III Pars (Drioux 1852) 883

ARTICLE III. — EST-IL CONVENABLE QUE LE CHRIST AIT FAIT DES MIRACLES A L'ÉGARD DES HOMMES (1)?

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1 Il semble que le Christ n'ait pas opéré convenablement les miracles qu'il a faits à l'égard des hommes. Car dans l'homme l'âme vaut mieux que le corps. Or, le Christ a fait beaucoup de miracles à l'égard des corps, et l'on ne voit pas qu'il en ait fait un seul à l'égard des âmes. En effet il n'a point converti d'incrédules à la foi par sa vertu, mais il l'a fait en les avertissant, et en leur montrait ses miracles extérieurs ; on ne voit pas non plus qu'il ait rendu sages les insensés. Il semble donc qu'il n'ait pas convenablement opéré les miracles qu'il a faits à l'égard des hommes.

2
Comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2), le Christ faisait des miracles par la vertu divine, dont le propre est d'opérer subitement et parfaitement sans le secours de quoi que ce soit. Or, le Christ n'a pas toujours guéri subitement les hommes quant au corps -, car il est dit (Mc 8,23) : qu'ayant pris un aveugle par la main, il le mena hors du bourg, il lui mit de sa salive sur les yeux, et lui ayant imposé les mains, il lui demanda s'il voyait quelque chose. Cet homme regardant lui dit : Je vois marcher des hommes qui me paraissent comme des arbres. Jésus lui mit une seconde fois les mains sur les yeux; alors il commença à voir, et la vue lui fut tellement rendue, qu'il voyait clairement toutes choses. Ainsi il est évident qu'il ne l'a, pas guéri subitement, mais il l'a d'abord guéri imparfaitement et au moyen de sa salive. Il semble donc qu'il n'ait pas convenablement fait ses miracles à l'égard des hommes.

3 Il n'est pas nécessaire que l'on enlève simultanément des choses qui ne résultent pas l'une de l'autre. Or, la maladie du corps ne résulte pas toujours du péché, comme on le voit par ces paroles du Seigneur Jn 9,3) : Ce n'est point à cause de ses péchés, ni des péchés de ses parents qu'il est né aveugle. Il n'était donc pas nécessaire qu'il remît les péchés aux hommes qui cherchent leur guérison corporelle, comme Il voit qu'il l'a fait à l'égard du paralytique (Mt 9), surtout parce que la guérison corporelle étant moindre que la rémission des péchés, il ne semble pas que ce soit une preuve suffisante pour démontrer qu'on peut les remettre.

porterait à admettre, avec Bergier, le sentiment d'Origène, qui attribuait à un nuage les ténèbres qui se répandirent alors sur la terre.
(1) C'était surtout eo genre de miracles qui avait été annoncé par les prophètes (Is 35) : Tunc operientur óculi caecorum, et aures surdorum patebunt; tunc saliet, sicut cervus, claudus, et aperta erit lingua mutorum.

4 Les miracles du Christ ont été faits pour confirmer sa doctrine et prouver sa divinité, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4). Or, personne ne doit empêcher la fin de son oeuvre. Il semble donc que le Christ ait eu tort de commander à quelques-uns de ceux qu'il avait guéris miraculeusement de ne le dire à personne, comme on le voit (Matth,9 et Mc 8), surtout puisqu'il a commandé à d'autres de publier les miracles qu'il avait faits en leur faveur. C'est ainsi qu'il a dit à celui qu'il avait délivré des démons (Mare,5, 19) : Allez chez vous trouver vos proches et annoncez-leur tout ce que le Seigneur a fait pour vous.

20 Mais c'est le contraire. L'Evangile dit (Mc 7,37) : Il a bien fait toutes choses, il a fait entendre les sourds et parler les muets.


CONCLUSION. — Pour montrer qu'il était le Dieu et Je Sauveur des hommes, il a été convenable qu'il fasse des miracles à leur égard.

21 Il faut répondre que les moyens doivent être proportionnés à la fin. Or, le Christ était venu en ce monde et il enseignait pour sauver les hommes, d'après ces paroles de saint Jean (Jn 3,17) : Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui. C'est pourquoi il a été convenable que le Christ, en guérissant tout particulièrement les hommes par ses miracles, montrât qu'il était le Sauveur universel et spirituel du genre humain (1).

