III Pars (Drioux 1852) 122

ARTICLE II. — le fils de dieu a-t-il pris l'âme par l'intermédiaire DE l'esprit ou de l'intelligence (1)?

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(1) Tous les Pères ont appuyé fortement sur l'esprit et l'intelligence, comme servant d'intermédiaire entre le Verbe et le corps. Voyez leurs divers passages dans le P. Pétau (De ineam. lib. iv, cap. 15).


1 Il semble que le Fils de Dieu n'ait pas pris l'âme par l'intermédiaire de l'esprit. Car la même chose ne tient pas le milieu entre soi et une autre chose. Or, l'esprit ou l'intelligence n'est pas autre chose dans son essence que lame elle-même, comme nous l'avons vu (
I 77,1 ad 4). Le Fils de Dieu n'a donc pas pris l'âme par l'intermédiaire de l'esprit ou de l'intelligence.

2 L'intermédiaire par lequel s'est faite l'assomption paraît devoir être épousé plutôt que le reste. Or, l'esprit ou l'intelligence ne doit pas être pris plutôt que l'âme; ce qui est évident parce que les esprits angéliques ne sont pas susceptibles d'être pris, comme nous l'avons vu (III 4,1). Il semble donc que le Fils de Dieu n'ait pas pris l'âme par l'intermédiaire de l'esprit.

3 Le dernier est pris par le premier, au moyen de ce qui lui est antérieur. Or, l'âme désigne l'essence elle-même, qui est naturellement antérieure à sa puissance, qui est l'entendement. Il semble donc que le Fils de Dieu n'ait pas pris l'âme par l'intermédiaire de l'esprit ou de l'intelligence.

20
Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de Agon. Christ, cap. 48): La vérité invisible et immuable a pris l'âme par l'esprit et le corps par l'âme.


CONCLUSION. — Comme le Fils de Dieu a pris la chair par l'intermédiaire de l'âme, de même on doit croire qu'il a pris l'âme par l'intermédiaire de l'intelligence et de l'entendement.

21
Il faut répondre que, comme nous l'avons vu (art. préc.), on dit que le Fils a pris la chair par l'intermédiaire de l'âme, soit à cause de l'ordre de dignité, soit parce qu'il était convenable que cet ordre fût gardé dans l'incarnation. Or, on trouve ces deux choses, si nous comparons l'entendement qu'on appelle l'esprit aux autres parties de l'âme. Car il n'était convenable de prendre la nature humaine que parce qu'elle est capable de s'unir à Dieu et qu'elle est à son image, ce qui se rapporte à l'intelligence, qu'on appelle l'esprit, d'après ces paroles de l’Apôtre(Ep 4,23) : Renouvelez- vous dans l'esprit de votre intelligence. De même l'entendement est de toutes les parties de l’âme la plus élevée, la plus noble et la plus semblable à Dieu. C'est pourquoi, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. m, cap. 6), le Verbe de Dieu a été uni à la chair par le moyen de l'intelligence; car l'intelligence est ce qu'il y a de plus pur dans l'âme. Or, Dieu est l'être intelligent le plus pur (4).

31 Il faut répondre au premier argument, que quoique l'intellect ne soit pas autre chose que l'âme selon son essence, cependant elle se distingue de ses autres parties comme puissance, et à cet égard il lui convient de servir d'intermédiaire.

32
Il faut répondre au second, que s'il ne convient pas à l'esprit de l'ange d'être pris, ce n'est pas parce qu'il n'en est pas digne, mais c'est parce que sa chute est irréparable ; ce qui ne peut se dire de l'esprit humain, comme on le voit d'après ce que nous avons vu (part. I, quest. lxii, art. 8, et quest. lxiv, art. 2).

33
Il faut répondre au troisième, que quand on dit que l'intelligence tient le milieu entre le Verbe de Dieu et l'âme, on ne prend pas l'âme pour l'essence qui est commune à toutes les puissances, mais pour les puissances inférieures qui sont communes à toute âme, quelle qu'elle soit.


ARTICLE III. — le fils de dieu a-t-il pris l'âme avant la chair (2) ?

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1 Il semble que l'âme du Christ ait été prise par le Verbe de Dieu avant la chair. Car le Fils de Dieu a pris la chair par l'intermédiaire de l'âme, comme nous l'avons dit (art. i huj. quaest.). Or, on arrive au milieu avant d'arriver à l'extrême. Le Fils de Dieu a donc pris l'âme avant le corps.

