III Pars (Drioux 1852) 68

ARTICLE VIII. — a-t-il été plus convenable que la personne du fils de dieu prit la nature humaine plutôt qu'une autre personne divine (2)?

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1 Il semble qu'il n'a pas été plus convenable que le Fils de Dieu s'incarne que le Père ou l'Esprit-Saint. Car par le mystère de l'Incarnation les hommes ont été amenés à la véritable connaissance de Dieu, d'après ces paroles de saint Jean (
Jn 18,37) : C'est pour cela que je suis né et que je suis venu dans le monde, afin de rendre témoignage à la vérité. Or, de ce que la personne du Fils de Dieu s'est incarnée, il y en a beaucoup qui ont été empêchés de connaître véritablement Dieu, parce que ce qui est dit du Fils selon la nature humaine, ils le rapportent à la personne du Fils ; c'est ainsi qu'Arius a supposé de l'inégalité dans les personnes, d'après ces paroles (Jn 14,28) : Mon Père est plus grand que moi. Cette erreur n'aurait pas eu lieu si la personne du Père s'était incarnée, car personne n'aurait pensé le Père moindre que le Fils. Il semble donc qu'il eût été convenable que la personne du Père s'incarnât plutôt que la personne du Fils.

(1) Selon la remarque de Cajétan, ce qui conviendrait à la personne divine par rapport à l'une de ces natures ne lui conviendrait pas par rapport à l'autre. Par exemple, s'il portait le nom de Christ par rapport à la première nature, il s'appellerait Jean par rapport à l'autre, et si le Christ mourait, on ne dirait pas pour cela que Jean est mort. Mais ce qui arriverait à Jean et au Christ se dirait du Fils de Dieu.
(2) Ces rapports de convenance ont été développés fréquemment par les Pères. Saint Thomas résume ici principalement saint Augustin.

2 L'effet de l'incarnation paraît être une création nouvelle de la nature humaine, d'après ces paroles de L’Apôtre (Ga 6,45) : En Jésus-Christ, ni la circoncision, ni l'incirconcision n'ont aucune efficacité, mais la créature nouvelle qu'il a produite en nous. Or, la puissance de créer est appropriée au Père. Il aurait donc été convenable que le Père s'incarnât plutôt que le Fils.

3 L'incarnation a pour but la rémission des péchés, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 1,24) : Vous lui donnerez le nom de Jésus, parce que ce sera lui qui sauvera son peuple de ses péchés. Or, la rémission des péchés est attribuée à l'Esprit-Saint, d'après ces paroles de l'Evangile (Jn 20,22) : Recevez l'Esprit-Saint, les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez. Il était donc plus convenable que la personne de l'Esprit-Saint s'incarnât que la personne du Fils.

20 Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. iii, cap. 4) : Dans le mystère de l'Incarnation la sagesse et la vertu de Dieu se sont manifestées; la sagesse parce qu'elle a trouvé le secret de payer, de la manière la plus convenable, la dette la plus difficile ; la vertu parce qu'elle a fait de nouveau un vainqueur de celui qui était vaincu. Or, la vertu et la sagesse sont appropriées au Fils, d'après saint Paul, qui appelle (1Co 1,44) le Christ, la vertu de Dieu et sa sagesse. Il a donc été convenable que la personne du Fils s'incarnât.


CONCLUSION. — Puisque la ressemblance du Verbe de Dieu avec la nature humaine est la plus grande, il a été très-convenable que des personnes divines ce fut le Verbe qui prit cette nature.