31 Il faut répondre au premier argument, que les moyens se distinguent de la fin elle-même. Or, les miracles du Christ avaient pour fin le salut de l'âme raisonnable qui consiste dans les lumières de la sagesse et dans la justification de l'homme. La première de ces deux choses présuppose la seconde, parce que, comme le dit le Sage (Sg 1,4) : Le Seigneur n'entrera pas dans une âme qui veut le mal, et n'habitera pas dans un corps soumis au péché. Or, il ne convient de justifier les hommes qu'autant qu'ils le veulent ; car autrement ce serait contraire à la nature de la justice qui demande la droiture delà volonté, et ce serait aussi contraire à l'essence de la nature humaine qui doit être amenée au bien par le libre arbitre et non par contrainte. Le Christ a donc justifié intérieurement les hommes par sa vertu divine, mais il ne l'a pas fait malgré eux : cet effet ne rentre pas parmi les miracles, mais il est le but pour lequel les miracles se font. De même il a répandu sa sagesse sur ses disciples par sa vertu divine. C'est pourquoi il leur dit (Lc 21,15) : Je vous donnerai moi-même des paroles et une sagesse à laquelle tous vos ennemis ne pourront résister, ni rien opposer. Quant à l'illumination intérieure, ce prodige n'est pas compté parmi les miracles visibles, mais seulement quant à l'acte extérieur, en ce sens qu'on voyait des hommes qui avaient été ignorants et simples parler avec sagesse et fermeté (2). C'est pourquoi il est dit (Ac 4,13) : que les Juifs voyant la fermeté de Pierre et de Jean, sachant d'ailleurs c'étaient des hommes sans lettres et du commun du peuple, ils furent frappés d'étonnement. Quoique ces effets spirituels se distinguent des miracles visibles, ils sont néanmoins des témoignages de la doctrine et de la vertu du Christ, d'après ce passage de saint Paul (He 2,4) : Dieu appuyait leur témoignage par des miracles, des prodiges, par les différents effets de sa puissance et par les grâces du Saint-Esprit qu'il a partagées comme il lui a plu. — Cependant le Christ a fait quelques miracles à l'égard des âmes des hommes, surtout en agissant sur leurs puissances inférieures. D'où saint Jérôme dit (sup. illud : Cum transiret,vidit hominem, etc. Matth, Mt 9) : L'éclat et la majesté de sa divinité cachée qui brillait sur son visage d'homme pouvait attirer à lui dès le premier aspect ceux qui le voyaient. Et à l'occasion de ces paroles (Mt 21) : Ejiciebat omnes vendentes et ementes, le même docteur ajoute : Parmi tous les prodiges que le Seigneur a faits, rien ne me parait plus étonnant que de voir qu'un seul homme qui paraissait méprisable à cette époque, ait pu avec un simple fouet chasser une aussi grande multitude. C'est qu'il s'échappait de ses yeux des traits de feu et de lumière et que la majesté de la divinité brillait sur son visage. Origène dit (Sup. Jean. tom. n ) qu'il y eut là un plus grand miracle que quand l'eau fut changée en vin; parce que dans ce que dernier cas il ne s'agissait que d'une matière inanimée, au lieu que dans l'autre il fallait dompter le génie de plusieurs milliers d'hommes. Sur ces paroles (Jean, xviii): Abierunt retrorsum et ceciderunt in terram , saint Augustin dit (Tract, cxu in Jn): Une seule parole a frappé, repoussé et renversé, sans avoir besoin du fer, une foule immense que la haine rendait furieuse et qui était redoutable par ses armes. Car Dieu se cachait sous la chair. C'est dans le même sens qu'il faut entendre ces paroles de saint Luc (Lc 4,30), qui dit que Jésus s’en allait passant au milieu d'eux. D'où saint Augustin remarque (hom. xlvii) qu'en se tenant au milieu de ceux qui lui tendaient des embûches sans se laisser prendre, il montrait par là sa divinité. Il en est de même de ces paroles de saint Jean (Jn 8,59) : Jésus se cacha et sortit du temple, que Théophylacte interprète en disant : Il ne se cacha palans un coin du temple, comme s'il eût eu peur ou qu'il se fût dérobé derrière un mur ou une colonne ; mais par sa puissance divine il se rendit invisible à ceux qui lui tendaient des embûches, et il sortit en passant au milieu d'eux. D'après tous ces faits, il est évident que le Christ, quand il l'a voulu, a agi sur les âmes des hommes par sa vertu divine, non-seulement en les justifiant et en leur communiquant la sagesse (ce qui appartient à la fin des miracles), mais encore en les attirant extérieurement ou en les frappant de terreur ou de stupéfaction : ce qui appartient aux miracles eux-mêmes.

