III Pars (Drioux 1852) 664

ARTICLE IV. — la conception du christ a-t-elle été naturelle ou miraculeuse ?

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1 Il semble que la conception du Christ ait été naturelle. Car selon la conception de la chair le Christ est appelé le fils de l'homme. Or, il est le fils véritable et naturel de l'homme, comme il est le Fils véritable et naturel de Dieu. Sa conception a donc été naturelle.

2
Aucune créature ne produit une opération miraculeuse. Or, la conception du Christ est attribuée à la bienheureuse Vierge qui est une pure créature. Car on dit que la Vierge a conçu le Christ. Il semble donc que sa conception ne soit pas miraculeuse, mais naturelle.

3
Pour qu'un changement soit naturel, il suffit que le principe passif soit naturel, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 4). Or, le principe passif a été naturel de la part de la mère dans la conception du Christ, comme on le voit (ibid.). La conception du Christ a donc été naturelle.

20
Mais c'est le contraire. Saint Denis dit (in Epist, ad Canon, iv) : Le Christ opérait d'une manière surhumaine les choses qui appartiennent à l'homme, comme le prouve sa conception surnaturelle d'une vierge.


CONCLUSION. — Quoique la conception du Christ ait été naturelle par rapport à la matière, elle a été cependant miraculeuse et surnaturelle absolument par rapport à Dieu qui l'a opérée.

21
Il faut répondre que, comme le dit saint Ambroise (Lib. de ineam. cap. 6), vous trouverez dans ce mystère beaucoup de choses qui sont conformes à la nature, et vous en trouverez aussi beaucoup qui sont au-dessus d'elle. Car si nous considérons ce qu'est la conception par rapport à la matière que la mère a fournie, elle est tout à fait naturelle. Mais si nous considérons ce qu'elle est par rapport à la vertu active, elle est tout à fait miraculeuse. Et parce qu'on juge chaque chose plutôt selon la forme que selon la matière, et selon l'agent que selon le patient; il s'ensuit que la conception du Christ doit être dite absolument miraculeuse et surnaturelle, mais seulement naturelle sous un rapport.

31
Il faut répondre au premier argument, qu'on dit que le Christ est le fils naturel de l'homme dans le sens qu'il a véritablement la nature humaine, par laquelle il est le fils de l'homme, quoiqu'il l'ait eue miraculeusement; comme un aveugle qui a recouvré la lumière voit naturellement par la puissance visuelle qu'il a reçue par miracle.

32
Il faut répondre au second, que la conception est attribuée à la bienheureuse Vierge, non comme à son principe actif, mais parce qu'elle a fourni la matière pour la conception du Christ, et que c'est dans son sein qu'il a été conçu.

33
Il faut répondre au troisième, que le principe passif naturel suffît pour produire un changement naturel, quand il est mù naturellement et selon les lois ordinaires par son principe actif propre ; mais ceci n'est pas applicable à notre thèse. C'est pourquoi on ne peut pas dire que cette conception soit absolument naturelle.

(I) C'est ce que le concile de Florence a condamné par ces paroles : Sacrosancta romana r. cdesia damnat Ebionem, Cerinthum, Mar- ci onem, Paulum Samosatenum, Photinum, omnes qui similiter blasphemantes , qui Je- sum ihrutum esse verum. Deum nec,avérant ¦ ipsum purum hominem confitentes : qui divina! grátiae participatione majori quam sanctioris vitae merito suscepisset, divinus homo diceretur.
(2) Le mouvement est descendant, au lieu d'être ascendant.


QUESTION 34 DE LA PERFECTION DE L'ENFANT QUI A ÉTÉ CONÇU.

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Nous devons ensuite considérer la perfection de l'enfant qui a été conçu. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Le Christ a-t-il été sanctifié par la grâce au premier instant de la conception ? — 2" A-t-il eu l'usage du libre arbitre dans le même instant ? — 3° A-t-il pu mériter au même instant ? — 4° A-t-il vu pleinement l'essence divine ?


ARTICLE I. — le christ a-t-il été sanctifié tar la grâce au premier instant de sa conception?

