III Pars (Drioux 1852) 364

ARTICLE IV. — v a-t-il eu dans le christ le libre arbitre (2)?

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1 Il semble qu'il n'y ait pas eu dans le Christ de libre arbitre. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid. \\h. m, cap. d i) : Si nous voulons parler proprement, il est impossible de dire qu'il y a dans le Seigneur -pw^v, c'est-à-dire le jugement, l'intelligence ou la pensée, et «pcaíp»«v, c'est-à- dire l'élection. Or, c'est surtout dans les choses qui sont de foi qu'il faut se servir d'expressions propres. Il n'y a donc pas eu élection dans le Christ, et par conséquent il n'y a pas eu le libre arbitre dont l'élection est l'acte.

2
Aristote dit (Eth.lib. in, cap. 3) : que l'élection appartient à l'appétit qui a été préalablement conseillé. Or, le conseil ne paraît pas avoir existé dans le Christ : parce que nous ne prenons pas conseil à l'égard des choses dont nous sommes certains, et que le Christ a été certain de toutes choses. Il n'y a donc pas eu élection dans le Christ, et par conséquent il n'y a pas eu de libre arbitre.

3
Le libre arbitre se rapporte au bien et au mal. Or, la volonté du Christ a été déterminée au bien, parce qu'elle n'a pas pu pécher, comme nous l'avons dit (quest. xv, art. i et 2). Il n'y a donc pas eu dans le Christ de libre arbitre.

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Mais c'est le contraire. Le prophète dit (Is 7,15) : Il mangera le beurre et le miel pour savoir rejeter le mal et choisir le bien; ce qui est l'acte du libre arbitre. Le libre arbitre a donc existé dans le Christ.


CONCLUSION. — Puisqu'il y a eu dans le Christ l'élection qui est l'acte propre du libre arbitre, il a été nécessaire que le libre arbitre se trouvât en lui.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. ad 3), il y a eu dans le Christ deux sortes d'actes de la volonté : l'un par lequel sa volonté se portait vers une chose comme étant voulue pour elle-même, ce qui appartient à la nature de la fin -, l'autre par lequel elle se portait vers une chose par rapport à une autre, ce qui appartient au moyen. Mais l'élection, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 2), diffère de la volonté en ce que la volonté, absolument parlant, se rapporte à la fin, au lieu que l'élection se rapporte aux moyens. Ainsi, la volonté simple est la même chose que la volonté comme nature, au lieu que l'élection est la même chose que la volonté comme raison, et elle est l'acte propre du libre arbitre, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxxiii, art. 3 et 4). C'est pourquoi puisqu'il y a dans le Christ la volonté comme raison, il est encore nécessaire d'y reconnaître l'élection et par conséquent le libre arbitre dont l'élection est l'acte, ainsi que nous l'avons vu (part. I, ibid, et d* 2*, quest. xiii, art. 1).

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Il faut répondre au premier argument, que saint Jean Damascène exclut du Christ l'élection, selon qu'il se figure que ce mot implique un doute. Mais le doute n'est pas nécessaire à l'élection. Car il convient à Dieu de choisir, d'après ces paroles de saint Paul (Eph. i, Elegit nos, etc.), quoique cependant il n'y ait pas de doute en lui. Toutefois l'élection suppose le doute selon qu'elle existe dans une nature ignorante. On doit faire la même réponse à 1 égard des autres choses dont il est fait mention dans le passage cité.

Il) Car c'est le même principe qui nous fait fuir absolument le mal ou rechercher absolument le bien.
(2) Cet article est une réfutation <le l'erreur de Calvin, de Luther et de Janséuius, qui ont prétendu que le Christ n'avait pas la liberté de nécessité, mais seulement la liberté de coaction.

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Il faut répondre au second, que l'élection présuppose le conseil ; mais elle n'en résulte qu'autant qu'il a été déjà déterminé par le jugement. Car ce que nous jugeons qu'il faut faire, nous le choisissons après avoir pris conseil, selon l'observation d'Aristote (Eth. lib. iii, cap. 2 et 3). C'est pourquoi si l'on juga que l'on doit faire une chose sans doute et sans recherche préalable, il n'en faut pas davantage pour l'élection. Par conséquent il est évident que le doute ou la recherche n'appartient pas par elle-même à l'élection, mais seulement selon qu'elle existe dans une nature ignorante.