(4) L'édition de Venise porte : Sed et Deus est intellectu».
(2) Cet article est une réfutation de l'erreur d'Origine, qui a été condamnée en ces termes par le cinquième concile général : Si quis dicit aut sentit animam Domini proeexistere, unitamque esse Dei Verbo ante incarnationem et nativitatem ex Virgine, anathema sit.

2
L'âme du Christ est plus noble que les anges, d'après ces paroles (Ps 96,8) : Adorez-le, vous tous qui êtes ses anges. Or, les anges ont été créés dès le commencement, comme nous l'avons vu (I 46,3, et I 61,2-3). Donc aussi l'âme du Christ qui n'a pas été créée avant que d'être prise. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid. lib. iii, cap. 2, 3 et 9) que ni l'âme, ni le corps du Christ n'ont eu jamais d'hypostase propre, indépendamment de l'hypostase du Verbe. Par conséquent il semble que l'âme ait été prise avant la chair, qui a été conçue dans le sein de la Vierge.

3 L'Evangile dit (Jn 1,44) : Nous l'avons vu plein de grâce et de vérité; puis il ajoute que nous avons tous reçu de sa plénitude, c'est-à-dire tous les fidèles de tous les temps, comme l'explique saint Chrysostome (Hom. xiii in Jn). Or, il n'en serait pas ainsi, si l'âme du Christ n'avait eu la plénitude de la grâce et de la vérité, avant tous les saints qui ont existé depuis l'origine du monde; parce que la cause n'est pas postérieure à l'effet. Ainsi, puisque la plénitude de la grâce et de la vérité a été dans l'âme du Christ par suite de son union avec le Verbe, d'après ces paroles : Nous avons vu sa gloire qui est celle du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité, il semble en résulter que l'âme du Christ a été prise par le Verbe de Dieu, dès le commencement du monde.

20 Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De orth. fid. lib. iv, cap. 6) : L'intellect n'a pas été uni au vrai Dieu, comme quelques-uns l'ont faussement prétendu, avant l'incarnation qui a eu lieu dans le sein de la Vierge, et c'est de là qu'il a reçu le nom de Christ.


CONCLUSION. —Puisque l'âme du Christ n'a jamais eu une subsistance propre sans le Verbe, et qu'elle est de même nature que les n’être s, il est clair qu'elle a été prise simultanément avec la chair.

21
Il faut répondre que Origène a supposé (Periarch. lib. i, cap. 7 et 8; lib. ii, cap. 8) que toutes les âmes avaient été créées dès le commencement, et que parmi ces âmes l'âme du Christ avait été créée aussi. Mais il répugne d'admettre qu'elle ait été alors créée sans être immédiatement unie au Verbe, parce qu'il suivrait de là que cette âme aurait eu dans un temps sa subsistance propre sans le Verbe. Dans ce cas, quand elle aurait été prise par le Verbe, ou l'union ne se serait pas faite dans la subsistance du Verbe, ou bien la subsistance préexistante de l'âme aurait été détruite. — De même il répugne de supposer que cette âme ait été unie au Verbe dès le commencement, et qu'elle se soit ensuite incarnée dans le sein de la Vierge, parce qu'alors son âme paraîtrait n'être pas de même nature que les n être s qui sont créées au moment même où elles s'unissent au corps. D'où le pape saint Léon dit (Epist, ad Julian. xxxv) que sa chair n'était pas d'une autre nature que la n’être, et qu'il n'a pas reçu une âme différente de celle des autres hommes.

31
Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons vu (art. 4 huj. quaest.), on dit que l'âme du Christ tient le milieu, dans l'union de la chair, avec le Verbe, selon l'ordre de la nature; mais il n'est pas nécessaire pour cela qu'elle ait tenu le milieu sous le rapport du temps.

32
Il faut répondre au second, que, comme le dit le pape saint Léon (loc. cit.), l'âme du Christ l'emporte sur nos âmes, non par la diversité du genre, mais par la sublimité de la vertu. Car elle est du même genre que nos âmes, mais elle l'emporte sur les anges par sa plénitude de grâce et de vérité. D’ailleurs le mode de la création répond à l’âme selon son genre propre, qui lait qu'étant la forme du corps, elle est créée aussitôt qu'elle est mise en lui et qu'elle lui est unie; ce qui ne convient pas aux anges qui sont des substances absolument séparées des corps.

