III Pars (Drioux 1852) 262

ARTICLE II. — l'âme du christ a-t-elle la toute-puissance a l'égard du changement des créatures?

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1 Il semble que l'âme du Christ ait eu la toute-puissance à l'égard du changement des créatures. Car le Christ dit lui-même (
Mt 28,48) : Toute puissance m'a été donnée dans le ciel et sur la terre. Or, sous le nom du ciel et de la terre on comprend toutes les créatures, comme on le voit par ces paroles de la Genèse (Gn 1,1) : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Il semble donc que l'âme du Christ soit toute-puissante à l'égard du changement des créatures.

2 L’âme du Christ est plus parfaite que toute créature. Or, toute créature peut être mue par une autre. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. iii, cap. 4) : que, comme les corps plus grossiers et d'un ordre inférieur sont mus d'une certaine manière par ceux qui sont plus subtils et plus puissants, de même tous les corps sont régis par l'esprit de vie, l'esprit de vie irraisonnable par l'esprit de vie qui raisonne, et l'esprit de vie qui raisonne, mais qui est prévaricateur et pécheur, par l'esprit de vie qui raisonne, mais qui est pieux et juste. Or, l'âme du Christ meut les esprits supérieurs en les illuminant, comme le dit saint Denis (De coel. hier. cap. 7). Il semble donc que l'âme du Christ ait la toute-puissance à l'égard du changement des créatures.

3
L'âme du Christ a eu de la manière la plus pleine la grâce des miracles ou des vertus, comme toutes les autres grâces. Or, tout changement de la créature peut appartenir à la grâce des miracles; puisque les corps célestes ont été miraculeusement changés dans leur ordre, comme le prouve saint Denis (EP ad Polyc.). L'âme du Christ a donc eu la toute- puissance à l'égard du changement des créatures.

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Mais c'est le contraire. Il appartient de changer les créatures à celui qui a le pouvoir de les conserver. Or, il n'y a que Dieu qui les conserve, d'après saint Paul qui dit (He 1,3) : Qu'il soutient toutes choses par sa parole toute-puissante. Il n'appartient donc qu'à Dieu d'avoir la toute-puissance à l'égard du changement des créatures. Il ne convient donc pas que l'âme du Christ ait ce pouvoir.


CONCLUSION. —L'âme du Christ a eu le pouvoir de gouverner son corps et de dis poser des actes humains, selon sa nature et sa vertu propre, mais elle n'a pas pu opérer des changements dans les créatures contrairement aux lois ordinaires de la nature, sinon comme l'instrument de la divinité.

21 Il faut répondre que nous avons besoin de faire ici une double distinction. La première se rapporte au changement de la créature qui existe de trois sortes : l'un est naturel et il est produit par l'agent qui lui est affecté selon l'ordre de la nature ; l'autre est miraculeux et il est produit par un agent surnaturel d'une manière supérieure aux lois ordinaires et au cours de la nature, comme la résurrection des morts ; enfin le troisième résulte de ce que toute créature peut être réduite au néant. La seconde distinction doit se rapporter à l'âme du Christ, que l'on peut considérer de deux manières : 1° selon sa propre nature et selon la vertu qui lui vient de la nature ou de la grâce; 2° selon qu'elle est l'instrument du Verbe de Dieu qui lui est personnellement uni. — Si donc nous parlons de l'âme du Christ selon sa propre nature et sa vertu naturelle ou gratuite, elle a eu la puissance de produire les effets qui conviennent à l’âme; par exemple, elle a pu gouverner son propre corps, régler ses actes humains et éclairer par la plénitude de la grâce et de la science toutes les créatures raisonnables qui s'é- CaI?ient perfection et elle l'a pu de la manière qui convient à une créature qui raisonne. Mais si nous parlons de l'âme du Christ selon qu'elle est l'instrument du Verbe qui lui est uni, elle a eu de la sorte la vertu instrumentale (1) pour produire tous les changements miraculeux qui pouvaient se rapporter à la fin de l'incarnation qui consiste à régénérer toutes les choses qui sont ou dans le ciel ou sur la terre. Quant au changement des créatures, selon qu'elles sont susceptibles d'être anéanties, il correspond à leur création, c'est-à-dire au pouvoir qui les a fait sortir du néant. C'est pourquoi, comme Dieu seul peut créer, de même il peut seul réduire les créatures au néant ; il est aussi le seul qui leur conserve l'être et qui empêche qu'elles ne soient anéanties. Par conséquent on doit dire que l'âme du Christ n'a pas la toute-puissance à l'égard du changement des créatures.