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Il faut répondre au troisième, que quoique la volonté du Christ soit déterminée pour le bien, cependant elle ne l'a pas été pour tel ou tel bien (1). C'est pourquoi il appartient au Christ, comme aux bienheureux, de choisir au moyen du libre arbitre confirmé dans le bien.



ARTICLE V. — la volonté humaine du christ a-t-elle été absolument conforme à la volonté divine pour l'objet voulu (2)?

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1 Il semble que la volonté humaine dans le Christ n'ait pas voulu autre chose que ce que Dieu veut. Car le Psalmiste fait dire au Christ (Ps. 39, 9) : Mon Dieu, j'ai voulu faire votre volonté. Or, celui qui veut faire la volonté de quelqu'un, veut ce que celui dci veut. Il semble donc que la volonté humaine du Christ n'ait rien voulu autre chose que sa volonté divine.

2
L'âme du Christ a eu la charité la plus parfaite qui surpasse la compréhension de notre science, d'après ces paroles de saint Paul (Ephes. 3, 19), qui dit que la charité du Christ surpasse toute science. Or, il appartient à la charité de faire que l'homme veuille la même chose que Dieu. D'où Aristote dit (Eth. lib. ix, cap. 4) : Qu'un des caractères de l'amitié, c'est de vouloir et de choisir les mêmes choses. La volonté humaine n'a donc voulu rien autre chose dans le Christ que la volonté divine.

3
Le Christ fut un vrai voyant. Or, les saints qui sont dans cet état au ciel, ne veulent rien autre chose que ce que Dieu veut; autrement ils ne seraient pas heureux, parce qu'ils n'auraient pas tout ce qu'ils voudraient. Car il est heureux, comme ledit saint Augustin (De Trin. Jib. xiii, cap.' 5), celui qui a tout ce qu'il veut et qui ne veut rien de mal. Le Christ n'a donc voulu rien autre chose selon la volonté humaine que ce qu'a voulu la volonté divine.

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Mais c'est le contraire. Saint Augustin observe (Cont. Maxim, lib. iii, cap. 20) qu'en disant : Que ce ne soit pas ma volonté, mais la vôtre qui s'accomplisse, le Christ montre qu'il a voulu autre chose que son Père, ce qui ne pouvait se faire que par sa volonté humaine, puisqu'il transformait notre faiblesse non en sa volonté divine, mais en sa volonté humaine.


CONCLUSION. — Le Christ selon sa volonté sensitive et sa volonté naturelle pouvait vouloir autre chose que Dieu, mais selon sa volonté de raison il a toujours voulu la même chose que lui.

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Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4 et 2huj.quaîst.), il y a dans la volonté humaine du Christ deux sortes de volonté : la volonté sensitive qu'on appelle volonté par participation, et la volonté, raisonnable, soit qu'on désigne la volonté comme nature, soit qu'on entende la volonté

(1) Les théologiens ont imaginé divers systèmes pour concilier la liberté du Christ avec son inipcecabilitc. Il nous est impossible de l'aire ici autre chose que d'indiquer la difficulté, sans essayer de la résoudre. Nous dirons seulement que la solution doit être la même que quand il s'agit de concilier ces mêmes attributs en Dieu.
(2) Cet article a pour objet d'expliquer les combats intérieurs que le Christ eut à livrer quand il disait : Non ticut ego volo, sed sicut tu, et l'opposition apparente qu'il manifeste entre sa volonté et celle de son Père, quand il dit: ."Son quoero voluntatem meam, sed voluntatem ejus qui misit me.

