III Pars (Drioux 1852) 903

ARTICLE III était-il convenable qu'il veut la des témoins de la transfiguration ?

903
1 Il semble qu'il ne soit pas convenable qu'il y ait eu là des témoins de la transfiguration. Car on ne peut bien rendre témoignage que des choses que l'on connaît. Or, à l'époque de la transfiguration du Christ il n'y avait encore aucun homme qui sût par expérience ce que serait la gloire future; c'était une chose qui n'était connue que des anges. Les témoins de la transfiguration ont donc dû être des anges plutôt que des hommes.

2
Pour des témoins de la vérité il ne faut pas de fiction, mais la réalité- Or, Moïse et Elie n'ont, pas été là présents véritablement, ils n'y ont été qu'en imagination; car il y a une glose qui dit (Collig. ex lib. m demirab. sanct. Script, cap. 9 et 40, inter op. August. sup. illud Luc. ix : Erant autem Moyses et Elias, etc.) : M faut savoir que ce ne sont pas les corps, mais les âmes de Moïse et d'Elie qui parurent là, mais que ces corps ont été formés dans une créature subalterne. On peut aussi croire que cela s'est fait par le ministère des anges, de manière que les anges aient joué le rôle de ces personnages. Il ne semble donc pas que ces témoins aient été convenables.

3
Il est dit (Ac 10,43) : que tous tes prophètes rendent témoignage au Christ. Moïse et Elie n'ont donc pas dû seuls paraître là comme témoins, mais encore tous les prophètes.

4 La gloire du Christ est promise à tous les fidèles qu'il a voulu enflammer d'ardeur pour elle par sa transfiguration. Il n'aurait donc pas dû ne prendre que Pierre, Jacques et Jean pour les témoins de sa transfiguration, mais encore tous ses disciples.                ^

L'autorité de l'Ecriture démontre le contraire (
Mt 17 et Mc 9 Lc 9).


CONCLUSION. — Il a été convenable de choisir pour témoins de la transfiguration des saints qui ont vécu avant le Christ, comme Moïse et Elie, et des saints qui ont vécu après, comme Pierre, Jacques et Jean, afin de montrer qu'ils seraient tous glorifiés par la gloire du Christ.

21 Il faut répondre que le Christ a voulu être transfiguré pour montrer sa gloire aux hommes et pour les porter à la désirer, comme nous l'avons dit (art. \ huj. quaest.). Or, le Christ conduit à la gloire de la béatitude éternelle non-seulement les hommes qui ont existé après lui, mais encore ceux qui ont existé auparavant. C'est pourquoi, quand il allait à sa passion, la foule qui le précédait aussi bien que celle qui le suivait criait: Hosanna; lui demandant en quelque sorte le salut (Mt 21). C'est aussi pour cela qu'il a été convenable que parmi ceux qui l'ont précédé il y eût des témoins, comme Moïse et Elie, et qu'il y en eût aussi parmi ceux qui l'ont suivi, comme Pierre, Jacques et Jean, afin que cette parole fût attestée par la déposition de deux ou trois témoins (4).

31 Il faut répondre au premier argument, que le Christ par sa transfiguration a manifesté à ses disciples la gloire du corps qui n'appartient qu'aux hommes. C'est pourquoi il a été convenable qu'il ne prit pas des auges, mais des hommes pour témoins.

(I) D'après le droit divin et le droit humain, le témoignage de deux ou de trois témoins suffît jV. toni iv, p, 556).

32
Il faut répondre au second, que cette glose est tirée d'un livre intitulé : De mirabilibus sacrae Scriptúrae, qui n'est pas un ouvrage authentique, mais qu'on attribue faussement à saint Augustin. C'est pourquoi on ne doit pas s'y arrêter. Car saint Jérôme dit expressément [Sup. Matth, in cap. 12: Et apparuerunt illis Moyses) : II faut remarquer qu'il ne voulut pas donner des signes dans le ciel aux scribes et aux pharisiens qui lui en demandaient; mais ici pour augmenter la foi de ses apôtres il leur donne un signe dans le ciel : Elle descend de là où il était monté et Moïse sort des enfers. Ce que l'on ne doit pas entendre comme si l'âme de Moïse eût repris son corps, mais ce qui signifie que son âme a apparu au moyen d'un corps qu'elle avait pris, comme apparaissent les anges. Quant à Elie il a apparu dans son propre corps qu'il n'a pas apporté du ciel empyrée, mais des régions supérieures où il avait été enlevé sur un char de feu (1).