(1)En guérissant les hommes de leurs infirmités corporelles, le Christ leur prouvait, de la meilleure manière, qu'il pouvait aussi guérir leurs inOrniités spirituelles.
(2) Le don des langues, le dt-ude prophétie, et en général toutes les grâces gratuitement données, peuvent être de véritables miracles. C'est pourquoi on tire avec raison du changement subitement opéré dans les apôtres par l'Esprit-Saint une preuve de la divinité de la religion.

32 Il faut répondre au second, que le Christ était venu sauver le monde non-seulement par sa vertu divine, mais par le mystère de son incarnation. C'est pourquoi souvent en guérissant les malades, il n'usait pas seulement de sa puissance divine en les guérissant par un ordre, mais il le faisait en employant encore quelque chose qui appartenait à son humanité. C'est pourquoi à l'occasion de ces paroles (Lc 4) : Il guérissait tout le monde en imposant à chacun les mains, saint Cyrille dit (lib. iv in Jean. sup. illud Jean, iv : Nisi manducaveritis carnem, etc., et hab. in C at. Div. Th. sup. Luc. ), que quoiqu'il eût pu comme Dieu dissiper toutes les maladies d'un seul mot, néanmoins il touche les malades pour montrer que sa chair a l'efficacité nécessaire pour les guérir. Et sur ces paroles de saint Mare (viii) : Expuens in oculos ejus, impositis manibus, etc., saint Chrysostome dit 'id. hab. Victor Antioch. in hunc loc.) : Il met de la salive sur les yeux de l'aveugle et il lui impose les mains pour montrer que la parole de Dieu jointe à l'action produit les miracles; car la main est le signe de l'opération, et la salive celui de la parole qui sort de la bouche. A l'occasion de ce passage de saint Jean (9 , 6) : Fecit Iutum ex sputo et linivit Iutum super -culos caeci, saint Augustin dit ( Tract, xliv in ) : Il fait de la boue avec sa salive, parce que le Verbe s'est fait chair. Ou bien encore il le fait pour indiquer que c'était lui qui avait formé l'homme du limon de la terre, d'après la remarque de saint Chrysostome (Hom. lv in ). — Mais il est à remarquer, à l'égard des miracles du Christ, qu'il faisait communément les oeuvres les plus parfaites. C'est pourquoi au sujet de ces paroles (Jean, ii) ; Omnis homo primum bonum virium ponit, saint Chrysostome dit (Hom. xxi in ) : Tels sont les miracles du Christ qu'ils sont plus beaux et plus utiles que les oeuvres produites par la nature. De même il rendait aux infirmes une santé parfaite instantanément. D'où saint Jérôme dit (sup. illud : Cum venisset Jésus) : La santé que le Seigneur donne revient tout entière subitement. Le contraire eut lieu en particulier pour cet aveugle à cause de son défaut de foi, comme le dit saint Chrysostome (Hom. ix in ), ou bien, selon la pensée de Bède (cap. 34 in ), celui que d'un mot il pouvait à l'instant complètement guérir, il le guérit peu à peu, pour montrer la grandeur de l'aveuglement des hommes qui reviennent difficilement et comme par degrés à la lumière, et pour nous faire voir qu'il aide par sa grâce chacun des progrès que l'on fait dans la perfection (1).

