III Pars (Drioux 1852) 382

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1 Il semble qu'il y ait dans le Christ plusieurs opérations humaines. Car le Christ, comme homme, a de commun avec les plantes la nature nutritive, avec les animaux la nature sensitive, avec les anges la nature intellectuelle, aussi bien que les autres hommes. Or, l'opération de la plante, comme telle, est autre que celle de l'animal, comme animal. Le Christ, en tant qu'homme, a donc plusieurs opérations.

2
Les puissances et les habitudes se distinguent d'après les actes. Or, il y a eu dans l’âme du Christ diverses puissances, diverses habitudes. Il y n donc eu aussi diverses opérations.

3
Les instruments doivent être proportionnés aux opérations. Or, le corps humain a divers membres qui diffèrent selon la forme, ils doivent donc être accommodés à des opérations diverses, et par conséquent il y a dans le Christ diverses opérations par rapport à la nature humaine.

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Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit [De fid. orth. lib. m, cap. 15) : L'opération suit la nature. Or, il n'y a dans le Christ qu'une seule nature humaine. Il n'y a donc en lui qu'une seule opération humaine.


CONCLUSION. — Puisqu'il n'y a eu dans le Christ aucun mouvement de la partie sensitive qui ne fut réglé par la raison, et que les opérations naturelles et corporelles ont appartenu d'une certaine manière à sa volonté, ii est évident que l'opération est une dans le Christ beaucoup plutôt que dans tout autre homme.

(o) Cet article est une analyse admirable do la constitution du Christ, et il achève Je détruire jusque dans ses derniers retranchements l'erreur du nionothélisme.
(1) Car elle suppose seulement la pluralité de formes ou de natures.
(2) Ainsi la chose opérée est une, quoique les opérations soient multiples, et cela en raison de l'unité de personne.

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Il faut répondre que l'homme étant un être raisonnable, on appelle humaine absolument l'opération qui procède de la raison au moyen de la volonté qui est l'appétit rationnel. Par conséquent, s'il y a une opération dans l'homme qui ne procède pas de la raison et de la volonté cette opération n'est pas humaine absolument, mais elle convient à l'homme (1) selon une partie de sa nature. Elle lui convient tantôt selon la nature même de l'élément corporel, comme la force de gravitation qui l'entraîne vers le bas; tantôt selon la vertu de l'âme végétative, comme la nourriture et l'accroissement ; tantôt selon la partie sensitive, comme la vue et l'ouïe, l'imagination et la mémoire, la concupiscence et la colère. Entre ces opérations il y a une différence. Car les opérations de l'âme sensitive obéissent d'une certaine manière à la raison; c'est pourquoi elles sont raisonnables et humaines (2), en tant qu'elles sont soumises à cette faculté, comme on le voit par Aristote [Eth. lib. i, cap. ult.). Quant aux opérations qui résultent de l'âme végétative, ou de la nature du corps matériel, elles ne sont pas soumises à la raison. Elles ne sont donc raisonnables d'aucune manière, et elles ne sont pas humaines absolument, elles ne le sont que par rapport à une partie de notre nature. Or, nous avons dit (art. préc.), que quand un agent inférieur agit par sa propre forme, alors son opération est autre que celle de l'agent, supérieur; mais que quand l'agent inférieur n'agit qu'autant qu'il est mû par l'agent supérieur, dans ce cas l'opération de l'agent supérieur et de l'agent inférieur est la même. — Par conséquent dans tout homme ordinaire l'opération du corps matériel et celle de l'âme végétative est autre que celle de la volonté qui est proprement humaine. Il en est de même de l'opération de l'âme sensitive quant à ce qui n'est pas mû par la raison ; mais quant à ce qui est mû par cette faculté, l'opération de la partie sensitive est la même que celle de la partie raisonnable. L'âme raisonnable n'a qu'une seule opération, si nous faisons attention au principe même de l'opération qui est la raison ou la volonté; mais son opération est diverse selon qu'elle se rapporte à divers objets. !! y en a qui ont appelé cette diversité une diversité de choses opérées plutôt qu'une diversité d'opérations, ne jugeant de l'unité d'opération que par l'unité de son principe. Et c'est dans ce sens que nous entendons parler ici de l'unité ou de la pluralité des opérations dans le Christ. Ainsi dans tout homme ordinaire il n'y a qu'une seule opération qui soit proprement humaine ; mais indépendamment de cette opération il y en a d'autres qui ne sont pas proprement humaines, comme nous l'avons dit [hic sup.). Mais en J.-C. comme homme il n'y avait aucun mouvement de la partie sensitive qui ne fût réglé par la raison. Les opérations naturelles et corporelles appartenaient aussi d'une certaine manière à sa volonté, en ce sens qu'il dépendait de cette faculté que son corps fit et souffrit les choses qui lui sont propres (3), comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 5). C'est pourquoi il n'y a eu dans le Christ qu'une seule opération beaucoup plutôt que dans tout autre homme.