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Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Jérôme (Sup. loc. Matth, cit. in arg.), la puissance a été donnée à celui qui a été auparavant crucifié, qui a été enseveli dans le tombeau et qui est ensuite ressuscité, c'est-à-dire au Christ comme homme. Or, on dit que toute puissance lui a été donnée en raison de l'union personnelle qui a rendu l'homme tout-puissant, ainsi que nous l'avons dit (art. préc. ad 1). Et quoique les anges l'aient su avant sa résurrection, tous les hommes ne l'ont su qu'après, selon la remarque de saint Remi (hab. in C at. aur. div. Thomae). Comme on dit que les choses se font quand on les connaît, il en est résulté que c'est après sa résurrection que le Seigneur a dit que toute puissance lui avait été donnée dans le ciel et sur la terre.

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Il faut répondre au second, que quoique toute créature puisse être changée par une autre, à l'exception de l'ange suprême qui peut néanmoins être éclairé par l'âme du Christ, cependant tout changement dont la créature est susceptible ne peut pas être produit par une autre créature, mais il y a des changements dont Dieu seul peut être l'auteur. Ainsi tous les changements qui peuvent être opérés par les créatures, l'âme du Christ peut les produire selon qu'elle est l'instrument du Verbe, mais non selon sa propre nature et sa vertu ; parce qu'il y a de ces changements qui n'appartiennent à l'âme, ni quant à l'ordre de la nature, ni quant à l'ordre de la grâce. x

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Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (II-II 178,1 ad 1), la grâce des vertus ou des miracles est donnée à l'âme d'un saint, non pour qu'il fasse des miracles par sa propre vertu, mais pour qu'il les produise par la vertu divine. Cette grâce a été donnée à l'âme du Christ de la manière la plus excellente, c'est-à-dire que non-seulement il faisait des miracles, mais il communiquait encore cette puissance aux autres. D'où il est dit (Mt 10,1) : Que Jésus ayant appelé ses douze disciples, leur donna puissance sur les esprits impurs pour les chasser, et pour guérir toute maladie et toute infirmité.



ARTICLE III.— l'âme du christ a-t-elle eu la toute-puissance par rapport a son propre corps?

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1 Il semble que l'âme du Christ ait eu la toute-puissance par rapport à son propre corps. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid. lib. iii, cap. 23) que toutes les choses naturelles ont été volontaires dans le Christ; car il a eu faim, il a eu soif, il a craint, il est mort parce qu'il l'a voulu, or, on dit que Dieu est tout-puissant, parce qu'il a fait tout ce qu'il a voulu. Il semble donc que l'âme du Christ ait eu la toute-puissance relativement aux opérations naturelles de son propre corps.


(I) A cet égard, il s'est élevé une très-grande controverse entre les scotistes et quelques autres théologiens et les thomistes, pour savoir si cette cause instrumentale opérait physiquement ou moralement. Les thomistes soutiennent que l'humanité du Christ opérait physiquement les miracles et les autres effets de la grâce. Nous aurons d'ailleurs l'occasion de parler de nouveau de cette opinion au sujet des sacrements, qui sont aussi des instruments qui opèrent moralement d'après les uns, et physiquement d'après les autres.



2
La nature humaine a existé d'une manière plus parfaite dans le Christ que dans Adam, dont le corps, d'après la justice originelle qu'il a eue dans l'état d'innocence, était absolument soumis à l'âme, de manière que rien ne pouvait arriver dans le corps contrairement à la volonté de l'âme. A plus forte raison l'âme du Christ a-t-elle eu la toute-puissance par rapport à son corps.

3
L'imagination influe naturellement sur le corps et elle y influe d'autant plus profondément qu'elle est plus forte, comme nous l'avons vu (part. I, quest. cxvn, art. 3 ad 3). Or, l'âme du Christ a eu la vertu la plus parfaite et quant à l'imagination et quant aux autres puissances. Elle a donc été toute-puissante par rapport à son propre corps.

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Mais c'est le contraire. Il est dit du Christ (He 2,17) qu'il a dû ressembler en tout à ses frères, et surtout en ce qui appartient à la condition de la nature humaine. Or, il est dans la condition de la nature humaine que la force du corps, sa nutrition et son accroissement ne soient pas soumis à l'empire de la raison ou de la volonté, parce que les choses naturelles ne sont soumises qu'à Dieu qui est l'auteur de la nature. L'âme du Christ n'a donc pas été toute-puissante par rapport à son propre corps.