33
Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Chrysostome (Sup. Matth, hom. lvii), Moïse et Elie sont appelés comme témoins pour plusieurs raisons. La première, c'est que la foule disant qu'il était Elie, ou Jérémie, ou l'un des prophètes, il prend avec lui les chefs des prophètes, pour qu'on voie par là du moins la différence qu'il y a entre les serviteurs et le maître. La seconde, c'est que Moïse a donné la loi et qu'Elie a été plein de zèle pour la gloire de Dieu; de sorte que par là même qu'on les voit paraître simultanément avec le Christ, c'en est fait des calomnies des Juifs qui accusaient le Christ comme un transgresseur de la loi et comme un blasphémateur qui usurpe à son profit la gloire divine. La troisième, c'est pour montrer qu'il a puissance de vie et de mort et qu'il est le juge des vivants et des morts, puisqu'il a avec lui Moïse qui était déjà mort et Elie qui était encore vivant. La quatrième, c'est que, comme le dit saint Luc, ils s'entretenaient avec lui de sa fin qui devait avoir lieu à Jérusalem, c'est-à-dire do sa passion et de sa mort. C'est pourquoi pour affermir le courage de ses disciples à cet égard , il fait paraître ceux qui se sont exposés à la mort pour Dieu ; car Moïse s'est présenté à Pharaon au péril de sa vie, et Elie au roi Aeliab. La cinquième, c'est qu'il voulait que ses disciples imitassent la douceur de Moïse et le zèle d'Elie. Saint Hilaire en ajoute une sixième en disant que c'était (can. xvii in ) pour montrer qu'il a été annoncé par la loi que Moïse a donnée et par les prophètes parmi lesquels Elie a été au premier rang.

34
Il faut répondre au quatrième, que les grands mystères ne doivent pas être exposés à tout le monde immédiatement, mais qu'ils doivent arriver à la connaissance des autres dans le temps convenable par l'intermédiaire de ceux qui sont les plus élevés (2). C'est pourquoi, selon la remarque de saint Chrysostome (loc. cit.), il a pris avec lui les trois principaux de ses apôtres. Car Pierre l'emporte par l'amour qu'il eut pour le Christ et aussi par le pouvoir qui lui fut confié; Jean par le privilège de l'amour que le Christ avait pour lui à cause de sa virginité et aussi par la prérogative de sa doctrine évangélique, et enfin Jacques par la gloire du martyre. Cependant il ne voulut pas qu'ils annonçassent aux autres ce qu'ils avaient vu avant sa résurrection, de peur, comme le dit saint Jérôme (Sup. Matth, Mt 17, Nemini dixeritis, etc.), que ce prodige ne fût incroyable en raison de sa grandeur, et que la croix venant à la suite d'une si grande gloire ne fût un scandale pour les esprits grossiers : ou de peur que le peuple ne s'opposât absolument à sa mort (hoc hab. Remig. in Cat. D. Thom.), et aussi pour qu'ils fassent les témoins des choses spirituelles, lorsqu'ils seraient remplis de l'Esprit-Saint (hoc hab. Iíilar. loc. sup. cit.).

(h Lib.iv Reg. ii, IL(21 Ce principe général sert de base b toute la tradition catholique et à l'enseignement de l'Eglise, dont les membres inférieurs apprennent de ceux qui sont au-dessus d'eux ce qu'ils doivent croire et pratiquer.



ARTICLE IV est-il convenable qu'on ait entendu la voix du père rendre témoignage dans la tranfiguration ?

904
1 Il semble qu'il ne soit pas convenable qu'on ait entendu le témoignage de la voix du Père disant (
Mt 17,5) : Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Car, comme le dit Job (Jb 33,44) : Dieu ne parle qu'une fois et il ne répète pas deux fois la même chose. Or, dans le baptême la voix du Père avait déjà rendu ce même témoignage. Il n'a donc pas été convenable qu'elle le rendît une seconde fois dans la transfiguration.