comme raison. Or, nous avons dit (quest. xiv, art. 1 ad 2) que le Fils de Dieu avant sa passion permettait librement à son corps d'agir et de souffrir les choses qui lui sont propres : de même il permettait aussi à toutes les puissances de l'âme de faire et de souffrir ce qui leur est propre. Or, il est évident que la volonté sensitive fuit naturellement les douleurs sensibles, et ce qui blesse le corps. De même la volonté comme nature rejette ce qui est contraire à la nature, et ce qui est mauvais eu soi, comme la mort et les autres peines semblables. Mais cependant la volonté comme raison peut quelquefois choisir ces maux par rapport à une fin. C'est ainsi que dans un homme ordinaire la sensibilité et la volonté considérée absolument fuit la brûlure que la volonté qui agit par raison choisit cependant pour un motif de santé. Ainsi la volonté de Dieu était que le Christ endurât de cruelles souffrances, la passion et la mort; non que Dieu eût voulu ces choses pour elles-mêmes, mais par rapport au salut du genre humain qu'il avait pour fui. D'où il est évident que le Christ, selon sa volonté sensitive et selon la volonté de raison que l'on appelle la volonté comme nature, pouvait vouloir autre chose que Dieu (1) ; mais selon la volonté qu'on appelle la volonté comme raison, il voulait toujours la même chose que lui : ce qui est manifeste d'après ces paroles de l'Evangile (
Mc 14 Mc 36) : Que ce ne soit pas comme je le veux, mais comme vous le voulez. Car il voulait selon la raison que la volonté divine s'accomplit, quoiqu'il dise qu'il veuille autre chose selon son autre volonté.

31 Il faut répondre au premier argument, que le Christ voulut par sa volonté raisonnable que la volonté divine s'accomplit; mais il ne le voulut pas par sa volonté sensitive dont le mouvement ne s'étend pas jusqu'à la volonté de Dieu ; il ne le voulut pas non plus par sa volonté comme nature qui se porte vers les objets considérés absolument, et non par rapport à la volonté divine.

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Il faut répondre au second, que la conformité de la volonté humaine avec la volonté divine se considère selon la volonté de raison, d'après laquelle les volontés des amis sont d'accord entre elles; en tant que la raison considère l'objet voulu par rapport à la volonté de son ami.

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Il faut répondre au troisième, que le Christ a été tout à la fois voyant et voyageur, selon qu'il jouissait de Dieu par l'intelligence et qu'il avait un corps passible. C'est pourquoi à l'égard du corps qui était passible il pouvait arriver quelque chose qui répugnât à sa volonté naturelle et à son appétit sensitif.



ARTICLE VI. — y a-t-il eut dans le christ une contrariété de volontés (2)?

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(2) Il est de foi qu'il n'y'a pas eu contrariété de volontés dans le Christ. Ce point de doctrine a été défini au concile de Latran sous Martin I* (can. toi, ei au sixième concile général (
Ac 4).
(I) Mais ces deux sortes de volonté étaient néanmoins toujours conformes à la volonté divine et à la volonté comme raison, dans le sens qu'elles i;e recherchaient ou ne fuyaient que ce quo la volonté divine et la volonté comme raison leur permettaient de rechercher et de fuir.

1 Il semble qu'il y ait eu dans le Christ contrariété de volontés. Car la contrariété des volontés se considère d'après la contrariété des objets ; comme la contrariété des mouvements se considère d'après la contrariété des termes ainsi qu'on le voit par Aristote(P%s. lib. v, text. 49). Or, le Christ voulait des choses contraires selon ses volontés diverses. En effet selon la volonté divine il voulait la mort qu'il fuyait selon sa volonté humaine. D'où saint Athanase dit (Lib. advers. Apoll.) : Quand le Christ dit -.S'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi, et cependant que ce ne soit pas ma volonté, mais la vôtre qui se fasse ; et ailleurs : L'esprit est prompt, mais la chair est faible, il montre là deux volontés, la volonté humaine qui à cause de l'infirmité de la chair repoussait la passion, et la volonté divine qui était prête à la supporter. Il y a donc eu dans le Christ contrariété de volontés.

2 Saint Paul dit [Gal. 5, 17) que la chair a des désirs contraires à l'esprit et l'esprit des désirs contraires à la chair. Il y a donc contrariété de volontés, quand l'esprit désire une chose, et la chair une autre. Or, c'est ce qui a eu lieu dans le Christ ; car par la volonté de charité que l'Esprit-Saint produisait dans son âme, il voulait sa passion, d'après ces paroles du prophète (Is 53,7) : Il s'est offert, parce qu'il l'a voulu, au lieu que selon la chair il la repoussait. Il y avait donc en lui une contrariété de volontés.