33
Il faut répondre au troisième, que tous les hommes reçoivent de la plénitude du Christ, selon la foi qu'ils ont en lui. Car saint Paul dit (Rm 3,22) : La justice de Dieu se répand par la foi en Jésus-Christ, dans tous ceux et sur tous ceux qui croient en lui. Or, comme nous croyons en lui comme ayant déjà paru, de même les anciens y ont cru comme en celui qui devait paraître. Car nous croyons ayant un même esprit de foi, selon l'expression du même Apôtre (2Co 4,13). La foi que l'on a dans le Christ a la vertu de justifier d'après le dessein delà grâce de Dieu, suivant ces autres paroles de saint Paul (Rm 4,5) : lorsqu'un homme, sans faire des œuvres, croit en celui qui justifie l'impie, sa foi lui est imputée à justice, suivant le décret de la grâce de Dieu. Par conséquent ce décret étant éternel, rien n'empêche que des hommes n'aient été justifiés par la foi de Jésus-Christ, même avant que son âme fût remplie de grâce et de vérité.



ARTICLE IV. — la chair du Christ a-t-elle été prise par le verbe avant d'être unie a l'âme (1)?

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1 Il semble que la chair du Christ ait été prise par le Verbe avant d'être unie à l'âme. Car saint Augustin dit (Fulgentius, Lib. de fid. ad Pet. cap. 18): Soyez très-sûr et ne doutez nullement que la chair du Christ n'a pas été conçue sans la divinité, dans le sein de la Vierge, avant d'être reçue par le Verbe. Or, la chair du Christ paraît avoir été conçue avant d'être unie à l'âme raisonnable, parce que la matière ou la disposition est en voie de génération avant la forme qui la complète. La chair du Christ a donc été prise avant d'être unie à l'âme.

2
Comme l'âme est une partie de la nature humaine, de même aussi le corps. Or, l'âme humaine n'a pas un autre principe de son être dans les autres hommes, comme on le voit d'après le passage du pape saint Léon, cité (art. préc.). Il semble donc que le corps du Christ n'ait pas commencé à exister autrement que notre propre corps. Or, en nous la chair est conçue avant que l'âme raisonnable ne l'anime. Par conséquent il en a été de même dans le Christ, et ainsi la chair a été prise par le Verbe avant d'être unie à l'âme.

3
Comme on le dit (Lib. de causis, proposit. 1) (2), la cause première influe davantage sur l'effet et lui est unie avant la cause seconde. Or, l'âme du Christ est au Verbe ce que la cause seconde est à la cause première. Le Verbe a donc été uni à la chair avant l'âme.

20
Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. iii, cap. 2) : Le Verbe de Dieu s'est fait chair et il a pris tout à la fois une âme raisonnable et intelligente. L'union du Verbe avec la chair n'a donc pas précédé son union avec l'âme.



Verbe devait prendre, et qu'un corps n'est un corps humain qu'autant qu'il est animé par une âme raisonnable.

(t) L'erreur que saint Thomas réfute dans cet article a été ainsi condamnée dans le cinquième concile général de Constantinople : Si quis dicit aut sentit : prius formatum esse corpus Domini nostri Jesu Christi in útero Virginis sanctae, et deinceps unitum esse in Deum Verbum, atque animam, ut quod priàs exiit erit : anathema sit.
(2)Ce livre des Cotises, qui a joué un si grand rôle au moyen âge, et Que saint Thomas a commenté lui- même, se trouve placé ordinairement après la Métaphysique d'Aristote dans les anciens exemplaires du Stagyritc, quoiqu'il soit d'un auteur arabe.

21
Il faut répondre que le corps humain est susceptible d'être pris par le Verbe, selon le rapport qu'il a avec l'âme raisonnable, comme avec sa propre forme. Or, il n'a pas ce rapport avant que l'âme raisonnable s'unisse à lui; parce qu'aussitôt qu'une matière est propre à une forme, elle la reçoit. Par conséquent l'altération qui tendait à cette forme se termine au moment où la forme substantielle est introduite dans le sujet. De là il résulte que la chair n'a pas dû être prise avant d'être une chair humaine; ce qui a eu lieu à l'avènement de l'âme raisonnable. Ainsi, comme l'âme n'a pas été prise avant la chair, parce qu'il est contre sa nature d'exister avant d'être unie au corps, de même la chair n'a pas dû être prise avant l'âme, parce que le corps humain n'existe pas avant d'être animé par une âme raisonnable.

32
Il faut répondre au premier argument, que le corps humain reçoit l'être par l'âme. C'est pourquoi avant l'avènement de l'âme il n'existe pas, mais il peut être disposé à exister ; au lieu que dans la conception du Christ, l'Esprit-Saint, qui est un agent d'une vertu infinie, a disposé la matière et l'a conduite simultanément à son être parfait.

