III Pars (Drioux 1852) 703

ARTICLE III. — PEUT-ON DIRE D'APRÈS LA NAISSANCE TEMPORELLE DU CHRIST QUE LA BIENHEUREUSE VIERGE EST SA MÈRE (1)?

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1 Il semble qu'on ne puisse pas dire d'après la naissance temporelle du Christ que la bienheureuse Vierge est sa mère. Car, comme nous l'avons dit (quest. xxxii, art. 4;, la bienheureuse vierge Marie n'a rien opéré activement dans la génération du Christ, mais elle a seulement fourni la matière. Or cela ne suffit pas pour être mère; autrement on dirait que le bois est la mère d'un lit ou d'un escabeau. Il semble donc qu'on ne puisse appeler la bienheureuse Vierge la mère du Christ.

2
Le Christ est né miraculeusement de la bienheureuse Vierge. Or, une génération miraculeuse ne suffit pas pour qu'il y ait maternité ou filiation. Car nous ne disons pas qu'Eve a été la fille d'Adam. Il semble donc qu'on ne doive pas appeler le Christ le fils de la bienheureuse Vierge.

3
Praeterea, ad matrem pertinere videtur decisio seminis. Sed, sicut Damascenus dicit in iii lib. orth. Fid., cap. 2, circ. med., et cap. 7, corpus Christi non seminaliter, sed conditivè à Spiritu sancto formatum est. Ergo videtur quod B. Virgo non debeat dici mater Christi.

20
Mais c'est le contraire. On lit dans l'Evangile (Mt 1,17) : Telle fut la génération du Christ : Marie, sa mère, ayant épousé Joseph.


CONCLUSION. — Puisque le corps du Christ a été pris dans le sein de la Vierge et qu'il a été formé de son sang le plus pur, on dit avec raison que la bienheureuse Vierge est sa mère.

21 Il faut répondre que la bienheureuse Vierge est la mère véritable et naturelle du Christ. Car, comme nous l'avons dit (quest. v, art. 2), le corps du Christ n'a pas été apporté du ciel, ainsi que l'a supposé l'hérétique Valenti n, mais il a été pris de la Vierge mère et formé de son sang le plus pur. Et il n'en laut pas davantage pour être mère, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xxxi, art. 5). Par conséquent la bienheureuse Vierge est donc véritablement la mère du Christ.

mais Cliiffl et a démontré, de la manière la plus victorieuse, que cet ouvrage était de Vigile de Tapse, qui aimait d'ailleurs à placer ses propres écrits sous le nom des plus grands docteurs, pour leur donner plus d'autorité.

I Cet article est une réfutation de l'erreur de Valentin, qui voulait que le Christ eût apporté son corps du ciel ; d'Apelle, qui prétendait que sa chair avait été formée des éléments; d'Apollinaire, qui supposait que sa chair avait existé avant les sièges, et des mcmnonitcs, qui croyaient qu'elle était de la substance de Dieu le Père.

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Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (quest. xxxii, art. 3), la paternité ou la maternité et la libation ne conviennent pas à toute génération, mais seulement à la génération des êtres vivants. C'est pourquoi s'il y a des choses inanimées qui soient faites d'une matière quelconque, il ne s'ensuit pas pour cela qu'il y ait en eux un rapport de maternité et de filiation. Ce rapport n'existe que dans la génération des êtres vivants qui reçoit à proprement parler le nom de naissance.

32
II faut répondre au second, que, comme le dit saint Jean Damascène (Orth. fid. lib. m, cap. 1), la naissance temporelle par laquelle le Christ est né pour notre salut est d'une certaine manière conforme à nous, puisqu'il est né comme homme d'une femme et dans le temps voulu pour la conception ; mais elle est au-dessus de nous, parce qu'il est né de l'Esprit-Saint et d'une vierge sainte, en s'élevant au-dessus des lois ordinaires de la nature. Ainsi donc du côté de la mère cette naissance a été naturelle; mais par rapport à l'opération de l'Esprit-Saint elle a été miraculeuse. Par conséquent la bienheureuse Vierge est la mère véritable et naturelle du Christ.

Ad tertium dicendum quod, sicut supra dictum est, quaest. xxxii, art. 4, resolutio seminis foeminae non pertinet ad necessitatem conceptus : et ideo resolutio seminis non ex necessitate requiritur ad matrem.



ARTICLE IV. — doit-on dire que la bienheureuse vierge est la mère de dieu (4)?