CONCLUSION. — Comme l'âme du Christ ne pouvait pas affranchir les corps extérieurs du cours et des lois ordinaires de la nature, de même elle n'a pas eu la toute- puissance sur son propre corps par sa propre vertu, sinon en tant qu'instrument du Verbe de Dieu.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'âme du Christ peut se considérer de deux manières : 1° selon sa nature et sa vertu propre. Ainsi, comme à ce titre elle ne pouvait pas faire sortir les corps extérieurs du cours ordinaire et des lois de la nature; de même elle ne pouvait pas non plus affranchir son propre corps de ses dispositions naturelles (1), parce que selon sa propre nature elle a une proportion déterminée à (2) l'égard du corps qu'elle anime. 2° On peut considérer l'âme du Christ selon qu'elle est un instrument uni au Verbe de Dieu en personne. Toutes les dispositions de son propre corps étaient de la sorte soumises totalement à sa puissance. Toutefois, parce que la vertu de l'action ne s'attribue pas en propre à l'instrument, mais à l'agent principal, on attribue plutôt cette toute-puissance au Verbe de Dieu qu'à l'âme du Christ.

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Il faut, répondre au premier argument, que ce passage de saint Jean Damascène doit s'entendre de la volonté divine du Christ, parce que, comme il le dit lui-même auparavant (cap. 14 et 15), le bon plaisir de la volonté divine permettait à la chair de souffrir et d'opérer les choses qui lui sont propres.

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Il faut répondre au second, que la justice originelle qu'Adam a eue dans l'état d'innocence ne donnait pas à son âme le pouvoir de transformer son propre corps de toutes les manières, mais celui de le conserver sans qu'il eût à souffrir aucun dommage. Le Christ aurait pu avoir cette puissance s'il l'eut voulu. Mais puisqu'il y a pour les hommes trois états, celui de l'innocence, celui du péché et celui de la gloire, comme il a pris de l'état 4e mAm a V,si0n eí de rétat d'innocence l'exemption de tout péché; de 31 a- pris de 'état du péché la nécessité de se soumettre aux peines de cette vie, comme nous le dirons plus loin (III 14,2).

(L) Ainsi elle ne pouvait l'empêcher de souffrir, de se nourrir, d'être pesant, et, par conséquent, quand il marcha sur les eaux ou quand il s'est transfiguré, il y a eu miracle.
(2) C'est-à-dire, sa puissance sur le corP? ff?ren* fermée dans des limites déterminées, qui fait que son développement, sa santé et tous les autres phénomènes de la vie nutritive ne dépendent pas d'elle.

33 Il faut répondre au troisième, que le corps obéit naturellement à l'imagination, si elle est forte, relativement à certaines choses, comme par exemple quand on tombe du haut d'une poutre qui se trouve très-élevée; parce que l'imagination est faite pour être le principe du mouvement local, selon la remarque d'Aristote (De animâ, lib. m, text. 48). Il en est de même quant à l'altération qui résulte du chaud et du froid et quant aux autres conséquences semblables; parce que les passions de l'âme qui agitent le cœur sont naturellement produites par l'imagination ; et c'est ainsi que le corps tout entier est altéré par l'ébranlement des esprits. Quant aux autres dispositions corporelles qui n'ont pas naturellement de rapports avec l'imagination, elles ne sont pas modifiées par cette faculté, quelque puissante qu'elle soit, comme la forme de la main ou du pied, ou toute autre chose sensible.



: ARTICLE IV. — l'âme du christ a-t-elle eu la toute-puissance à l'égard de l'exécution de sa volonté?
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1 Il semble que l'âme du Christ n'ait pas eu la toute-puissance par rapport à l'exécution de sa volonté propre. Car l'Evangile dit (
Mc 7) qu'étant entré dans une maison il voulait que personne ne le sût, mais qu'il ne put se cacher. Il n'a donc pas pu exécuter en tout le dessein de sa volonté.

2 Le précepte est le signe de la volonté, comme nous l'avons dit (I 19,12). Or, le Seigneur a ordonné de faire certaines choses, et c'est le contraire qui est arrivé. Car il est rapporté (Mt 9,31) qu'il avait fait une défense aux aveugles qui venaient de recouvrer la vue en leur disant : Prenez garde que qui que ce soit ne le sache. Mais qu'eux s'en étant allés, ils répandirent sa réputation dans tout le pays. R n'a donc pas pu exécuter en tout le dessein de sa volonté.

