III Pars (Drioux 1852) 62

ARTICLE II. — convient-il à la nature divine de prendre une autre nature?

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1 Il semble qu'il ne convienne pas à la nature divine de prendre (assumere) une autre nature, parce que, comme nous l'avons dit (art. préc.), assumer, c'est pour ainsi dire prendre pour soi quelque chose. Or, la nature divine n'a pas pris pour elle la nature humaine; parce que l'union ne s'est pas faite dans la nature, mais dans la personne, comme nous l'avons dit (quest. ii, art. 1 et 3). Il ne convient donc pas à, la nature divine de prendre la nature humaine.

2
La nature divine est commune aux trois personnes. Si donc il convient à la nature divine d'en prendre une autre, il s'ensuit que cela convient aux trois personnes, et qu'ainsi le Père a pris la nature humaine aussi bien que le Fils; ce qui est erroné.

3
Prendre, c'est agir. Or, agir convient à la personne, et non à la nature qui est plutôt signifiée comme le principe par lequel l'agent agit. Donc prendre (assumere) ne convient pas à la nature.

20
Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Fulgentius) (Lib.de fid. ad Pet. cap. 2) : Cette nature qui est toujours engendrée du Père, c'est-à-dire qui vient du Père par la génération éternelle, a reçu notre nature sans péché d'une femme vierge.


CONCLUSION. — Il convient premièrement et de la manière la plus propre à la personne divine de prendre la nature humaine, mais cet acte convient aussi secondairement à la nature divine.

(1) Toute personnalité finie ne peut avoir pour terre que sa nature propre, parce qu'elle tire son espèce de la nature dont elle est le complément, au lieu que la personne divine, en raison de son infinité, n'est d'aucun genre ni d'aucune espèce, et, par là même qu'elle renferme éminemment la perfection de toutes les natures possibles, elle est apte à les avoir toutes pour terme.
(2) Ainsi on dit qu'elle est née, qu'elle a souffert, etc.

21
Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), le mot assumer signifie deux choses, le principe de l'action et son terme. Il convient à la nature divine d'être par elle-même le principe de l'assomption, parce que c'est par sa vertu qu'elle s'est faite. Mais il ne lui convient pas d'en être par elle-même le terme; elle ne l'est qu'en raison de la personne dans laquelle on la considère (1). C'est pourquoi on dit premièrement et de la manière la plus propre que la personne prend la nature, mais on peut dire secondairement que la nature divine a pris la nature humaine pour sa personne. Ainsi on dit que la nature s'est incarnée ; non qu'elle se soit changée en chair, mais parce qu'elle a pris la nature de la chair. C'est ce qui fait dire à saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. iii, cap. 6) : Nous disons que la nature de Dieu s'est incarnée, d'après l'autorité de saint Athanase (2) et de saint Cyrille (3).

31
II faut répondre au premier argument, que le mot soi est réciproque et se rapporte au même suppôt. Or, la nature divine ne diffère pas de la personne du Verbe par le suppôt. C'est pourquoi selon que la nature divine prend la nature humaine pour la personne du Verbe, on dit qu'elle la prend pour soi. Mais quoique le Père prenne la nature humaine pour la personne du Verbe, il ne la prend néanmoins pas pour lui, parce que le suppôt du Père et celui du Verbe n'est pas le même. C'est pourquoi on ne peut pas dire dans le sens propre que le Père prend la nature humaine.

32
Il faut répondre au second, que ce qui convient à la nature divine en soi convient aux trois personnes, comme la bonté, la sagesse, etc. Mais il lui convient de prendre la nature humaine en raison de la personne du Verbe, comme nous l'avons vu (in corp. art.). C'est pourquoi cet acte ne convient qu'à cette personne seule.

33
Il faut répondre au troisième, que comme en Dieu ce qu'il est et ce par quoi il est, est une même chose, de même en lui ce qui agit est identique à ce par quoi il agit ; parce que chaque chose agit en tant qu'elle est être. Par conséquent la nature divine est ce par quoi Dieu agit, et elle est Dieu agissant (4).