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1 II semble que la bienheureuse Vierge ne doive pas être dite la mère de Dieu. Car on ne doit dire au sujet des mystères divins que ce que l'Ecriture sainte renferme. Or, on ne lit en aucun endroit qu'elle soit la mère de Dieu, mais seulement qu'elle est la mère du Christ, ou la mère de l'enfant, comme on le voit (
Mt 1). On ne doit donc pas dire que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu.

2 On dit que le Christ est Dieu selon la nature divine. Or, la nature divine n'a pas reçu de la Vierge le commencement de l'être. On ne doit donc pas dire que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu.

3
Le mot Dieu est un nom commun au Père, au Fils et à l'Esprit- Saint. Si donc la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu, il semble en résulter qu'elle est la mère du Père, du Fils et du Saint-Esprit; ce qui répugne. On ne doit donc pas dire que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu.

20
Mais c'est le contraire. Dans les anathèmes de saint Cyrille approuvés par le concile d'Ephèse (part. I, cap. 26, anath. 1), on lit : Si quelqu'un ne confesse que l'Emmanuel est véritablement Dieu, et que pour ce motif la sainte Vierge est la mère de Dieu (car elle a engendré charnellement le Verbe de Dieu fait chair), qu'il soit anathème.

à Constantinople, au concile de Latran, et l'Eglise proclame ce dogme dans ses prières publiques, et entre autres dans la Salutation angélique : Sancta Maria, Mater Dei, ora pro nobis.

(1) Cet article est contre Nestorius, Ibas d'E- desse, Théodotc et tous les antrès hérétiques qui ont prétendu qu'on ne devait pas dire que la sainte Vierge était la mère de Dieu. Cette erreur a été condamnée au premier concile d'Ephèse, au cinquième concile oecuménique, tenu


CONCLUSION. — Puisque dans le Christ l'hypostase de la nature divine et de la nature humaine qu'il a reçue de sa mère est la même, il s'ensuit que la bienheureuse Vierge est appelée véritablement la mère de Dieu, et que c'est une hérésie d'affirmer le contraire.

21
Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xvi, art. 4), tout nom signifiant in concreto une nature, peut se dire de l'hypostase de cette nature. Or, l'union de l'incarnation s'étant faite dans l'hypostase, ainsi que nous l'avons vu (quest. n, art. 2 et 3), il est évident que le mot Dieu peut se dire de l'hypostase qui a la nature humaine et la nature divine. C'est pourquoi tout ce qui convient à la nature divine ou à la nature humaine peut être attribué à cette personne, soif qu'on dise d'elle un nom qui signifie la nature divine, soit qu'on en dise un qui exprime la nature humaine. Ainsi on attribue à la personne ou à l'hypostase la conception et la naissance, selon la nature dans laquelle elle est conçue ou elle naît. Par conséquent puisque dans le principe même de la conception la nature humaine a été prise par la personne divine, ainsi que nous l'avons vu (quest. xxxiii, art. 3), il s'ensuit que l'on peut dire véritablement, que Dieu a été conçu et qu'il est né de la Vierge. Et, comme on dit qu'une femme est mère de quelqu'un parce qu'elle l'a conçu et engendré, il en résulte que la bienheureuse Vierge doit être véritablement appelée la mère de Dieu. Car on ne pourrait nier que la bienheureuse Vierge est mère de Dieu que dans le cas où l'humanité aurait été soumise à la conception et à la naissance, avant que cet homme eût été le Fils de Dieu, comme l'a prétendu Photin ; ou bien dans le cas où l'on dirait avec Nestorius que l'humanité n'aurait pas été prise de manière à ne former qu'une seule personne ou qu'une seule hypostase avec le Verbe de Dieu. Ces deux hypothèses étant erronées, il s'ensuit que c'est une hérésie de nier que la bienheureuse Vierge soit la mère de Dieu.

31
Il faut répondre au premier argument, que cette objection a été celle de Nestorius. On la résout en disant que, quoique dans l'Ecriture il ne soit pas dit expressément que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu, cependant on y trouve d'une manière expresse que Jésus-Christ est vrai Dieu, comme on le voit (1Jn 28), et que la bienheureuse Vierge (1) est la mère de Jésus-Christ (Mt 1). D'où il suit nécessairement, d'après les paroles de l'Ecriture elle-même, qu'elle est la mère de Dieu. l’Apôtre dit aussi (Hom. ix, 5) que le Christ, qui est Dieu au-dessus de tout et qui est béni dans tous les sièges, a les Juifs pour pères selon la chair. Mais comme il ne peut venir des Juifs que par l'intermédiaire de la bienheureuse Vierge, il s'ensuit que celui qui est Dieu au-dessus de tout et qui est béni dans les sièges est véritablement né de la bienheureuse Vierge comme de sa mère.