3 Ce que l'on peut faire, on ne le demande pas à un autre. Or, le Seigneur a prié son Père en lui demandant ce qu'il voulait qui fût fait : car il est dit (Lc 6,12) qu'il s'en alla sur une montagne pour prier et qu'il y passa toute la nuit à prier Dieu. Il n'a donc pas pu exécuter en tout le dessein de sa volonté.

20 Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (alius auctor (1) de quaest. Veteris et Nov. Testam, quaest. 77): Il est impossible que la volonté du Sauveur ne s'accomplisse pas ; il ne peut vouloir ce qu'il sait ne devoir pas arriver.


CONCLUSION. — L'âme du Christ a pu faire par sa vertu propre toutes les choses qu'd a voulu faire par lui-même ; quant à celles qu'il a voulu faire par la vertu divine, elle n'a pu les faire que comme instrument du Verbe divin.

21
Il faut répondre que l'âme du Christ a voulu les choses de deux manières.
1° Elle les a voulues comme pour les accomplir par elle-même. En ce sens on doit dire qu'elle a pu tout ce qu'elle a voulu. Car il ne conviendrait pas à sa sagesse de vouloir faire par elle-même quelque chose qui ne serait pas soumis à sa vertu.
2° Elle a voulu d'autres choses comme devant être accomplies par la vertu divine ; telle est la résurrection de son propre corps et tels sont les autres miracles de cette nature. Elle ne pouvait pas faire ces choses par sa propre vertu, mais elle les produisait selon qu'elle était l'instrument de la divinité, ainsi que nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.).

(1) Bellarmin, dans son livre De scriptor. Ecoles. prouve que l'auteur de cet ouvrage est un hérétique. Tout en suivant l'opinion de ses contemporains qui croyaient ce livre de saint Augustin, saint Thomas n'en extrait que des passages tout à fait orthodoxes.

31
II faut répondre au premier argument, que, comme l'observe saint Augustin (Lib. de quaest. V et. et Nov. Testam, ut supra), ce qui s'est fait on doit dire que le Christ l'a voulu. Car il est à remarquer que ce fait s'est passé sur les confins de la gentilité, quand il n'était pas encore temps de lui faire entendre ses prédications. Cependant c'était la jalousie qui empêchait de recevoir ceux qui venaient d'eux-mêmes à la foi. Il ne voulut donc pas qu'ils fussent prêchés par les siens, mais il voulut qu'ils le recherchassent, et c'est ce qui arriva. Ou bien on peut dire que cette volonté du Christ n'eut pas pour objet ce qu'elle devait faire elle-même, mais ce qui devait être lait par les autres (1), et qui ne dépendait pas de sa volonté humaine. D'où on lit dans l'Epître du pape Agathon qui a été reçue au sixième concile œcuménique (Const. iii , act. 4) : Si le Créateur et le Rédempteur de tous les hommes n'a pas pu se cacher sur la terre, quoiqu'il l'ait voulu, ne doit-on pas rapporter ces paroles à sa volonté humaine qu'il a daigné épouser temporellement.

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Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Grégoire (Mor. lib. xix, cap. 14), le Seigneur en ordonnant de taire ses vertus a donné l'exemple à ses serviteurs qui l'imitent, afin qu'ils désirent tenir secrètes leurs bonnes actions, et que néanmoins elles se manifestent malgré eux pour devenir profitables aux autres. Ce précepte désignait donc sa volonté qui fuyait la gloire humaine, d'après ces paroles de saint Jean (Jn 8,50) : Je ne cherche pas ma gloire. Néanmoins il voulait absolument, surtout selon sa volonté divine, que le miracle qu'il avait fait fût rendu public pour l'utilité des autres.

33 Il faut répondre au troisième, que le Christ priait pour ce qui devait être fait par la vertu divine et pour ce qu'il devait faire par sa volonté humaine; parce que la vertu et l'opération de son âme dépendaient de Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire, selon l'expression de L’Apôtre(Ph 2,13).




QUESTION 14: DES INFIRMITÉS DU CORPS QUE LE FILS DE DIEU A PRISES.

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Après avoir parlé des perfections de l’âme du Christ, nous devons nous occuper des défauts ou des infirmités qu'il a éprouvés dans la nature humaine. — Nous traiterons : 1° des défauts du corps; 2° des défauts d'âme. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Le Fils de Dieu a-t-il dû prendre dans la nature humaine les défauts du corps? — 2° A-t-il épousé la nécessité d'être soumis à ces défauts ? — 3° Les a-t-il contractés? —4° A-t-il pris tous nos défauts corporels?



ARTICLE 1. — le fils de dieu a-t-il dû prendre dans la nature humaine les défauts du corps(2)?