32
Il faut répondre au second, que la forme donne en acte l'espèce, au lieu que la matière est par elle-même en puissance à l'égard de l'espèce. C'est pourquoi il serait contraire à la nature de la forme qu'elle existât avant la nature de l'espèce, qui est rendue parfaite par l'union de la forme avec la matière. Mais il n'est pas contraire à la nature de la matière de devancer la nature de l'espèce. C'est pourquoi la différence qu'il y a entre notre origine et celle du Christ, et qui consiste en ce que notre chair est conçue avant d'être animée, tandis qu'il n'en est pas de même de la chair du Christ, provient de ce que nous sommes conçus du sang de l'homme; au lieu que le Christ ne l'a pas été. Mais une différence qui existerait quant à l'origine de l'âme, remonterait jusqu'à une diversité de nature.

33
Il faut répondre au troisième, que le Verbe de Dieu est uni à la chair avant de l'être à l'âme de cette manière commune, selon laquelle il existe dans les autres créatures (1) par son essence, sa puissance et sa présence. Je dis avant, non d'une priorité de temps, mais d'une priorité de raison. Car on conçoit la chair comme un être, ce qu'elle tient du Verbe, avant de la concevoir comme une chose animée, ce qu'elle tient de l’âme. Mais il faut que dans l'union personnelle la chair soit unie à l'âme avant de l'être au Verbe, parce que c'est par suite de son union avec l'âme qu'elle est susceptible d'être unie au Verbe en personne ; surtout parce que la personne n'existe que dans une nature raisonnable.



ARTICLE V. — toute la nature humaine a-t-elle été prise par LE MOYEN de ses parties (2)?

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1 Il semble que le Fils de Dieu ait pris la nature humaine tout entière par le moyen de ses parties. Car saint Augustin dit (Lib. de Agon. christ. cap. 18) : que la vérité invisible et immuable a pris l'âme par l'esprit, et le corps par l'âme, et ainsi l'homme tout entier. Or, l'esprit, l'âme et le corps sont des parties de l'homme entier. Il a donc pris tout l'homme par l'intermédiaire de ses parties.


20
Mais non selon la manière spéciale d'après laquelle il est uni à la nature humaine dans l'incarnation.

Cet article explique ces paroles du concile de Florence : Sacrosancta Ecdesia credit, profitetur et praedicat unam ex Trinitate personam, Dei Filium, veram hominis integramque naturam assumpsisse.

2
Le Fils de Dieu a pris la chair par l'intermédiaire de l'âme, parce que l'âme ressemble plus à Dieu que le corps. Or, les parties de la nature humaine étant plus simples que le corps, paraissent être plus semblables à Dieu, qui est l'être le plus simple, que le tout. Il a donc pris le tout par l'intermédiaire des parties.

3
Le tout résulte de l'union des parties. Or, on comprend l'union comme le terme de l'assomption ; au lieu que les parties sont conçues préalablement avant cet acte. Il a donc pris le tout par les parties.

20
Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit [De orth. fid. lib. iii, cap. 46) : En J.-C. Notre-Seigneur nous ne voyons pas les parties des parties, mais les éléments les plus prochains dont il se compose, c'est-à-dire la divinité et l'humanité. Or, l'humanité est un tout qui se compose d'une âme et d'un corps, comme de ses parties. Le Fils de Dieu a donc pris les parties par l'intermédiaire du tout.


CONCLUSION. — On dit que le Verbe de Dieu a pris les parties de la nature humaine par l'intermédiaire du tout, parce que comme il a pris le corps selon qu'il se rapporte à l’âme, de même on dit qu'il a pris l'âme et le corps selon qu'ils se rapportent au tout, c'est-à-dire à la nature humaine.

21
Il faut répondre que quand on dit qu'une chose est intermédiaire dans l'incarnation, on ne désigne pas un ordre de temps, parce que l'assomption du tout et de toutes ses parties s'est faite simultanément. Car nous avons montré (art. 3 et 4) que l'âme et le corps ont été simultanément unis l'un à l'autre pour constituer la nature humaine dans le Verbe. Mais nous entendons par là l'ordre de la nature. Ainsi ce qui est postérieur est pris par ce qui a la priorité dans la nature. Or, on distingue dans la nature deux sortes de priorité : l'une du côté de l'agent et l'autre du côté de la matière (4), Car ces deux causes sont préexistantes à la chose qu'ils produisent. Du côté de l'agent ce qui est d'abord dans son intention est ce qu'il y a de premier absolument, au lieu que relativement la première chose est celle par laquelle son opération commence. Et il en est ainsi parce que l'intention est avant l'action. Du côté de la matière ce qu'il y a de premier, c'est ce qui existe d'abord dans la transformation de la matière. Or, dans l'incarnation il faut surtout considérer l'ordre qui existe du côté de l'agent, parce que, comme le dit saint Augustin [Epist, ad Volusian. cxxxvin), en pareil cas toute la raison du fait est la puissance de celui qui l'accomplit. Or, il est évident que d'après l'idée ou l'intention de celui qui agit le complet est avant l'incomplet, et par conséquent le tout avant les parties. C'est pourquoi on doit dire que le Verbe de Dieu a pris les parties de la nature humaine par le moyen du tout. Car comme il a pris le corps à cause du rapport qu'il a avec l'âme raisonnable, de même il a pris le corps et l'âme à cause du rapport qu'ils ont avec la nature humaine.