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1 Il semble que le Christ n'ait pas été sanctifié dans le premier instant de sa conception. Car l’Apôtre dit (
1Co 15,46) : Ce n'est pas le corps spirituel qui a été formé le premier, mais ça été le corps animal et ensuite le corps spirituel. Or, la sanctification de la grâce appartient à ce qui est spirituel. Le Christ n'a donc pas perçu immédiatement dès le commencement de sa conception la grâce sanctifiante, mais après un certain espace de temps.

2 La sanctification paraît être la purification du péché, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 6,2) : Vous avez été autrefois des pécheurs, mais vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés. Or, le péché n'a jamais existé dans le Christ. Il ne lui a donc pas convenu d'être sanctifié par la grâce.

3 Comme par le Verbe de Dieu toutes les choses ont été faites, de même tous les hommes qui sont saints ont été sanctifiés par le Verbe incarné, d'après ces paroles de saint Paul [Hebr, 2, 2) : C'est lui qui sanctifie, et ceux qui sont sanctifiés le sont tous par lui seul. Or, le Verbe de Dieu, par lequel toutes les choses ont été faites, n'a pas été fait, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. i, cap. 6). Le Christ, par lequel tous les hommes sont sanctifiés, ne l'a donc pas été.

20
Mais c'est le contraire. L'Ecriture dit (Lc 1,35) : Le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu. Et ailleurs (Jn 10,36) : Le Père l'a sanctifié et l'a envoyé dans le monde.


CONCLUSION. — Puisque le corps du Christ a été animé et qu'il a été pris par le Verbe de Dieu au premier instant de sa conception, il a eu nécessairement au même instant la plénitude de toutes les grâces par laquelle son amo et sou corps ont été sanctifiés.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. vii, art. 1), l'abondance de la grâce qui sanctifie l'âme du Christ découle de l'union même du Verbe, d'après ces paroles de l'Evangile (Jn 1,14) : Nous avons vu sa gloire qui est comme la gloire du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. Or, nous avons montré (quest. préc.) que dans le premier instant de sa conception le corps du Christ a été animé et pris par le Verbe de Dieu.

D'où il suit que le Christ a eu dans le premier instant de sa conception la plénitude de la grâce qui sanctifie son âme et son corps.

31 Il faut répondre au premier argument, que cet ordre que l’Apôtre établit en cet endroit se rapporte à ceux qui parviennent à l'état spirituel en progressant. Mais dans le mystère de l'Incarnation on considère plutôt la plénitude divine qui descend dans la nature humaine, que le progrès de la nature humaine qu'on envisagerait comme une chose préexistante qui s'élève vers Dieu. C'est pourquoi dans le Christ, considéré comme homme, la spiritualité a été parfaite dès le commencement.

32
Il faut répondre au second, qu'être sanctifié c'est devenir saint. Or, on devient une chose quelconque, non-seulement en partant de son contraire, mais encore de ce qui lui est opposé négativement ou privativement. C'est ainsi qu'on devient blanc en partant du noir ou de ce qui n'est pas blanc. Pour nous, de pécheurs que nous sommes, nous devenons saints. Et ainsi notre sanctification consiste à nous délivrer du péché. Mais le Christ, comme homme, est devenu saint, parce qu'il n'a pas eu toujours cette sainteté de la grâce. Cependant il n'est pas devenu saint de pécheur qu'il était, parce que le péché n'a jamais été en lui ; mais il est devenu saint, après ne l'avoir pas été comme homme, non d'une manière privative, c'est-à-dire de telle sorte qu'il ait été homme un jour sans avoir été saint ; mais d'une manière négative, c'est-à-dire parce que quand il n'a pas été homme, il n'a pas eu la sainteté humaine. C'est pourquoi il s'est fait tout à la fois homme et saint. C'est ce qui fait dire à l'ange (Lc 1) : Le saint qui naîtra de vous; ce que saint Grégoire explique en disant (il/or. lib. xviii, cap. 27) : Il affirme que Jésus naitra saint pour distinguer sa sainteté de la n être ; car pour nous, si nous devenons saints, nous ne naissons cependant pas tels, parce que nous sommes astreints à la condition de notre nature corruptible. Il n'y a que celui qui n'a pas été conçu par l'union charnelle qui soit né véritablement saint.