(1)Solus Filius suscepit humanitatem in singularitate personae, non in unitate divinae naturae, id est, in eo quod est proprium Filii, non quod est commune Trinitati (Concil. Tolet. sess, vi, cap. 1).
(2)Confitemur unam naturam Dei Verbi incarnatam et adoratione unà cum sud carne adorandam, dit saint Athanase. Sur l'expression unam naturam incarnatam, voyez la discussion de Bossuet contre Ellies Dupin (OEuvres de Bossuet, tom. xxx, pag. 614 et scq. edit, de Versailles).
(5) In conc. Chalc. art. 2. Epist. Cyrill. ai Jeann. cpisc. Antioch.
(4) Mais dans la créature le suppôt est ce qui agit, et la nature ce par quoi il agit: la nature et le suppôt sont donc distincts. Si on les distinguait de la sorte en Dieu, il faudrait admettre une quaternitê.


ARTICLE III. — la personnalité étant abstraite de la nature par notre entendement, la nature peut-elle encore prendre quelque chose ?

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1 Il semble que la personnalité ayant été abstraite par notre entendement, la nature divine ne puisse plus en prendre une autre. Car nous avons dit (art. 1 huj. quaest.) qu'il convient à la nature divine d'en prendre une autre en raison de la personne. Or, ce qui convient à une chose, en raison d'une autre, ne peut lui convenir du moment que cette dernière est écartée ; comme le corps qui est visible en raison de la couleur ne peut être vu sans elle. Par conséquent la personnalité ayant été abstraite par l'intellect, la nature divine ne peut plus en prendre une autre.


2
L'assomption implique le terme de l'union, comme nous l'avons dit (loc. cit.). Or, l'union ne peut pas se faire dans la nature, mais seulement dans la personne. Par conséquent la personnalité ayant été abstraite, la nature divine ne peut pas en prendre une autre.

3
Nous avons dit (part. I, quest. xlii, art. 3) que dans les choses divines, la personnalité, étant abstraite, il ne reste rien. Or, ce qui prend est quelque chose. La nature divine ne peut donc pas en prendre une autre, du moment que la personnalité est abstraite.

20
Mais c'est le contraire. En Dieu on appelle personnalité la propriété personnelle qui est triple, et qui comprend la paternité, la filiation et la procession, comme nous l'avons dit (I 30,3). Or, ces propriétés étant abstraites par l'entendement, il reste encore la toute-puissance de Dieu par laquelle s'est faite l'incarnation, d'après cette parole de l'Ange (Lc 1,37) : Il n'y a rien d'impossible à Dieu. Il semble donc qu'après avoir fait abstraction de la personnalité, la nature divine en puisse prendre une autre (1).


CONCLUSION. — La personnalité ayant été abstraite par notre entendement qui perçoit les choses divines à sa manière, on peut encore concevoir que la nature divine en prenne une autre.

21 Il faut répondre que notre entendement se rapporte de deux manières aux choses divines : 1° Pour connaître Dieu comme il est. En ce sens il est impossible que l'intellect circonscrive en Dieu urçe chose et qu'il en reste une autre; parce que tout ce qui est en Dieu est un, sauf la distinction des personnes. Toutefois, du moment que l'une d'elles est ôtée les autres le sont aussi, parce qu'elles ne se distinguent que par les relations qui doivent exister simultanément. 2° L'entendement se rapporte aux choses divines, non en connaissant Dieu comme il est, mais en connaissant à sa manière (c'est-à-dire d'une façon multiple et divisée) ce qui est un en lui. De la sorte notre entendement peut comprendre la bonté et la sagesse de Dieu, et les autres attributs qu'on appelle essentiels, sans comprendre la paternité ou la filiation qu'on appelle des personnalités. D'après cela, la personnalité ayant été abstraite par l'intellect, nous pouvons encore comprendre la nature comme assumant quelque chose (2).

31
Il faut répondre au premier argument, que comme en Dieu ce qu'il est et ce par quoi il est, est une même chose ; tout ce que l'on attribue à Dieu abstractivement considéré en soi, sans tenir compte du reste, est quelque chose de subsistant, et par conséquent c'est une personne, puisque cela existe dans une nature intellectuelle. Ainsi, comme maintenant en posant les propriétés personnelles en Dieu, nous disons qu'il y a trois personnes, de même si nous écartons ces propriétés par notre entendement, il restera dans notre pensée la nature divine comme chose subsistante et comme personne. Et par là on peut concevoir qu'elle prenne la nature humaine, en raison de sa subsistance ou de sa personnalité.