31
Il faut répondre au premier argument, que ces paroles signifient seulement que le Verbe en prenant les parties de la nature humaine a pris la nature humaine tout entière. Ainsi selon l'ordre d'opération les parties ont été prises avant le tout, non d'une priorité de temps, mais d'une priorité de raison, tandis que selon l'ordre d'intention la nature a été prise la première, et c'est cette priorité qui est absolue, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(I) C'est ainsi que le grain de blé qui est semé en terre précède la tige et l'épi qu'il doit produire.

32
Il faut répondre au second, que si Dieu est simple il est aussi très-parfait : c'est pourquoi le tout ressemble plus à Dieu que les parties, parce qu'il est plus parfait.

33
Il faut répondre au troisième, que l'union personnelle est celle que l'incarnation a pour terme, mais non l'union de nature qui résulte de l'assemblage des parties.



ARTICLE VI. — la nature humaine a-t-elle été prise par l'intermédiaire de la GRÂCE(1)?

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1 Il semble que le Fils de Dieu ait pris la nature humaine par l'intermédiaire de la grâce. Car nous sommes unis à Dieu par la grâce. Or, la nature humaine a été unie à Dieu dans le Christ de la manière la plus étroite. Cette union a donc été produite par la grâce.

2
Comme le corps vit par l'âme qui est sa perfection ; de même l'âme vit par la grâce. Or, la nature humaine est rendue apte à l'incarnation par l'âme, comme nous l'avons dit (art. 5 huj. quaest.). L'âme v est donc rendue apte elle-même par la grâce, et par conséquent le Fils de Dieu a pris l'âme par le moyen de la grâce.

3
Saint Augustin dit (De Trin. lib. xv, cap. Il) : que le Verbe incarné est à la chair ce que notre verbe est à la voix. Or, notre verbe est uni à la voix par le moyen de l'esprit. Le Verbe de Dieu est donc uni à la chair par le moyen de l'Esprit-Saint et par conséquent par le moyen de la grâce qui est attribuée à l'Esprit-Saint, d'après ce mot de saint Paul (1Co 12,4) : Les grâces sont divisées, mais l'esprit est le même.

20 Mais c'est le contraire. La grâce est un accident de l'âme, comme nous l'avons vu (la 2ae, quest. ex, art. 2). Or, l'union du Verbe avec la nature humaine s'est faite selon la subsistance et non selon l'accident, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (III 2,6). La nature humaine n'a donc pas été prise par le moyen de la grâce.


CONCLUSION. — Le Fils de Dieu n'a pris d'aucune manière la nature humaine par le moyen de la grâce, sinon comme cause efficiente, dans le sens que la volonté gratuite de Dieu a été la grâce elle-même par laquelle il a uni à lui cette nature.

21 Il faut répondre qu'il y a dans le Christ la grâce d'union et la grâce habituelle. On ne peut pas considérer la grâce comme un moyen par lequel il. a pris la nature humaine, soit qu'il s'agisse de la grâce d'union, soit qu'il s'agisse de la grâce habituelle. Car la grâce d'union est l'être personnel lui-même qui est accordé par Dieu gratuitement à la nature humaine dans la personne du Verbe qui est le terme de l'assomption, au lieu que la grâce habituelle qui appartient à la sainteté spirituelle de l'Homme-Dieu est un effet qui résulte de l'union, d'après ces paroles de saint Jean (Jn 1,14) : Nous avons vu sa gloire qui est comme la gloire du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. Ce qui nous donne à entendre que, de ce que le Christ comme homme est le Fils unique du Père (ce qui lui vient de l'union), il possède la plénitude de la grâce et de la vérité. — Mais si on entend par grâce la volonté de Dieu qui fait ou qui donne quelque chose gratuitement ; de la sorte l'union s'est faite par la grâce, non comme moyen, mais comme cause efficiente.