33 Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2), le Christ faisait des miracles par la vertu divine. Or, les oeuvres de Dieu sont parfaites, comme on le voit (Dt 32,4). Mais, comme il n'y a de parfait que ce qui atteint sa fin, et que la fin de la guérison extérieure produite par le Christ était la guérison de l'âme, il s'ensuit qu'il ne convenait pas au Christ de guérir le corps de quelqu'un sans guérir son âme. C'est pourquoi sur ces paroles (Jn 7) : Totum hominem sanum fecit in sabbato, saint Augustin dit (Tract, xxx in ) qve cet homme a été guéri pour être sain dans son corps, et il a cru pour être saint dans son âme. Le Seigneur dit tout particulièrement au paralytique : Vos péchés vous sont remis, parce que, comme le dit saint Jérôme (Sup. Matth, cap. 9 : Quid est facilius dicere), il nous donne à entendre par là que le plus souvent nos infirmités corporelles nous viennent de nos péchés; et c'est pour cela que les péchés sont remis d'abord, afin que les causes de l'infirmité ayant disparu, la santé soit rétablie. C'est pour ce motif que le Seigneur ajoute (Jn 5,14) : Ne péchez plus, de peur qu'il ne vous arrive quelque chose de pire. Saint Chrysostome remarque (Hom. xxxvii in ) que nous apprenons par là que sa maladie était provenue de ses péchés. D'ailleurs, comme l'observe le même docteur (Hom. xxx sup. Matth. ), quoique le pardon du péché l'emporte autant sur la guérison du corps que l'âme l'emporte sur le corps lui-même, cependant, parce que ce n'est pas une chose qui se voie, le Seigneur fait l'action moindre, mais qui est plus manifeste, pour démontrer celle qui est plus grande et qui ne frappe pas les sens.

34 Il faut répondre au quatrième, que sur ces paroles de l'Evangile (Mt 9, Videte ne quis sciat), saint Chrysostome dit (Hom. xiii in ) : Ce que le Seigneur dit à l'un dans cette circonstance n'est point contraire à ce qu'il dit à un autre : Allez et annoncez la gloire de Dieu; car il nous apprend à empêcher de nous louer ceux qui le font pour nous-mêmes; au lieu que quand leur glorification se rapporte à Dieu, nous ne devons pas les en empêcher, mais nous devons plutôt leur enjoindre de le faire.

(1) Toutes les actions du Christ avaient une si- enilication mystique, indépendamment du fait matériel qui en était l'occasion. C'est ce qu’il faut pas perdre de vue quand on lit l'Evangile

1 Il semble que le Christ n'ait pas convenablement fait ses miracles à l'égard des créatures irraisonnables. Car les animaux sont plus nobles que les plantes. Or, le Christ a fait un miracle à l'égard des plantes, comme quand à sa parole le figuier s'est desséché, ainsi que le rapporte l'Evangile (Mt 21). Il semble donc qu'il aurait dû faire aussi des miracles à l'égard des animaux.

2 La peine n'est infligée justement que pour une faute. Or, ce n'était pas la faute du figuier, si le Christ n'a point trouvé de fruit sur ses branches, quand ce n'était pas la saison d'en porter. Il semble donc qu'il l'ait desséché à tort.

3
L'air et l'eau sont au milieu du ciel et de la terre. Or, le Christ a fait des miracles dans le ciel, comme nous l'avons dit (art. 1 et 2), et il en a fait aussi sur la terre, quand il l'a ébranlée au moment de sa passion. Il semble donc qu'il aurait dû en faire aussi dans l'air et dans l'eau; par exemple il aurait dû séparer la mer, comme Moïse, ou un fleuve, comme Josué et Elie, ou faire entendre des tonnerres dans l'air, comme cela est arrivé sur le mont Sinaï à la promulgation de la loi, et comme l'a fait Elie (III. Reg. 18).

4
Les miracles appartiennent à l'oeuvre du gouvernement du monde par la providence divine. Or, cette oeuvre présuppose la création. Il ne semble donc pas convenable que le Christ ait fait usage de la création dans ses miracles, comme lorsqu'il a multiplié les pains. Par conséquent ses miracles ne paraissent pas avoir été convenablement opérés à l'égard des créatures irraisonnables.

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Mais c'est le contraire. Le Christ est la sagesse de Dieu dont il est dit (Sg 8,4) : Qu'elle dispose tout avec douceur.


CONCLUSION. — Il a fallu que le Christ fit des miracles, non-seulement sur les hommes, mais encore à l'égard des créatures irraisonnables, pour mieux montrer sa divinité à laquelle tout est soumis.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), les miracles du Christ avaient pour but de faire connaître en lui la vertu de la divinité pour le salut du genre humain. Or, il appartient s\ la vertu de la divinité que toute créature lui soit soumise. C'est pourquoi il a fallu qu'il fit des miracles à l'égard de tous les genres de créatures, non-seulement à l'égard des hommes, mais encore à l'égard des créatures irraisonnables.