3 L'Evangile dit (Lc 22,43) qu'étant réduit à l'agonie, il redoublait ses prières. Or, l'agonie parait impliquer un combat de l'âme qui tend à des choses contraires. Il semble donc qu'il y ait eu dans le Christ contrarié té de volontés.

20 Mais c'est le contraire. Le vi" concile œcuménique dit (Const. iii , gen. Gn 6, act. 18) : Nous proclamons qu'il y a dans le Christ deux volontés naturelles, qui ne sont pas contraires, comme les hérétiques l'avancent avec impiété- mais la volonté humaine suit sans résistance et sans combat, ou plutôt avec soumission la volonté divine et toute-puissante.


CONCLUSION. — Puisque la volonté sensitive et la volonté naturelle étaient mues dans le Christ selon l'ordre de sa nature, sous le bon plaisir de la volonté divine et raisonnable, il est évident qu'il n'y a eu en lui aucune contrariété de volontés.

21 Il faut répondre que la contrariété ne peut exister qu'autant que l'opposition se considère dans le même sujet et sous le même rapport : mais si on considère une chose sous divers rapports et qu'il y ait ainsi diversité, cela ne suffit pas pour qu'il y ait contrariété, ni pour qu'il y ait contradiction; par exemple, un homme peut avoir la main belle et saine et avoir le pied difforme et malade. Par conséquent, pour qu'il y ait contrariété de volontés dans quelqu'un, il faut 1° que la diversité des volontés se considère sous le même aspect. Car si la volonté de l'un veut faire une chose d'après une raison universelle, et que la volonté de l'autre veuille empêcher cette même chose d'après une raison particulière, il n'y a pas absolument contrariété de volontés. Par exemple, si un roi veut qu'un voleur soit pendu à cause du bien public et que le parent du coupable ne le veuille pas à cause de l'attachement particulier qu'il a pour lui, il n'y a pas contrariété de volontés, sinon dans le cas où la volonté de l'homme privé irait jusqu'à vouloir empêcher le bien public dans l'intérêt de son bien propre. Car alors la répugnance des volontés se rapporte au même objet. 2° La contrariété de volontés exige qu'elle se rapporte à la même volonté. Car si l'homme veut une chose selon l'appétit rationnel, et qu'il en veuille une autre selon l'appétit sensitif, il n'y a pas ici de contrariété, à moins que l'appétit sensitif ne l'emporte au point de changer ou de ralentir l'appétit rationnel. Car alors quelque chose du mouvement contraire de l'appétit sensitif parviendrait à la volonté rationnelle elle-même. — Par conséquent on doit dire que quoique la volonté naturelle et la volonté sensitive dans le Christ aient voulu autre chose que la volonté divine et que la volonté de raison ; cependant il n'y a pas eu contrariété de volontés. 1° Parce que ni la volonté naturelle, ni la volonté sensitive ne repoussaient le motif pour lequel la volonté divine et la volonté de la raison humaine voulaient la passion dans le Christ. Car la volonté absolue voulait dans le Christ le salut du genre humain, mais il n'était pas en son pouvoir (i) de le vouloir par rapport à autre

(I) Parce que cette volonté ne se rapporte qu’a la lin et non aux moyens.

chose; quant au mouvement de la volonté sensitive il ne pouvait pas s'étendre jusque-là. 2° Parce que ni la volonté divine, ni la volonté de raison n'étaient entravées dans le Christ ou ralenties par la volonté naturelle ou par 1 appétit sensitif (1). De même ni la volonté divine, ni la volonté de raison n'entravaient ou ne retardaient dans le Christ le mouvement de la volonté humaine et naturelle, ni celui de la volonté sensitive. Car il plaisait au Christ, selon la volonté divine et aussi selon la volonté de raison, que la volonté naturelle et la volonté sensitive fussent mues en lui conformément à l'ordre de sa nature. I)'où il est évident qu'il n'y a eu dans le Christ ni répugnance, ni contrariété de volontés.