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1 Il semble que le Fils de Dieu n'ait pas dû prendre la nature humaine avec les défauts du corps. Car, comme l'âme est unie personnellement au Verbe de Dieu, de même aussi le corps. Or, l'âme du Christ a eu la perfection absolue, et quant à la grâce, et quant à la science, ainsi que nous l'avons dit (quest. vu, art. 9, et quest. ix, art. 1). Son corps a donc dû être parfait de toutes les manières, sans avoir en lui-même aucun défaut.

(1) Les thomistes examinent si ce que le Christ a voulu d'une volonté absolue et efficace, comme devant être fait par les autres, s'est toujours accompli. Sylvius, Billuart et plusieurs autres le pensent, contrairement à Cajétan, jean de Saint- Thomas, Cabrera et d'autres thomistes.
(2) Cet article est une réfutation de l'hérésie de Julien d'Halicarnasse et de celle des acéphales, qui prétendaient que le corps du Christ avait été incorruptible dès le moment de sa conception. L'empereur Justinien est tombé dans cette erreur sur la fin de sa vie.

2
L'âme du Christ voyait le Verbe de Dieu de la vision dont le voient les bienheureux, comme nous l'avons dit (III 9,2), et par conséquent elle était bienheureuse. Or, le corps est glorifié par suite de la béatitude de l'âme; car saint Augustin dit dans une lettre à Dioscore (Ep. cxvm): Dieu a fait l'âme d'une nature si puissante que la plénitude de sa béatitude rejaillit sur la nature inférieure qui est le corps, non cette béatitude qui est propre à l'être qui jouit et qui est intelligent, mais la plénitude de la santé, c'est-à-dire cette vigueur qui rend incorruptible. Le corps du Christ a donc été incorruptible et absolument sans défaut.

3 La peine résulte de la faute. Or, il n'y a pas eu de faute dans le Christ, d'après ces paroles de saint Pierre (1P 2,22) : Il n'a pas fait de péché. Les défauts corporels qui sont des peines n'ont donc pas dû exister en lui.

4 Aucun homme sage ne prend ce qui l'empêche d'atteindre sa propre fin. Or, il semble que par ces défauts corporels la fin de l'incarnation ait pu être empêchée d'une multitude de manières : 4° parce que ces infirmités ont empêché les hommes de connaître le Messie, d'après ces paroles du prophète (Is 53,2) : Nous l'avions désiré, mais il nous a paru méprisable, le dernier des hommes, un homme de douleurs et qui sait par expérience ce que c'est que souffrir. Son visage nous a été caché en quelque sorte, et il a été méprisé ; c'est pour cela que nous ne l'avons pas reconnu. 2° Parce que le désir des saints patriarches ne paraît pas être rempli; car le prophète leur fait dire (Is 51,9) : Levez-vous, levez-vous, bras du Seigneur, armez- vous de force. 3° Parce qu'il paraissait plus convenable que la puissance du démon pût être vaincue et que la faiblesse humaine pût être guérie par la force que par l'infirmité. Par conséquent, il ne paraît pas convenable que le Fils de Dieu ait pris la nature humaine avec les infirmités ou les défauts du corps.

20 Mais c'est le contraire. L’Apôtre dit (He 2,48) : C'est parce qu'il a souffert lui-même et qu'il a été tenté, qu'il est puissant pour secourir ceux qui sont tentés aussi. Or, il est venu pour nous aider, d'où le Psalmiste disait (Ps 120,4) : J'ai levé les yeux vers les montagnes pour voir d'où il me viendra du secours. Il a donc été convenable que le Fils de Dieu prît un corps soumis aux infirmités humaines, pour pouvoir par là souffrir, être éprouvé et nous venir ainsi en aide.


CONCLUSION. — Afin que le Christ satisfait pour les péchés du genre humain, qu'il fit croire à son incarnation, et qu'il fût pour tous les hommes un exemple de patience, il a été convenable qu'il prit un corps soumis aux faiblesses et aux défauts de l'humanité.