21 Il faut répondre qu'il a été très-convenable que ce fût la personne du Fils qui s'incarnât :
1° Par rapport à l'union (4). Car il est convenable que les choses qui se ressemblent s'unissent. Or, il y a là un rapport général de convenance de la personne du Fils, qui est le Verbe de Dieu, avec toutes les créatures, parce que le verbe de l'artisan, c'est-à-dire son concept, est la ressemblance exemplaire des choses qu'il fait. Ainsi le Verbe de Dieu, qui est son concept éternel, est la ressemblance exemplaire de toute la création. C'est pourquoi comme les créatures ont été établies dans leurs propres espèces, mais d'une manière changeante, par la participation de cette ressemblance, de même il a été convenable que la créature fût réparée relativement à sa perfection éternelle et immuable, par l'union du Verbe avec elle, non par une union participée, mais par une union personnelle. Car si un objet d'art vient à être dégradé, l'artisan le restaure par la forme ou la conception d'après laquelle il l'avait d'abord produit. De plus, la seconde personne a un rapport spécial de convenance avec la nature humaine, parce que le Verbe est le concept de la sagesse éternelle, de laquelle toute la sagesse des hommes découle. C'est pourquoi, par là même qu'il participe au Verbe de Dieu (2), l'homme se perfectionne dans la sagesse qui est sa perfection propre, selon qu'il est raisonnable; comme le disciple s'instruit par là même qu'il reçoit la parole du maître. D'où il est dit (
Qo 1,5) : Le Verbe de Dieu au plus haut des deux est la source de la sagesse. C'est pour cela que pour la consommation de la perfection humaine, il a été convenable que le Verbe de Dieu lui-même s'unît personnellement à la nature humaine.
2° On peut tirer une autre raison de cette convenance de la fin de l'union, qui est l'accomplissement delà prédestination de ceux qui ont été a 1 avance destinés à l'héritage céleste qui n'est dû qu'aux enfants, d'après ces paroles de l’Apôtre (Rm 8,17) : Si nous sommes ses enfants, nous sommes aussi ses héritiers. C'est pourquoi il a été convenable que ce fût par celui qui est le fils naturel, que les hommes participassent à la ressemblance de cette filiation adoptive, comme le dit saint Paul (ibid. 29) : Ceux qu'il a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés pour être conformes à l’image de son Fils (1). 3° On peut tirer une troisième raison de cette convenance, du péché de nos premiers parents auquel l'incarnation remédia. Car le premier homme avait péché en désirant la science, comme on le voit d'après les paroles du serpent qui lui promettait la science du bien et du mal. Il a donc été convenable que ce fût par le Verbe de la véritable sagesse que l'homme fût ramené à Dieu, puisque c'était par le désir déréglé de la science qu'il s'en était éloigné.


(1) Considérée en elle-même ou quant aux extrêmes qu'elle unit.
(2) Voyez pour plus de développement (part. I, quest. XXXIY, art. -t, tom. 1 P 512).


31 Il faut répondre au premier argument, qu'il n'y a rien dont la malice humaine ne puisse abuser, puisqu'elle abuse quelquefois de la bonté même de Dieu, d'après ces paroles de l’Apôtre (Rm 2) : Méprisez-vous les richesses de sa bonté ? Par conséquent, quand même la personne du Père se serait incarnée, l'homme aurait toujours pu trouver l'occasion de tomber dans quelque erreur, par exemple il aurait pu dire que le Fils n'aurait pas été capable de réparer la nature humaine(2).

32 Il faut répondre au second, que la première création s'est faite par la puissance de Dieu le Père, au moyen du Verbe. Par conséquent la création nouvelle a dû être faite aussi par la puissance du Père, au moyen du Verbe, pour qu'elle répondît à la première, d'après ces paroles de L’Apôtre (2Co 5,49) : C'est Dieu qui, par Jésus-Christ, a réconcilié le monde avec lui.

33 Il faut répondre au troisième, que c'est le propre de l'Esprit-Saint d'être le don du Père et du Fils. Or, la rémission des péchés se fait par l'Esprit-Saint comme par le don de Dieu. C'est pourquoi il a été plus convenable pour la justification des hommes que l'incarnation se fît par le Fils, dont l'Esprit-Saint est un don.





QUESTION 4: DU MODE DE L'UNION PAR RAPPORT A LA NATURE HUMAINE QUE LE VERBE A PRISE.

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(2) Il l'aurait ainsi supposé inférieur au Père, ce qui a été l'erreur d'Arius.
(1) Saint Paul indique ce rapport de convenance quand il dit (ibid.) : heredes quidem Dei, cohoeredes autem Christi.

Après avoir parlé de l'union par rapport à la personne qui prend, il faut la considérer par rapport à la nature qui est prise. Nous devons nous occuper d'abord des choses que le Verbe de Dieu a prises ; ensuite nous les verrons réunies en lui, et nous rechercherons quelles ont été leurs perfections et leurs défauts. Or, le Fils de Dieu a pris la nature humaine et ses parties.— La première de ces considérations peut être examinée sous trois rapports : 1° quant à la nature humaine elle-même; 2° quant à ses parties; 3° quant à l'ordre de l'assomption.—Relativement à la nature humaine il y a six questions à étudier : 1» La nature humaine devait-elle être épousée par le Fils de Dieu plutôt que toute autre nature? — 2° A-t-il pris la personne? — 3° A-t-il pris l'homme? —4° Aurait-il été convenable qu'il prit la nature humaine séparée de tout individu ? — 5° Aurait-il été convenable qu'il épousât la nature humaine dans tous les individus ? — 6° A-t-il été convenable qu'il prit la nature humaine dans un homme issu de la souche d'Adam?