33 Il faut répondre au troisième, que le Père crée par le Fils d'une autre manière que la Trinité tout entière produit la sanctification des hommes par le Christ, comme homme. Car le Verbe de Dieu a la même vertu et la même opération que Dieu le Père. Par conséquent le Père n'opère pas par le Fils, comme par un instrument qui meut, parce qu'il est mû, au lieu que l'humanité du Christ est comme l'instrument de la divinité, ainsi que nous l'avons dit (quest. xiii, art. 3). C'est pourquoi elle est sanctifiante et sanctifiée.



ARTICLE II — le christ a-t-il eu l'usage du libre arbitre dès le premier instant de sa conception?

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1 Il semble que le Christ comme homme n'ait pas eu l'usage de son libre arbitre dès le premier instant de sa conception. Car l'être d'une chose existe avant son action ou son opération. Or, l'usage du libre arbitre est une opération. Par conséquent, puisque l'âme du Christ a commencé d'être dans le premier instant de sa conception, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc.), il semble impossible qu'il ait eu dès lors l'usage de son libre arbitre.

2
L'usage du libre arbitre est l'élection. Or, l'élection présuppose la délibération du conseil. Car Aristote dit (Eth. lib. iii, cap. 3) que l'élection appartient à l'appétit conseillé à l'avance. Il semble donc impossible que dans le premier instant de sa conception le Christ ait eu l'usage de son libre arbitre.

3
Le libre arbitre est la faculté de la volonté et de la raison, comme nous l'avons vu (part. I, lib. lxxxiii, art. 3), et par conséquent l'usage du libre arbitre est l'acte de la volonté et de la raison ou de l'intellect. Or, l'acte de l'intellect présuppose l'acte des sens qui ne peut avoir lieu sans la disposition convenable d'organes qui ne paraissent pas avoir existe dans le premier instant de la conception du Christ. Il semble donc que le Christ n'ait pas pu avoir l'usage du libre arbitre dans le premier instant de sa conception.

20
Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. Trin. id. hab. Greg. in Regist. lib. ix, Ep 61) : Dès que le Verbe est entré dans le sein de la Vierge, tout en conservant la vérité de sa propre nature, il s'est fait chair et homme parfait. Or, un homme parfait a l'usage de son libre arbitre. Le Christ a donc eu dès le premier instant de sa conception l'usage du libre arbitre.


CONCLUSION. — Puisque le Christ, au premier instant de sa conception, a eu une âme parfaite, ii a eu au même instant l'usage de son libre arbitre.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. vii, art. 12, et quest. xix, art. 3, et quest. xxxiii , art. 3 ad 3), la perfection spirituelle convient à la nature humaine que le Christ a prise ; il n'y a pas fait de progrès, mais il l'a eue immédiatement dès le commencement. Quant à la perfection dernière, elle ne consiste pas dans la puissance ou l'habitude, elle ne consiste que dans l'opération. D'où Aristote dit (De anima, lib. ii, text. 5) que l'opération est un acte second (1). C'est pourquoi il faut dire que le Christ dans le premier instant de sa conception a eu les opérations de l'âme qu'on peut avoir instantanément. Or, telle est l'opération de la volonté et de l'intellect dans laquelle consiste l'usage du libre arbitre. Car tout à coup et instantanément l'opération de l'intellect et de la volonté est rendue parfaite plutôt que la vision corporelle, parce que comprendre, vouloir et sentir n'est pas un mouvement qui soit l'acte d'un être imparfait (qui se perfectionne successivement), mais c'est l'acte d'un être déjà parfait (2), comme on le voit (De anima,, lib. iii, text. 28). C'est pourquoi il faut dire que le Christ au premier instant de sa conception a eu l'usage du libre arbitre.