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Il faut répondre au premier argument, que les animaux se rapprochent de l'homme par rapport au genre; c'est pour cela qu'ils ont été créés le même jour que lui. Comme le Christ avait fait beaucoup de miracles à l'égard des corps humains, il n'était pas nécessaire qu'il en fit à l'égard des corps des animaux; surtout quand on considère que pour la nature sensible et corporelle, les hommes sont semblables aux autres animaux, et principalement aux animaux terrestres. Quant aux poissons, puisqu'ils vivent dans l'eau, ils diffèrent beaucoup plus de la nature des hommes. Aussi ont-ils été créés dans un autre jour. Le Christ a fait un miracle à leur égard dans la pêche miraculeuse, comme on le voit (Lc 5 et Jn 21) : et sujet du poisson que saint Pierre a pris et dans lequel il a trouvé une pièce de monnaie (Mt 17). Pour les porcs qui ont été précipités dans la mer, ce ne fut pas l'oeuvre d'un miracle divin, mais une oeuvre des démons produite d'après la permission de Dieu.

32 Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Chrysostome (Sup. Matth, hom. lxviii) : quand le Seigneur opère quelque chose de semblable dans les plantes ou les animaux, on ne doit pas chercher si le figuier a été justement desséché, puisque ce n'était pas le temps des fruits; car il y a de la folie à faire une pareille question, parce que ces choses ne sont susceptibles ni de faute, ni de peine; mais on doit considérer le miracle cl admirer celui qui en est l'auteur. D'ailleurs le créateur ne fait pas injure au propriétaire, s'il se sert de la créature à son gré pour le salut des autres; mais nous trouvons plutôt en cela une preuve de sa bonté, selon la pensée de saint Hilaire (Sup. Matth, can. xxi). Car quand il a voulu nous donner un exemple du salut qu'il était venu apporter, il a exercé la puissance de sa vertu sur les corps des hommes; mais dès qu'il a voulu nous montrer quelle serait sa sévérité contre les rebelles, il nous a donné l'image des châtiments futurs en faisant périr un arbre. Et il a desséché un figuier, qui est un arbre très-humide, comme le dit saint Chrysostome (toc. cit.), pour rendre son miracle plus éclatant.

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Il faut répondre au troisième, que le Christ a fait dans l'eau et dans l'air les miracles qui convenaient à sa mission; ainsi nous voyons (Matth.\iu,2G) qu'zï a commandé aux venis et à la mer et qu'il s'est fait un grand calme. Mais il ne convenait pas à celui qui était venu tout rétablir dans un état de paix et de tranquillité d'exciter du trouble dans l'air ou de diviser les eaux. D'où saint Paul dit (He 12,48): Considérez donc que vous ne vous êtes pas maintenant approchés d'une montagne sensible, d'un feu brûlant, d'un tourbillon, d'un nuage obscur et d'une tempête. A sa passion cependant, le voile s'est déchiré, pour montrer que les mystères de la loi étaient à découvert; les tombeaux s'ouvrirent, pour faire voir que par sa mort il allait donner la vie aux morts; la terre trembla et les pierres se fendirent, pour prouver que les coeurs des hommes qui avaient la dureté de la pierre seraient amollis par sa passion, et que tout le monde, entier devait être amélioré par la vertu de ses souffrances.

34 II faut répondre au quatrième, que la multiplication des pains ne s'est pas faite à la manière d'une création, mais en y ajoutant une matière étrangère qui a été changée en pains. D'où saint Augustin dit (Sup. Jean. tract, xxiv) : Comme avec quelques grains il multiplie les épis, ainsi il a multiplié les cinq pains entre ses mains. Or, il est évident que les grains se multiplient en se changeant en épis.




QUESTION 45: DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST.

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Après avoir parlé des miracles du Christ en particulier, nous devons nous occuper de sa transfiguration. — A ce sujet il y a quatre questions à examiner : J" a-t-il été convenable que le Christ se transfigurât? — 2" La clarté de la transfiguration a-t-elle été une clarté glorieuse? — 3" Des témoins de la transfiguration. — 4° Du témoignage de la voix du Père.


ARTICLE I. — a-t-il été convenable que le christ se transfigura (4)?