ARTICLE I. — la nature humaine devait-elle être épousée par le fils de dieu plutôt qu'une autre nature ?

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1 Il semble que la nature humaine n'ait pas dû être prise par le Fils de Dieu plutôt que toute autre nature. Car saint Augustin dit (Ep. ad Folus. cxxxvni) : Dans les choses merveilleuses toute la raison du fait est la puissance de celui qui l'accomplit. Or, la puissance de Dieu qui est l'auteur de l'incarnation, qui est une œuvre tout à fait admirable, n'est pas limitée à une seule nature, puisqu'elle est infinie. La nature humaine n'est donc pas susceptible d'être prise par Dieu plutôt qu'une autre créature.

2
La ressemblance est une raison qui rend convenable l'incarnation de la personne divine, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 8). Or, comme dans la créature raisonnable se trouve la ressemblance de l'image, de même dans la créature irraisonnable il y a la ressemblance du vestige. La créature irraisonnable pouvait donc être épousée aussi bien que la nature humaine.

3
Dans la nature angélique on trouve une ressemblance de Dieu plus expresse que dans la nature humaine, comme le dit saint Grégoire (Hom. xxxiv in Evang.) en rappelant ces paroles du prophète (Ez 28,12) : Fous êtes le sceau de la ressemblance. On trouve aussi le péché dans l'ange, d'après ce passage de Job (Jb 4,48) : Il a trouvé du dérèglement dans les anges. La nature angélique eût donc pu être épousée aussi bien que la nature humaine.

4 Puisque la souveraine perfection convient à Dieu, une chose est d'autant plus semblable à Dieu qu'elle est plus parfaite. Or, l'univers entier est plus parfait que ses parties parmi lesquelles se trouve la nature humaine. Tout l'univers doit donc être épousé plutôt que la nature humaine.

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Mais c'est le contraire. L'Ecriture fait dire à la sagesse engendrée (Pr 8,34) : Mes délices sont d'être avec les enfants des hommes. Ainsi il semble que l'union du Fils de Dieu avec la nature humaine ait une certaine convenance.


CONCLUSION. — Puisque la nature humaine, par là même qu'elle est intellectuelle, est apte à percevoir le Verbe de Dieu par la connaissance et l'amour, et puisqu'elle a le plus besoin de réparation, comme étant souillée par le péché originel, de toutes les natures elle est la seule que le Verbe a dû prendre.

21 Il faut répondre qu'une chose doit être prise, selon qu'elle est apte à être épousée par la personne divine. Cette aptitude ne peut pas se concevoir d'après la puissance passive naturelle, qui ne s'étend pas à ce qui surpasse l'ordre naturel, au-dessus duquel se trouve l'union, personnelle de la créature avec Dieu. D'où il résulte qu'on dit qu'une chose doit être prise selon sa convenance avec cette union. Cette convenance se considère sous deux rapports dans la nature humaine, selon sa dignité et ses besoins. Selon sa dignité, parce que la nature humaine, en tant que raisonnable et intellectuelle, est apte à s'élever d'une certaine manière au Verbe lui-même par son opération, c'est-à-dire en le connaissant et en l'aimant. Selon ses besoins ou ses nécessités, parce qu'il lui fallait une réparation, puisqu'elle était soumise au péché originel. Or, ces deux choses ne conviennent qu'à la nature humaine. Caria créature irraisonnable manque de la dignité convenable; et la nature angélique n'offre pas la convenance de nécessité dont nous avons parlé. D'où il suit qu'il n'y a que la nature humaine qui doive être épousée.

31
Il faut répondre au premier argument, que les créatures tirent leur dénomination de ce qui leur convient selon leurs propres causes, mais non de ce qui leur convient d'après les causes premières et universelles. C'est ainsi que nous disons qu'une maladie est incurable, non parce que Dieu ne peut la guérir, mais parce qu'on ne peut y parvenir par les principes propres du sujet. Ainsi donc on dit qu'une créature n'est pas susceptible d’être prise, non pour soustraire quelque chose à la puissance divine, mais pour montrer la condition de la créature qui n'a pas d'aptitude pour cela.