31 Il faut répondre au premier argument, que notre union avec Dieu se fait par l'opération, c'est-à-dire en tant que nous le connaissons et que nous l'aimons. C'est pourquoi cette union se fait par la grâce habituelle dans le sens que toute opération parfaite procède d'une habitude. Mais l'union de la nature humaine avec le Verbe de Dieu existe selon l'être personnel qui ne dépend pas d'une habitude (1), mais qui dépend immédiatement de la nature elle-même.

(1) Cet article se trouve opposé à l'erreur des nestoriens, qui prétendaient que le Fils de Dieu a pris la nature humaine par la grâce ; ce que le concile de Florence condamne ainsi expressément : Sacrosancta Ecdesia anathematizat Theodorum Mopsuestanum ac Nestorium asserentes, humanitatem Dei Filio unitam esse per gratiam.

32
Il faut répondre au second, que l'âme est la perfection substantielle du corps, au lieu que la grâce est la perfection accidentelle de l'âme. C'est pourquoi la grâce ne peut pas ordonner l'âme à l'union personnelle qui n'est pas accidentelle, mais substantielle, comme l'âme et le corps.

33
Il faut répondre au troisième, que notre verbe est uni à la voix par le moyen de l'esprit, non comme par un moyen formel, mais comme par un moyen qui meut. Car de la parole conçue intérieurement procède un esprit par lequel la voix est formée. De même du Verbe éternel procède l'Esprit-Saint qui a formé le corps du Christ, comme on le verra (III 32,4). Par conséquent il ne résulte donc pas de là que la grâce de l'Esprit-Saint soit un moyen formel dans l'union dont nous avons parlé.




QUESTION 7: DE LA GRÂCE DU CHRIST CONSIDÉRÉ INDIVIDUELLEMENT.

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Nous avons ensuite à considérer les choses qui ont été prises simultanément par le Fils de Dieu dans la nature humaine; nous parlerons : 1° de ce qui appartient à la perfection de cette nature; 2° de ce qui regarde ses défauts.—Sur la première de ces considérations il y a trois choses à examiner : 1° la grâce du Christ ; T sa science ; 3° sa puissance.

— Pour la grâce du Christ elle doit être étudiée à deux points de vue différents : 1° on peut la considérer en lui comme individu; 2° comme chef de l'Eglise. Car nous avons déjà parlé de la grâce d'union (
III 2,0). — Sur la grâce du Christ, individuellement considéré, il y a treize questions à faire : 1* Y a-t-il eu dans l'âme du Christ une grâce habituelle? — 2° Y a-t-il eu dans le Christ des vertus? — 3° La foi a-t-elle existé en lui? — 4° A-t-il eu l'espérance? — 5° Les dons ont-ils existé en lui ? — 6° Le Christ a-t-il eu le don de crainte? — 7° A-t-il eu les grâces gratuitement données? — 8° La prophétie a-t-elle existé dans le Christ ? — 9° A-t-il eu la plénitude de la grâce ? — 10° Cette plénitude est-elle propre au Christ? — 11° La grâce du Christ est-elle infinie?
— 12° Aurait-elle pu être augmentée ? — 13° De quelle manière cette grâce se rapporte à l'union ?



ARTICLE I. — y a-t-il eu dans l'âme du christ une grâce habituelle (2) ?

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1 Il semble que la grâce habituelle n'ait pas existé dans l'âme que le Verbe a prise. Car la grâce est une participation de la divinité dans la créature raisonnable, d'après ces paroles (
2P 1,1) : Par elle il nous a communiqué les biens si grands et si précieux qu'il avait promis, afin que par là nous soyons rendus participants de la nature divine. Or, le Christ est Dieu non par participation, mais véritablement. La grâce habituelle n'a donc pas existé en lui.

2 La grâce est nécessaire à l'homme pour qu'il fasse par elle des bonnes œuvres, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 15,10) : J'ai travaillé plus que tous les autres, non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi. Elle est aussi nécessaire pour obtenir la vie éternelle, d'après cet autre passage (Rm 6,23) : La grâce de Dieu est la vie éternelle. Or, l'héritage de la vie éternelle était dû au Christ par cela seul qu'il était le Fils naturel de Dieu ; et il avait la faculté de bien faire toutes choses par là même qu'il était le Verbe par lequel tout a été fait. Il n'avait donc pas besoin pour sa nature humaine d'une autre grâce que de son union avec le Verbe.

(1) Les monothélites n'admettaient dans le Christ qu'une union habituelle ; ce qui a été condamné par le concile d'Ephèse (i, can. 5) et par le cinquième concile général de Constantinople (art. I).
(2) Il y a quelques auteurs qui ont nié que la grâce habituelle ait existé dans l'âme du Christ, supposant qu'elle était superflue, parce qu'il avait été sanctifié par la grâce d'union. Mais ce sentiment est généralement rejeté, et s'il n'est pas contraire à la foi, il est au moins téméraire.