31
Il faut répondre au premier argument, que l'être existe naturellement avant l'action; cependant il n'est pas avant d'une priorité de temps, mais quand l'agent a un être parfait, son action commence simultanément avec son être, à moins qu'il n'y ait quelque obstacle. Ainsi quand le feu est produit, il commence tout à la fois à échauffer et à éclairer. Mais réchauffement n'est pas produit instantanément, il lui faut une succession de temps ; au lieu que l'illumination est parfaite instantanément. L'usage du libre arbitre est une opération de ce genre, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

32
Il faut répondre au second, que quand le conseil ou la délibération est terminée, l'élection peut avoir lieu simultanément. Mais ceux qui ont besoin de consulter et de délibérer, une fois leur délibération terminée, ils sont d'abord certains à l'égard des choses qu'ils doivent choisir. C'est pour cela qu'ils ne les choisissent pas immédiatement (3). D'où il est évident que la délibération du conseil n'est préalablement exigée pour l'élection que parce qu'on recherche ce dont on n'est pas certain. Mais, comme le Christ a eu dans le premier instant de sa conception la plénitude de la grâce sanctifiante, de même il a eu la plénitude de la connaissance de la vérité, d'après cette parole de saint Jean (Jn 1,44) : Il était plein de grâce et de vérité. Ainsi, parce qu'il était certain de toutes choses, il a donc pu choisir immédiatement et d'une manière instantanée.

(2) C'est un acte spirituel qui échappe par là même aux conditions de temps, plutôt que le mouvement corporel), qui est nécessairement successif.
(3) Parce qu'il faut avant tout qu'ils acquièrent cette certitude.

33 II faut répondre au troisième, que l'intellect du Christ pouvait comprendre d'après la science infuse, même sans faire usage des images sensibles, comme nous l'avons vu (quest. vi, art. 1 ad 2, et art. 2). L'opération de la volonté et de l'intellect pouvait donc exister en lui sans l'opération des sens. Cependant il a pu avoir dès le premier instant de sa conception l'opération des sens, surtout pour ce qui regarde le sens du tact. Par ce sens l'enfant conçu sent dans la mère, avant d'avoir une âme raisonnable, comme le dit Aristote (De gen. anim. lib. ii, cap. 3 et cap. 4). Ainsi puisque le Christ a eu dans le premier instant de sa conception une âme raisonnable, son corps étant déjà formé et organisé, à plus forte raison dans le même instant pouvait-il opérer parle tact.



ARTICLE III. — le christ dans le premier instant de sa conception a-t-il pu mériter?

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1 Il semble que le Christ dans le premier instant de sa conception n'ait pas pu mériter. Car, comme le libre arbitre se rapporte au mérite, de même il se rapporte au démérite. Or, le diable dans le premier instant de sa création n'a pas pu pécher, comme nous l'avons vu (part. I, quest. lxiii, art. 5). L'âme du Christ n'a donc pas pu mériter dans le premier instant de sa création, qui a été le premier instant de sa conception.

2
Ce que l'homme possède dans le premier instant de sa conception paraît lui être naturel, parce que c'est à cela que se termine sa génération naturelle. Or, nous ne méritons que par nos moyens naturels, comme on Je vois d'après ce que nous avons dit (la 2", quest. xxiv, art. i ad 3, et 2-2", quest. cl viii, art. 2 ad 1). Il semble donc que l'usage du libre arbitre que le Christ a eu, comme homme, dans le premier instant de sa conception, n'ait pas été méritoire.

3
Ce que l'on a une fois mérité, on l'a fait sien d'une certaine manière; et par conséquent il ne semble pas qu'on puisse le mériter de nouveau, parce que personne ne mérite ce qui est à soi. Par conséquent, si le Christ a mérité dans le premier instant de sa conception, il s'ensuit qu'il n'a rien mérité ensuite : ce qui est évidemment faux. Il n'a donc pas mérité alors.

20
Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Paternis, Sup. Exod. cap. 40) qu'il n'a pas été possible au Christ de progresser relativement au mérite de l'âme. Or, il aurait pu croître en mérite, s'il n'avait pas mérité dans le premier instant de sa conception. Il a donc alors mérité.


CONCLUSION. — Puisque le Christ a clé sanctifié dans le premier instant de sa conception pour être le sanctificateur des autres, on doit dire qu'il a mérité dans le même instant.