32
Il faut répondre au second, que la ressemblance d'image se considère dans la nature humaine, selon qu'elle est capable de s'élever à Dieu, en l'atteignant par l'opération propre de sa connaissance et de son amour; Quant à la ressemblance de vestige, elle résulte seulement de la représentation qui existe d'après l'impression divine dans la créature, mais non de ce que la créature irraisonnable qui n'a que cette ressemblance peut s'élever à Dieu par sa seule opération. Or, ce qui est incapable de moins n'est pas convenable pour quelque chose de plus; ainsi le corps qui n'est pas apte à être perfectionné par l'âme sensitive, est beaucoup moins apte à l'être par l'âme intellectuelle. Et comme l'union avec Dieu selon l'être personnel est beaucoup plus profonde et plus parfaite que celle qui se fait par l'opération, il s'ensuit que la créature irraisonnable qui est incapable d'être unie à Dieu par l'opération n'est pas convenable pour lui être unie personnellement (4).

33
Il faut répondre au troisième, qu'il y a des auteurs qui disent que l'ange ne doit pas être pris, parce que dès le commencement de sa création il est parfait dans sa personnalité (2), puisqu'il n'est soumis ni à la génération, ni à la corruption. Par conséquent il ne pourrait pas être uni à la personne divine à moins que sa personnalité ne fût détruite ; ce qui ne convient ni à l'incorruptibilité de sa nature, ni à la bonté de celui qui l'épouserait; car il ne lui appartient pas d'altérer en rien les perfections de la créature qu'il prend. Mais ceci ne paraît pas démontrer qu'il n'est point du tout convenable que la personne divine prenne la nature angélique. Car Dieu en produisant une nouvelle nature angélique peut se l'unir dans l'unité de personne, et alors il n'altérerait rien de ce qui préexiste. Mais, comme nous l'avons dit (in corp. art.), la convenance fait défaut sous le rapport de la nécessité. Car quoique la nature angélique soit soumise au péché dans quelques-uns, son péché est néanmoins irrémédiable (3), comme nous l'avons vu (I 64,2).

34 Il faut répondre au quatrième, que la perfection de l'univers n'est pas la perfection d'une seule personne ou d'un suppôt, mais de ce qui est un par l'arrangement ou l'ordre, et dont les parties multiples ne doivent pas être épousées, comme nous l'avons dit (in corp. art. ad 1 ). D'où il résulte qu'il n'y a que la nature humaine qui doive être prise (4).

(I) Il est a remarquer que saint Thomas ne dit pas que cela est impossible absolument. Car , de fait, le Verbe a pris une nature irraisonnable et insensible, puisqu'il est resté pendant trois jours uni hypostatiquement à un cadavre.
(2) Il y a des auteurs qui ont prétendu que, d'après saint Thomas, la nature n'était pas dans les anges distincte de la personnalité ; mais Cajétan, Médina, Alvarès, Gonet, Contcnson et plusieurs autres, expliquent parfaitement sa pensée à ce sujet.
(5) Aux raisons données (tome r, p. 555), ajoutez que la nature angélique n'est pas tombée comme la nature humaine, parce que l'ange est tombé par sa volonté propre, et l'homme par la volonté d'un antre.
(4) La nature humaine résume d'ailleurs en elle toutes les parties de l'univers.



ARTICLE II — le fils de dieu a-t-il pris la personne (5) ?

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(5) Le concile de Tolède (vi, can. 1) définit ainsi le dogme sur ce point : Deus perfectus et homo perfectus; in duabus naturis una persona ; ne quaternitas Trinitati accederet, si in Christo geminata persona esset.


1 Il semble que le Fils de Dieu ait pris la personne. Car saint Jean Damascène dit (De fid. ortli. lib. iii, cap. Il) : que le Fils de Dieu a pris la nature humaine dans l'individu. Or, l'individu dont la nature est raisonnable est une personne, comme on le voit par Boëce (Lib. de duab. nat.). Le Fils de Dieu a donc pris la personne.

2
Saint Jean Damascène dit (Orth. fid. lib. iii, cap. 6) : que le Fils de Dieu a pris ce qu'il a mis dans notre nature. Or, il y a mis la personnalité. Le Fils de Dieu a donc pris la personne.