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1 Il semble qu'il n'ait pas été convenable que le Christ se transfigurât car il ne convient pas à un corps véritable de prendre des figures diverses, cela ne convient qu'à un corps fantastique. Le corps du Christ n'ayant pas été fantastique, mais véritable, comme nous l'avons vu (quest. v, art. 1), il semble donc qu'il n'ait pas dû être transfiguré.

(I) Saint Paul a montré la convenance Je la transfiguration par ce rapprochement qu'il établit outre le Christ et Moïse (II. Cor. m) : Si ministratio mortis litteris deformata in lapidibus fuit de çjlorid, ità ut non possent intendere filii lsrael in faciem Moysi propter gloriam vultus ejus, quae evacuatur, quomodo non magis ministratio Spirilûs erit in glorid?

2
La figure appartient à la quatrième espèce de qualité; au lieu que la clarté est comprise dans la troisième, puisqu'elle est une qualité sensible. On ne doit donc pas donner le nom de transfiguration à la clarté que le Christ a prise.

3
Un corps glorieux a quatre qualités, comme nous le verrons (Supplevi. quest. lxxxii et seq.) : l'impassibilité, l'agilité, la subtilité et la clarté. Il n'a donc, pas dû être transfiguré plutôt sous le rapport de la clarté que sous celui des autres qualités.

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Mais c'est le contraire. l'Evangile dit (Mt 17,2) : que Jésus a été transfiguré devant trois de ses disciples.


CONCLUSION. — Il a été convenable que le Christ montrât par sa transfiguration la gloire de sa résurrection et celle des autres.

21 Il faut répondre que Je Seigneur, ayant annoncé à l'avance sa passion à ses disciples, les avait engagés à marcher à sa suite dans le chemin de la souffrance. Or, pour qu'on marche droit dans une voie, il faut que l'on connaisse à l'avance la fin vers laquelle on tend; comme un archer ne peut bien lancer une flèche qu'autant qu'il a vu auparavant le but qu'il doit atteindre. D'où saint Thomas dit (Jn 14,5): Nous ne savons, Seigneur, où vous allez, et comment pourrions-nous en savoir ta voie? C'est surtout nécessaire, quand la voie est difficile et pénible et le chemin laborieux, tandis que la lin est agréable. Or, le Christ est parvenu par sa passion à obtenir non-seulement la gloire de l'âme qu'il a eue dès le commencement de sa conception, mais encore celle du corps, d'après ces paroles de l'Evangile (Lc 24,26) : Ne f allait-il pas que le Christ souffrit toutes ces choses et qu'il entrât ainsi clans la gloire. C'est à cette gloire qu'il conduit ceux qui suivent les vestiges de sa passion, d'après ces paroles (Ac 14,21) : Il faut que nous entrions dans le royaume des deux par une foule de tribulations. C'est pourquoi il a été convenable qu'il montrât à ses disciples sa clarté glorieuse, comme il l'a fait dans sa transfiguration , puisque c'est dans cette clarté qu'il transfigurera tous les siens, d'après ce passage de saint Paul (Ph 3,21) : Il transformera notre corps vii et abject, afin de le rendre conforme à son corps glorieux. D'où le vénérable Rôde dit (Sup. Mare. cap. 37) : Dans sa miséricordieuse prévoyance, il leur a donné à jouir pendant un temps très-court de la contemplation de la joie qui dure toujours, pour leur faire supporter plus courageusement l'adversité.

31 Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Jérôme (in illud Matth, cap. -17 : Et transfiguratus est), on ne doit pas croire que le Christ ait perdu dans sa transfiguration son ancienne forme et son visage, ou qu'il ait perdu son corps véritable et pris un corps spirituel ou aérien ; mais l'évangéliste nous montre comment il s'est transformé, en disant: Sa face a resplendi comme le soleil, et ses vêtements sont devenus blancs comme la neige. Quand le visage devient resplendissant et les vêtements éclatants, la substance n'est pas détruite, mais la gloire est changée.

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Il faut répondre au second, que la figure se considère par rapport à l'extrémité du corps; car la figure est ce qui est compris dans certains termes ou dans certaines limites. C'est pourquoi toutes les choses qui se considèrent par rapport à l'extrémité d'un corps paraissent appartenir d'une certaine manière à la figure. Ainsi on considère la couleur, aussi bien que la clarté d'un corps qui n'est pas transparent comme appartenant à sa surface. C'est pourquoi on donne à la clarté que le Seigneur a prise le nom de transfiguration (1).