32
Il faut répondre au second, que les personnalités des trois personnes étant abstraites par l'intellect, il restera dans l'intellect la seule personnalité de Dieu, comme les juifs le comprennent; et elle peut être le terme de l‘assomption; comme nous disons maintenant que cet acte a pour terme la personne du Verbe.

(I) D'après Billuart, ce sentiment est communément soutenu parmi les thomistes, qui reconnaissent une subsistance commune et absolue, distincte des subsistances relatives qui constituent les personnes.
(2) Dans ce cas, la nature humaine serait unie immédiatement à la substance commune et absolue, et secondairement et médiatement aux substances relatives dont elle recevrait l'incommunicabilité.

32
Il faut répondre au troisième, que la personnalité ayant été abstraite par l’entendement, on dit qu'il ne reste rien par manière de résolution, parce que le fondement de la relation n'est pas autre chose que la relation elle- même; et que tout ce qu'on considère en Dieu, on le considère comme un suppôt subsistant. Cependant parmi les choses que l'on dit de Dieu, il y en a qu'on peut concevoir sans les autres, non par manière de résolution, mais comme nous l'avons dit (1) (in corp. art.).



ARTICLE IV. — une des personnes peut-elle prendre une nature créée sans les deux autres (2) ?

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1 Il semble qu'une personne ne puisse pas prendre une nature créée sans que les autres la prennent. Car les œuvres de la Trinité sont indivises, d'après saint Augustin (Enchir. cap. 38), et comme l'essence des trois personnes est une, de même l'opération est une aussi. Or, prendre une chose est une opération. Elle ne peut donc convenir à une personne divine sans convenir à une autre.

2
Comme nous disons que la personne du Fils s'est incarnée, de même aussi la nature. Car toute la nature divine s'est incarnée dans l'une de ses hypostases, selon l'expression de saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. iii, cap. 6). Or, la nature est commune aux trois personnes. Donc aussi l'incarnation.

3
Comme la nature humaine a été prise par Dieu dans le Christ, de même aussi les hommes sont pris par lui au moyen de la grâce, d'après ce mot de saint Paul (Rm 14,3) : Dieu l'a pris. Or, cette dernière assomption appartient en général à toutes les personnes. Par conséquent la première aussi.

20 Mais c'est le contraire. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 2) que le mystère de l'Incarnation suppose une distinction dans les personnes, c'est-à- dire qu'il se rapporte à l'une sans se rapporter aux autres (3).


CONCLUSION. — Puisque indépendamment de l'acte de l'opération, l'assomption en marque encore le terme, relativement au principe elle est commune aux trois personnes ; mais il n'en est pas de même relativement au terme.

21
Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art, 4 huj. quaest.), l'assomption implique deux choses : l'acte de celui qui prend la nature humaine et le terme de cette opération. L'acte de celui qui prend la nature humaine procède de la vertu divine, qui est commune aux trois personnes ; au lieu que le terme de l'assomption est la personne, comme nous l'avons vu (loc. cit.). C'est pourquoi ce qui appartient à l'action dans l'assomption est commun aux trois personnes, tandis que ce qui appartient à la nature du terme convient à une personne, de telle sorte qu'il ne convient pas à une autre. Car les trois personnes ont fait que la nature humaine a été unie à la seule personne du Fils (4).


(1) Ainsi, par abstraction, on peut concevoir la toute-puissance, qui sera toujours une chose subsistante, et, par là même, capable d'agir et d'unir à soi une nature créée.
(2) Cet article est de foi, et il est parfaitement défini dans le concile de Nicée.
(3) Le sixième concile œcuménique dit aussi, d'après le même Père (art. viii) : Quod Pater et Spiritui sanctus nihil in incarnatione habent commune, nisi benignissimam voluntatem.
(4) C'est ce qu'exprime parfaitement le concile de Tolède (vi et xi) : Incarnationem fidei tota Trinitas operata est, quid inseparabilia sunt opera Trinitatis, solus tamen Filius formam servi accepit in singularitate personoe.