Dicit mater ejus ministeriis. [Ibid, xix) : Sta bat juxtà crucem Jesu mater ejus.

(i) (Mt 1) : De qud natus est Jésus qui vocatur Christus. (Lc 2) : Dedit mater ejus ad illum. (Jn 2) : Erat mater Jésus ibi.

32 Il faut répondre au second, que cette objection a été encore faite par Nestorius. Mais saint Cyrille la réfute dans une lettre contre cet hérésiarque (quae hab. in conc. Ephes. part. I, cap. xi, Nb 42), en disant : De même que l'âme de l'homme naît avec son propre corps, et est considérée comme ne faisant qu'un avec lui, et qu'il paraît inutile de dire que celle qui est la mère du corps n'est pas la mère de l'âme; ainsi nous reconnaissons qu'il s'est passé quelque chose de semblable dans la génération du Christ. Car le Verbe de Dieu est né de la substance de Dieu son Père ; mais parce qu'il a pris un corps, il est nécessaire de confesser qu'il est né de la femme selon la chair. Il faut donc dire que la bienheureuse Vierge est appelée la mère de Dieu, non parce qu'elle est la mère de la divinité, mais parce qu'elle est la mère selon l'humanité d'une personne qui a la divinité et l'humanité tous ensemble.

33 Il faut répondre au troisième, que le mot Dieu, quoiqu'il soit commun aux trois personnes, s'emploie cependant, tantôt pour la seule personne du Père, tantôt pour la seule personne du Fils, tantôt pour celle du Saint-Esprit, comme nous l'avons vu (quest, xvi, art. 1 et 2). Ainsi quand on dit que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu, le nom de Dieu ne s'entend que de la personne du Fils, qui s'est incarnée.



ARTICLE V. — v a-t-il dans le christ deux filiations (4)?

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1 Il semble qu'il y ait dans le Christ deux filiations. Car la naissance est la cause delà filiation. Or, il y a dans le Christ deux naissances. Il y a donc aussi en lui deux filiations.

2
La filiation d'après laquelle on dit que l'on est fils de quelqu'un, soit de la mère, soit du père, dépend en quelque façon de cette dernière personne, parce que l'être de la relation consiste à se rapporter d'une certaine manière à une chose; ce qui fait que l'un des relatifs étant détruit l'autre l'est aussi. Or, la filiation éternelle par laquelle le Christ est Fils de Dieu le Père, ne dépend pas de sa mère, parce que rien de ce qui est éternel ne dépend de ce qui est temporel. Par conséquent le Christ n'est pas le Fils de sa mère par une filiation éternelle. Alors, ou il n'en est le fils d'aucune manière, ce qui est contraire à ce que nous avons dit (art. préc.), ou bien il faut qu'il en soit le fils par une filiation temporelle. Il y a donc dans le Christ deux filiations.

3
L'un des relatifs entre dans la définition de l'autre; d'où il est évident que l'un des relatifs tire de l'autre son espèce. Or, une seule et même chose ne peut pas exister dans des espèces diverses. Il paraît donc impossible qu'une seule et même relation ait pour termes des extrêmes absolument différents. Or, on dit que le Christ est le Fils du Père éternel et d'une mère temporelle; ce qui produit des termes absolument divers. Il semble donc «pie le Christ ne puisse pas être appelé d'après la même relation le fils du Père et de la mère, et que, par conséquent, il y ait en lui deux filiations.

20
Mais c'est le contraire. Comme le dit saint Jean Damascène [Orth. fiel. lib. iii, cap. 43), les choses qui appartiennent à la nature se multiplient dans le Christ, mais il n'en est pas de même de celles qui appartiennent à la personne. Or, la filiation appartient principalement à la personne, car elle est une propriété personnelle, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (part. I, quest. xl;, art. 2,3 et 4). Il n'y a donc dans le Christ qu'une seule filiation.


CONCLUSION. — Puisqu'il y a eu dans le Christ deux naissances, il est nécessaire qu'il y ait aussi sous le même rapport deux filiations, l'une éternelle et l'autre temporelle; mais parce qu'il n'y a qu'un seul sujet de filiation, qui est la personne divine, on doit dire qu'il n'y a dans le Christ qu'une seule filiation.