21 Il faut répondre qu'il a été convenable que le corps pris par le Fils de Dieu fût soumis aux infirmités et aux défauts de notre nature, principalement pour trois raisons :
1° parce que le Fils de Dieu en s'incarnant est venu au monde pour satisfaire pour les péchés du genre humain. Or, un individu satisfait pour le péché d'un autre, quand il prend sur lui-même la peine due au péché de ce dernier. Ainsi les défauts corporels, c'est-à-dire la mort, la faim, la soif, etc., sont une peine du péché qui a été introduit dans le monde par Adam, d'après ces paroles de saint Paul (
Rm 5,42) : Le péché est entré dans le monde par un seul homme et par le péché la mort. D'où il a été convenable, quant à la fin de l'incarnation, que le Christ reçût à notre place les peines qui affligent notre nature (4), selon cette expression du prophète (Is 53,1): Il a véritablement porté nos douleurs.
2° Parce qu'il voulait établir la foi dans son incarnation. Car la nature humaine n'étant connue des hommes que par les infirmités corporelles auxquelles elle est sujette si le Fils de Dieu eût pris la nature humaine sans ces défauts, il semblerait qu'il n'eût pas été un homme véritable, et qu'il n'eût pas eu une véritable chair, mais une chair fantastique, comme l'ont supposé les manichéens. C'est pourquoi, comme le dit l’Apôtre (Ph 2,7) : Il s'est anéanti lui-même en prenant la forme de serviteur, en se rendant semblable aux hommes et en se faisant reconnaître comme homme par tout ce qui a paru de lui au dehors. C'est ainsi que saint Thomas a été ramené à la foi par la vue des blessures du Christ, comme le dit saint Jean (20).
3° A cause de l'exemple de patience qu'il nous donne, en supportant avec courage les passions et les infirmités humaines. D'où il est dit (He 12,3) : Il a souffert une si grande contradiction de la part des pécheurs qui se sont élevés contre lui, afin que vous ne vous découragiez point et que vous ne tombiez pas dans l'abattement.

(t) C'est-à-dire celles qui sont communes à l'espèce humaine, comme la souffrance, la mortalité, etc., et qui ne proviennent pas de causes individuelles.

31 Il faut répondre au premier argument, que la satisfaction pour les péchés d'un autre a pour matière les peines que l'on prend sur soi pour les péchés d'autrui, mais elle a pour principe l'habitude de l'âme qui porte à vouloir satisfaire pour un autre et d'où la satisfaction tire son efficacité. Car la satisfaction n'est efficace qu'autant qu'elle procède de la charité, comme nous le dirons (Fid. supplem. quest. xiv, art. 2). C'est pourquoi il a fallu que l'âme du Christ fût parfaite quant aux habitudes des sciences et des vertus pour avoir la faculté de satisfaire ; tandis que son corps a été soumis aux infirmités, pour que la matière de la satisfaction ne fît pas en lui défaut.

32
Il faut répondre au second, que selon le rapport naturel qu'il y a entre l'âme et le corps, il rejaillit de la gloire de l'âme une gloire sur le corps. Mais ce rapport naturel était soumis dans le Christ à la volonté de la divinité elle-même, d'où il est arrivé que la béatitude est restée dans l'âme sans arriver au corps, et que la chair a ainsi souffert ce qui convient à Une nature passible, suivant cette pensée de saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. iii, cap. 15) : Le bon plaisir de la volonté divine permettait à la chair de souffrir et d'opérer ce qui lui est propre.

33
Il faut répondre au troisième, que la peine suit toujours la faute actuelle ou originelle, tantôt de celui qui est puni, tantôt de celui pour lequel celui qui souffre la peine satisfait. Et c'est ce qui est arrivé à l'égard du Christ, d'après ces paroles du prophète (Is 53,5) : C'est pour nos iniquités qu'il a été couvert de plaies, C'est pour nos crimes qu'il a été brisé.

34 Il faut répondre au quatrième, que l'infirmité prise par le Christ n'a pas été un obstacle à la fin de l'incarnation, mais elle lui a été au contraire très- utile, comme nous l'avons dit [in corp. art.). Et quoique ces faiblesses aient caché sa divinité (1), elles montraient néanmoins son humanité, qui est le moyen de parvenir à la divinité, d'après ces paroles de saint Paul (Rm 5,2) : Nous avons accès près de Dieu par Jésus-Christ. Quant aux anciens patriarches ils désiraient dans le Christ, non la force corporelle, mais la force spirituelle, par laquelle il a vaincu le démon et guéri l'infirmité humaine.


(-1) Sa divinité se manifestait par les miracles et par toutes les œuvres surnaturelle» qu'il opérait.



ARTICLE II. — le christ a-t-il été nécessairement soumis à ces défauts (2)?

282
(2) Il est bon d'observer que le Verbe pouvait prendre un corps exempt de toutes les infirmités de cette vie, comme celui qu'avait Adam avant son péché, ou même en prenant un corps comme le nôtre, il pouvait l'exempter des misères que nous endurons. Ses souffrances n'ont été nécessaires que quand on les considère par rapport à la condition de la nature humaine considérée en elle-même.