2 Dans le baptême, au moment où l'on a entendu la voix du Père on a vu l'Esprit-Saint sous la forme d'une colombe, ce qui n'a pas eu lieu dans la transfiguration. Ce témoignage de la voix du Père ne paraît donc pas avoir été convenable.

3
Le Christ a commencé à enseigner après son baptême, cependant la voix du Père n'avait pas alors engagé les hommes à l'écouter. Elle n'aurait donc pas dû le faire non plus dans la transfiguration.

4
On ne doit pas dire à quelqu'un des choses qu'il ne peut porter, d'après ces paroles de l'Evangile (Jn 16,42) : J'ai encore beaucoup d'autres choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter présentement. Or, les disciples ne pouvaient porter la voix du Père, puisqu'il est dit (Mt 17,6) que les disciples l'ayant entendu, ils tombèrent le visage contre terre, saisis d'une grande crainte. La voix du Père n'aurait donc pas dû s'adresser à eux.

L'autorité des Evangiles est là pour établir le contraire (Matth, 17 et Mc 9) (4).

CONCLUSION. — Comme dans le baptême du Christ, de même dans la transfiguration il était convenable qu'on entendit la voix du Père rendre témoignage, pour indiquer que l'adoption des enfants de Dieu, qui est imparfaite par la grâce du baptême, devient parfaite par la gloire de la resurrectio^-

21 Il faut répondre que l'adoption des enfants de Dieu résulte de la conformité de leur ressemblance avec le Fils naturel de Dieu. Cette ressemblance est produite de deux manières : 4° par la grâce que l'on a ici-bas et qui produit une conformité imparfaite; 2° par la gloire du ciel qui sera la conformité parfaite, d'après ces paroles de saint Jean (1Jn 3,2) : Nous sommes maintenant les enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour n'apparaît pas encore : car nous savons que quand il apparaîtra dans sa gloire nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est. Par conséquent, comme on obtient la grâce par le baptême, et que dans la transfiguration on a vu à travers la clarté de la gloire future, il s'ensuit qu'il a été convenable que dans ces deux circonstances le Père manifestât par son témoignage la filiation naturelle du Christ, parce qu'il est le seul, avec le Fils et le Saint-Esprit, qui connaisse parfaitement cette génération parfaite.

31 Il faut répondre au premier argument, que ce passage de Job doit se rapporter à la parole éternelle de Dieu par laquelle Dieu le Père a produit son Verbe unique qui lui est coéternel. D'ailleurs on peut dire que quoique Dieu ait prononcé matériellement les mêmes paroles, cependant il ne lésa pas prononcées dans le même but, mais pour montrer les différentes manières dont les hommes peuvent participer à la ressemblance de la filiation éternelle.

(C On peut ajouter le témoignage de saint Pierre lui-même, qui s'exprime ainsi (2. Ep.1) : Et hanc vocem nos audivimus de caelo allatam, cum essemus cum ipso in monte sancto.

32
Il faut répondre au second, que, comme dans le baptême où l'on a manifesté le mystère de la régénération première, l'Esprit-Saint s'est manifesté sous la forme d'une colombe et le Père s'est fait connaître par la parole ; de même, dans la transfiguration qui est le sacrement de la seconde régénération, on a vu apparaître la Trinité entière; le Père dans la voix, le Fils dans l'homme et l'Esprit-Saint dans la nuée éclatante : parce que, comme dans le baptême Dieu donne l'innocence qui est désignée par la simplicité de la colombe; de même dans la résurrection il donnera à ses élus la clarté de la gloire et la délivrance de tout mal, ce que désigne la nuée éclatante (I).

33
Il faut répondre au troisième, que le Christ était venu nous donner la grâce actuelle, et nous promettre la gloire par sa parole. C'est pourquoi il a été convenable que dans la transfiguration il prit des hommes pour l'écouter, tandis qu'il n'en était pas de même dans le baptême.