21
Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. i huj. quaest.), le Christ a été sanctifié par la grâce dès le premier instant de sa conception. Or, il y a deux sortes de sanctification : celle des adultes qui sont sanctifiés d'après leur acte propre; et celle des enfants qui ne sont pas sanctifiés d'après leur propre acte de foi, mais d'après la foi de leurs parents ou de l'Eglise. La première sanctification est plus parfaite que la seconde, comme l'acte est plus parfait que l'habitude, et ce qui est par soi plus parfait que ce qui est par un autre. Ainsi la sanctification du Christ ayant été la plus parfaite (parce qu'il a été sanctifié de manière à être le sanctificateur des autres), il s'ensuit qu'il a été sanctifié selon le mouvement propre de son libre arbitre vers Dieu; et comme ce mouvement du libre arbitre est méritoire, il s'ensuit que le Christ a mérité dès le premier instant de sa conception.

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Il faut répondre au premier argument, que le libre arbitre ne se rapporte pas au bien et au mal de la même manière. Car il se rapporte au bien par lui-même et naturellement, au lieu qu'il se rapporte au mal par suite de son imperfection et en dehors de la nature. Or, comme le dit Aristote (De caelo, lib. n, text. 18), ce qui est en dehors de la nature est postérieur à ce qui lui est conforme; parce que ce qui est contre le dessein de la nature est une dépravation de ce qui lui est conforme. C'est pourquoi le libre arbitre de la créature peut au premier instant de sa création se porter vers le bien en méritant, mais non se porter vers le mal en péchant, pourvu toutefois que la nature soit intègre (1).

32
Il faut répondre au second, que ce que l'homme possède dès le commencement de sa création, selon le cours commun de la nature, lui est naturel. Cependant rien n'empêche qu'une créature au commencement de sa création ne reçoive de Dieu quelque bienfait de la grâce (2). Et c'est ainsi que l'âme du Christ a reçu au commencement de sa création la grâce par laquelle elle peut mériter, et c'est pour cette raison qu'on dit par analogie que cette grâce est naturelle au Christ, comme on le voit dans saint Augustin (Ench. cap. 40).

33
Il faut répondre au troisième, que rien n'empêche qu'une chose n'appartienne au même sujet pour des causes différentes. Ainsi le Christ a pu mériter par des actes postérieurs et par ses souffrances la gloire de l'immortalité qu'il a méritée dès le premier instant de sa conception, non pour qu'elle lui fût due davantage (3), mais pour qu'elle lui fût due à plusieurs titres.

(1) Car quand la nature n'est pas intègre, c'est le contraire qui arrive, comme on le voit par no



ARTICLE IV. — LE CHRIST A-T-IL JOUI DE LA PARFAITE VISION DE DIEU DÈS LE

PREMIER INSTANT DE SA CONCEPTION ?

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1 Il semble que le Christ n'ait pas joui de la parfaite vision de Dieu dans le premier instant de sa conception. Carie mérite précède la récompense comme la faute la peine. Or, le Christ a mérité dans le premier instant de sa conception, comme nous l'avons dit (art. préc.). Par conséquent puisque la vision de l'essence divine est la récompense principale (4), il semble que le Christ n'ait pas dû en jouir dans le premier instant de sa conception.

2
Le Seigneur dit lui-même (Lc 24 Lc 26) : Il a fallu que le Christ souffrit ces choses et qu'il entrât ainsi dans la gloire. Or, la gloire appartient à l'état de celui qui voit l'essence divine. Le Christ n'a donc pas été dans cet état au premier instant de sa conception, quand il n'avait pas encore souffert sa passion.

3 Ce qui ne convient ni à l'homme ni à l'ange paraît être propre à Dieu, et par conséquent il ne convient pas au Christ comme homme. Or, il ne convient ni à l'homme, ni à l'ange d'être toujours heureux; car s'ils avaient été créés tels, ils n'auraient pas péché ensuite. Le Christ comme homme n'a donc pas été heureux au premier instant de sa conception.

été le même; en nous, pour qu'il y ait progrès dans le mérite, il faut qu'il y ait progrès dans la charité.

(4) La vision de Dieu est une récompense pour les autres hommes, mais pour le Christ elle n'en était pas une , parce qu'elle découlait do l'union hypostastique de sa nature humaine avec le Verbe de Dieu, et qu'elle n'était pas l'effet d'une de ses opérations, comme le mérite.