1 Il semble que le Christ n'ait pas été soumis nécessairement à ces défauts. Car il est dit (
Is 53,7) : Il s'est offert parce qu'il l'a voulu, et il s'agit là l\2Ôb?atioil 'iIl1 Be raPPorte à sa passion, Or, la volonté est opposée à la nécessité. Le Christ n'est donc pas soumis nécessairement aux défauts corporels.

2 Saint Jean Damascène dit (De orth. fid. lib. in, cap. 20) : Il n'y a rien de contraint dans le Christ, mais tout est volontaire. Or, ce qui est volontaire n'est pas nécessaire. Ces défauts n'ont donc pas existé nécessairement dans le Christ.

3
La nécessité est imposée par quelque chose de plus puissant. Or, aucune créature n'est plus puissante que l’âme du Christ à laquelle Il appartenait de conserver son propre corps. Ces défauts ou ces infirmités n'ont donc pas existé nécessairement dans le Christ.

20
Mais c'est le contraire. L’Apôtre dit (Rm 8,3) : Dieu a envoyé son Fils revêtu d'une chair semblable à la chair du péché. Or, la chair du péché est dans une condition telle qu'elle supporte nécessairement la mort et les autres souffrances de cette nature. La chair du Christ a donc été dans la nécessité de supporter ces défauts.


CONCLUSION. — Le corps du Christ a été soumis à la mort et aux autres infirmités corporelles d'une nécessité naturelle qui résulte de la matière dont il a été composé; mais il n'y a pas eu dans le Christ de nécessité de coaction absolument contraire à la volonté divine ou humaine, il n'y en a eu que selon le mouvement naturel de la volonté.

21 Il faut répondre qu'il y a deux sortes de nécessité : l'une de coaction qui est produite par un agent extrinsèque. Cette nécessité est contraire à la nature et a la volonté, dont le principe est intrinsèque. L'autre est la, nécessité naturelle qui résulte des principes naturels ; soit de la forme, c'est ainsi qu'il est nécessaire que le feu échauffe, soit de la matière, c'est ainsi qu'il est nécessaire qu'un corps composé d'éléments contraires se dissolve. — Selon cette nécessité qui résulte de la matière, le corps du Christ a été soumis à la nécessité de la mort et des autres infirmités de ce genre; parce que, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 2), le bon plaisir de la volonté divine permettait au corps du Christ de faire et de souffrir ce qui lui est propre. Cette nécessité est l'effet des principes qui constituent le corps humain, comme nous l'avons dit (hic suprà). Mais si nous parlons de la nécessité de coaction selon qu'elle répugne à la nature corporelle, il faut encore reconnaître que le corps du Christ a été soumis selon la condition de sa propre nature à la nécessité des clous qui l'ont perforé et du fouet qui l'a frappé. Mais, selon que cette nécessité répugne à la volonté, il est évident qu'il n'y a pas eu nécessité dans le Christ à l'égard de ces souffrances, ni par rapport à la volonté divine, ni par rapport à la volonté humaine absolument, selon qu'elle suit les délibérations de la raison ; mais Seulement selon le mouvement naturel de la volonté, c'est-à-dire selon qu'elle fuit naturellement la mort et tout ce qui nuit au corps (1).

31
Il faut répondre au premier argument, qu'il est dit que le Christ s'est offert, parce qu'il l'a voulu d'une volonté divine et d'une volonté humaine délibérée, quoique la mort fût contraire au mouvement naturel de cette dernière volonté, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. Fid., lib. iii, cap. 23 et 24).

32
La réponse au second argument est évidente, d'après ce que nous avons dit (in corp. art.).

(-1) La volonté comme nature se trouve opposée aux souffrances du Christ, mais il n'en est pas le même de la volonté comme raison (Voy, plus loin, quest. xviii, art. 3, pag. -196).

33
Il faut répondre au troisième, que rien n'a été plus puissant que l'âme du Christ absolument ; mais rien n'empêche que quelque chose n'ait été plus puissant à l'égard de tel ou tel effet ; ainsi elle ne pouvait empêcher les clous de lui causer de la douleur. Je parle ainsi en considérant l'âme du Christ selon sa nature et sa vertu propre (1).



ARTICLE III. — le christ a-t-il contracté ses défauts corporels (2)?