34
Il faut répondre au quatrième, qu'il a été convenable que les disciples fussent saisis de crainte et renversés par la voix du Père, pour montrer que l'excellence de cette gloire que l'on voyait alors surpasse tous les sens et toutes les facultés des mortels, d'après ces paroles du Seigneur (Ex. xxxiii, 20) : Aucun homme ne me verra sans mourir. C'est ce qui fait dire à saint Jérôme (Sup. Matth, cap. 17 : Audientes discipuli ceciderunt, etc.) que la fragilité humaine ne peut supporter la vue d'une gloire aussi grande. Mais le Christ guérit les hommes de cette fragilité (2) en les faisant arriver à la gloire; c'est ce que signifient ces paroles qu'il leur dit : Levez-vous, ne craignez pas.




QUESTION 46: DE LA PASSION DU CHRIST.

920
Nous devons maintenant nous occuper de ce qui se rapporte à la manière dont le Christ est sorti de ce monde. — Nous parlerons: 1" de sa passion; 2° de sa mort; 3" de sa sépulture ; 4° de sa descente aux enfers. — Sur sa passion il y a trois sortes de considération à faire; nous avons à examiner : l° la passion elle-même; 2° sa cause efficiente; 3° les fruits qui en sont résultés. —Nous avons douze questions à traiter sur la passion elle-même : 1° A-t-il été nécessaire que le Christ souffrit pour la délivrance du genre humain P — 2° Etait-il possible que l'homme fût délivré d'une autre manière?— 3° Ce mode a-t-il été le plus convenable? — 4° A-t-il été convenable qu'il souffrit sur la croix? — 5° De la généralité de sa passion. — 6° La douleur que le Christ a endurée dans la passion a-t-elle été la plus grande? — 7° Toute son âme souffrait-elle? — 8° Sa passion a-t-elle empêché la joie de la jouissance ? — 9" Du temps de la passion. — 10° De son lieu. — Il" A-t-il été convenable qu'il fût crucifié avec des voleurs? — 12° La passion du Christ doit-elle être attribuée à la divinité?



ARTICLE I. — a-t-il été nécessaire que le christ souffrit pour la délivrance du genre humain (3) ?

921
1 Il semble qu'il n'ait pas été nécessaire que le Christ souffrît pour la délivrance du genre humain. Car le genre humain ne pouvait être délivré que par Dieu, d'après ces paroles du prophète (
Is 45,21) : N'est-ce pas moi qui suis te Seigneur ? il n'y a pas d’autre Dieu que moi, il n'y a de Dieu juste et sauveur que moi seul. Or, il n'y a pas de nécessité pour Dieu, parce que cela répugnerait à sa toute-puissance. Il n'a donc pas été nécessaire que le Christ souffrît.

(1) C'est le sens adopté par l'Eglise, qui nous fait dire dans l'office de la Transfiguration (in collecta) : Deus qui in unigeniti tui gloriosd transfiguratione adoptionem filiorum perfectam voce delapsd in nube lucidd mirabiliter proesignasti.
(2i C'est la pensée que l’Apôtre exprime dans une foule d'endroits : Per ipsum ambo accessum habemus ad Patrem (Ephes. ii). In quo habemus fiduciam et accessum in confidentid per fidem ejus (ibid. iii). Qui multos filios in gloriam adduxerat (Hebr. ii!.
(3) Cet article est opposé à Manès et aux liéré- tiqaes qui ont nié la réalité des souffrances et de la mort du Christ. Il détermine en même temps avec la plus grande précision en quel sens les souffrances du Christ ont été nécessaires.

2 Le nécessaire est opposé au volontaire. Or, le Christ a souffert par sa volonté propre; car il est dit (Is 53,7) : Il s'est offert parce qu'il l'a voulu. Il n'a donc pas été nécessaire qu'il souffrît.

3 Le Psalmiste dit (Ps 24,10) : Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité. Or, ii ne semble pas nécessaire qu'il ait dû souffrir ni par rapport à la miséricorde divine, qui, comme elle accorde gratuitement ses dons, paraît de même faire la remise gratuite de ce qui lui est dû sans satisfaction; ni du côté delà justice divine d'après laquelle l'homme avait mérité la damnation éternelle. Il semble donc qu'il n'ait pas été nécessaire que le Christ souffrît pour la délivrance des hommes.