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Il faut répondre qu'à cet égard il y a différentes opinions. Car les uns, considérant la cause de la filiation, qui est la naissance, mettent dans le Christ deux filiations, comme il y a deux naissances. D'autres, regardant le sujet de la filiation, qui est la personne ou l'hypostase du Fils, n'admettent dans le Christ qu'une seule filiation, comme il n'y a qu'une hypostase ou

qu'une personne (1).—Car l'unité de la relation ou sa pluralité ne se considère pas d'après les termes, mais d'après la cause ou le sujet (2). Car si on la considérait d'après les termes, il faudrait que chaque homme eût en lui deux libations, l'une par laquelle il se rapporterait à son père, et l'autre par laquelle il se rapporterait à sa mère. Mais quand on considère convenablement cette question, il est évident que c'est par la même relation que chaque individu se rapporte à son père et à sa mère, en raison de l'unité de cause. Car c'est par la même naissance que l'homme naît de son père et de sa mère, et, par conséquent, c'est par la même relation qu'il se rapporte à l'un et à l'autre (3). Il en est de même du maître qui enseigne à beaucoup de disciples la même science, et du seigneur qui gouverne différents individus qui lui sont soumis par la même puissance. Mais s'il y a des causes diverses qui diffèrent d'espèce, il semble que par suite les relations diffèrent d'espèce aussi. Par conséquent rien n'empêche qu'il n'y ait ainsi plusieurs relations différentes (4) dans le même sujet. Par exemple, quand un maître enseigne aux uns la grammaire, aux autres la logique, il n'est pas leur maître sous le même rapport. C'est pourquoi un seul et même homme peut être, sous des rapports différents, le maître de divers disciples, ou des mêmes disciples relativement à des sciences différentes. Mais il arrive quelquefois que l'on a une relation avec plusieurs individus, selon des causes diverses, quoique de la même espèce ; comme quand on est le père de divers enfants d'après différents actes de génération. Alors la paternité ne peut pas différer d'espèce, puisque les actes de la génération sont de la même espèce. Et parce que plusieurs formes de la même espèce ne peuvent pas simultanément exister dans le même sujet, il n'est pas possible qu'il y ait plusieurs paternités dans celui qui est le père de plusieurs enfants par une génération naturelle; mais il en serait autrement, s'il était père de l'un par la génération naturelle, et père de l'autre par l'adoption. — Or, il est évident que ce n'est pas par une seule et même naissance que le Christ est né du Père de toute éternité, et de sa mère dans le temps ; car cette naissance n'est pas de la même espèce que l'autre. Par conséquent, il faudrait dire que sous ce rapport (5) il y a différentes filiations, l'une temporelle et l'autre éternelle. Cependant parce que le sujet de la filiation n'appartient pas à la nature ou n'est pas une partie de la nature, mais qu'il est seulement une personne ou une hypostase, et que dans le Christ il n'y a pas d'autre hypostase ou d'autre personne que l'éternelle, il ne peut y avoir en lui d'autre filiation que celle qui existe dans l'hypostase éternelle (6). Et comme toute relation qui se dit de Dieu dans le temps ne met pas en Dieu qui est éternel, quelque chose de réel, mais n'est qu'une relation de raison, ainsi que nous l'avons vu (part. I, quest. xiii, art. 7), il s'ensuit que la filiation par laquelle le Christ se rapporte à«*a mère ne peut pas être une relation réelle, mais seulement une relation de raison. — Ainsi, sous un rapport, il y a quelque chose de vrai dans les deux opinions que nous avons citées. Car si nous considérons les raisons parfaites (7) de la filiation, il faut dire qu'il y a deux filiations selon la dualité des naissances ; mais si nous considérons le sujet de la filiation qui ne peut être que le suppôt éternel, il ne peut y avoir réellement dans le Christ que la filiation éternelle. On dit cependant qu'il est fils relativement à sa mère d'une relation que l'on conçoit simultanément avec la relation de maternité qui se rapporte au Christ. C'est ainsi que Dieu est appelé Seigneur, par une relation de raison qui se conçoit simultanément avec la relation réelle par laquelle la créature est soumise à Dieu, et quoique la relation de domination ne soit pas réelle en Dieu, néanmoins on le dit réellement seigneur, parce que la créature lui est réellement soumise. De même Il dit que le Christ est réellement le fils de la Vierge mè

, par suite de la relation réelle qu'à la maternité avec le Christ.

(1) Cet article a pour objet d'expliquer comment, malgré les deux naissances du Christ, le Fils de Dieu et le Fils de l'homme est un, d'après ces paroles du symbole de saint Athauase :

Deus est ex substantia Patris ante saecula genitus, homo est ex substantia matris in saeculo natus, qui licet Deus sit et homo, non duo tamen, sed unus est Christus.

Saint Thomas concilie ensemble ces deux sentiments.

Il y a tro's choses qui concourent à former la relation, le sujet, le terme et la cause. Ainsi en Dieu la relation de paternité a pour cause la naissance du Fils, pour sujet le Père qui engendre, et pour terme le Fils qui est engendré.

