III Pars (Drioux 1852) 1671

ARTICLE XL — est-il permis de s'abstenir absolument de communier(4)?

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1 Il semble qu'il soit permis de s'abstenir absolument de communier. Car le centurion est loué pour avoir dit (
Mt 8,8) : Seigneurie ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison. Celui qui pense qu'il doit s'abstenir de communier lui ressemble, comme nous l'avons vu (art. préc. ad 3). Par conséquent, puisque l'Evangile ne dit pas que le Christ soit jamais venu dans sa maison, ii semble qu'il soit permis à quelqu'un de s'abstenir de communier pendant toute sa vie.

2 Il est permis à tout le monde de s'abstenir des choses qui ne sont pas nécessaires au salut. Or, l'eucharistie n'est pas de nécessité de salut, comme nous l'avons dit (quest. lxxiii, art. 3). Il est donc permis de s'abstenir absolument de recevoir ce sacrement.

3
Les pécheurs ne sont pas tenus de communier. Aussi, après avoir dit : Que tout le monde communie trois fois par an, le pape Fabien a ajouté (loc. cit. art. praec. ad 5): A moins qu'on n'en soit empêché par de grandes fautes. Par conséquent, si ceux qui ne sont pas dans le péché sont tenus de communier, il semble que les pécheurs soient dans une condition meilleure que les justes; ce qui répugne. Il semble donc qu'il soit également permis aux justes de s'abstenir de communier.

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Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Jn 6,54) : Si vous ne mangez- la chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous.


CONCLUSION. — Puisque la réception spirituelle de l'eucharistie, qui est nécessaire au salut, implique le voeu de recevoir ce sacrement, et que ce voeu devient vain si on ne l'accomplit pas, quand il est opportun de le faire, il est évident que les hommes sont obligés de recevoir l'eucharistie, non-seulement d'après les lois de l'Eglise, mais encore d'après l'ordre du Christ.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), il y a deux manières de recevoir l'eucharistie, l'une spirituelle et l'autre sacramentelle. Or, il est évident que tout le monde est tenu de la recevoir au moins spirituellement, parce que c'est s'incorporer au Christ, comme nous l'avons dit (quest. lxxiii, art. 3 ad 4). La manducation spirituelle implique d'ailleurs le voeu ou le désir de recevoir ce sacrement, comme nous l'avons vu (ibid.). C'est pourquoi on ne peut être sauvé sans avoir la volonté de le recevoir. — Et comme ce voeu serait vain, si on ne l'accom-

(I) Indépendamment du précepte ecclésiasli- caveritis, etc. Ce sentiment de saint Thomas est que il y a aussi un précepte divin qui obligea communément suivi, communier, d'après ces paroles : Nisi manda-

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Il faut répondre au ¦premier argument, que, comme le dit saint Grégoire dans son Pastoral (part, i, cap. 6), la véritable humilité consiste à ne pas repousser avec obstination ce qui nous est utilement commandé. C'est pourquoi l'humilité ne peut être louable, si elle va contre le précepte du Christ, et si on s'abstient ainsi absolument de communier. Car il n'a pas été ordonné au centurion de recevoir le Christ dans sa maison.

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Il faut répondre au second, qu'on dit que l'eucharistie n'est pas nécessaire, comme le baptême, relativement aux enfants qui peuvent se sauver sans communier, mais qui ne le peuvent pas sans être baptisés (2) ; tandis que, par rapport aux adultes, ces deux sacrements sont l'un et l'autre également nécessaires.

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Il faut répondre au troisième, que les pécheurs subissent un grand dommage d'être ainsi empêchés de recevoir ce sacrement; ils ne sont donc pas pour cela dans une condition meilleure. Et quoique ceux qui restent dans le péché ne soient pas pour cela excusés de ce qu'ils transgressent ce précepte, cependant on excuse les pénitents, qui, comme le dit Innocent III (loc. cit. art. praec. ad 5), s'en abstiennent selon le conseil du prêtre qui les confesse (3).



ARTICLE XII. — est-il permis de recevoir le corps du christ sans le sang(4)?

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1 Il semble qu'il ne soit pas permis de recevoir le corps du Christ sans le sang. Car le pape Gélase dit (hab. De consecr. dist. 2, cap. 12): Nous apprenons qu'il y en a qui ne reçoivent que le corps sacré du Christ, et qui s'abstiennent de recevoir le calice de son précieux sang, parce qu'ils se laissent conduire, nous ne savons par quelle superstition, nous ordonnons qu'ils reçoivent le sacrement tout entier, ou qu'ils en soient complètement privés. Il n'est donc pas permis de prendre le corps du Christ sans le sang.