20
Mais c'est le contraire. Le Psalmiste dit (Ps 64,5) : Heureux celui que vous avez choisi et que vous avez pris; ce qui, d'après la glose (ord. Ju(j.), se rapporte à la nature humaine du Christ qui a été prise par le Verbe de Dieu pour ne l'aire qu'une personne avec lui. Or, dans le premier instant de sa conception la nature humaine a été prise par le Verbe de Dieu dans l'unité de la personne. Le Christ a donc joui comme homme de la béatitude dans le premier instant de sa conception.


CONCLUSION. — Puisque le Christ a reçu la grâce sans mesure dans le premier instant de sa conception, il a joui dès lors de la béatitude en voyant Dieu dans son essence plus clairement que tous les autres.

21 Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc.), il n'a pas été convenable que le Christ reçût dans sa conception la grâce habituelle seule sans l'acte; car il a reçu la grâce sans mesure, comme nous l'avons vu (quest. vu, art. 9, 40 et 42). Or, la grâce de voyageur étant inférieure à la grâce de celui qui est dans la béatitude, on la reçoit dans une mesure moindre que cette dernière. D'où il est évident que le Christ dès le premier instant de sa conception a reçu une grâce non- seulement aussi grande que ceux qui jouissent de la vue de Dieu, mais il a reçu encore une grâce bien supérieure à eux. Et comme cette grâce n'a pas été sans l'acte, il s'ensuit qu'il a joui en acte de la béatitude, en voyant Dieu dans son essence plus clairement que toutes les autres créatures.

31
Il faut répondre au ¦premier argument, que, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 3), le Christ n'a pas mérité la gloire de l'âme d'après laquelle on dit qu'il jouit de la béatitude, mais il a mérité la gloire du corps à laquelle il est parvenu par sa passion.

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La réponse au second argument est par là même évidente.

33
Il faut répondre au troisième, que le Christ, par là même qu'il a été Dieu et homme, a eu dans son humanité quelque chose de plus que les autres créatures; ainsi il a été heureux immédiatement dès le commencement.





QUESTION 35: DE LA NAISSANCE DU CHRIST.

700

Après avoir parlé de la conception du Christ, nous devons nous occuper de sa naissance. — Nous traiterons : 1° de sa naissance elle-même; T de sa manifestation. — Sur sa naissance huit questions se présentent : 1° La naissance appartient-elle à la nature ou à la personne ? — 2° Doit-on attribuer au Christ une autre naissance que sa naissance éternelle? — 3° La bienheureuse Vierge a-t-elle été sa mère d'après la naissance temporelle? — 4° Doit-on l'appeler mère de Dieu? — 5u Le Christ est-il le Fils de Dieu le Père et de la vierge Marie d'après ses deux filiations ? — c° Du mode de la naissance du Christ. — 7° De son lieu. — 8° De son temps.



ARTICLE I. — la naissance doit-elle être attribuée à la nature ou à la personne (4)?

701
qui natus est Rex Judoeorum ? (Luc. ii) : Natus est vobis Salvator. (
Jn 16) : Natus est homo in mundum.

H) C'est de la personne, et non de la nature, qu'il est dit dans le symbole : Qui conceptus est et natus exMariâ Virgine, et dans l'Ecriture (Mt 2) : Cum natus esset Jésus... Ubi est

1 Il semble que la naissance convienne à la nature plutôt qu'à la personne. Car saint Augustin dit (Fulgentius, Lib. de fide ad Petrum, cap. 2) : La nature éternelle et divine ne pouvait être conçue et naître de la nature humaine que selon la vérité de cette dernière nature. Si donc il convient à la nature divine d'être conçue et de naître en raison de la nature humaine, à plus forte raison cette même chose convient-elle à la nature humaine.

2 D'après Aristote (Met. Iii), v, text. 5), le mot de nature vient du mot naître. Or, les dénominations reposent sur une convenance de similitude. Il semble donc que la naissance appartienne plus à la nature qu'à la personne.

3
Ce qui commence à exister par la naissance naît dans le sens propre. Or, ce n'est pas la personne du Christ, mais c'est sa nature humaine qui a commencé à exister par sa naissance. Il semble donc que la naissance proprement dite appartienne à la nature et non à la personne.