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Il faut répondre au troisième, que parmi les quatre qualités désignées, la clarté est la seule qui appartienne à la personne considérée en elle- même ; au lieu que les trois autres qualités ne désignent qu'un de ses actes, ou un de ses mouvements, ou une des choses qu'elle subit. Le Christ a donc montré certains indices qui se rapportent à ces trois qualités : par exemple, il a témoigné son agilité, lorsqu'il a marché sur les eaux de la mer; sa subtilité, quand il est sorti miraculeusement du sein delà Vierge; son impassibilité, quand il s'est échappé sans le moindre mal des mains des Juifs qui voulaient le précipiter ou le lapider. Cependant on ne dit pas pour toutes ces choses qu'il a été transfiguré, mais on le dit seulement à cause de la clarté, qui appartient à l'aspect de la personne elle-même.




ARTICLE II la clarté du christ dans la transfiguration a-t-elle été la clarté de la gloire (2)?

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1 Il semble que cette clarté n'ait pas été la clarté de la gloire. Car une glose dit (Bedae sup. illud
Mt 17, Transfiguratus est coram eis) qu'il n'a pas montré l'immortalité dans un corps mortel, mais une clarté semblable à l'immortalité future. Or, la clarté de la gloire est la clarté de l'immortalité. La clarté que le Christ a montrée à ses disciples n'a donc pas été celle-là.

2 Sur ces paroles (Lc 9,27) : Il y en a qui ne mourront pas qu'ils n'aient vu le royaume de Dieu, la glose dit [interi.) : c'est-à-dire la glorification du corps dans la représentation imaginaire de la béatitude future. Or, l'image d'une chose n'est pas la chose elle-même. Cette clarté n'a donc pas été celle de la béatitude.

3 La clarté de la gloire n'existe que dans le corps humain. Or, cette clarté de la transfiguration a apparu non-seulement dans le corps du Christ, mais encore dans ses vêtements, et dans une nuée lumineuse qui a couvert ses disciples. Il semble donc que cette clarté n'ait pas été celle de la gloire.

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Mais c'est le contraire. Sur ces paroles (Mt 17) : Transfiguratus est antè eos, saint Jérôme dit : Il s'est montré aux apôtres tel qu'il doit être au jour du jugement. Et sur celles-ci (Mt 16) : Donec videant filium hominis, saint Chrysostome dit (Hom. lvii in ) : que voulant montrer ce qu'est la gloire dans laquelle il doit venir ensuite, il la leur a révélée dans la vie présente autant qu'il leur était possible de l'apprendre, pour les consoler de la mort du Seigneur.


CONCLUSION. — La clarté quo le Christ a montrée dans sa transfiguration a été essentiellement celle de la gloire, quoiqu'elle ait existé d'une autre manière, puisqu'elle a existé à la façon d'une passion qui passe.

