cause. On dit aussi que ces deux grâces sont l'une et l'autre naturelles dans le Christ, en ce sens qu'il les a eues dès sa naissance ; parce que dès le commencement de sa conception la nature humaine a été unie à la personne divine, et son âme a été remplie du don delà grâce.

31 Il faut répondre au premier argument, que quoique l'union ne se soit pas faite dans la nature, cependant elle a été produite par la vertu de la nature divine, qui est véritablement la nature du Christ (2). Et elle a aussi convenu au Christ dès le commencement de sa naissance.

32
Il faut répondre au second, que le mot grâce et le mot naturel ne s'emploient pas sous le même rapport. On appelle grâce l'union hypostatique, selon qu'elle ne résulte d'aucun mérite ; et on l'appelle naturelle parce qu'elle existe par la vertu de la nature divine dans l'humanité du Christ, dès sa naissance


(t) Elle ne découle pas des principes de leur nature considérés en eux-mêmes, mais elle leur est innée.
(2) Elle n'est pas seulement sa nature matériellement, mais elle l'est encore formellement, parce que le mot de Christ embrasse les deux natures : l'humanité unie à la divinité.


33
Il faut répondre au troisième, que la grâce de l'union n'est pas naturelle au Christ selon la nature humaine, comme si elle avait été produite par les principes de cette nature. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire qu'elle convienne à tous les hommes. Cependant elle lui est naturelle d'après la nature humaine, en ce qu'elle a été le propre de sa naissance, selon qu'il a été conçu de l'Esprit-Saint pour être le Fils naturel de Dieu et de l'homme. Mais selon la nature divine elle lui est naturelle, en ce que la nature divine est le principe actif de cette grâce. Et ceci convient à la Trinité tout entière, c'est-à-dire qu'il lui convient d'être le principe actif de cette grâce.





QUESTION 3: DU MODE DE L'UNION CONSIDÉRÉ PAR RAPPORT A LA PERSONNE QUI A PRIS LA NATURE HUMAINE (1).

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Nous avons maintenant à considérer l'union par rapport à la personne qui a pris la nature divine. — A cet égard huit questions se présentent : 1° Convient-il à la personne divine de prendre une autre nature? — 2° Cet acte convient-il à la nature divine? — 3° Une nature peut-elle prendre quelque chose, abstraction faite de la personnalité? — 4° Une personne peut-elle prendre une nature sans une autre personne? — 5° Toute personne peut-elle prendre une nature? —6° Plusieurs personnes peuvent-elles prendre une seule nature numériquement? — 7° Une personne peut-elle prendre deux natures numériquement? — 8° Etait-il plus convenable que ce fut la personne du Fils de Dieu qui prit la nature humaine qu'une autre personne divine ?


ARTICLE I. — convenait-il à une personne divine de prendre une nature et créée?

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1 Il semble qu'il ne convenait pas à une personne divine de prendre une nature créée. Car la personne divine signifie quelque chose d'infiniment parfait. Or, le parfait est ce qui n'est susceptible d'aucune addition. Par conséquent puisqu'ici prendre (assumere) c'est pour ainsi dire prendre pour soi (ad se sumere), et que ce qui est pris s'ajoute à celui qui le prend, il semble qu'il ne soit pas convenable pour une personne divine de prendre une nature créée.

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Celui qui prend pour soi une chose se communique en quelque 6orte à ce qu'il élève vers lui, comme la dignité se communique à celui qui est élevé vers elle. Or, il est de l'essence de la personne qu'elle soit incommunicable, comme nous l'avons dit (part. I, quest. xxix, art. 1). Il ne convient donc pas à la personne divine de prendre une nature, c'est-à-dire de se l'unir.

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La personne est constituée par la nature. Or, il répugne que ce qui est constitué prenne ce qui le constitue; parce que l'effet n'agit pas sur sa cause. Il ne convient donc pas à une personne de prendre une nature.

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Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit dans son livre (2) (De fid. ad Pet. cap. 2) que Dieu le Fils unique du Père a pris en sa personne la forme, c'est-à-dire la nature du serviteur. Or, le Fils unique est une personne. Donc il convient à la personne de recevoir une nature, c'est-à-dire de la prendre pour elle ou de l'épouser.


CONCLUSION. — Puisque assumer c'est prendre quelque chose pour soi, et que par là se trouvent exprimés le principe et le terme de l'acte (ce qui convient à la personne), il s'ensuit qu'il convient de la manière la plus propre à la personne de prendre une nature.

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Il faut répondre que le mot d'assomption implique deux choses, le principe de l'acte et son terme. Car assumer, c'est prendre quelque chose pour soi. Or, la personne est le principe et le terme de cette action. Elle en est le principe, parce qu'il convient en propre à la personne d'agir, et que c'est par l'action divine que la nature humaine a été prise. Elle en est aussi le terme, parce que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. \ et 2), l'union s'est faite dans la personne et non dans la nature. Par conséquent il est évident qu'il convient à la personne de la manière la plus propre de prendre une nature.

(I) Cette question difficile demande tout particulièrement à être approfondie. Car c'est en établissant tous les rapports de la personne avec les natures ou des natures entre elles que l'on peut jeter quelques lumières sur les profondeurs du mystère.
(2) Ce livre a été faussement attribué à saint Augustin : il est de saint Fulgence, qui est une autre gloire de l'Eglise d'Afrique.

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Il faut répondre au premier argument, que la personne divine étant infinie on ne peut rien y ajouter. C'est ce qui fait dire à saint Cyrille (Epist, syn. Ephes. conc.) : Ce n'est pas par apposition que nous comprenons le mode d'union ; comme aussi dans l'union de l'homme avec Dieu qui se fait par la grâce d'adoption, on n'ajoute pas à Dieu quelque chose, mais ce qui est divin s'ajoute à l'homme, et par conséquent ce n'est pas Dieu, mais l'homme qui est perfectionné.

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Il faut répondre au second, qu'on dit que la personne est incommunicable dans le sens qu'on ne peut pas l'appliquer à plusieurs suppôts. Cependant rien n'empêche qu'on ne dise de la personne plusieurs choses. Ainsi il n'est pas contraire à la nature de la personne d'être communiquée de manière à subsister en plusieurs natures, car plusieurs natures peuvent se rencontrer accidentellement dans une personne créée; comme dans la personne d'un seul et même individu se trouvent la quantité et la qualité. Mais ce qu'il y a de propre à la personne divine en raison de son infinité (1), c'est qu'il se fasse en elle une réunion de natures qui n'a pas lieu accidentellement, mais selon la subsistance.

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Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. ii, art. d), la nature humaine ne constitue pas la personne divine absolument, mais elle la constitue, selon que la personne divine est dénommée d'après cette nature (2). Car ce n'est pas la nature humaine qui fait absolument que le Fils de Dieu est une personne (puisqu'il l'a été de toute éternité), mais elle fait seulement qu'il est homme, au lieu que la personne divine est absolument constituée d'après la nature divine. C'est pourquoi on ne dit pas qu'elle prend la nature divine, mais la nature humai ne.



III Pars (Drioux 1852) 47