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Il faut répondre au premier argument, que si la volonté humaine dans le Christ voulait autre chose que sa volonté divine, cela provenait de la volonté divine elle-même, au gré de laquelle la nature humaine se mouvait dans le Christ de son mouvement propre, comme le dit saint Jean Damascène [De orth. fid. lib. ii, cap. IS et 19).

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Il faut répondre au second, qu'en nous les désirs de l'esprit sont arrêtés ou ralentis par les désirs de la chair ; ce qui n'a pas eu lieu dans le Christ. C'est pourquoi il n'y a pas eu dans le Christ comme en nous la contrariété de l'esprit et de la chair (2).

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II faut répondre au troisième, qu'il n'y a pas eu agonie dans le Christ quanta la partie raisonnable de l’âme, selon qu'elle implique une lutte de volontés provenant de la diversité des motifs; comme quand quelqu'un veut une chose, selon que sa raison fait une considération, et qu'il veut le contraire, selon qu'elle se livre à une considération opposée. Car ceci résulte de la faiblesse de la raison , qui ne peut pas juger ce qu'il y a de mieux absolument ; ce qui n'a pas eu lieu dans le Christ, parce que par sa raison il jugeait absolument qu'il était mieux d'accomplir par sa passion la volonté divine qui avait pour objet le salut du genre humain. Cependant il y a eu dans le Christ une agonie quant à la partie sensitive, selon qu'elle implique la crainte d'un malheur imminent, d'après saint Jean Damascène (Orth. fid. lib. m, cap. 18,20 et 23).






QUESTION 19: DE CE QUI APPARTIENT A L'UNITÉ DU CHRIST QUANT A L'OPÉRATION.

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Après avoir parlé (le l'unité quant à la volonté nous devons nous en occuper quant à l'opération. — A cet égard quatre questions se présentent : l° N'y a-t-il dans le Christ qu'une seule opération de la divinité et de l'humanité ou s'il y en a plusieurs!' — 2° Y a-t-il dans le Christ plusieurs opérations humaines? — 3° Le Christ a-t-il pu mériter pour lui quelque chose par son opération humaine? — 4° A-t-il mérité pour nous quelque chose par cette opération ?



ARTICLE 1. — n'y a-t-il eu dans le christ qu'une seule opération divine et humaine (3) ?

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1 Il semble que dans le Christ il n'y ait qu'une seule opération de la divinité et de l'humanité. Car saint Denis dit (De cl iv. nom. cap. 2) que l'action de Dieu à notre égard a été pleine de bienveillance, parce que le Verbe qui est au-dessus de la substance, s'est véritablement et entièrement incarné, et qu'il a opéré et souffert tout ce qui convient à son opération humaine et divine. Par là il ne désigne qu'une seule opération humaine et divine, qu'en grec on nomme 6eavpt>«í,théandrique (1). Il semble donc qu'il n'y ait qu'une seule opération composée dans le Christ.

(I) Car la volonté naturelle et la volonté sensitive ne fuyaient ou ne recherchaient que ce ijuc la volonté de raison et la volonté divine leur permettaient de rechercher ou de í'uir.
(2) Parce qu'il n'y a pas eu lui le foyer de la concupiscence.
(ô; Cet article a pour objet la réfutation du monothélisme, déjà combattu dans la question précédente.

2
Il n'y a qu'une seule et même opération pour l'agent principal et l'instrument. Or, la nature humaine a été dans le Christ l'instrument de la nature divine, comme nous l'avons dit (quest. xiii, art. 2 et 3). L'opération de la nature divine et de la nature humaine est donc la même dans le Christ.

3
Puisque dans le Christ il y a deux natures dans une seule hypostase ou personne, il est nécessaire qu'il n'y ait qu'un seul et même être appartenant à l'hypostase ou à la personne. Or, l'opération appartient à l'hypostase ou à la personne; car il n'y a que le suppôt subsistant qui opère. C'est ce qui fait dire à Aristote (Met. lib. i) que les actes se rapportent aux individus. Il n'y a donc dans le Christ qu'une seule et même opération de la divinité et de l'humanité.