Ainsi l'unité ou la pluralité de la relation ne se considère pas d'après le terme.

Des relations qui diffèrent sous le rapport de la cause.

Sous le rapport de la cause.

Ainsi la filiation est une sous le rapport du sujet.

C'est-à dire les causes.

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Il faut répondre au premier argument, que la naissance temporelle produirait dans le Christ une filiation temporelle réelle, s'il y avait là un sujet capable de cette filiation ; ce qui ne peut pas être. Car un suppôt éternel ne peut recevoir une relation temporelle, comme nous l'avons dit [in corp. art.). On ne peut pas dire qu'il est apte à recevoir une filiation temporelle en raison de la nature humaine, comme il est apte à recevoir une naissance temporelle -, parce qu'il faudrait que la nature humaine fût soumise d'une certaine manière à la filiation (1), comme elle a été soumise d'une certaine façon à la naissance. Car quand on dit qu'un Ethiopien est blanc par rapport à ses dents, il faut que la dent de l'Ethiopien soit le sujet de sa blancheur. Mais la nature humaine ne peut être d'aucune manière le sujet de la filiation : parce que cette relation se rapporte directement à la personne.

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Il faut répondre au second, que la filiation éternelle ne dépend pas de la mère qui est temporelle ; mais avec cette filiation éternelle on conçoit simultanément un rapport temporel qui dépend de la mère, d'après lequel on dit que le Christ est le Fils de la Vierge.

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Il faut répondre au troisième, que l'unité et l'être se suivent, comme le dit Aristote (Met. lib. iv, text. 3). C'est pourquoi comme il arrive que dans l'un des extrêmes la relation est un être, et que dans l'autre elle n'en est pas un (2), mais qu'elle est seulement une chose de raison, comme la science et son objet, ainsi que l'observe le philosophe (Met. lib. v, text. 20) ; de même il arrive que par rapport à un extrême il n'y a qu'une relation, et que par rapport à l'autre il y en a plusieurs; comme dans les hommes du côté des parents on trouve deux sortes de relation (3), l'une de paternité et l'autre de maternité, qui sont d'espèce différente, parce que le père est le principe de la génération sous un autre rapport que la mère. Mais s'il y avait plusieurs individus qui fussent sous le même rapport le principe d'une même action (comme quand plusieurs traînent ensemble un navire), il n'y aurait pour tous qu'une seule et même relation. Du côté de l'enfant il n'y a qu'une seule filiation réelle, mais il y en a deux selon la raison, dans le sens qu'elle correspond à la double relation des parents sous deux rapports rationnels. Ainsi dans un sens il n'y a dans le Christ qu'une seule filiation réelle qui se rapporte au Père éternel ; et cependant il y a aussi une relation temporelle qui se rapporte à sa mère.


ARTICLE VI. — le CHRIST EST-IL NÉ SANS DOULEUR DE LA PART DE SA MÈRE (4)?

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1 Il semble que le Christ ne soit pas né sans que sa mère souffrît. Car

(1) Ou en d'autres termes, qu'elle fût le sujet de la filiation, comme elle est celui de la nais- sauce.
(2) Ainsi la relation du Fils au Père est réelle, et celle du Fils à la mère est une relation de raison.
(5) Cette relation est double de la part de la raison, parce qu'elle se rapporte au Père ainsi qu'à la mère, et elle est une du côté du Fils.
(i) Cet article est la conséquence de la virginité de la mère de Dieu, et d'ailleurs ce point de doctrine est exprimé dans les cauons du sixième

comme la mort des hommes est résultée du péché de nos premiers parents, d'après ces paroles de l'Ecriture [Gen. 2, 17) : Le jour où vous en mangerez, vous mourrez; de même aussi les douleurs de l'enfantement, puisqu'il est dit (
Gn 3,1 Gn 6) : Fous enfanterez dans la douleur. Or, le Christ a voulu mourir. H semble donc que pour la même raison son enfantement ait dû se faire aussi avec douleur.

2 La fin est proportionnée au commencement. Or, la vie du Christ s'est terminée par la douleur, d'après ces paroles du prophète () : Il a véritablement supporté nos doideurs. II semble donc que son enfantement ait été aussi douloureux à sa naissance.

3
Dans le livre de la naissance du Sauveur (1) on rapporte que les sages- femmes se présentèrent à la naissance du Christ; et elles paraissent être nécessaires à la mère qui enfante avec douleur. II semble donc que la bienheureuse Vierge ait ainsi enfanté.