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Il faut répondre au premier argument, que l'opération de la partie sensitive et delà partie nutritive n'est pas proprement humaine, comme nous l'avons dit [in cor p.). Cependant ces opérations ont été plus humaines dans le Christ que dans les autres hommes.

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Il faut répondre au second, que les puissances et les habitudes changent par rapport aux objets. C'est pourquoi la diversité des opérations répond de cette manière à des puissances et à des habitudes diverses, comme elle répond aussi à des objets différents. Mais nous ne prétendons pas exclure de l'âme du Christ cette diversité d'opérations, comme nous n'excluons pas celle qui résulte de la diversité d'instruments, mais seulement celle qui se rapporterait au premier principe actif (1), comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(1) On l'appelle une opération de l'homme, au lieu de l'appeler one opération humaine, comme un distingue les actes do I homme dis ailes humains.
(2) Kilos sont humaines par participation, peur employer une des expressions de l'école péripatéticienne.
(8) Car s'il avait faim, c'est qu'il le voulait ; il lie soufflait pas quand il ne le voulait pas ; enfin, ricii ne se passait en lui que par sa volonté. Mais il n'en est pas de même en nous. Nous sommes soumis, malgré nous, aux lois qui résultent de la nature de notre corps.

La réponse au troisième argument est donc évidente.



ARTICLE III. — l'action humaine du christ a-t-elle pu être pour lui méritoire (2) ?
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1 Il semble que l'action humaine du Christ n'ait pu lui être méritoire. Car le Christ a été voyant avant sa mort, comme il l'est maintenant. Or, celui qui voit Dieu ne mérite pas. Car la charité de celui qui le voit appartient à la récompense de la béatitude, puisque c'est d'après elle que la jouissance se considère. Par conséquent elle ne paraît pas être le principe du mérite, puisque le mérite et la récompense ne sont pas une même chose. Le Christ ne méritait donc pas plus avant sa passion qu'il ne mérite maintenant.

2
Personne ne mérite ce qui lui est dû. Or, de ce que le Christ est le Fils de Dieu par nature, l'héritage éternel que les autres hommes méritent par leurs bonnes œuvres lui est dû. Le Christ n'a donc pas pu mériter pour lui quelque chose, parce qu'il a été le Fils de Dieu dès le commencement.

3
Quiconque possède ce qu'il y a de principal, ne mérite pas proprement ce qui résulte de ce qu'il possède. Or, le Christ a eu la gloire de l'âme de laquelle résulte selon l'ordre commun la gloire du corps, comme le dit saint Augustin (Epist, cxvni ad Dioscor.). Mais il est arrivé en lui par l'effet de sa volonté que la gloire de l'âme n'a pas rejailli sur le corps. Il n'a donc pas mérité la gloire du corps.

4
La manifestation de l'excellence du Christ n'est pas un bien pour le Christ lui-même, mais pour ceux qui le connaissent. Ainsi on promet pour récompense à ceux qui l'aiment qu'il leur sera manifesté, d'après ces paroles de J.-C. lui-même (Jn 14,21) : Si quelqu'un m'aime, il m'aime par mon Père et je l'aimerai et je me manifesterai à lui. Le Christ n'a donc pas mérité que son élévation fût manifestée.

20 Mais c'est le contraire. L’Apôtre dit (Ph 2,8) : Que le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort; et que c'est pour ce motif que Dieu Va exalté (3). Il a donc mérité par l'obéissance son exaltation, et par conséquent il a mérité quelque chose pour lui-même.