3 Ce qui opère à la manière d'un instrument n'a pas besoin d'habitude pour ses opérations propres, parce que l'habitude a son fondement dans l'agent principal. Or, la nature humaine a été dans le Christ comme l'instrument de la divinité, selon l'expression de saint Jean Damascène (Orth. fid. lib. m, cap. 15). Le Christ n'a donc dû avoir aucune grâce habituelle.

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Mais c'est le contraire. Le prophète dit (Is 11,2) : L'Esprit du Seigneur reposera en lui. Or, on dit que l'Esprit-Saint est dans l'homme par la grâce habituelle, comme nous l'avons vu (part. I, quest. viii, art. 3, et quest. xliii, art. 6). La grâce habituelle a donc existé dans le Christ.


CONCLUSION. — Il a été nécessaire que la grâce habituelle existât dans le Christ, puisque son âme a été unie au Verbe et que par lui la grâce se répand sur les autres.

21 Il faut répondre qu'il est nécessaire d'admettre dans le Christ une grâce habituelle pour trois motifs :
1° A cause de l'union de son âme avec le Verbe de Dieu. Car plus une chose qui reçoit est rapprochée de la cause qui influe sur elle, et plus elle participe à son action. Or, l'influx de la grâce vient de Dieu, d'après ces paroles du Psalmiste (
Ps 83,12) : Le Seigneur donnera la grâce et la gloire. C'est pourquoi il a été très-convenable que l'âme du Christ reçût l'influx de la grâce divine.
2° A cause de la noblesse de l'âme du Christ, dont les opérations devaient le plus approcher de Dieu par la connaissance et l'amour : et pour cela il est nécessaire que la nature raisonnable soit élevée par la grâce.
3° A cause du rapport du Christ avec le genre humain ; car le Christ, comme homme, est médiateur entre Dieu et les autres hommes, ainsi que le dit saint Paul (1Tm 2). C'est pourquoi il fallait qu'il eût une grâce qui rejaillît sur les autres, d'après ces paroles de saint Jean (Jn 1,16) : Nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce pour grâce (1).

31 Il faut répondre au premier argument, que le Christ est vrai Dieu selon la personne et la nature divine. Mais parce que la distinction des natures subsiste avec l'unité de personne, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. ii, art. 1 et 2), l'âme du Christ n'est pas divine par son essence. Par conséquent il faut qu'elle devienne divine par la participation qui résulte de la grâce.

32
Il faut répondre au second, que l'héritage éternel (qui est la béatitude incréée) est dû au Christ, selon qu'il est le Fils naturel de Dieu, par un acte incréé de connaissance et d'amour de Dieu qui est le même que celui par lequel le Père se connaît et s'aime lui-même. L'âme n'était pas capable de cet acte à cause de sa différence de nature. Il fallait donc qu'elle s'élevât à Dieu par un acte créé de jouissance, qui ne peut être produit que par la grâce. De même, comme Verbe de Dieu, il a eu la faculté de faire bien toutes choses par l'opération divine. Mais parce qu'indépendamment de l'opération divine il faut reconnaître en lui une opération humaine, comme on le verra (quest. xix, art. 1), il a été nécessaire qu'il eût la grâce habituelle, par laquelle cette dernière sorte d'opération était en lui parfaite.

33
Il faut répondre au troisième, que l'humanité du Christ est l'instrument de la divinité, non pas un instrument inanimé qui n'agit d'aucune manière, et qui est seulement mis en action-, mais un instrument animé par une âme raisonnable, qui est mis en action et qui agit aussi. C'est pourquoi pour que son action soit convenable il faut qu'il ait la grâce habituelle.

(1) Il a eu cette grâce dès le premier instant de sa conception, parce que, d'après ces raisons, on voit qu'elle résulte moralement de l'union hypostastique.



ARTICLE II. — y a-t-il eu dans le christ des vertus (1) ?

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1 Il semble qu'il n'y ait pas eu de vertus dans le Christ. Car le Christ a eu la grâce en abondance. Or, la grâce suffit pour tout faire droitement, d'après ces paroles de saint Paul (
2Co 12,9) : Ma grâce vous suffit. Il n'y a donc pas eu de vertus dans le Christ.

2 D'après Aristote (Eth. lib. vii, cap. 1), la vertu se distingue par opposition d'une habitude héroïque ou divine qu'on attribue aux hommes divins (2). Or, ces habitudes conviennent éminemment au Christ. Il n'a donc pas eu des vertus, mais quelque chose de plus élevé qu'une vertu.