20
Mais c'est le contraire. Saint Augustin (alius auctor, in serm. de Nativitate) dit en s'adressant à la Vierge mère : Vous avez conçu sans porter atteinte à votre pureté et vous avez enfanté sans douleur.


CONCLUSION. — Puisque la mère du Christ est restée vierge dans son enfantement, non-seulement elle n'a éprouvé aucune douleur en mettant son Fils au monde, mais elle a encore été remplie de la plus grande joie, puisqu'elle a vu qu'elle avait enfanté celui qui est Dieu et homme.

Respondeo dicendum quod dolor parientis causaturexapertionemeatuum, per quos proles egreditur. Dictum est autem supra ( quaest. xxviii, art. 2 ), quod Christus est egressus ex clauso utero matris : et sic nulla violentia apertionis meatuum ibi fuit. C'est pourquoi dans cet enfantement il n'y a eu ni douleur, ni corruption, mais la bienheureuse Vierge a ressenti la plus grande joie de ce que l'Homme-Dieu est né en ce monde, d'après ces paroles du prophète (
Is 35,2) : Elle germera de toutes parts comme un lis, et elle sera dans une effusion de joie et de louanges.

31 Il faut répondre au premier argument, que la douleur de l'enfantement résulte dans la femme de son union charnelle avec l'homme. Aussi après avoir dit (Gn 3) : Fous enfanterez dans la douleur, l'Ecriture ajoute : Et vous serez sous la puissance de l'homme. Mais, comme l'observe saint Augustin (alius auctor, in serm. de Àsstimpt. beat. Firg.), la Vierge la mère de Dieu a été exceptée de cette sentence, parce qu'elle a conçu le Christ sans la concupiscence et sans union charnelle, elle a engendré sans douleur et elle a conservé pure et sans tache sa virginité. Quant au Christ, il s'est volontairement soumis à la mort pour satisfaire pour nous, non que cette sentence l'y ait contraint, car il n'était pas le débiteur de la mort.

32 Il faut répondre au second, que, comme le Christ en mourant a détruit notre mort; de même il nous a délivrés de nos douleurs par les siennes; et c'est pour cela qu'il a voulu mourir avec douleur. Mais la douleur de la mère qui l'a enfanté n'appartenait pas au Christ, qui était venu satisfaire pour nos péchés. Il n'a donc pas fallu que sa mère l'enfantât avec douleur.

(I) Ce livre a été déclaré apocryphe par le pape Gtlase (dist. xv, cap. Sancta).

concile oecuménique, tenu à Constantinople, où il «,t dit (can. LXXIX) : Absque ullo dolore Virginis partum esse confitemur.

33
Il faut répondre au troisième, que l'Evangile dit (Lc 2) que la bienheureuse Vierge a enveloppé de langes l'enfant qu'elle avait mis au monde et l'a placé dans une crèche. Quant à ce que rapporte le livre apocryphe de la naissance du Sauveur, c'est un fait qui est faux. D'où saint Jérôme dit (Cont. Helvid. cap. 4) : Il n'y a eu là ni matrone, ni sage-femme habile ; elle a été mère et sage-femme tout à la fois. Elle a enveloppé de langes l'enfant et l'a mis dans la crèche; ce qui convainc les livres apocryphes de fausseté.



ARTICLE VII. —le christ a-t-il du naitre à bethléem (1)?

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1 Il semble que le Christ n'ait pas dû naître à Bethléem. Car le prophète dit (Is. ii, 3) : La loi sortira de Sion, et le Verbe du Seigneur sortira de Jérusalem. Or, le Christ est véritablement le Verbe de Dieu. Il a donc dû sortir de Jérusalem pour entrer dans le monde.

2
On dit qu'il a été écrit du Christ (Mt 2) qu'il sera appelé Nazaréen, ce crue l'on attribue à ces paroles du prophète (Is 11,4) : La fleur sort de sa racine ; car le mot de Nazareth signifie fleur. Or, on tire principalement son nom du lieu de sa naissance. Il semble donc qu'il ait dû naître à Nazareth, où il a été conçu et nourri.

3 Le Seigneur est né en ce monde pour annoncer la vraie foi, d'après ces paroles (Jn 18,37) : C'est pour cela que je suis né et que je suis venu en ce monde, pour rendre témoignage à la vérité. Or, il aurait pu plus facilement atteindre son but, s'il était né dans la ville de Rome qui avait alors l'empire du monde. D'où saint Paul écrivant aux Romains dit (Rm 1, S) : Votre foi est annoncée dans le monde entier. Il semble donc qu'il n'ait pas dû naître à Bethléem.