4
Comme l'être appartient à l'hypostase qui subsiste, de même aussi l'opération. Or, à cause de l'unité d'hypostase il y a dans le Christ un seul être, ainsi que nous l'avons dit (quest. xvii, art. 2). Donc à cause de la même unité il n'y a aussi dans le Christ qu'une seule opération.

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Où il n'y a qu'une chose opérée il n'y a qu'une seule opération. Or, la même œuvre appartenait à la divinité et à l'humanité, comme la guérison d'un lépreux ou la résurrection d'un mort. Il semble donc qu'il n'y ait eu dans le Christ qu'une seule opération de la divinité et de l'humanité.

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Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit (De fid. ad Pet. cap. 4) : Comment la même opération appartient-elle à une puissance diverse? Est-ce qu'une puissance moindre peut opérer comme une plus grande, ou bien peut-il y avoir une seule opération où il y a une substance diverse?

CONCLUSION. — On ne doit pas dire que dans le Christ il n'y a qu'une seule opération ; maison doit reconnaître qu'il y en a deux, puisqu'il y a en lui deux natures, la nature divine et la nature humaine, qui ont l'une et l'autre leur forme et leur vertu propre par laquelle elles opèrent.

L’homme, ce qui supposait l'unité de volonté et la confusion des natures.

(I) Macaire et les autres partisans du monothélisme abusaient de cette expression, entendant par là une opération unique, qui est de Dieu et de

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II faut répondre que les hérétiques dont nous avons parlé (quest. préc. art. 1), n'ayant admis dans le Christ qu'une seule volonté, n'ont aussi reconnu en lui qu'une seule opération. Et pour qu'on comprenne mieux ce qu'il y a d'erroné dans leur sentiment, il faut considérer que partout où il y a plusieurs agents subordonnés, l'inférieur est mû par le supérieur, comme dans l'homme le corps est mû par l'âme et les puissances inférieures par la raison. Ainsi donc les actions et les mouvements du principe inférieur sont plutôt des choses opérées que des opérations; au lieu que ce qui appartient au principe supérieur est l'opération proprement dite. Par exemple, si nous disons que dans l'homme se promener, ce qui est l'action des pieds, et palper, ce qui est celle des mains, sont des œuvres de l'homme, dont l'âme opère l'une par les pieds et l'autre par les mains; parce que c'est la même âme qui opère par ces deux moyens, il s'ensuit que du côté du sujet qui opère, qui est le premier principe moteur, l'opération est une et ne diffère en rien; mais du côté des choses opérées il se trouve une différence. Mais comme dans un homme ordinaire le corps est mû par l'âme et l'appétit sensitif par la raison, de même en Jésus-Christ Notre-Seigneur la nature humaine était mue et régie par la nature divine. C'est pourquoi les hérétiques disaient que l'opération était la même, sans aucune différence, de la part de la divinité qui opère; quoique les choses opérées soient diverses, en tant que la divinité du Christ faisait une chose par elle-même, comme de tout supporter par la puissance de sa parole, et elle en faisait une autre par la nature humaine, comme de marcher corporellement. D'où l'on rapporte dans le sixième concile général (Ac 10) les paroles de l'hérétique Sévère qui s'exprimait