4 La nature de l'ange est supérieure à la nature humaine, comme le dit saint Denis (Dr div. nom. cap. 2). Or, le Christ n'a pas souffert pour la réparation de la nature de l'ange qui avait péché. Il semble donc qu'il n'ait pas été non plus nécessaire qu'il souffrît pour le salut du genre humain.

20
Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Jn 3,14): Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi il faut que le Fils de l'homme soit élevé en haut, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle; ce qui s'entend de son élévation en croix. Il semble donc qu'il ait fallu que le Christ souffrît.


CONCLUSION. — Quoiqu'il n'ait pas été nécessaire, d'une nécessité de coaction, que le Christ souffrit, ni de la part de Dieu qui avait décrété qu'il souffrirait, ni de la part du Christ lui-même, qui a souffert volontairement, cependant il a été nécessaire et avantageux qu'il méritât pour lui et pour nous la vie éternelle, en satisfaisant pour nous à son Père, et qu'en cela il accomplît pleinement les Ecritures.

21 Ii faut répondre que, comme l'enseigne Aristote (Met. lib. v, text. 6), le mot nécessaire se prend en plusieurs sens. 1° Il signifie qu'il est impossible qu'une chose soit autrement selon sa nature. Il est évident qu'il n'a pas été ainsi nécessaire que le Christ souffrît ni de la part de Dieu, ni de la part de l'homme (1). 2° On dit qu'une chose est nécessaire par suite d'une puissance extérieure. Si cette puissance est une cause efficiente ou motrice elle produit une nécessité de coaction; comme quand nous ne pouvons-nous en aller à cause de la violence de celui qui nous retient; si le principe extérieur qui nous nécessite est une fin, on dit qu'une chose est nécessaire hypothétiquement en vue d'une fin, comme quand on ne peut atteindre cette fin d'aucune manière, ou qu'on ne le peut faire convenablement qu'autant qu'on la présuppose. Il n'a donc pas été nécessaire d'une nécessité de coaction que le Christ souffrît, ni de la part de Dieu qui a décrété (2) que le Christ souffrirait, ni de la part du Christ qui a volontairement souffert. Mais ses souffrances ont été nécessaires d'une nécessité finale (3), ce qui peut se concevoir de trois manières: 1° De la part des hommes qui ont été délivrés par sa passion, d'après ces paroles (Jn 3,14) : Il faut que le Fils de l'homme soit élevé en haut, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait fa vie éternelle. 2° De la part du Christ lui-même qui par l'humilité de sa passion a mérité la gloire de son exaltation ; ce que signifie ce passage (Lc 24 Lc 26) : N'a-t-il pas fallu que le Christ souffrît et qu'il entrât ainsi dans la gloire f 3° De la part de Dieu dont il fallait accomplir à l'égard de la passion du Christ les décrets éternels qui ont été promulgués à l'avance dans les saintes Ecritures et figurés par les observances de l'Ancien Testament. C'est ce qu'indiquent ces paroles (Lc 22,22) : Pour le Fils de l'homme, il s'en va selon ce qui a été arrêté. Et plus loin le Seigneur dit (Lc 24,44) : C'est là l'accomplissement de ce que je vous ai dit, lorsque j'étais encore arec vous ; car il est nécessaire que. tout ce qui a été écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les prophètes, et dans les psaumes, soit accompli. Car c'est là ce qui est écrit; il fallait que le Christ souffrit de la sorte et qu'il ressuscitât d'entre les morts le troisième jour.

que cette fin ne pouvait être atteinte d'une autre manière, mais seulement que c'était le mode le liliis convenable, cl par rapporta l'homme, et par rapport au Christ, et par rapport b Dieu (V. la réponse au troisième argument et l'article suivant).