20 Mais c'est le contraire. Le prophète dit (Mi 5,2) : Et toi Bethléem Ephrata, la plus petite des villes de Juda; c'est de toi que sortira mon Fils pour être le dominateur dans Israël.


CONCLUSION. — Puisque le Christ est le pain vivant et qu'il est né de la race de David selon la chair, il a voulu avec raison naître à Bethléem, que l'on appelle la maison du pain et où David est né.

21 Il faut répondre que le Christ a voulu naître à Bethléem pour deux raisons : 4° Parce qu'il est né de la race de David selon la chair, comme le dit Saint Paul (Rom. i, 3) : et que ce prince avait reçu au sujet du Christ une promesse toute spéciale, d'après ces paroles de l'Ecriture (2S 23,4) : Cet homme a été établi pour être l'oint ou le Christ du Dieu de Jacob. C'est pourquoi il a voulu naître à Bethléem où David est né, afin que d'après le lieu même de sa naissance il montrât que les promesses qui avaient été faites s'étaient accomplies. C'est ce que désigne l'Evangile en disant (Lc 2) : Qu'il était de la maison et de la famille de David. 2° Parce que, comme le dit saint Grégoire (Hom. viii in Evang.), Bethléem est appelée la maison du pain, et le Christ dit de lui-même : Je suis le pain vivant descendu du ciel.

31 Il faut répondre au premier argument, que comme David est né à Bethléem, de même il a choisi Jérusalem pour y établir le siège de son royaume, et y bâtir le temple de Dieu : et ainsi il a choisi Jérusalem pour être tout à la fois la cité royale et la cité sacerdotale. Le sacerdoce du Christ et sa royauté ayant été principalement consommés dans sa passion, il a choisi avec raison Bethléem pour le lieu de sa naissance et Jérusalem pour celui de sa passion. Il a aussi par là confondu la gloire des hommes qui se glorifient de ce qu'ils tirent leur origine des grandes villes où ils veulent principalement être honorés ; tandis que le Christ a voulu au contraire naître dans une ville obscure et souffrir le supplice ignominieux de la croix dans une ville célèbre.

(1) Voyez sur cet article les ttAgnifiques élévations de Bossuet où il exprime à sa manière les

idées que saint Thomas expose ici (16e semaine,élévations v et vi).

32
Il faut, répondre au second, que le Christ a, voulu fleurir par l'éclat de ses vertus et non selon son origine charnelle. C'est pourquoi il a voulu être élève et nourri à Nazareth, mais il a voulu naître à Bethléem, comme en un heu étranger; parce que, comme le dit saint Grégoire (loc. sup. cit.) : par 1 humanité qu'il avait prise il naissait pour ainsi dire dans un sujet qui lui était étranger non relativement à sa puissance, mais relativement à sa nature. Et, comme le dit aussi Bède (cap. 5 in ), ii est né dans une étable pour nous préparer beaucoup de demeures dans la maison de son Père.

33
Il faut répondre au troisième, que comme on le voit (in quodam serm. Ephes. conc, qui est Theodori Ancyr. et h ab. in eo Conc. part, iii, cap. 9), s'il eût choisi Home pour sa cité, on croirait qu'il a changé le monde à cause de la puissance de ses concitoyens ; s'il eût été le fils d'un empereur, on penserait que le pouvoir l'a servi (1). Mais pour qu'on sût que sa divinité avait transformé l'univers, il a choisi une mère pauvre et une patrie plus pauvre encore. Et comme Dieu a choisi ce qui est faible selon le monde pour confondre ce qu'il y a de fort, selon l'expression de saint Paul (1Co 1,27), il s'ensuit que pour mieux montrer sa puissance, il a placé dans Rome même, qui était à la tête du monde, le chef de son Eglise en signe de sa victoire parfaite et pour que la foi découlât de là sur le monde entier, d'après ces paroles du prophète (Is 26,5) : Il humiliera la ville superbe... elle sera foulée aux pieds du pauvre, c'est-à-dire du Christ, et aux pieds de ceux qui n'ont rien, c'est-à-dire des apôtres Pierre et Paul.



ARTICLE VIl1. — le christ est-il né dans un temps convenable?

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1 Il semble que le Christ ne soit pas né dans un temps convenable. Car il était venu pour rappeler les siens à la liberté. Or, il est né dans le temps de la servitude, alors qu'Auguste faisait faire le recensement du monde entier qui lui était tributaire, comme on le voit (
Lc 2). Il semble donc que le Christ ne soit pas né dans le temps convenable.