31
Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement s'appuie sur l'opération ; et la conclusion serait bien déduite, si elle impliquait l'opération seule, sans le terme qui est la personne.

32
Il faut répondre au second, qu'on dit que la nature est incarnée, comme on dit qu'elle prend une autre nature, en raison de la personne que l'union a pour terme, comme nous l'avons vu (art.4 et 2 huj. quaest.)-, mais non selon qu'elle est commune aux trois personnes. On dit aussi que toute la nature divine est incarnée ; non parce qu'elle s'est incarnée dans toutes les personnes, mais parce que la personne incarnée ne manque d'aucune dès perfections de la nature divine, comme l'explique saint Jean Damascène.

33
Il faut répondre au troisième, que l'assomption qui se fait au moyen de la grâce adoptive a pour terme une participation de la nature de Dieu par laquelle sa bonté nous assimile à lui, d'après ces paroles de l’Apôtre (2P 1,4): Il faut que vous soyez rendus participants de la nature divine. C'est pourquoi cette sorte d'assomption est commune aux trois personnes de la part du principe et de la part du terme; au lieu que l'assomption qui est produite par la grâce d'union est commune par rapport au principe, mais non par rapport au terme, comme nous l'avons dit (in cor p. art. et art. 2 huj. quaest.).



ARTICLE V. — toute personne divine aurait-elle ru prendre la nature humaine (4) ?

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1 Il semble qu'aucune autre personne divine que la personne du Fils n'aurait pu prendre la nature humaine. Car en prenant cette nature Dieu est devenu le Fils de l'homme. Or, il répugne d'admettre qu'il ait été convenable pour le Père ou l'Esprit-Saint d'être le Fils de l'homme : car ceci tournerait à la confusion des personnes divines. Ni le Père, ni le Saint-Esprit n'auraient donc pu prendre un corps.

2
Par l'incarnation divine les hommes ont obtenu l'adoption filiale, d'après ces paroles de l’Apôtre (Rm 8,45) : Vous n'avez point reçu de nouveau l'esprit de servitude pour être dans la crainte, mais vous avez reçu l'esprit d'adoption des enfants. Or, la filiation adoptive est une ressemblance de la filiation naturelle qui ne convient ni au Père, ni à l'Esprit- Saint. Aussi le même apôtre ajoute (ibid. Rm 8,29) : Que ceux qu'il a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils. Il semble donc qu'aucune autre personne que la personne du Fils n'ait pu s'incarner.

3 On dit que le Fils a été envoyé et engendré dans sa naissance temporelle, selon qu'il s'est incarné. Or, il ne convient pas au Père d'être envoyé, puisqu'il est innascible, comme nous l'avons vu (I 43,4). Donc au moins la personne du Père n'eût pas pu s'incarner.

20 Mais c'est le contraire, Tout ce que peut le Fils, le Père le peut et le Saint-Esprit aussi (2) ; autrement la puissance des trois personnes ne serait pas la même. Or, le Fils a pu s'incarner. Donc également le Père et l'Esprit- Saint.


CONCLUSION. — Puisque les trois personnes n'ont qu'une seule et même puissance, toute personne divine eût pu prendre la nature humaine.

(2) On entend ces paroles de la puissance absolue qui s'étend ad extra, et non de la puissance d'engendrer, qui est propre au Père, ni de celle de tirer, qui est propre au Père et au Fils.
(j) Saint Anselme paraît avoir été sur ce point d'un sentiment différent de celui de saint Thomas (De Ineam, cap. 4).

21
Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'assomption implique deux choses : l'acte de celui qui prend une autre nature et le terme de cette opération. La vertu divine est le principe de cet acte, et la personne en est le terme. Or, la vertu divine se rapporte communément et indifféremment à toutes les personnes. La raison commune de personnalité est aussi la même dans les trois personnes; quoique les propriétés personnelles soient différentes. Or, quand une vertu se rapporte indifféremment à plusieurs choses, elle peut donner chacune d'elles pour terme à son action, comme on le voit pour les puissances raisonnables qui se rapportent à des choses opposées, pouvant faire l'une et l'autre. Ainsi la vertu divine eût donc pu unir la nature humaine à la personne du Père ou de l'Esprit-Saint, comme elle l'a unie à la personne du Fils. C'est pourquoi il faut dire que le Père ou l'Esprit-Saint aurait pu s'incarner, comme le Fils(1).