21 Il faut répondre que celte clarté que le Christ a prise dans sa transfiguration, a été la clarté de la gloire quant à l'essence, mais non quant au mode d'être. Car la clarté du corps glorieux découle de la clarté de l’âme, comme le dit saint Augustin (Epist, ad Diosc. cxvui). De même la clarté du corps du Christ dans la transfiguration est découlée de sa divinité, d'après le sentiment de saint Jean Damascène (potest colligi ex ejus lib. Sent, in cap. De transfîg. Christi), et de la gloire de son âme. Car si, dès le commencement de la conception du Christ, la gloire de son âme ne rejaillissait pas sur son corps, c'était par l'effet de la volonté divine, pour qu'il remplît dans son corps passible les mystères de notre rédemption, comme nous l'avons vu (quest. xiv, art. 1 ad 2). Mais le Christ n'a pas perdu pour cela le pouvoir qu'il avait de faire rejaillir la gloire de son âme sur son corps. Et c'est ce qu'il a fait par rapport à la clarté de la gloire clans la transfiguration, mais d'une autre manière que dans son corps glorifié. Car la clarté rejaillit de l'âme sur un corps glorifié, comme une qualité permanente qui affecte le corps ; c'est pourquoi ce n'est pas un miracle qu'un corps glorieux brille extérieurement (1); au lieu que dans la transfiguration, fa clarté est découlée de la divinité et de l'âme du Christ sur son corps, non à la manière d'une qualité immanente et qui affecte le corps, mais plutôt à la manière d'une passion qui passe, comme quand l'air est illuminé par le soleil. C'est pourquoi cet éclat s'est alors manifesté miraculeusement dans le corps du Christ, comme son agilité quand il a marché sur les eaux de la mer. D'où saint Denis dit (Epist, iv ad Caïum) : Le Christ opérait surnaturellement ce qui est de l'homme, comme le prouve sa conception surnaturelle d'une vierge, et la consistance de l'eau qui supportait la pesanteur de son corps. On ne doit donc pas dire avec Hugues de Saint-Victor (id hab. Innocent. III, lib. iv de Myst. missae, cap. 12), que le Christ a fait paraître en lui les quatre qualités des corps glorieux : la clarté, dans sa transfiguration; l'agilité, en marchant sur la mer; la subtilité, en sortant du sein de la Vierge sans l'ouvrir; l'impassibilité dans la cène, quand il donna son corps à manger sans le partager; parce que le mot qualité indique quelque chose d'immanent dans les corps glorieux, tandis que le Christ a eu par miracle ce qui appartient à ces propriétés. Et il en est de même à l'égard de l'âme au sujet de la vision par laquelle saint Paul a vu Dieu dans son ravissement, ainsi que nous l'avons dit (2» 2", quest. clxxv, art. 3 ad 2).

(1) Comme ayant appartenu â la figure de son corps.
(2) L'Eglise suppose que la clarté de la gloire a été celle de la transfiguration, puisque dans l'office de celte fête elle se sert de ces paroles: Christus Jésus splendor Patris et figura substantiae ejus, portans omnia verbo virtutis suae, purgationem peccatorum faciens, in monteexcelso gloriosus apparerehodiedignatus est. Cette question a donné lieu h l'erreur de Barbam , qui prétendait que la lumière qui avait paru sur le montThabor était celle d'un spectre, et qu'elle n'était pas la splendeur delà nature divine.

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Il faut répondre au premier argument, que ce passage ne montre pas que la clarté du Christ n'ai pas été la clarté de la gloire, mais seulement qu'elle n'a pas été la clarté d'un corps glorieux, parce que le corps du Christ n'était pas encore immortel; car comme il est arrivé par la volonté de Dieu que dans le Christ la gloire de l'âme ne rejaillissait pas sur le corps ; de même il a pu se faire de la même manière qu'elle rejaillît quant à la qualité de la clarté, mais non quant à celle de l'impassibilité.

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Il faut répondre au second, qu'on dit que cette clarté a été imaginaire, non parce qu'elle était la véritable clarté de la gloire, mais parce qu'elle était une image qui représente cette perfection de la gloire, d'après laquelle le corps sera glorieux.

 (t) C'est un effet qui résulte de sa nature. (2) Saint Thomas donne de ce fait une explication mystique, parce qu'il est évident que l'objection, prise dans son sens propre, n'est pas sérieuse, puisqu'il est tout naturel qu'un corps qui est éclatant répande sa splendeur sur tout ce qui l'entoure.

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Il faut répondre au troisième, que comme la clarté qui était dans le corps du Christ représentait sa clarté future (2) ; de même la clarté de ses vêtements désignait la clarté future des saints qui sera surpassée par celle du Christ, comme l'éclat de la neige est surpassé par la splendeur du soleil. D'où saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxii, cap. 7) : que les vêtements du Christ sont devenus resplendissants, parce que dans les clartés célestes tous les saints s'attacheront à lui étant tout éclatant de la lumière de la justice. Car les vêtements désignent les justes qui lui seront unis, d'après ces paroles du prophète (Is 49,18) : tous en serez vêtus comme cVun ornement. L'éclat de la nuée indique la gloire de l'Esprit-Saint ou la vertu du Père, comme le dit Origène (Hom. m in Matth.), par laquelle les saints seront protégés dans la gloire future. On pourrait dire aussi avec raison qu'elle signifie la clarté du monde renouvelé qui sera la tente des saints : c'est pourquoi saint Pierre se disposant à dresser là des tentes, une nuée lumineuse couvrit les disciples.




III Pars (Drioux 1852) 883