CONCLUSION. — Puisqu'il est plus noble d'avoir une chose par mérite que sans mérite, il faut reconnaître que le Christ, à qui l'on doit accorder toute perfection, a mérité pour lui la gloire du corps et les autres choses dont il convenait qu'il fût privé pendant un temps.

21 Il faut répondre qu'il est plus noble d'avoir un don par soi que de l'avoir par un autre. Car la cause qui est par soi est toujours plus noble que celle qui existe par un autre, d'après Aristote (Phys. lib. viii, text. 39). Or, on dit qu'on a une chose par soi-même, quand on est cause d'une certaine manière qu'on la possède. Dieu est la première cause de tous nos biens par autorité. De cette manière aucune créature n'a quelque chose de bon par elle- même, d'après ces paroles de saint Paul (I. Cor. iv, 7) : Qu'avez-vous que vous ne l’ ayez reçu? Mais elle peut être secondairement cause d'un bien qu'elle acquiert, en ce sens qu'elle y coopère avec Dieu, et par conséquent celui qui a quelque chose par son mérite propre, le possède d'une certaine manière par lui-même. Ainsi ce qu'on possède parce qu'on le mérite est donc plus noble que ce qu'on possède sans cela. ÍX comme on doit attribuer au Christ toute noblesse et toute perfection, il s'ensuit qu'il a eu par mérite ce que les autres possèdent de la même manière; à moins qu'il ne s'agisse de choses dont la privation porte plus de préjudice à la dignité et à la perfection du Christ qu'elles n'y ajouteraient en les méritant. Ainsi il n'a mérité ni la grâce (1), ni la science, ni la béatitude, de son âme, ni sa divinité; parce que, comme on ne mérite que ce qu'on n'a pas, il faudrait que le Christ n'eût pas eu pendant un temps ces choses dont la privation eût diminué sa dignité plus qu'il ne l'aurait accrue, en les méritant. Mais la gloire du corps ou toute autre chose semblable est moindre que la dignité du mérite qui appartient à la vertu de charité. C'est pourquoi il faut dire que le Christ a mérité la gloire du corps et ce qui appartient à son excellence extérieure, comme son ascension, son culte et toutes les autres choses semblables. Il est donc évident qu'il a pu mériter pour lui quelque chose.

(t) Ainsi saint Thomas reconnaît que les différentes choses opérées sont produites dans le Christ d'après des principes propres, mais que tous ces principes sont soumis à un principe unique, qui est sa volonté de raison, parce qu'il ne se passait rien en lui qui ne fût volontaire.
(2) Cet article est opposé à Calvin, qui, sous prétexte d'élever l'amour du Christ pour nous, reproche aux scolastiques d'avoir enseigné que le Christ avait mérité quelque chose pour lui- même.
(3) On peut citer une foule d'autres passages de l’écriture à l'appui de cette même conclusion : Vidimus Jesum propter passionem mortis gloriâ et honore coronatum (Hebr.). Nonne oportuit pati Christum, et ita intrare in gloriam suam [Hebr. 24). Clarifica me, tu, l'atcr, claritate quam habui apud temetipsum, priusquam mundus fieret (
Jn 17). Dignus est agnus qui occisus est [Apoc. 5).

31 Il faut répondre au premier argument, que la jouissance qui est l'acte de la charité appartient à la gloire de l'âme que le Christ n'a pas méritée. C'est pourquoi s'il a mérité quelque chose par la charité, il ne s'ensuit pas que le mérite et la récompense soient une même chose. Cependant il n'a pas mérité par la charité, comme voyant (2), mais comme voyageur. Car il était tout à la fois voyageur et voyant, ainsi que nous l'avons vu (quest. xv, art. 10). Et parce qu'il n'est plus voyageur, il n'est plus maintenant en état de mériter.

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Il faut répondre au second, que la gloire divine et le domaine de toutes choses appartient par nature au Christ, selon qu'il est Dieu et Fils de Dieu, comme au premier et souverain Seigneur. Néanmoins la gloire lui est cependant due comme Homme-Dieu; il a dû l'avoir sans la mériter sous un rapport et il a dû la mériter sous un autre, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (in corp. art.).