3
On ne consume que ce qui est. Or, Innocent III dit dans une Décrétale (id hab. Paschas. diac. lib. ii, de Spirit. S., cap. 4 ant. med. implic. et concil. Francford. an. 794 in epist, ad Episc. Gallix, a med. tom. 7 Conc.) : que la personne de Dieu a consumé la personne de l'homme. Il semble donc que la personne de l'homme ait été prise auparavant.

20
Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Fulgentius) (Lib. de fid. ad Pet. cap. 2) : que Dieu a pris la nature de l'homme et non la personne.


CONCLUSION. — Puisque la personne n'est pas préalablement conçue dans la nature humaine avant l'assomption, mais qu'elle s'y rapporte plutôt comme le terme, le Fils de Dieu n'a pris d'aucune manière la personne humaine.

21
Il faut répondre qu'on dit qu'une chose est assumée (assumi) parce qu'elle est prise pour une autre (ad aliquid sumitur). Par conséquent ce que l'on prend doit être préalablement conçu avant l'assomption, comme ce qui est mû localement se conçoit préalablement avant le mouvement. Or, la personne ne se conçoit pas dans la nature humaine préalablement avant l'assomption, mais elle en est plutôt le terme, comme nous l'avons dit plus haut (quest. préc. art. 4 et 2). Car si on l'y concevait préalablement, il faudrait ou qu'elle fût détruite, et alors ce serait en vain qu'elle aurait été prise, ou qu'elle subsistât après l'union, et dans ce cas il y aurait deux personnes, l'une qui prend et l'autre qui est prise : ce qui est erroné, comme nous l'avons montré (quest. ii , art. 6). Il en résulte donc que le Fils de Dieu n'a pris d'aucune manière la personne humaine (1).

31
Il faut répondre au premier argument, que le Fils de Dieu a pris la nature humaine dans l'individu, mais cet individu dans lequel elle a été prise n'est pas autre chose que le suppôt incréé qui est la personne du Fils de Dieu. Il ne s'ensuit donc pas que la personne humaine ait été prise.

32
Il faut répondre au second, que la nature qui a été prise n'est pas privée de sa personnalité propre, parce qu'elle manque de quelque chose de ce qui appartient à la perfection delà nature humaine (2), mais elle en est privée au contraire parce qu'elle a quelque chose de plus qui est au-dessus de la nature humaine. Ce surcroît est son union avec la personne divine.

33
Il faut répondre au troisième, que la consomption n'implique pas la destruction d'une chose qui avait existé auparavant, mais elle empêche ce qui aurait pu exister sans elle. Car si la nature humaine n'avait pas été prise par la personne divine, elle aurait sa personnalité propre ; et l'on dit que la personne a consumé la personne, quoique d'une manière impropre, dans le sens que la personne divine a empêché par son union la nature humaine d'avoir sa personnalité propre.

(1) Ce sont les expressions mêmes d'un concile de Worms : Dei Filius non personam hominis accepit, sed naturam.
(2) Ainsi elle n'en a pas moins «n corps et une âme raisonnable, avec les propriétés de l'un et de l'autre.


ARTICLE III. — la personne divine a-t-elle PRIS l'homme (3)?

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(3) Cette manière de s'exprimer se trouve quelquefois dans les Pères, et l'Eglise abante elle-même : Tu ad liberandum suscepturus hominem, non horruisti Virginis uterum. Il faut entendre ce passage comme le dit saint Thomas dans sa réponse au premier argument.



1 Il semble que la personne divine ait pris l'homme. Car il est dit (
Ps 64,5) : Heureux celui que vous avez choisi et que vous avez pris; ce que la glose entend du Christ (interl, et ord. Aug.), et saint Augustin dit (Lib. de Agon. christ, cap. Il ) que le Fils de Dieu a pris l'homme et qu'il a souffert en lui ce qui est humain.

2 Le mot homme signifie la nature humaine. Or, le Fils de Dieu a pris la nature humaine. Il a donc pris l'homme.

3
Le Fils de Dieu est homme. Or, il n'est pas l'homme qu'il n'a pas pris : parce qu'alors il serait pour la même raison Pierre ou tout autre. Il est donc l'homme qu'il a pris.