31 II faut répondre au premier argument, que ce raisonnement repose sur la nécessité de coaction de la part de Dieu.

32
Il faut répondre au second, que cette raison s'appuie sur la nécessité de coaction de la part du Christ.

33
Il faut répondre au troisième, qu'il a été convenable à la miséricorde et à la justice de Dieu que l'homme fût délivré par la passion du Christ. Cela convenait à sa justice, parce que le Christ a satisfait par sa passion pour les péchés du genre humain, et l'homme a été ainsi délivré par la justice du Christ. Cela convenait aussi à sa miséricorde, parce que l'homme ne pouvant pas satisfaire par lui-même pour le péché de toute la nature humaine, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 2) ; Dieu lui a donné son Fils pour satisfaire à sa place, d'après ces paroles de saint Paul (Rm 3,24) : Etant justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qu'ils ont en Jésus- Christ, que Dieu a destiné pour être la victime de propitiation par la foi qu'on aurait en son sang. ?1 y eut même en cela une miséricorde plus grande que s'il eût pardonné les péchés sans satisfaction. D'où le même apôtre  dit ailleurs (Ep 2,4): Dieu qui est riche en miséricorde, poussé par l'amour extrême dont il nous a aimés, lorsque nous étions morts par nos péchés, nous a rendu la vie en la rendant à Jésus-Christ.

34 Il faut répondre au quatrième, que le péché de l'ange n'a pas été réparable , comme celui de l'homme, ainsi qu'on le voit d'après ce que nous avons dit (part. 1, quest. lxiv, art. 2).



ARTICLE II. — eut-il été possible de délivrer le genre humain d'une autre manière que par la passion du christ (1)?

922
1 Il semble qu'il n'ait pas été possible de délivrer le genre humain autrement que par la passion du Christ. Car le Seigneur dit (
Jn 12,24) : Si le grain de froment ne meurt pas après qu'on l'a jeté en terre, il demeure seul ; mais quand il est mort il porte beaucoup de fruits. Saint Augustin observe (Tract, li in ) que c'était le Seigneur lui-même qui était le grain de froment. Par conséquent s'il n'eût souffert la mort, il n'aurait pas produit autrement notre délivrance.

2 Le Seigneur dit (Mt 26,42) : Mon Père, si ce calice ne peut passer. sans que je Io boive, que votre volonté soit laite. Or, il parle là du calice de sa passion. Sa passion ne pouvait donc pas ne pas avoir lieu ; d'où saint Hilaire dit (in Matth, cap. 31) : Ce calice ne peut passer à moins qu'il ne le boive, parce que nous ne pouvons être régénérés que par sa passion.

3 La justice de Dieu exigeait que l'homme fût délivré du péché, le Christ ayant satisfait pour lui par sa passion. Or, le Christ ne pouvait se dispenser d'observer la justice ; car il est dit (2Tm 2,13) : Si nous ne croyons pas, il ne laissera pas de demeurer fidèle; car il ne peut se renoncer soi-même. Or, il se renoncerait lui-même, s'il niait sa justice, puisqu'il est la justice même. Il semble donc qu'il n'ait pas été possible que l'homme fût délivré autrement que par la passion du Christ.

4 La foi ne peut pas avoir pour objet une fausseté. Or, les anciens patriarches ont cru que le Christ souffrirait. Il semble donc qu'il n'ait pu se faire qu'il ne souffrit pas.

(1) Il ne pouvait pas se faire que le genre humain fut délivré par un autre moyen, puisque c'était celui-là que Dieu avait éternellement décrété, mais il aurait pu en décréter un autre ;

c'est pourquoi cet acte a été libre de sa part. H a été libre aussi de la part du Christ, parce que la prescience divine ne nuit en rien à la liberté humaine.

20
Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib.xiii, cap. 10): Nous reconnaissons que le mode dont Jésus-Christ, le médiateur de Dieu et des hommes, a daigné se servir pour affranchir l'humanité est bon et qu'il convient à la majesté divine, mais montrons aussi qu'il y avait d'autre mode possible à Dieu, à la puissance duquel tout est également soumis.


CONCLUSION. — Quoique Dieu ait pu délivrer le genre humain d'une autre manière que par sa passion, cependant, supposé la prescience divine, il a été impossible qu'il accordât au monde un aussi grand bien par un autre moyen.