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Il faut répondre au troisième, que la gloire de l'âme rejaillit sur le corps d'après les desseins de Dieu, selon la convenance des mérites humains, de sorte que comme l'homme mérite par l'acte l'âme que produit dans le corps, de même il est récompensé par la gloire de l'âme qui rejaillit sur le corps. C'est pourquoi non-seulement la gloire de l'âme, mais encore la gloire du corps est l'objet du mérite, d'après ces paroles de saint Paul (Rm 8,2) • il vivifiera nos corps mortels à cause de son esprit qui habite en nous. Par conséquent cette gloire a pu être méritée par le Christ.

(I) Los théologiens pensent généralement, avec saint Thomas, que le Christ n'a mérité ni sa ?r;\cc habituelle ni sa gloire es.-cnlie!lc. Quelques thomistes examinent s'il eût pu, par sa puissant ' absolue, comme Dieu, mériter la grâce et ta gloire essentielle. Ils sont divisés à oc sujet, mais cette question est sans importance.

A l'égard du mot comprelunsor que nous traduisons ainsi voyez ce que nous avons dit pag. 107.

34 Il faut répondre au quatrième, que la manifestation de l'excellence du Christ est pour lui une bonne chose relativement à l'être (1) qu'il a dans la connaissance des autres; quoiqu'elle appartienne plus principalement au bien de ceux qui le connaissent, selon l'être qu'il a en eux-mêmes ; mais cet avantage se rapporte encore au Christ, en tant qu'ils sont ses membres.



ARTICLE IV. — le christ a-t-il pu mériter pour les autres (2)?

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1 Il semble que le Christ n'ait pas pu mériter pour les autres. Car il est dit (
Ez 18,4) : L'âme qui aura péché mourra. Donc pour la même raison l'âme qui mérite sera elle-même récompensée. Il n'est donc pas possible que le Christ ait mérité pour les autres.

2 Tous reçoivent de la plénitude de la grâce du Christ, selon saint Jean (Jn 1). Or, les autres hommes qui ont la grâce du Christ ne peuvent pas mériter pour les autres. Car le prophète dit (Ez 14,20) : que quand Noé, Daniel et Job seraient dans la ville, ils ne délivreraient ni leurs fils, ni leurs filles, mais seulement leurs propres âmes par leur justice. Le Christ n'a donc pas pu mériter quelque chose pour nous.

3 La récompense qu'on mérite est due à la justice et non à la grâce, comme on le voit (liom. iv). Si donc le Christ a mérité notre salut, il s'ensuit que notre salut n'est pas l'effet de la grâce de Dieu, mais de sa justice, et qu'il agit injustement avec ceux qu'il ne sauve pas, puisque le mérite du Christ s'étend à tous les hommes.

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Mais c'est le contraire. Il est dit (Rm 5,18) : Comme par le péché d'un seul tous les hommes sont tombés dans la condamnation, de même par la justice d'un seul tous les hommes reçoivent la justification qui donne la vie. Or, le démérite d'Adam s'est répandu sur les autres pour leur condamnation. A plus forte raison le mérite du Christ s'est-il aussi répandu sur les autres hommes.


CONCLUSION. — Puisque la grâce a existé dans le Christ non-seulement comme individu, mais comme chef de toute l'Eglise, non-seulement il a pu mériter pour lui, mais encore pour les autres.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. viii), la grâce n'a pas été seulement dans le Christ, comme individu, mais elle v a été encore comme dans le chef de toute l'Eglise, auquel tous les hommes sont unis, comme les membres le sont à. la tête, de manière à ne constituer qu'une seule personne mystique. D'où il arrive que le mérite du Christ s'étend aux autres, en tant qu'ils sont ses membres. C'est ainsi que dans un homme l'action de la tête appartient d'une certaine manière (3) à tous ses membres, parce qu'elle ne sent pas pour elle seule, mais encore pour tous les autres membres.

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Il faut répondre au premier argument, que le péché d'un individu ne nuit qu'à lui-même; mais le péché d'Adam, qui a été établi de Dieu pour être le principe de la nature entière, est passé à ses descendants par la propagation du sang. De même le mérite du Christ, qui a été établi par Dieu chef de tous les hommes quant à la grâce, s'étend à tous ses membres.

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Il faut répondre au second, que les autres hommes reçoivent de la plénitude du Christ, non pas une source de grâce, mais une grâce particulière.