2
Manger le corps et boire le sang sont deux actes qui concourent à la perfection de l'eucharistie, comme nous l'avons vu (quest. lxxiv, art. 1, et quest. lxxvi, art. 2 ad 1). Si donc on reçoit le corps sans le sang, le sacrement sera imparfait, ce qui semble être un sacrilège. C'est pourquoi le pape Gélase ajoute (loc. cit.) : Parce que la division d'un seul et même mystère ne peut avoir lieu sans un grand saerilége.-

3
On célèbre ce sacrement en mémoire de la passion du Seigneur, comme nous l'avons dit (loc. cit.), et on le reçoit pour le salut de l'âme. Or, la passion du Christ est exprimée plus vivement par le sang que par le corps, et on offre aussi le sang pour le salut de l'âme, comme on le voit (quest. lxxvi, art. 2 ad 1). On devrait donc plutôt s'abstenir de recevoir le corps que de recevoir le sang : par conséquent, ceux qui s'approchent de l'eucharistie ne doivent pas recevoir le corps du Christ sans recevoir son sang.

4.

(4) D'après le concile de Latran de l'an 1215, on doit communier au moins une fois chaque année à Pâques, de la main de son propre pasteur. C'est à l'ordinaire à régler ce point de discipline.

Le concile de Trente a ainsi renouvelé et confirmé ce décret (sess, xiii, can. t>) : Si quis negaverit omnes et singulos Christi fideles utriusque sexûs, cum ad annos discretionis pervenerint, teneri singulis annis, saltem in Paschate, ad communicandum, juxlà praeceptum sanctae matris Ecdesiae-, anathema sit.                                                                                                                                                                                                                   
(4) Les bohémiens, les hussites, les taborites et les calixtins ont prétendu que la communion sous les deux espèces était nécessaire ; ce qui a été condamné par le concile de Constance. Calvin a renouvelé la même erreur (Inst. lib. iv, c. 17), qui a été ainsi anathématisée par le concile de Trente (sess, xxi, can. 1) : Si quis dixerit ex Dei praecepto vel necessitate salutis omnes et singulos Christi fideles utramque speciem eucharistiae sacramenti sumere debere, anathema sit.
(2i ( .'est encore ce que le concile de Trente a défini (Voy. plus haut, p. 128).                                                       
(3) Sauf celte exception il n'y a que l'évêque qui puisse permettre de communier avant ou après le temps pascal. De droit commun le temps de la communion pascale s'étend du dimanche des Rameaux an dimanche de Quasimodo. Dans certains diocèses il commence au dimanche de la Passion et ne finit qu'au dimanche du Bon-Pasteur.

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Mais c'est le contraire. C'est l'usage de beaucoup d'Eglises où Ton donne au peuple qui communie le corps du Christ sans lui donner son sang.


CONCLUSION. — Puisqu'il appartient au prêtre de consacrer et de produire ce sacrement dont la perfection consiste dans ces deux choses, il ne doit d'aucune manière prendre le corps du Christ sans le sang ; mais il y a des Eglises qui ont prudemment la coutume de ne donner aux fidèles que le corps du Christ, pour éviter tout danger d'irrévérence.

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Il faut répondre qu'à l'égard de l'usage de l'eucharistie, on peut considérer deux choses, l'une par rapport au sacrement lui-même, l'autre par rapport à ceux qui le reçoivent. Par rapport au sacrement lui-même, il convient qu'on reçoive le corps et le sang, parce que la perfection du sacrement consiste dans l'un et l'autre. C'est pourquoi, comme il appartient au prêtre de consacrer ce sacrement et de le parfaire, il ne doit d'aucune manière prendre le corps du Christ sans le sang (1).—Par rapport à ceux qui le reçoivent, il faut un grand respect et de grandes précautions pour qu'il n'arrive rien d'injurieux à un sacrement aussi élevé; ce qui pourrait arriver surtout en prenant le sang, qu'il serait facile de répandre, si on ne le prenait avec beaucoup de soin. Et parce que la multitude des chrétiens a augmenté et qu'elle renferme des vieillards, des jeunes gens, des enfants dont quelques-uns ne sont pas assez raisonnables pour employer toutes les précautions nécessaires dans l'usage de ce sacrement, on a établi, pour ce motif, la coutume dans certaines Eglises de ne pas donner au peuple le sang, mais de le faire prendre seulement par le prêtre (2).

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Il faut répondre au premier argument, que le pape Gélase parle des prêtres qui, comme ils consacrent le sacrement tout entier, doivent aussi le recevoir tout entier. Car, comme le dit un concile de Tolède (xii, can. 5), quel sera le sacrifice auquel on ne voit pas le sacrificateur lui-même prendre part?