2 Les promesses de l'avènement du Christ n'avaient pas été faites aux gentils, d'après l’Apôtre qui dit (Rm 9,4) : que les Juifs ont eu les promesses. Or, le Christ est né dans le temps où un roi étranger dominait, comme on le voit (Mt 2) : Jésus étant né sous le règne du roi Hérode. Il semble donc qu'il ne soit pas né dans le temps convenable.

3 Le temps de la présence du Christ ici-bas est comparé au jour, parce qu'il est la lumière (Tu monde. D'où il dit (Jn 9,4) : Il faut que je fasse les oeuvres de celui qui m'a envoyé pendant qu'il est jour. Or, dans l'été il y a des jours plus longs que dans l'hiver. Il semble donc qu'il n'ait pas été convenable qu'il naisse au fort de l'hiver, c'est-à-dire le 8 des calendes de janvier.

20 Mais c'est le contraire. L’Apôtre dit (Ga 4,4) : Quand la plénitude des temps a été accomplie, Dieu a envoyé son Fils formé d'une femme et assujetti à la loi.


CONCLUSION. — Le Christ étant né selon la disposition de la sagesse divine, on dit qu'il est né dans le temps le plus convenable.

fait sortir une des plus belles prouves de la divinité du christianisme.

(I) Les orateurs chrétiens ont souvent tiré te plus beau parti de cette considération. C'est d’ailleurs de là que les apologistes de la religion ont

21 Il faut répondre qu'il y a cette différence entre le Christ et les autres hommes, c'est que les autres hommes naissent soumis à la nécessité du temps ; au lieu que le Christ, étant le maître et le créateur de tous les temps, a choisi le moment où il naîtrait, comme il a choisi sa mère et le lieu de sa naissance. Et parce que ce qui a été ordonné par Dieu (Rm 13,1) a été convenablement disposé, il s'ensuit que le Christ est né dans le temps le plus convenable.

31 Il faut répondre au premier argument, que le Christ était venu pour nous faire passer de l'état de la servitude à l'état de la liberté. C'est pourquoi comme il a pris notre mortalité pour nous ramener à la vie; de même, selon la pensée de Bédé (cap. 5 in ), il a daigné s'incarner dans le temps où César ordonnait le recensement de son empire (1) pour se soumettre à la servitude dans l'intérêt de notre délivrance. Ce fut aussi dans ce temps où le monde entier n'avait qu'un seul chef, que la plus grande paix régna dans le monde. C'est pourquoi il convenait au Christ, qui est notre paix et qui des deux peuples n'en a fait qu'un (Eplies. 2, 44), de naître à cette époque. D'où saint Jérôme dit (Sup. Is. cap. 2) : Si nous ouvrons l'histoire ancienne, nous trouverons que jusqu'à la 28e année du règne d'Auguste il y a eu des guerres dans le monde entier ; mais à l'avènement du Seigneur, toutes les guerres cessèrent, selon ce passage d'Isaïe (Is 2,4) : La nation ne portera plus le glaive contre la nation. Il était aussi convenable que ce fût dans le temps où il n'y avait qu'un seul chef qui commandât au monde, que naquît le Christ qui était venu rassembler tous les siens dans une seule et même société (2), de manière qu'il n'y eût qu'un bercail et qu'un pasteur, comme il le dit (Jn 10,46).

32 Il faut répondre au second, que le Christ a voulu naître sous un roi étranger pour accomplir la prophétie de Jacob qui dit (Gen. penult. 40) : Le sceptre ne se retirera point de Juda, ni le législateur de sa postérité, jusqu'à la venue de celui qui doit être envoyé. Car saint Chysostome dit (alius auctor, Sup. Matth, hom. ii in op. imper f.) :Tant que la nation juive a vécu sous des rois de Juda, quoiqu'ils fussent pécheurs, Dieu envoyait des prophètes pour la guérir ; mais une fois que la loi divine fut tombée sous la puissance d'un roi inique, le Christ naquit, parce qu'il fallait à une infirmité aussi profonde et aussi désespérée une médecin plus habile.

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Il faut répondre au troisième, que, comme on le dit (Lift, de quaest. Vet. et Nov. Test, quaest. liii), le Christ voulut naître au moment où la lumière du jour commence à recevoir son accroissement ; afin de montrer qu'il était venu pour faire croître parmi les hommes la lumière divine, d'après ces paroles de l'Evangile (Lc 1,79) : Il est venu éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l'ombre de la mort. De même il a choisi l'aspérité de l'hiver pour sa naissance, pour souffrir pour nous dès ce moment l'affliction de la chair.




QUESTION 36 DE LA MANIFESTATION DE LA NAISSANCE DU CHRIST.

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III Pars (Drioux 1852) 703