(!) Cet être consiste en cc qu'on le connaît et qu'un l'aime ; il existe ainsi dans le cœur et l'esprit.

2; Il est de loi que le Christ a mérité pour nous. C'est ce qui a clé décidé par le concile de, Trente en ces termes sess. M, cap. 7, : (.'ansa autem meritoria Vominus noster Jésus

Christus qui sud sane lis s im d jmssione de ligno crucis nobis iustificationem meruit.

(3) D’une certaine manière, c'est-à-dire que, comme lu tète agit sur tous les membres en raison de leur aptitude, de même l'action méritoire du Christ s'étend à tous ses membres mystiques on raison de leur capacité proportionnelle.

C'est pourquoi il n'est, pas nécessaire que les autres hommes puissent mériter pour leurs semblables, comme le Christ.

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Il faut répondre au troisième, que, comme le péché d'Adam n'arrive aux autres hommes que par la génération charnelle; de même le mérite du Christ ne découle sur eux que par la génération spirituelle qui a lieu dans le baptême, et par laquelle les hommes sont incorporés au Christ (4), d'après ces paroles de saint Paul (Ga 3,27) : Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ. Et comme c'est précisément par la grâce qu'il est accordé à l'homme d'être régénéré dans le Christ, il s'ensuit que c'est d'elle que vient son salut.




QUESTION 20 : I»ES CHOSES QUI CONVIENNENT AU CHRIST SELON QU'IL A ÉTÉ SOUMIS A SON PÈRE.

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Nous avons à considérer les choses qui conviennent au Christ par rapport à son Père. Parmi ces choses il y en a qui se disent du Christ selon qu'il se rapporte à son Père, par exemple selon qu'il lui a été soumis, qu'il l'a prié, qu'il l'a servi comme piètre; et il y en a d'autres qui se disent ou qui peuvent se dire selon que son Père se l'apporte à lui; par exemple, quand son Père l'a adopté et l'a prédestiné. — Nous devons nous occuper : 1" de la soumission du Christ envers son Père; 2° de sa prière; 3" de son sacerdoce; 4° de son adoption; 5° de sa prédestination. — Sur la première de ces deux considérations il y a deux questions à faire: 1° Le Christ est-il soumis à son Père P — 2° Est-il soumis à lui-même?



ARTICLE I. — doit-on dire quel le christ est soumis à son père (2)?

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1 II semble qu'on ne doive pas dire que le Christ a été soumis à son Père. Car tout ce qui est soumis à Dieu le Père est une créature, parce que, selon l'expression de Gennade (Lib. de Ecdesiast. dogm. cap. 4), dans la Trinité il n'y a rien qui serve, ni qui soit soumis. Or, on ne doit pas dire absolument que le Christ est une créature, comme nous l'avons vu (quest. xvi, art. 8,. (hi ne doit donc pas dire non plus absolument qu'il est soumis à Dieu son Père.

2
On dit qu'une chose est soumise à Dieu par là même qu'elle est asservie à son domaine. Or, on ne peut pas dire que la nature humaine a été asservie dans le Christ. Car d'après saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. iii, cap. 21) : Nous devons savoir qu'on ne peut pas dire que la nature humaine est esclave; puisque les mots de servitude et de domination ne sont pas des noms qui fassent connaître la nature, mais des expressions relatives, comme les mots de paternité et de libation. Le Christ n'a donc pas été soumis à Dieu son Père par rapport à la nature humaine.

3
Saint Paul dit (1Co 15,28) : Quand toutes choses auront été assujetties au Fils, alors il sera lui-même assujetti à celui qui lui aura tout soumis. Or, d'après le même Apôtre (He 2,8) :Nous ne voyons pas encore maintenant que toutes choses lui aient été assujetties. Il n'a donc pas encore été soumis lui-même au Père qui lui a soumis toutes choses.

4 ils ne veulent pas qu'il soit appelé le serviteur du Verbe, parce que cette expression supposerait en lui une double personne.