31
Il faut répondre au premier argument, que la filiation temporelle qui fait appeler le Christ le Fils de l'homme, ne constitue pas sa personne, comme la filiation éternelle ; mais elle est une conséquence de sa naissance temporelle. Par conséquent si le mot de filiation était de cette manière appliqué au Père ou à l'Esprit-Saint, il n'en résulterait aucune confusion dans les personnes divines (2).

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Il faut répondre au second, que la filiation adoptive est une ressemblance de la filiation naturelle, mais elle est produite en nous par appropriation par le Père qui est le principe de la filiation naturelle et par le don de l'Esprit-Saint qui est l'amour du Père et du Fils, d'après ces paroles de saint Paul (Ga 4,6): Dieu a envoyé l'Esprit de son Fils dans nos coeurs qui crie: Mon Père I mon Père I C'est pourquoi, comme, après l'incarnation du Fils, nous avons reçu la filiation adoptive par ressemblance à sa filiation naturelle ; de même si le Père s'était incarné, nous recevrions de lui la filiation adoptive, comme du principe de la filiation naturelle, et nous la recevrions de l'Esprit-Saint, comme du lien commun qui unit le Père et le Fils.

33 Il faut répondre au troisième, qu'il convient au Père d'être innascible selon la naissance éternelle, ce que n'exclurait pas la naissance temporelle. Quant au Fils de Dieu on dit qu'il est envoyé relativement à l'incarnation, parce qu'il vient d'un autre; sans cela l'incarnation ne suffirait pas pour qu'il y eût mission (3).



ARTICLE VI. — plusieurs personnes pourraient-elles prendre une seule nature numériquement (4) ?

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1 Il semble que deux personnes divines ne puissent pas prendre une seule et même nature numériquement. Car dans cette hypothèse ou elles ne formeraient qu'un seul homme ou il y en aurait plusieurs. Or, il n'y en aurait pas plusieurs : car comme une seule nature divine en plusieurs personnes ne souffre pas qu'il y ait plusieurs Dieux; de même une seule et même nature humaine en plusieurs personnes ne souffre pas qu'il y ait plusieurs hommes. Elles ne pourraient pas non plus ne former qu'un seul homme; parce qu'un seul homme c'est un individu qui ne forme qu'une personne; et alors la distinction des trois personnes divines serait détruite, ce qui répugne. Deux ou trois personnes ne peuvent donc pas prendre une seule nature humaine.

(2) Soit séparément, comme l'a fait le Fils, soit ensemble, de manière qu'elles se soient incarnées toutes les trois.
(3) Cette confusion ne pourrait être, après tout, qu'une confusion de mots, mais elle ne porterait pas sur le fond des choses.
(5) Car il est nécessaire que celui qui est envoyé vienne d'un autre, ce qu'on ne peut pas dire du Père, qui est le principe de tonte procession (Voyez tom. I p. 588).
(4) Scot (III. dist. i, quest. 2) et ses partisans sont sur cette question d'un sentiment contraire à celui de saint Thomas, mais les théologiens suivent plus généralement la doctrine du Docteur angélique.

2
L'assomption a pour terme l'unité de personne, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.). Or, la personne du Père, celle du Fils et celle de l'Esprit-Saint ne forment pas une seule personne. Ces trois personnes ne peuvent donc pas prendre une seule nature humaine.

3
Saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. iii, cap. 3 et 4) et saint Augustin (De Trin. lib. i, cap. Il,12 et 13) disent qu'il résulte de l'incarnation du Fils de Dieu que tout ce qu'on dit du Fils de Dieu, on le dit du Fils de l'homme et réciproquement. Si donc les trois personnes prenaient une seule et même nature humaine, il s'ensuivrait que tout ce que l'on dit de l'une des trois personnes, on le dirait de cet homme, et réciproquement ce qu'on dirait de cet homme, on pourrait le dire de l'une des trois personnes. Ainsi ce qui est le propre du Père, la génération éternelle du Fils se dirait de cet homme et par conséquent se dirait du Fils de Dieu : ce qui répugne. Il n'est donc pas possible que les trois personnes divines prennent une seule et même nature humaine.