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1 Il semble que le Christ ait contracté ses défauts corporels. Car nous disons que nous contractons ce que nous retirons de notre origine simultanément avec notre nature. Or, le Christ a retiré simultanément avec sa nature les défauts et les infirmités corporelles du sein de sa mère dont la chair était soumise aux mêmes imperfections il semble donc qu'elle sait contractés.

2
Ce qui est produit par les principes de la nature, on le reçoit (trahitur) simultanément avec la nature, et par conséquent on le contracte (contrahitur). Or, ces peines résultent des principes de la nature humaine. Par conséquent, le Christ les a contractées.

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Par ses infirmités corporelles le Christ ressemble aux autres hommes, comme le dit saint Paul (He 2). Or, les autres hommes les contractent. Il semble donc que le Christ les ait aussi contractées.

20 Mais c'est le contraire. Ces imperfections proviennent du péché, d'après ces paroles de saint Paul (Rm 5,42) : Par un seul homme le péché est entré en ce monde et par le péché la mort. Or, le péché n'a pas existé dans le Christ (3). Il n'a donc pas contracté ces défauts.


CONCLUSION. — Le Christ n'a pas contracté ses défauts corporels par la dette du péché, mais il les a acceptés par sa volonté propre.

21 Il faut répondre que par le verbe contracter on comprend le rapport de l'effet à la cause, de telle sorte qu'on dit qu'une chose est contractée par la même qu'on la possède nécessairement avec sa cause. Or, la cause de la mort, et des défauts qui existent dans la nature humaine, c'est le péché ; parce que c'est par le péché que la mort est entrée en ce monde, d'après l’Apôtre (Rm 5,42). C'est pourquoi on dit proprement que ces imperfections sont contractées par ceux qui méritent de les subir à cause de leur péché. Le Christ n'a pas eu ces défauts par suite de son péché ; parce que, comme l'observe saint Augustin en expliquant ce passage (Jn 3) : Qui de sursum venit, super omnes est (hab. in glos. ord.), le Christ est venu d'en haut, c'est-à-dire de la hauteur que la nature humaine a eue avant le péché du premier homme. Car il a reçu la nature humaine sans le péché avec la pureté qu'elle avait dans l'état d'innocence, et il aurait pu également la prendre sans ses défauts. Par conséquent il est évident que le Christ n'a pas contracté ces défauts, comme s'il les eût mérités par son péché, mais il les a reçus par sa volonté propre.

31 Il faut répondre au premier argument, que la chair de la Vierge a été conçue dans le péché originel (4), et c'est pour ce motif qu'elle a contracté ces défauts : au lieu que la chair du Christ a reçu de la Vierge une nature sans tache. Il aurait pu également prendre une nature exempte de peine. Mais il a voulu se soumettre à la peine pour accomplir l'œuvre de notre Rédemption, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.). C'est pourquoi il a eu ces défauts non en les contractant, mais en les assumant sur lui volontairement.

(U) Car nous avons vu précédemment que l'âme du Christ ne pouvait par elle-même changer l'ordre de la nature et produire des miracles.
(2) Cet article roule sur la signification de mot contracter (contrahere), qui, dans la langue de l'Ecole, suppose que l'effet existe simultanément avec sa cause la plus prochaine dans le même sujet. Or, le péché étant la eatfte prochaine de nos infirmités, pour les contracter il faut que l'on ait commis une faute quelconque ; ce que n'a pas fait le Christ.
(5) c'est ce que le concile de Florence a ainsi défini : Sacrosancta romana Ecdesia firmiter credit, quod Christus sine peccato conceptus, natus et mortuus humani generis hostem, peccata nostra delendo, solus sud morte prostravit.
(A) Nous réservons nos observations sur ce point de doctrine pour l'article où saint Thomas traite ex professo cette question (Voy. quest. xxvii, art. 2).

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Il faut répondre au second, qu'il y a dans la nature humaine deux sortes de cause qui produisent la mort et les autres infirmités corporelles. L'une éloignée qui se considère par rapport aux principes matériels du corps humain, selon qu'il est composé d'éléments contraires. Cette cause était empêchée par la justice originelle. C'est pourquoi la cause la plus prochaine de la mort et des autres infirmités est le péché par lequel la justice originelle a été détruite. C'est pour cette raison que le Christ ayant été sans péché, on ne dit pas qu'il a contracté ces défauts, mais qu'il les a pris volontairement.

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Il faut répondre au troisième, que le Christ par ces défauts a été rendu semblable aux autres hommes quant à la nature des peines qu'il a souffertes, mais non quant à leur cause. C'est pourquoi il ne les a pas contractés, comme les autres hommes.




III Pars (Drioux 1852) 262