(I) C'est la pensée que le concile de Trente reproduit littéralement (sess. vi, cap. 3).
(2) Tous les Pères reconnaissent que le Fils, comme homme, a été le serviteur du l'ère, niais

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Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Jn 14, 28,) : Mon Père est plus grand que moi. Et saint Augustin observe (De Trin. lib. i, cap. 7) que l'Ecriture dit avec raison que le Fils est égal au Père et que le Père est plus grand que le Fils; car on dit l'une de ces choses selon qu'il est Dieu, et on dit l'autre à cause de sa forme d'esclave, sans qu'il y ait aucune confusion. Or, le moindre est, soumis à celui qui est plus grand. Le Christ a donc été soumis à son Père, comme homme.


CONCLUSION. — Le Christ a été soumis à Dieu son Père par rapport à la bonté, la servitude et l'obéissance.

21 Il faut répondre que les choses qui sont propres à une nature conviennent à celui qui la possède. Or, la nature humaine a d'après sa condition une triple espèce de soumission à l'égard de Dieu. 1° La première est selon le degré de bonté, en ce sens que la nature divine est l'essence même de la bonté, comme on le voit par saint Denis (De div. nom,cap. 1), au lieu que la nature créée n'a qu'une participation de la bonté divine, et est en quelque sorte soumise à son rayonnement, dont elle est l'effet. 2°Lanature humaine est soumise à Dieu quant à la puissance divine, selon que la nature humaine, comme toute créature, est soumise à l'action des desseins de Dieu. 3° Elle est spécialement soumise à Dieu quant à son acte propre, en tant qu'elle obéit à ses ordres par sa volonté propre. Le Christ avoue lui-même qu'il a été soumis de ces trois manières à son Père. Il confesse qu'il l'a été de la première quand il dit (Mt 19,17) : Pourquoi m'interrogez-vous sur ce qui est boni II n'y a que Dieu qui soit bon. Saint Jérôme observe à cet égard que celui qui l'avait appelé bon Maître, et qui n'avait pas confessé qu'il était Dieu ou Fils de Dieu, apprend que l'homme, quoique saint, n'est pas bon en comparaison de Dieu; et par là il nous a fait comprendre que lui-même n'atteignait pas par sa nature humaine le degré de la bonté divine. Et parce que, selon la remarque de saint Augustin (De Trin. Iii), vi, cap. 8), pour les choses dont la grandeur ne se mesure pas sur la masse, plus grand est synonyme de meilleur, on dit que le Père est plus grand que le Christ considéré dans sa nature humaine. — On attribue au Christ la seconde espèce de soumission, dans le sens qu'on croit que tout ce qui a été fait à l'égard de l'humanité du Christ est résulté de la volonté de Dieu. D'où saint Denis dit (De coel. hier. cap. -i) que le Christ est soumis aux ordres de Dieu son Père. Cette soumission est la soumission de servitude, d'après laquelle toute créature sert Dieu étant soumise à ses ordres, suivant cette pensée du Sage (Sg 16,24): La créature vous sert comme son auteur. C'est en ce sens qu'il est dit que le Fils de Dieu a reçu la forme de l'esclave (Ph 2). Enfin il s'attribue à lui-même la troisième espèce de soumission en disant (Jn 8,29) : Je fais toujours ce qui lui est agréable. Il a pratiqué celte soumission d'obéissance envers son Père jusqu'à la mort. D'où l’Apôtre dit (Ph 2,8) qu'«Y a été obéissant envers son Père jusqu'à la mort (1).

parce qu'ils établissaient en lui une soumission, non pas en raison de la nature, mais en raison de la personne. Vasqucz a cru à tort que le sentiment des thomistes avait été par là condamur.

(I) A» comité de Francfort et dans la lettre du pape Adrien 1" contre Felix d'trgelct Elipand de Tolède, on trouve des passages qui reprochent à ces évfiqucs d’avoir employé le mot de serviteur en parlant du Christ; mais ou les enblûme,

31 II faut répondre au premier argument, que comme on ne doit pas croire simplement que le Christ est une créature, mais qu'on doit l'entendre seulement par rapport à la nature humaine, soit qu'on détermine ce sens, soit qu'on ne le détermine pas, comme nous l'avons dit (quest. xvi, art. 8) ; de même on ne doit pas comprendre simplement que le Christ est soumis à son Père, mais on doit l'entendre seulement par rapport à la nature humaine, quand même cette restriction ne serait pas ajoutée. Mais il est plus convenable de l'exprimer pour éviter l'erreur d'Arius qui a supposé, moindre que le Père.