20
Mais c'est le contraire. La personne incarnée subsiste en deux natures, la nature divine et la nature humaine. Or, les trois personnes peuvent subsister dans une seule nature divine. Elles pourraient donc aussi subsister dans une seule nature humaine; de telle sorte qu'il n'y eût qu'une seule nature humaine prise par trois personnes.


CONCLUSION. — Il n'est pas impossible aux personnes divines que deux on trois personnes prennent une seule nature humaine numériquement, mais il est cependant impossible qu'elles prennent une seule hypostase, ou une seule personne humaine.

21
Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (III 2,5 ad 1), l'union de l'âme et du corps dans le Christ ne produit ni une nouvelle personne, ni une nouvelle hypostase ; mais elle produit une seule nature que prend la personne ou l'hypostase divine : ce qui ne se fait pas par la puissance de la nature humaine, mais par la puissance de la personne divine. Or, la condition des personnes divines est telle que l'une d'elles n'exclut pas l'autre de la communauté de la même nature, mais seulement de la communauté de la même personne. Par conséquent, comme dans le mystère de l'Incarnation toute la raison du fait est la puissance de celui qui l'accomplit, comme le dit saint Augustin (Epist, ad Volus. cxxxn), on doit juger dans cette matière plutôt d'après la condition de la personne divine qui prend la nature que d'après la condition de la nature humaine qu'elle épouse. Ainsi il n'est donc pas impossible aux personnes divines que deux ou trois personnes prennent une seule et même nature humaine. Mais il leur serait impossible de prendre une seule hypostase ou une seule personne humaine, selon la remarque de saint Anselme qui dit (in libro Cur Deus homo, lib. ii, cap. 9) que plusieurs personnes ne peuvent pas prendre un seul et même homme de manière à ne former qu'une seule personne (1).

31 Il faut répondre au premier argument, que dans l'hypothèse où l'on suppose que les trois personnes prendraient une seule nature humaine, il serait vrai de dire que les trois personnes seraient un seul homme, parce qu'elles n'auraient qu'une seule nature humaine. Car, comme il est maintenant vrai de dire que les trois personnes sont un seul Dieu à cause de la nature divine qui est une ; de même il serait vrai de dire qu'elles ne seraient qu'un seul homme à cause de l'unité de la nature humaine. Le mot un n'impliquerait pas l'unité de personne, mais l'unité dans la nature humaine : car de ce que les trois personnes sont un seul homme, on ne pourrait pas en conclure qu'elles seraient un seul absolument (1). En effet rien n'empêche de dire que des hommes qui sont plusieurs absolument, ne soient un sous un rapport, par exemple qu'ils ne soient qu'un seul peuple. Et, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xi, cap. 3), l'esprit de Dieu et l'esprit de l'homme ne sont pas de la même nature, mais en s'attachant l'un à l'autre il en résulte un seul et même esprit, d'après cette parole de saint Paul (2Co 6,17) : Celui qui s'attache au Seigneur est un même esprit avec lui.

(I) Selon sa coutume, saint Thomas interprète ici avec bienveillance la pensée de saint Anselme, mais il nous parait difficile qu'il ait été avec lui d'accord sur ce point.

32 Il faut répondre au second, que dans cette hypothèse la nature humaine serait une dans chaque personne, de telle sorte que, comme la nature divine est naturellement une dans chaque personne, de même la nature humaine serait une dans chacune d'elles, par là même qu'elles l'auraient prise.