20
Mais c'est le contraire. Saint Félix, pape et martyr, dit au concile d'Ephèse (et refert, in concil. Chalced. part, ii , act. 1, in actis synodi Ep.) : Nous croyons en Notre-Seigneur Jésus-Christ né de la Vierge Marie, parce qu'il est le Fils éternel de Dieu et le Verbe, et non un homme pris par Dieu pour être un autre que lui. Car le Fils de Dieu n'a pas pris l'homme pour être un autre que lui.


CONCLUSION. — Puisque l'homme désigne la nature humaine comme elle est dans le suppôt, on ne dit pas dans son sens propre que le Christ a pris l'homme.

21
Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc..), ce qui est pris n'est pas le terme de l'assomption, mais on le conçoit préalablement avant elle. Nous avons vu (quest. iii, art. 1 et 2) que l'individu dans lequel la nature humaine est prise n'est pas autre que la personne divine qui est le terme de l'assomption. Or, le mot homme signifie la nature humaine, selon qu'elle existe dans un suppôt : parce que, selon la remarque de saint Jean Damas- cène (De fid. orth. lib. iii, cap. 4 et Il ), comme le mot Dieu signifie celui qui a la nature divine, de même le mot homme signifie celui qui a la nature humaine. C'est pourquoi c'est une expression impropre que de dire que le Fils de Dieu a pris l'homme, en supposant (ce qui est véritablement) que dans le Christ il n'y a qu'un seul suppôt et qu'une seule hypostase. — Mais d'après ceux qui mettent dans le Christ deux hypostases ou deux suppôts, on pourrait dire convenablement et dans le sens propre que le Fils de Dieu a pris l'homme. Ainsi la première opinion qui se trouve (Lib. Sentent, vi, dist. 3) accorde que l'homme a été pris, mais cette opinion est erronée (1), comme nous l'avons dit (quest. ii, art. 6).

31
Il faut répondre au premier argument, qu'il ne faut pas presser ces manières de parler, comme si elles étaient propres, mais on doit les entendre dans un sens pieux partout où les Pères les emploient, de telle sorte que nous disions que l'homme a été pris, parce que sa nature a été prise (2) et parce que l'assomption a pour terme que le Fils de Dieu soit homme (3).

32
Il faut répondre au second, que le mot homme signifie la nature humaine in concreto (4), c'est-à-dire selon qu'elle existe dans un suppôt. C'est pourquoi, comme nous ne pouvons dire que le suppôt a été pris, de même nous ne pouvons dire que l'homme l'a été.

33
Il faut répondre au troisième, que le Fils de Dieu n'est pas l'homme qu'il a pris, mais l'homme dont il a pris la nature.


(1) Cette opinion retombe dans l'erreur de Nestorius, comme on l'a observé (loc. cit.).
(2) En prenant la partie pour le tout, par synecdoche. vi*
(3) Saint Cyrille dit : Non assumpsit hominem, sed factus est homo.
(4) Ainsi on dit que Pierre est homme, mais on ne dit pas Pierre est l'humanité. L'abstrait mis à la place du concret rend la proposition fausse.


ARTICLE IV. — le fils de dieu a-t-il du prendre la nature humaine abstraite de tous les individus (1 ) ?

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1 Il semble que le Fils de Dieu ait dû prendre la nature humaine abstraite de tous les individus. Car la nature humaine a été prise pour sauver en général tous les hommes. D'où il est dit du Christ (
1Tm 4,40) qu'il est le Sauveur de tous les hommes, surtout des fidèles. Or, la nature selon qu'elle est dans les individus s'éloigne de sa généralité. Le Fils de Dieu a dû donc prendre la nature humaine, selon qu'elle est abstraite de tous les individus.

2 En tout, ce qu'il y a de plus noble doit être attribué à Dieu. Or, dans chaque genre ce qui existe par soi est ce qu'il y a de principal. Le Fils de Dieu a donc dû prendre l'homme absolu, qui d'après les platoniciens est la nature humaine elle-même séparée des individus (ex Arist. Met. lib. i, text. 6 et 23), et par conséquent il dû prendre cette nature.

3
La nature humaine n'a pas été prise par le Fils de Dieu, selon qu'elle est signifiée par le mot homme (in concreto), comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, elle est ainsi signifiée selon qu'elle existe dans les individus, comme on le voit d'après ce que nous avons dit(ibid.). Le Fils de Dieu a donc pris la nature humaine selon qu'elle est séparée des individus.