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Il faut répondre au second, que la relation de servitude et de domination est fondée sur l'action et la passion, en tant qu'il appartient au serviteur d'être mû par le maître selon ses ordres. L'action ne s'attribue pas à la nature, comme à l'agent, mais à la personne; car les actes appartiennent aux suppôts et aux individus, d'après Aristote [Met. Iii), i, cap. 1). Toutefois l'action s'attribue à la nature comme au principe par lequel la personne ou l'hypostase agit. C'est pourquoi, quoiqu'on ne dise pas proprement que la nature soit reine ou esclave ; cependant on peut dire dans le sens propre que toute hypostase ou toute personne est maîtresse ou esclave par rapport à telle ou 'telle nature. Ainsi rien n'empêche de dire que le Christ est soumis au Père ou qu'il est son esclave par rapport à la nature humaine.

33
Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (De Tria. lib. i, cap. 8), le Christ livrera le royaume à Dieu et au Père, alors qu'il conduira à la gloire les justes dans lesquels il règne maintenant par la foi, c'est-à-dire lorsqu'il leur fera voir l'essence divine commune au Père et au Fils. Dans ce temps-là il sera totalement soumis à son Père non-seulement en lui-même, mais encore dans ses membres, par la pleine participation de la bonté divine. Alors toutes les choses lui seront aussi pleinement soumises par l'accomplissement final de sa volonté sur elles, quoiqu'elles lui soient toutes soumises maintenant quant à la puissance, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 28 Mt 20) : Toute puissance m'a été donnée dans le ciel et sur la terre.



ARTICLE II — LE CHRIST a-T-IL ÉTÉ SOUMIS A LUI-MÊME (1)?

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1 Il semble que le Christ ne soit pas soumis à lui-même. Car saint Cyrille dit dans la lettre qu'a reçue le concile d'Ephèse (gen. iii, part, i, cap. 26) : Le Christ n'est ni son serviteur, ni son maître; car c'est une fatuité ou plutôt une impiété que de le dire et de le penser. C'est aussi ce qu'affirme saint Jean Damascène, en disant (Orth. fid. lib. iv, cap. 21) : Le Christ n'étant qu'un seul être ne peut être ni l'esclave, ni le maître de lui-même. Or, on ne dit le Christ, l'esclave du Père qu'en tant qu'il lui est soumis. Le Christ n'est donc pas soumis à lui-même.

2
L'esclave se rapporte au maître. Or, il n'y a pas de relation entre un individu et lui-même ; d'où saint, Hilaire dit (De Trin. lib. iii) qu'il n'y a rien qui soit semblable ou égal à lui-même. On ne peut donc pas dire que le Christ est l'esclave de lui-même, ni par conséquent qu'il est soumis à lui- même.

3
Comme l'âme raisonnable elle corps ne forment qu'un seul homme, de même Dieu et l'homme ne forment qu'un seul Christ, d'après saint Athanase (in symb. fid.). Or, on ne dit pas que l'homme est soumis à lui-même, ni qu'il est l'esclave de lui-même, ni qu'il est plus grand que lui-même, parce que son corps est soumis à son âme. On ne dit donc pas non plus que le Christ est soumis à lui-même parce que son humanité est soumise à sa divinité.

4
lieu de l'entendre delà nature. Saint Cyrille a porté contro cette subtilité son sixième aua- thémc.

(t) Cet article a pour objet de dévoiler mie équivoque de Nestorius, qui prétendait que le Christ était soumis ii lui-même, et qui entendait cette soumission de la part de la personne, au

1 Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. i, cap. 7) : La vérité montre que selon le mode d'après lequel le Père est plus grand que le Christ, c'est-à-dire par rapport à la nature humaine, le Fils est également inférieur à lui-même.

2
Selon l'argumentation du même docteur, la forme du serviteur a été prise par le Fils de Dieu de manière à ne pas perdre la forme de Dieu. Or, d'après la forme de Dieu qui est commune au Père et au Fils, le Père est plus grand que le Fils par rapport à la nature humaine. Le Fils est donc plus grand que lui-même sous ce rapport.