ainsi : Les choses que faisait et qu'opérait le Christ qui est un sont bien différentes. Car il y en a qui conviennent à Dieu et d'autres qui sont humaines. Ainsi marcher sur terre avec son corps, c'est certainement une chose humaine, tandis qu'il n'appartient qu'à Dieu de rendre agile un estropié qui ne peut se tenir debout et marcher sur la terre. Mais il n'y a qu'un seul sujet, c'est-à-dire il n'y a que le Verbe incarné qui opère l'une et l'autre de ces choses, et on ne doit pas attribuer l'une à une nature et l'autre à une autre ; et de ce que les choses opérées sont diverses nous n'en concluons pas pour cela qu'il y ait en lui deux natures et deux formes opératives(l).—Mais ils se trompaient à cet égard, parce que l'action de celui qui est mû par un autre est de deux sortes : l'une qu'il produit d'après sa propre forme, l'autre qu'il produit selon qu'il est mû par un autre. Ainsi l'opération de la hache, selon sa propre forme, c'est de couper; mais selon qu'elle est mue par un artisan, c'est de faire un meuble. L'opération qui appartient à une chose, selon sa forme, est donc son opération propre; elle n'appartient à celui qui la meut que selon qu'il s'en sert pour ce qu'il opère lui-même. Ainsi échauffer est l'opération propre du feu, mais non du forgeron, sinon en tant qu'il se sert du feu pour échauffer le fer. Quant à l'opération qui appartient aune chose, seulement selon qu'elle est mue par un autre, elle n'est pas autre que l'opération de celui q ni la meut ; c'est ainsi que faire un meuble n'est pas l'opération de la hache, indépendamment de l'opération de l'artisan, mais elle participe instrumentalement à l'opération de ce dernier. —- C'est pourquoi partout où le moteur et l'objet mû ont des formes ou des vertus opératives diverses, il faut que l'opération de celui qui meut soit autre que l'opération propre de celui qui est mû; quoique celui qui est mû participe à l'opération de celui qui meut, et que celui qui meut se serve de l'opération de celui qui est mû , et qu'ainsi l'un et l'autre agissent par une communication réciproque. Ainsi dans le Christ la nature humaine a sa forme et sa vertu propre par laquelle elle opère, et il en est de même de la nature divine. Par conséquent la nature humaine a une opération propre distincte de l'opération divine et réciproquement. Mais la nature divine se sert de l'opération de la nature humaine, comme d'une opération instrumentale, et de même la nature humaine participe à l'opération de la nature divine, comme l'instrument participe à l'opération de l'agent principal. Et c'est ce que dit le pape saint Léon (Epist, ad Flav. xxviii) ; l'une et l'autre forme, c'est-à-dire la nature divine aussi bien que la nature humaine, fait ce qui lui est propre en communication avec l'autre, le Verbe opérant ce qui est du Verbe et la chair exécutant ce qui est de la chair. Mais s'il n'y avait qu'une seule opération de la divinité et de l'humanité dans le Christ, il faudrait dire ou que la nature humaine n'avait pas de forme et de vertu propre (car il est impossible de le dire de la nature divine), d'où il suivrait que dans le Christ il n'y aurait que l'opération divine; ou il faudrait dire que de la vertus divine et humaine il ne se serait fait qu'une seule vertu dans le Christ. Or, ces deux choses sont l'une et l'autre impossibles. Car par la