21
Il faut répondre qu'on peut dire qu'une chose est possible ou impossible de deux manières : 1° simplement et absolument ; 2° hypothétiquement. Simplement et absolument parlant, il eût été possible à Dieu de délivrer l'homme d'une autre manière que par la passion du Christ; parce qu'il n'y a rien d'impossible à Dieu, comme le dit l'Evangile (Lc 1,39). Mais hypothétiquement la chose eût été impossible. Car comme il est impossible de tromper la prescience de Dieu et de rendre nulles sa volonté ou ses dispositions ; si l'on suppose que Dieu ait su à l'avance la passion du Christ et qu'il l'ait décrétée, il n'était pas possible 6n ce sens que le Christ ne souffrit pas ou que l'homme fût délivré d'une autre manière que par sa passion. Et il en est de même de toutes les choses que Dieu à sues et décrétées à l'avance, comme nous l'avons vu (part. I, quest. xix, art. 13).

31 Il faut répondre au premier argument, que le Seigneur parle en cet endroit, dans l'hypothèse de la prescience et des décrets de Dieu qui voulaient que le salut du genre humain ne fût le fruit que de la passion du Christ.

32
Il faut entendre de même ces paroles qu'on objecte en second lieu : Si ce calice ne peut passer sans que je le boive, c'est-à-dire parce que vous en avez disposé ainsi. D'où il ajoute : Que votre volonté soit faite.

33
Il faut répondre au troisième, que cette justice dépend aussi de la volonté divine, qui exige du genre humain satisfaction pour le péché. Car si Dieu eût voulu délivrer l'homme du péché absolument sans satisfaction, il n'aurait pas agi contre la justice. A la vérité, un juge qui est chargé de punir une faute commise contre un autre, soit qu'il s'agisse d'un autre homme, soit qu'il s'agisse de la société entière ou du prince qui est à la tête, ne peut remettre la peine sans manquer à la justice. Mais Dieu n'a personne au-dessus de lui; il est le bien suprême et commun de tout l'univers. C'est pourquoi, s'il remet le péché qui n'est une faute que parce qu'on le commet contre lui, il ne fait injure à personne; comme tout homme qui remet sans satisfaction l'offense commise contre lui, agit par miséricorde sans faire d'injustice. Aussi David, demandant miséricorde, disait (Ps 50,6) : Je n'ai péché que contre vous; comme s'il eût dit : Vous pouvez sans injustice me pardonner (1).

34 Il faut répondre au quatrième, que la foi humaine (2) et les saintes Ecritures qui la forment, reposent sur la prescience et sur les décrets éternels de Dieu. C'est pourquoi la nécessité hypothétique qui provient du témoignage des Ecritures est la même que celle qui résulte de la prescience et de la volonté divine.



ARTICLE III v aurait-il eu pour sauver le genre humain un moyen plus convenable que la passion du christ (3) ?

923
1 Il semble qu'un autre mode de délivrance aurait été plus convenable pour le genre humain que la passion du Christ. Car la nature imite l'oeuvre de Dieu dans son opération, comme étant mue et réglée par lui. Or, la nature ne fait pas par deux ce qu'elle peut faire par un seul. Par conséquent, puisque Dieu aurait pu délivrer l'homme par sa seule volonté propre, il ne semble pas qu'il ait été convenable d'y ajouter encore la passion du Christ pour le même objet.

2
Les choses qui sont faites par la nature sont plus convenablement exécutées que celles qui sont faites par la violence; parce que la violence est en quelque sorte la rupture de ce qui est conforme à la nature, comme on le voit (De caelo, lib. ii, text. 18). Or, la passion du Christ a eu pour effet une mort violente. Il aurait donc été plus convenable que le Christ délivrât l'homme en mourant d'une mort naturelle que par sa passion.

3
Il parait très-convenable que celui qui retient une chose violemment et injustement en soit dépouillé par la puissance de son supérieur. D'où le prophète dit (Is 52,3) : Fous avez été vendus pour rien, et vous serez rachetés sans argent. Or, le diable n'avait aucun droit sur l'homme qu'il avait trompé par fraude et qu'il tenait soumis à sa servitude par la violence. I1 semble donc qu'il eût été très-convenable que le Christ dépouillât le diable par sa seule puissance, sans souffrir sa passion.

20 Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit(Z)e Trin. lib. xiii, cap. 10) : Il n'y avait pas de manière plus convenable, pour guérir nos misères, que la passion du Christ.


CONCLUSION. — Il a été plus convenable que l'homme fût délivré par la passion du Christ, puisque nous avons obtenu par elle des biens plus grands et plus considérables que par la seule volonté de Dieu.