20
Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit [Orth. fid. lib. m, cap. 2, 3 et 4) : La naissance appartient à l'hypostase et non à la nature.


CONCLUSION. — La naissance est attribuée à la personne divine comme au sujet qui nait, et à la nature comme à son terme.

21
Il faut répondre que la naissance peut être attribuée à quelqu'un de deux manières : 1° comme au sujet; 2° comme au ternie. Elle est attribuée à la chose qui naît comme à son sujet; et ce qui naît est proprement l'hypostase et non la nature. Car puisque naître c'est   être  engendré, comme une chose est engendrée pour qu'elle soit, de même elle naît pour qu'elle soit aussi. Or, l'être appartient en propre à la chose qui subsiste : car la forme qui ne subsiste pas ne reçoit le nom d'être qu'autant que par elle quelque chose existe. La personne ou l'hypostase désignant une chose qui subsiste, et la nature désignant la forme par laquelle elle subsiste, il s'ensuit que la naissance s'attribue proprement à la personne ou à l'hypostase comme au sujet qui nait, tandis qu'elle ne s'attribue à la nature que comme à son terme. Car le terme d'une génération et d'une naissance quelconque est la forme, et c'est la forme que la nature exprime. Ainsi on dit que la naissance est la voie qui tend à la nature, d'après Aristote (Phys. lib. n, text. 14), parce que l'intention de la nature a pour terme la forme ou la nature de l'espèce.

31
Il faut répondre au premier argument, qu'à cause de l'identité qu'il y a en Dieu entre la nature et l'hypostase, la nature se prend quelquefois pour la personne ou l'hypostase. C'est ainsi que saint Augustin dit que la nature divine a été conçue, qu'elle est née, parce que la personne du Fils a été conçue et qu'elle est née selon la nature humaine.

32
Il faut répondre au second, qu'aucun mouvement ou changement ne tire son nom du sujet qui est mû, mais du terme du mouvement auquel il emprunte son espèce. C'est pourquoi la naissance ne se dénomme pas d'après la personne qui nait, mais d'après la nature qu'elle a pour terme.

33
Il faut répondre au troisième, que la nature, à proprement parler, ne commence pas à exister, mais c'est plutôt la personne qui commence à exister dans une nature quelconque; parce que, comme nous l'avons dit (in corp. art.), la nature signifie une chose par laquelle une autre existe, au lieu que la personne indique une chose dont l'être est subsistant.



ARTICLE II — doit-on attribuer au christ une naissance temporelle (1)?

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1 Il semble qu'on ne doive pas attribuer au Christ une naissance temporelle. Car naître est en quelque sorte le mouvement d'une chose qui n'existe pas avant de naître, et qui doit au bienfait de la naissance d'exister. Or, le Christ a existé de toute éternité. Il n'a donc pas pu naître temporellement.

2
Ce qui est parfait en soi n'a pas besoin de naître. Or, la personne du Fils du Dieu a été parfaite de toute éternité. Il n'a donc pas besoin de la naissance temporelle, et par conséquent il semble qu'il ne soit pas né temporellement.

3
La naissance convient proprement à la personne. Or, dans le Christ il n'y a qu'une seule personne. Par conséquent il n'y a en lui qu'une seule naissance.

4
Ce qui a deux naissances naît deux fois. Or, il semble faux de dire : le Christ est né deux fois; parce que sa naissance, par laquelle il est né du Père, ne souffre pas d'interruption, puisqu'elle est éternelle; cependant il faudrait qu'il y en eût une pour légitimer le mot deux; car on ne dit qu'un individu court deux fois qu'autant qu'il court avec interruption. Il semble donc qu'on ne doive pas reconnaître dans le Christ deux sortes de naissance.

(1) Il est de foi contre les ariens et les prodiens que le Christ a eu deux naissances, l’une éternelle et l'autre temporelle ; c'est ce qui se trouve exprimé dans tous les symboles, et expressément défini par tous les conciles généraux (Vid. conc. V Const. et conc. Lut. sub Mart. I').

20
Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid. lib. iii, cap. 7) : Nous confessons qu'il y a dans le Christ deux naissances, l'une éternelle par laquelle il procède du Père, et l'autre par laquelle il est venu dans ces derniers temps à cause de nous.