(I) Ainsi l'erreur consistait principalement en ce que ces hérétiques ne reconnaissaient pas clans la nature humaine la faculté d'opérer ou d'agir d'après sa propre forme.

première on ne met dans le Christ qu'une nature humaine imparfaite : par la seconde on confond les natures. C'est pourquoi cette opinion u été condamnée avec raison par le sixième concile général, qui dit (sup. cit. act. Ac 18) : Nous glorifions en Jésus-Christ Notre-Seigneur et vrai Dieu, deux opérations naturelles d'une manière indivise et inconvertible, sans confusion et sans séparation, c'est-à-dire l'opération divine et l'opération humaine (1 j.

31 Il faut répondre au premier argument, que saint Denis admet dans le Christ une opération théandrique, c'est-à-dire divine-humaine, non par la confusion des opérations ou des vertus de l'une et de l'autre nature, mais parce que son opération divine se sert de l'opération humaine, et que son opération humaine participe à la vertu de l'opération divine. D'où, comme il le dit lui-même (Epist, ad Caïum), dans l'homme il opérait ce qui est de l'homme; ce que prouve la Vierge qui le conçut surnaturelle- ment et l'eau fugitive qui se solidifia sous ses pieds. Car il est évident qu'il appartient à la nature humaine d'être conçue, comme il lui appartient de marcher; mais ces deux choses ont existé l'une et l'autre surnaturellement dans le Christ. De même la vertu divine opérait humainement, comme quand elle guérit le lépreux en le touchant. C'est pourquoi dans la même lettre il ajoute : Ne faisant pas les choses divines comme Dieu, ni les choses humaines comme homme, mais étant Dieu fait homme, il faisait des choses nouvelles par l'opération de Dieu et de l'homme. — Ce qui prouve qu'il a compris qu'il y avait deux opérations dans le Christ, l'une appartenant à la nature divine et l'autre à la nature humaine, c'est qu'il dit (De div. nom. cap. 2) que pour les choses qui appartiennent à son opération humaine, le Père et le Saint-Esprit n'y ont part d'aucune manière, à moins qu'on ne prétende qu'ils les veuillent dans leur amour et leur miséricorde, c'est-à-dire que le Père et le Saint-Esprit ont voulu dans leur miséricorde que le Christ fît et souffrit ce qu'il a fait et souffert comme homme. Puis il ajoute : qu'ils prennent part à l'opération sublime et ineffable de Dieu, que le Verbe de Dieu, le Dieu immuable a accomplie, après s'être fait homme pour nous. Par conséquent il est évident que l'opération humaine, dans laquelle le Père et le Saint-Esprit n'ont d'autre part que leur acceptation miséricordieuse, est autre que son opération, en tant que Verbe de Dieu, qui lui est commune avec le Père et le Saint-Esprit (2).

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Il faut répondre au second, qu'on dit qu'un instrument fait une chose par là même qu'il est mû par un agent principal, mais il peut néanmoins avoir en dehors de lui une opération propre selon sa forme, comme nous l'avons dit du feu (in corp. art.). Ainsi donc l'action de l'instrument, en tant qu'instrument, n'est pas autre que l'action de l'agent principal; mais il peut avoir une autre opération comme chose. Par conséquent l'opération qui appartient à la nature humaine dans le Christ, en tant qu'elle est l'instrument de la divinité, n'est pas autre que l'opération de la divinité; car le salut que produit l'humanité du Christ n'est pas autre que celui qui est produit par sa divinité. Toutefois la nature humaine a dans le Christ, en tant que nature, une opération propre indépendamment de l'opération divine, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

it) Nulle part cette question difficile ne se trouve exposée avec autant de clarté et de profondeur que dans cet article. (2) On a accusé aussi le pape Honorius d'avoir d'abord favorisé l'erreur des inonotliélifes. On peut lire sur ce sujet une excellente dissertation du 1*. Corne, ou consulter l'Histoire générale de l'Eglise de Khorbaclier.

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Il faut répondre au troisième, qu'il appartient à l'hypostase subsistante de père, mais selon la forme et la nature d'où l'opération tire son espèce. C'est pourquoi de la diversité de formes ou de natures il résulte différentes espèces d'opérations; mais de l'unité d'hypostase il résulte l'unité numérique, quant à l'opération de l'espèce. C'est "ainsi que le feu a deux opérations d'espèces différentes, c'est d'illuminer et d'échauffer, qui diffèrent selon la différence qu'il y a entre la lumière et la chaleur. Cependant l'illumination du feu qui éclaire est une numériquement. De même dans le Christ il faut qu'il y ait deux opérations d'espèces différentes selon ses deux natures; cependant chacune de ses opérations est une numériquement et ne se produit qu'une fois; ainsi il n'y a qu'une seule promenade, qu'une seule guérison.

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Il faut répondre au quatrième, que l'être et l'opération appartiennent à la personne d'après la nature, mais de différente manière. Car l'être appartient à la constitution même de la personne, et par conséquent il se rapporte à elle comme son terme. C'est pourquoi l'unité de la personne requiert l'unité de l'être complet et personnel. Mais l'opération est un effet de la personne qui résulte d'une forme ou d'une nature. Ainsi la pluralité d'opérations ne nuit pas à l'unité de personne (1).

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Il faut répondre au cinquième, qu'autre chose est l'effet propre de l'opération divine et celui de l'opération humaine dans le Christ; ainsi l'effet propre de l'opération divine est la guérison du lépreux, et l'effet propre de la nature humaine est son contact. Mais les deux opérations concourent à une même œuvre (2), selon qu'une nature agit en communication avec l'autre, comme nous l'avons dit (in corp. art.).




ARTICLE II. — Y A-T-IL DANS I.E CHRIST PLUSIEURS OPÉRATIONS HUMAINES (3)?

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III Pars (Drioux 1852) 364