3
Le Christ, d'après sa nature humaine, est le serviteur de Dieu le Père, suivant ce passage de saint Jean (Jn 20,17) : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. Or, quiconque est le serviteur du Père est le serviteur du Fils; autrement tout ce qui appartient au Père n'appartiendrait pas au Fils. Le Christ est donc son propre serviteur et est soumis à lui-même.


CONCLUSION. — Le Christ n'est pas soumis à lui-même, si le domaine et la soumission se rapportent à la personne divine, mais il est soumis à lui-même par rapport à la nature humaine.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 2), on attribue à la personne ou à l'hypostase de dominer et de servir d'après sa nature. Par conséquent, quand on dit que le Christ est le maître ou le serviteur de lui-même, ou que le Verbe de Dieu est le maître de l'Homme-Christ, cette phrase peut s'entendre de deux manières : 1° On peut l'entendre d'une autre hypostase ou d'une autre personne, comme si la personne du Verbe de Dieu qui commande était autre que celle de l'homme qui obéit; ce qui appartient à l'hérésie de Nestorius. D'où il est dit dans la condamnation de cet hérésiarque au concile d'Ephèse (Past. iii, cap. 1, analh. 6) : Si quelqu'un dit que Dieu ou le Seigneur est le Verbe du Christ procédant de Dieu le Père, et ne confesse pas plutôt que c'est le même qui est tout à la fois Dieu et homme, comme étant le Verbe fait chair, d'après les saintes Ecritures, qu'il soit anathème. Saint Cyrille et saint Jean Damascène nient de cette manière (toc. in arg. 1 cit.), et l'on doit nier avec eux dans le même sens que le Christ soit inférieur, ou qu'il soit soumis à lui-même. 2° On peut l'entendre selon la diversité des natures dans une même personne ou clans une même hypostase. Ainsi nous pouvons dire que selon l'une de ces natures qui lui est commune avec le Père, il commande et il domine simultanément avec lui (1); mais que, par rapport à l'autre nature qui lui est commune avec nous, il doit obéir et servir, et c'est dans ce sens que saint Augustin dit [toc. sup. cit.) que le Fils est inférieur à lui-même. — Cependant il faut savoir que le nom de Christ étant un nom de personne, comme le mot Fils, on peut dire du Christ par elles-mêmes et absolument les choses qui lui conviennent en raison de sa personne qui est éternelle ; et surtout les relations qui paraissent appartenir plus proprement à la personne, ou à l'hypostase. Quant aux choses qui lui conviennent selon la nature humaine, elles doivent plutôt lui être attribuées avec détermination, Ainsi nous dirons absolument que le Christ est très-grand, qu'il est le Seigneur et qu'il préside; mais si nous disons qu'il est sujet, esclave ou moindre, nous devons le faire avec détermination (2), c'est-à-dire selon sa nature humaine.

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Il faut répondre au premier argument, que saint Cyrille et saint Jean Damascène nient que le Christ soit le Seigneur de lui-même, selon aue celte

(i) Le Fils ayant la même puissance quo le Père, par là même qu’il est soumis au l'ère, en raison de sa nature humaine, il est soumis à lui- même tous le même rapport.

(2) C'est-à-dire il faut ajouter qu’il est ainsi selon sa nature humaine.

expression implique la pluralité de suppôts qui est nécessaire pour que quelqu'un soit absolument mal ire d'un autre.

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II faut répondre au second, qu'absolument il faut que le maître soit autre que l'esclave. Cependant il peut y avoir une raison de domination et de servitude, selon que le même individu peut être le maître et l'esclave de lui- même sous des rapports différents (4).

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II faut répondre au troisième, qu'à cause des différentes parties de l'homme, dont l'une est supérieure et l'autre inférieure, Aristote dit (Eth. lib. v, cap. ult.) qu'il y a la justice de l'homme envers lui-même, en tant que l'irascible et le concupiscite obéissent à la raison. Dans le même sens on peut donc dire que le même homme est soumis à lui-même et qu'il est son serviteur par rapport aux différentes parties de son être.

A l'égard des autres arguments, la réponse est évidente d'après ce que nous avons dit. Car saint Augustin affirme que le Fils est moindre que lui- même ou qu'il est soumis à lui-même d'après la nature humaine, mais non selon la diversité des suppôts.




QUESTION 21: DE LA PRIÈRE DU CHRIST.

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III Pars (Drioux 1852) 382