21
Il faut répondre qu'un mode est d'autant plus convenable pour arriver à une fin, qu'il produit un plus grand nombre de choses qui sont avantageuses pour cette fin. Or, de ce que l'homme a été délivré par la passion du Christ, il en est résulté une foule d'avantages qui se rapportent à son salut, indépendamment de l'affranchissement du péché. En effet, 1° par là l'homme sait combien Dieu l'aime, et il est excité à aimer celui dans lequel la perfection du salut de l'homme consiste. D'où saint Paul dit (Rm 5,8) : Dieu a fait éclater son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore ennemis, le Christ est mort pour nous. 2° Parce que par là il nous a donné l'exemple de l'obéissance, de l'humilité, de la constance, de la justice, et des autres vertus qu'il nous a montrées dans sa passion et qui sont nécessaires au salut de l'homme. D'où il est dit (1P 2,21) : Le Christ est mort pour

(5) Le Christ nous dit lui-même par son prophète qu’ il a fait pour nous tout ce qu'il y avait de plus avantageux (Is. v) : Quid est quod ultra debui facere viiicoe mcce et non feci'?

nous, vous laissant un exemple afin que vous marchiez sur ses pas. 3° Parce que le Christ n'a pas seulement délivré l'homme du péché par sa passion, mais il a encore mérité pour lui la grâce sanctifiante et la gloire de la béatitude, comme nous le dirons (quest. xlviii). 4° Parce que l'homme est par là plus fortement contraint à se conserver exempt de péché, lorsqu'il pense qu'il en a été racheté par le sang du Christ, d'après ces paroles de L’Apôtre(1Co 6,20) : Vous avez été achetés un grand prix : glorifiez donc Dieu, et portez-le dans votre corps. 5° Parce que la dignité de l'homme a été rehaussée par là, de telle sorte que comme l'homme avait été vaincu et trompé par le démon, ce fut aussi l'homme qui vainquit le démon lui-même-, et que comme l'homme avait mérité la mort, ce fut lui qui la vainquit en mourant. D'où saint Paul dit (1Co 15,57) : Rendons grâces à Dieu qui nous a donné la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est pourquoi il a été plus convenable que nous fussions délivrés par la passion du Christ que par la seule volonté de Dieu.

31 II faut répondre au premier argument, que la nature emploie souvent plusieurs moyens pour une même fin, afin de l'atteindre plus convenablement; par exemple, on a deux yeux pour voir, et ainsi du reste (1).

32
Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Chrysostome (hab. expressè ex Athanas. in Lib. de incarnat. Verbi) : Le Christ n'était pas venu détruire sa propre mort qui n'existait pas, puisqu'il est la vie ; mais celle des autres hommes. C'est pourquoi il n'est pas mort de sa propre mort, mais il a supporté la mort qu'il a reçue des autres hommes. Si son corps eût été malade et qu'à la vue de tout le monde il se fût affaibli, il n'aurait pas été convenable que celui qui devait guérir les misères des autres sentît ainsi son propre corps accablé d'infirmités. Et s'il eût quitté de lui-même son corps sans être malade, et qu'ensuite il se fût présenté vivant, on n'aurait pas cru à sa parole, lorsqu'il aurait parlé de sa résurrection. Car comment la victoire du Christ sur la mort serait-elle évidente, s'il ne l'eût soufferte devant tout le monde et s'il n'eût montré qu'il l'avait anéantie par l'incorruptibilité de son corps?

33
Il faut répondre au troisième, que quoique le diable ait injustement attaqué l'homme ; cependant, à cause de son péché, l'homme avait été justement abandonné par Dieu sous la servitude du démon. C'est pourquoi il a été convenable que l'homme fût délivré de la servitude du diable par la justice, le Christ ayant satisfait pour lui par sa passion, lia été aussi convenable, pour vaincre l'orgueil du démon, qui a abandonné la justice et ambitionné la puissance, que le Christ le vainquit et délivrât l'homme, non par la seule puissance de sa divinité, mais encore par la justice et l'humilité de sa passion, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xiii, cap. 13, 14 et 15).




III Pars (Drioux 1852) 903