20
Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. iii, cap. 44) : Dieu, le Verbe incarné, n'a pas pris cette nature qui n'est perçue que par la raison pure, car ce ne serait pas une incarnation véritable, mais une incarnation fausse et simulée. Or, la nature humaine, selon qu'elle est séparée des individus ou qu'elle est abstraite, n'est qu'un être de raison, parce qu'elle ne subsiste pas par elle-même, comme le dit le même docteur. Le Fils de Dieu ne l'a donc pas prise, selon qu'elle est ainsi séparée des individus.


CONCLUSION. — Puisque la nature humaine séparée de tous les individus n'existe pas, et que quand elle existerait, on ne pourrait mériter, ni être vu par elle, il n'est pas permis de dire que le Fils de Dieu l'a prise abstraite de la sorte.

(2) Elle cesse par conséquent d'être commune et générale.
(I) Cet article est une réfutation Je l'erreur de Manès, qui prétendait que le FHs do Dieu n'a pas pris un véritable corps, mais un corps fantastique.

21
Il faut répondre que la nature de l'homme ou de toute autre chose sensible peut se concevoir de deux manières indépendamment de l'être qu'elle a dans les individus. On peut la concevoir :
1° comme ayant l'être par elle-même en dehors de la matière, ainsi que les platoniciens l'ont supposé;
2° comme existant dans l'intellect humain, ou divin. D'abord elle ne peut subsister par elle-même, comme le prouve Aristote (Met. lib. vii, text. 26,27, 39, 51 et seq. ). Car il est de la nature de l'espèce des choses sensibles d'avoir la matière sensible qui entre dans sa définition, comme la chair et les os dans la définition de l'homme. Par conséquent il ne peut pas se faire que la nature humaine existe sans matière sensible. Si toutefois elle subsistait de la sorte, il n'aurait pas été convenable que le Verbe de Dieu la prît : 1° parce que cette assomption a pour terme la personne ; tandis qu'il est contraire à la nature d'une forme commune d'exister dans une personne, puisque dans la personne elle s'individualise (2) ; 2° parce qu'on ne peut attribuer à une nature commune que des opérations communes et universelles d'après lesquelles l'homme ne mérite, ni démérite, tandis que le Fils de Dieu n'a pris notre nature que pour mériter pour nous; 3° parce qu'une nature ainsi existante n'est pas sensible, mais intelligible; et le Fils de Dieu a pris au contraire la nature humaine pour se rendre par là visible à tous les hommes, d'après ces paroles du prophète (
Ba 3,38) : Après cela.

a été vu sur la terre, et il a conversé avec les hommes. — Le Fils de Dieu n'a pas pu non plus prendre la nature humaine selon qu'elle existe dans l'intellect divin ; parce que de la sorte elle n'est pas autre chose que la nature divine; et de cette manière elle serait dans le Fils de Dieu de toute éternité. — De même il n'est pas convenable de dire que le Fils de Dieu ait pris la nature humaine, selon qu'elle existe dans l'intellect humain. Car dans cette hypothèse, prendre la nature humaine, ce serait croire qu'on la prend, et si on ne la prenait pas en réalité, l'idée qu'on aurait serait fausse. Par conséquent cette assomption de la nature ne serait rien autre chose qu'une incarnation feinte, comme le dit saint Jean Damascène (loc. cit.).

31 Il faut répondre au premier argument, que le Fils de Dieu incarné est le Sauveur commun de tous les hommes, non de cette communauté de genre ou d'espèce qui est attribuée à la nature séparée des individus, mais d'une communauté de cause, dans le sens que le Fils de Dieu incarné est la cause universelle du salut du genre humain.

32
Il faut répondre au second, que l'homme absolu ne se trouve pas dans la nature des choses, de telle sorte qu'il existe en dehors des individus, comme l'ont supposé les platoniciens. D'ailleurs il y en a qui disent que Platon n'a pas compris que l'homme séparé existe ailleurs que dans l'entendement divin. Par conséquent il n'a donc pas fallu que le Verbe divin le prît, puisqu'il lui était présent de toute éternité.

33
Il faut répondre au troisième, que quoique la nature humaine n'ait pas été prise in concreto, comme un suppôt qui aurait existé préalablement avant cette assomption; cependant elle a été prise dans l'individu, parce qu'elle a été prise pour exister en lui (1).



ARTICLE V. — le fils de dieu a-t-il du prendre la nature humaine dans tous les individus (2)?