33
Il faut répondre au troisième, qu'à l'égard du mystère de l'Incarnation il y a communication des propriétés qui appartiennent à la nature ; parce que tout ce qui convient à la nature peut se dire de la personne qui subsiste dans cette nature, de quelque nature que l'on parle (2). Par conséquent, dans l'hypothèse que l'on fait, on pourrait dire de la personne du Père ce qui appartient à la nature humaine et ce qui appartient à la nature divine, et l'on pourrait faire de même pour la personne du Fils et pour celle de l'Esprit-Saint. Mais ce qui convient à la personne du Père en raison de sa propre personne ne pourrait pas être attribué à la personne du Fils ou de l'Esprit-Saint, à cause de la distinction des personnes qui subsisterait néanmoins. On pourrait donc dire que, comme le Père est non engendré, de même l'homme serait non engendré, selon que l'homme serait pris pour la personne du Père. Mais si l'on allait plus loin et qu'on dît : l'homme est non engendré, le Fils est l'homme, donc le Fils est non engendré, on tomberait dans le sophisme qu'on appelle fallacia figurae dictionis vel accidentis (3). C'est ainsi que nous disons maintenant que Dieu est non engendré, parce que le Père n'est pas engendré, cependant nous ne pouvons pas conclure de ce que le Fils est Dieu qu'il soit non engendré.


ARTICLE VII. — une seule personne divine pourrait-elle prendre deux natures humaines?

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1 Il semble qu'une seule personne divine ne puisse pas prendre deux natures humaines. Car la nature prise dans le mystère de l'Incarnation n'a pas d'autre suppôt que le suppôt de la personne divine, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc. et art. 2 huj. quaest.). Si donc l'on supposait qu'il n'y a qu'une seule personne divine qui prenne deux natures humaines, il n'y aurait qu'un seul suppôt pour deux natures de la même espèce, ce qui paraît impliquer contradiction : car la nature d'une seule et même espèce n'est multiple qu'en raison de la distinction des suppôts.

2
Dans cette hypothèse on ne pourrait pas dire que la personne divine incarnée serait un seul homme, parce qu'elle n'aurait pas qu'une seule nature humaine. On ne pourrait pas dire non plus qu'elle serait plusieurs hommes, parce que plusieurs hommes sont distincts par leur suppôt et que là il n'y en aurait qu'un seul. Par conséquent cette hypothèse est absolument impossible.

(5) Ce sophisme consiste à juger d'une chose absolument par ce qui ne lui convient que par accident (Voy. Logique de Port-Royal, ch. xix, g 5).
(t) C'est-à-dire qu'elles ne seraient qu'une personne absolument.
(2) Voyez à cet égard la question xvi, où la communication des idiomes est traitée ex professo.

3
Dans le mystère de l'Incarnation toute la nature divine a été unie à toute la nature qu'elle a prise, c'est-à-dire à chacune de ses parties. Car le Christ est Dieu parfait et homme parfait, il est Dieu tout entier et homme tout entier, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. m, cap. 7). Or, deux natures humaines ne pourraient être totalement unies l'une à l'autre, parce qu'il faudrait que l'âme de l'une fût unie au corps de l'autre et que les deux corps fussent aussi unis ensemble, ce qui amènerait la confusion des natures. Il n'est donc pas possible qu'une seule personne divine prenne deux natures humaines.

20
Mais c'est le contraire. Tout ce que peut le Père, le Fils le peut. Or, le Père après l'incarnation du Fils peut prendre une nature humaine numériquement autre que celle que le Fils a prise : car la puissance du Père ou du Fils n'a été affaiblie en rien depuis l'incarnation du Fils (1). Il semble donc que le Fils, après son incarnation, puisse aussi prendre une autre nature que celle qu'il a prise.

CONCLUSION. — Puisque la puissance de la personne divine est infinie, elle peut, indépendamment de la nature humaine qu'elle a prise, en prendre encore une qui soit autre numériquement.

21
Il faut répondre que ce qui a pouvoir sur une chose et non sur plusieurs a une puissance limitée à un seul objet. Mais la puissance de la personne divine est infinie, et ne peut être limitée à quelque chose de créé. Par conséquent on ne doit pas dire que la personne divine n'a pris qu'une seule nature, de telle sorte qu'elle n'ait pas pu en prendre une autre (2). Car il semblerait résulter de là que la personnalité de la nature divine serait tellement comprise par une seule nature humaine, qu'elle ne pourrait plus en prendre une autre ; ce qui est impossible, car l'incréé ne peut pas être compris (3) par ce qui est créé. Il est donc évident que soit que nous considérions la personne divine selon la vertu qui est le principe de l'union, soit que nous la considérions selon sa personnalité qui en est le terme, il faut dire que la personne divine, indépendamment de la nature humaine qu'elle a prise, peut en prendre encore une qui soit autre numériquement. ,