3
Comme nous l'avons dit (I-II 65,1-2) : On possède toutes les vertus simultanément. Or, il n'a pas été convenable que le Christ eût toutes les vertus, comme on le voit au sujet de la libéralité et de la magnificence qui s'exercent à l'égard des richesses qu'il a méprisées, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 8,20) : Le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête. La tempérance et la continence ont pour objet les mauvaises concupiscences qui n'ont point existé dans le Christ. Il n'a donc pas eu de vertus. •

20 Mais c'est le contraire. Sur ces paroles (Ps 1,2) : Sa volonté est soumise à la loi de Dieu, la glose dit (ordin. Cassiod.): Par là on montre que le Christ est rempli de tous les biens. Or, la vertu est une bonne qualité de l'esprit. Le Christ a donc été rempli de toutes les vertus.


CONCLUSION. — Puisque le Christ a eu toute plénitude, il a été nécessaire que toutes les vertus existassent en lui.

21 Il faut répondre qu'ainsi que nous l'avons dit (4* 2", quest. ex, art. 3 et i), comme la grâce se rapporte à l'essence de l'âme, de même la vertu se rapporte à ses puissances. Par conséquent, il faut que, comme les puissances de l'âme découlent de son essence, de même il est nécessaire que les vertus soient des dérivations de la grâce. Or, plus un principe est parfait, et plus il imprime profondément ses effets. Ainsi puisque la grâce du Christ a été la plus parfaite, il s'ensuit qu'il en est résulté les vertus nécessaires pour perfectionner chacune des puissances de son âme relativement à tous leurs actes et que par conséquent il a eu toutes les vertus (3).

31
Il faut répondre au premier argument, que la grâce suffit à l'homme pour toutes les choses qui le mettent en rapport avec la béatitude. Mais parmi ces choses, il y en a que la grâce perfectionne immédiatement par elle-même, comme rendre agréable à Dieu; et il y en a d'autres qui sont produites par l'intermédiaire des vertus qui procèdent de la grâce.

(5) Du moins toutes celles qui sont compatibles avec sa dignité; car les autres auraient été en lui des imperfections.
(4) Saint Paul dit (
He 7) : Talis decebat ut nobis esset pontifex sanctus, innocens, impollutus, segregatus à peccatoribus.
(2) Homère emploie cette épithète pour caractériser ses héros.

32 Il faut répondre au second, que cette habitude héroïque ou divine ne diffère pas de ce qui reçoit communément le nom de vertu, sinon en ce que son mode est plus parfait, c'est-à-dire que l'on est disposé à un bien d'un ordre plus élevé que celui qui convient communément à tout le monde. Ainsi cela ne prouve pas que le Christ n'ait pas eu de vertus, mais qu'il les a possédées le plus parfaitement, d'une manière plus élevée qu'on ne les possède communément. C'est ainsi que Plotin a supposé un mode sublime de vertus qu'il appelle les vertus de l'âme purifiée, comme le rapporte (1) Macrobe (lib. i, in Somn. Scip. cap. 8).

33
Il faut répondre au troisième, que la libéralité et la magnificence ont pour objet les richesses, dans le sens qu'on ne les apprécie pas au point de vouloir les conserver, en omettant ce que l'on doit faire. Mais il ne les apprécie point du tout, celui qui les méprise absolument et qui les rejette par amour pour la perfection. C'est pourquoi, par le mépris qu'il a eu pour les richesses, le Christ a montré le degré le plus élevé de libéralité et de magnificence : et il a d'ailleurs été libéral, comme il lui convenait de l'être, en faisant distribuer aux pauvres ce qu'on lui donnait. Ainsi quand le Seigneur dit à Judas (Jn 13,27) : Faites au plus tôt ce que vous avez à faire, les disciples comprirent qu'il avait ordonné de donner quelque chose aux pauvres. — A la vérité, le Christ n'a point eu du tout de concupiscences mauvaises, comme on le verra (quest. xv, art. 1 et 2). Cependant cela n'empêche pas qu'il n'ait eu la tempérance, qui est d'autant plus parfaite que l'on éprouve moins de convoitises dépravées. Ainsi, d'après Aristote (Eth. lib. vii, cap. 7), le tempérant diffère du continent en ce que le premier n'a pas les mauvais désirs que le second éprouve. Par conséquent en prenant la continence, comme le philosophe l'entend, par là même que le Christ a eu toutes les vertus, il n'a pas eu la continence, qui n'est pas une vertu, mais quelque chose de moins que la vertu (2).




III Pars (Drioux 1852) 122