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1 Il semble que le Fils de Dieu ait dû prendre la nature humaine dans tous les individus. Car ce qui a été pris primordialement et par soi, c'est la nature humaine. Or, ce qui convient par soi à une nature convient à tous ceux qui existent dans cette même nature. Il eût donc été convenable que la nature humaine fût prise par le Verbe de Dieu dans tous ses suppôts.

2
L'incarnation divine est venue de la charité divine. D'où il est dit (Jn 3,16) : Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique. Or, la charité fait qu'on se communique à ses amis, autant que possible; et puisqu'il a été possible au Fils de Dieu de prendre plusieurs natures humaines, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 7), pour la même raison il eût pu les prendre toutes. Par conséquent il eût été convenable que le Fils de Dieu prît la nature humaine dans tous ses suppôts.

3 L'ouvrier sage perfectionne son œuvre par la voie la plus courte possible. Or, si tous les hommes avaient été élevés à la filiation naturelle, la voie aurait été plus courte que d'en amener un grand nombre à la filiation adoptive par un seul fils naturel, comme le dit l’Apôtre (Ga 4). Le Fils de Dieu eût donc dû prendre la nature humaine dans tous ses suppôts.


(1) Elle a été prise pour exister dans la personne du Fils de Dieu.
(2) Si l'on supposait que le Fils de Dieu eût pris la nature humaine dans tous les individus, on pourrait tirer de là des conséquences morales analogues à celles qu'on déduit de la doctrine du panthéisme


20 Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid. lib. iii, cap. 44) : que le Fils de Dieu n'a pas pris la nature humaine considérée dans l'espèce, car il n'a pas pris toutes ses hypostases.


CONCLUSION. — Il n'eut pas été convenable que le Fils de Dieu prit la nature humaine dans tous les individus (c'est-à-dire les humanités distribuées dans chaque suppôt), car de la sorte la multitude des suppôts de la nature humaine, la dignité de premier-né et de Fils de Dieu au milieu d'une foule de frères, et ensuite la proportion d'unité entre le suppôt divin et la nature humaine, tout cela serait détruit.

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Il faut répondre qu'il n'eût pas été convenable que le Verbe prit la nature humaine dans tous ses suppôts :
1° parce que ce serait détruire la multitude des suppôts de la nature humaine qui lui est naturelle. Car, puisque dans la nature prise il n'y a pas lieu de considérer d'autre suppôt que la personne qui la prend, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.); s'il n'y avait de nature humaine que celle qui a été prise, il s'ensuivrait qu'il n'y aurait qu'un seul suppôt de la nature humaine, et ce serait la personne qui la prend ;
2° parce que ce serait déroger à la dignité du Fils de Dieu incarné , selon qu'il est le premier-né entre tous ses frères selon sa nature humaine, comme il est le premier-né de toute créature selon sa nature divine; car tous les hommes seraient alors d'une dignité égale;
3° parce qu'il est convenable que comme il n'y a qu'un seul suppôt divin qui s'est incarné, de même il ne prenne qu'une seule nature humaine, pour que des deux côtés l'unité se rencontre.

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Il faut répondre au premier argument, qu'il convient à la nature humaine, considérée en soi, d'être prise, c'est-à-dire que cela ne lui convient pas en raison de sa personne, comme il convient à la nature divine d'unir à soi quelque chose en raison de sa personne. Mais on ne dit pas que cet acte convient à la nature humaine par elle-même, comme une chose qui appartient à ses principes essentiels, ou comme sa propriété naturelle (1) ; car de la sorte il conviendrait à tous ses suppôts.

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Il faut répondre au second, que l'amour de Dieu pour les hommes s'est manifesté, non-seulement en ce qu'il a pris la nature humaine, mais surtout par ce qu'il a souffert dans cette nature pour les autres hommes, d'après ces paroles de l’Apôtre (Rm 5,8) : Dieu a fait éclater son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore ses ennemis, le Christ est mort pour nous. Ce qui n'aurait pas lieu s'il eût pris la nature humaine dans tous les hommes.

33 Il faut répondre au troisième, qu'à cause de la brièveté de la vie que le Sage observe, il lui appartient de ne pas faire par plusieurs choses ce qu'il peut faire suffisamment par une seule. C'est pourquoi il a été très-convenable que tous les autres hommes fussent sauvés par un seul.



III Pars (Drioux 1852) 68