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Il faut répondre au premier argument, que la nature créée est perfectionnée dans sa nature par une forme qui se multiplie selon la division de la matière. Et c'est pourquoi si la composition de la matière et de la forme constitue un nouveau suppôt, il s'ensuit que la nature se multiplie selon que les suppôts se multiplient eux-mêmes. Mais dans le mystère de l'Incarnation l'union de la forme et de la matière, c'est-à-dire de l'âme et du corps, ne constitue pas un nouveau suppôt, comme nous l'avons dit (art. préc.). C'est pourquoi le nombre peut être multiplié du côté de la nature à cause de la division de la matière, sans qu'il y ait distinction de suppôts.

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Il faut répondre au second, qu'il semble qu'on pourrait dire que dans l'hypothèse que l'on fait, il s'ensuivrait qu'il y aurait deux hommes à cause des deux natures sans qu'il y eût là deux suppôts; tandis qu'au contraire les trois personnes ne seraient qu'un seul homme, parce qu'elles n'auraient pris qu'une seule nature humaine, comme nous l'avons dit (art. préc. ad i). Mais cela ne paraît pas exact; parce qu'il faut se servir du mot hommes au pluriel, selon la signification qu'on impose aux termes ; ce qui doit se régler d'après la considération de ce qui se passe parmi nous. C'est pourquoi à l'égard du mode de signification il faut observer ce qui est en nous, et l'on remarquera que le nom qui se trouve imposé par une forme ne se dit jamais au pluriel qu'en raison de la pluralité des suppôts. Car quand un homme a pris deux vêtements, on ne dit pas qu'il y a deux individus vêtus, mais qu'il n'y en a qu'un seul avec deux vêtements. Et pour celui qui a deux qualités, on dit au singulier qu'il est de telle manière d'après ses deux qualités. Or, la nature prise sous ce rapport est une sorte de vêtement, quoique cette ressemblance ne soit pas parfaite de tous points, comme nous l'avons dit (quest. it,art. 6 adi). C'est pourquoi si la personne divine prenait deux natures humaines, on dirait à cause de l'unité de suppôt que c'est un seul homme ayant deux natures humaines. Comme il arrive qu'on dit de plusieurs hommes qu'ils ne forment qu'un seul peuple en raison de ce qu'ils ont une seule chose qui leur est commune, mais non à cause de l'unité de suppôt ; de même si deux personnes divines prenaient une seule nature humaine numériquement, on dirait qu'elles ne sont qu'un seul homme, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 1), non d'après l'unité de suppôt, mais selon qu'elles ont une seule et même chose qui leur est commune.

(1) Comme le chante l'Eglise [in fest. Cire.) : Id quod fuit permansit, quando quod non erat assumpsit.
(2) Soit simultanément avec celle qu'il a prise, soit successivement.
(5) Il s'agit ici de la compréhension substantielle et non de la compréhension intellectuelle ou mentale.

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Il faut répondre au troisième, que la nature divine et la nature humaine ne se rapportent pas de la même manière aune personne divine. Le rapport de la nature divine avec la personne est antérieur à celui de la nature humaine, puisque la nature divine ne fait qu'une même chose avec la personne de toute éternité. La nature humaine n'a au contraire avec la personne divine qu'un rapport postérieur, puisqu'elle a été prise dans le temps, non pour que la nature soit la personne elle-même, mais pour que la personne de Dieu subsiste dans la nature humaine. Car le Fils de Dieu est sa déité, mais il n'est pas son humanité. C'est pourquoi pour que la nature humaine soit prise par la personne divine, il est nécessaire que la nature divine soit unie d'une union personnelle à toute la nature qu'elle a prise, c'est-à-dire selon toutes ses parties. Mais le rapport des deux natures prises avec la personne divine serait uniforme ; l'une de ces natures n'épouserait pas l'autre. Par conséquent il ne faudrait, pas qu'une d'elles fût totalement unie à l'autre, c'est-à-dire que toutes les parties de l'une fussent unies à toutes les parties de l'autre (1).




III Pars (Drioux 1852) 62