CONCLUSION. — Puisqu'il y a dans le Christ deux natures, il est nécessaire de lui attribuer deux naissances, l'une éternelle par laquelle il procède éternellement de son Père, et l'autre temporelle par laquelle il est né de sa mère dans le temps.

21
Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la nature est à la naissance ce que le terme est au mouvement ou au changement. Or, le mouvement change selon la diversité des termes, comme on le voit par Aristote (Phys. lib. v, text. A\). Et comme dans le Christ il y a deux natures, la nature divine et la nature humaine, et qu'il a reçu l'une de son Père de toute éternité, et l'autre de sa mère temporellement; il s'ensuit qu'il est nécessaire d'attribuer au Christ deux naissances, l'une par laquelle il est né éternellement de son Père, l'autre par laquelle il est né temporellement de sa mère.

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II faut répondre au premier argument, que cette objection a été faite par un hérétique appelé Félicien, que saint Augustin réfute ainsi (Lib. cont. Felic. cap. 12) : Feignons, dit-il, comme un grand nombre le veulent, qu'il y ait dans le monde une âme générale qui vivifie ainsi toutes les semences par un mouvement ineffable; de manière que sans être identifiée avec les choses qui sont produites, elle fournisse la vie à celles qui doivent naître. Quand elle est parvenue dans le sein de la femme, pour préparer la matière conformément à ses fins, elle fait que ce qui n'a pas la même substance qu'elle ne forme plus qu'une personne avec elle, et par l'activité de l'âme et la passivité de la matière, il arrive que les deux substances ne font qu'un seul homme. C'est ainsi que nous disons que l'âme naît de la femme, quoique pour ce qui la regarde elle n'ait pas été absolument inexistante avant de naître. Ainsi donc, et d'une manière beaucoup plus sublime, le Fils de Dieu est né comme homme de sa mère, de la même façon qu'on dit que l'âme naît avec le corps, non parce qu'ils ont l'un et l'autre la même substance, mais parce que de l'un et de l'autre il ne se fait qu'une seule personne. Nous ne disons cependant pas que le Fils de Dieu a commencé avec sa chair, dans la crainte qu'on ne croie que sa divinité est temporelle ; et nous ne disons pas que la chair du Fils de Dieu est éternelle, de peur que l'on ne suppose qu'il n'a pas pris véritablement un corps humain, mais qu'il n'en a pris qu'une image (1).

I) Ce passage est (le Vigilo de l'apse. On a cru Knitemps que cet ouvrage était de samt Augushu,

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II faut répondre au second, que ce raisonnement a été celui de Néstorius, que saint Cyrille réfute dans une lettre (quae hab. in conc. Ephes. part, i, cap. 8), en disant : Nous ne prétendons pas que le Fils de Dieu ait eu besoin nécessairement à cause de lui d'une seconde naissance, après celle qu'il tient de son Père. Car il faut être insensé et ignorant pour dire que celui qui existe avant tous les sièges, et qui est co-éternel avec le Père, ait besoin de commencer pour exister une seconde fois. Mais il s'est uni hypos- tatiquement à cause de nous, et pour notre salut, à la nature humaine qui a procédé de la femme, et c'est pour cela qu'on dit qu'il est né charnellement.

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Il faut répondre au troisième, que la naissance appartient à la personne comme à son sujet et à la nature comme à son terme. Or, il est possible qu'il y ait plusieurs changements dans un même sujet; mais il est nécessaire qu'ils varient selon leurs termes. Toutefois nous ne disons pas cela comme si la naissance éternelle était un changement ou un mouvement; nous le disons parce qu'elle est désignée de cette manière.

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Il faut répondre au quatrième, qu'on peut dire que le Christ est né deux fois par rapport à ses deux naissances. Car, comme on dit que celui qui court en deux temps court deux fois, de même on peut dire qu'il naît deux fois celui qui naît une fois dans l'éternité et une fois dans le temps; parce que l'éternité et le temps diffèrent beaucoup plus que deux temps, quoique l'un et l'autre désignent une mesure de la durée.




III Pars (Drioux 1852) 664