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Il faut répondre au second, que la perfection de ce sacrement n'existe pas dans l'usage qu'en font les fidèles, mais dans la consécration de la matière. C'est pour cela que le peuple en recevant le corps sans le sang ne déroge en rien à la perfection du sacrement, pourvu que le prêtre qui le consacre reçoive l'un et l'autre.

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Il faut répondre au troisième, que la représentation de la passion du Seigneur a lieu dans la consécration même de l'eucharistie, dans laquelle on ne doit pas consacrer le corps sans le sang. Mais le peuple peut prendre le corps sans le sang. Il ne résulte de là aucun dommage, parce que le prêtre, dans la personne de tout le monde, offre le sang et le reçoit, et que le Christ est contenu tout entier sous l'une et l'autre espèce(3), comme nous l'avons vu (quest. lxxvi, art. 2).

(t) Cette double condition est nécessaire pour l'intégrité dusacrilice (Voy. ailleurs quest. lxxiv, art. ¦»)•
(2) Cette coutume a été établie d'après les meilleures raisons (Voyez à ce sujet le traité de Bossuetsur la communion sous les deux espèces (edit, de Versailles, tom. xxiii). le concile de Trente a d'ailleurs ainsi anathématisé ceux qui la censuraient (sess, xxi, can. 2) : Si quis dixerit sanctam Ecdesiam catholicam non factis causis et rationibus add uctam fuisse, ut laicos atque etiam dericos non conficientes, sub panis tantummodo specie communicent, aut in eo errasse ; anathema sit.
(ô) C'est encore ce que le concile de Trente a ainsi délini (ibid, can. 5) ; Si quis negaverit




QUESTION 81: DE LA MANIÈRE DONT LE CHRIST A FAIT USAGE DE L'EUCHARISTIE.

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Nous devons ensuite considérer la manière dont le Christ a fait usage de l'eucharistie lorsqu'il l'a instituée. — A cet égard quatre questions se présentent : lu Le Christ a-t-il pris son corps et son sang? — T L'a-t-il donné à Judas ? —3" En quel état était le corps qu'il a pris ou qu'il a donné? était-il passible ou impassible? — 4" Que serait devenu le Christ dans l'eucharistie, si on l'eût conservé ou qu'on l'eût consacré pendant les trois jours qu'a duré sa mort?



ARTICLE I — le christ a-t-il pris son corps et son sang?

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1 Il semble que le Christ n'ait pas pris son corps et son sang. Car, à l'égard des faits et des paroles du Christ, on ne doit affirmer que ce que l'autorité de l'Ecriture sainte rapporte. Or, on ne voit pas dans les Evangiles que le Christ ait mangé son corps ou bu son sang. On ne doit donc pas l'affirmer.

2
Rien ne peut, exister en soi-même, si ce n'est par hasard en raison des parties, selon qu'une partie d'un corps est dans une autre, comme on le voit(PAys. lib. iv, text. 34). Or, ce qu'on mange ou ce qu'on boit, est dans celui qui le mange ou qui le boit. Par conséquent, puisque le Christ est tout entier sous l'une et l'autre espèce sacramentelle, il semble impossible qu'il ait lui-même reçu ce sacrement.

3
Il y a deux manières de recevoir l'eucharistie, l'une spirituelle et l'autre sacramentelle. Or, la première ne convenait pas au Christ, parce qu'il n'a rien reçu du sacrement, et par conséquent la seconde ne lui convenait pas non plus, parce que la réception sacramentelle sans la réception spirituelle est imparfaite, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 1). Le Christ n'a donc reçu ce sacrement d'aucune manière.

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Mais c'est le contraire. Saint Jérôme dit à Hédibie (quest. ii, à med.): Jésus-Christ Notre-Seigneur est le convive et le festin, c'est lui qui mange et qui est mangé.


CONCLUSION. — Le Christ ayant eu l'habitude d'observer le premier ce qu'il a établi pour être observé par les autres, non-seulement il a établi le sacrement de son corps pour que les autres le prennent, mais il l'a encore pris lui-même.

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Il faut répondre qu'il y en a qui ont dit que dans la cène le Christ avait donné son corps et son sang à ses disciples, mais qu'il ne l'avait pas pris lui-même. Ce sentiment ne paraît pas convenable, parce que le Christ a observé le premier ce qu'il a établi pour être observé par les autres. Ainsi il a voulu être baptisé avant d'imposer aux autres le baptême, d'après ces paroles ( Act. Ac 1,4): Jésus a commencé à faire et à enseigner. Par conséquent, il a pris d'abord son corps et son sang, et il l'a ensuite donné à prendre à ses disciples. C'est pour cela qu'à l'occasion de ces paroles (Rt 3) : Cumque comedisset et bibisset, etc., la glose dit ( ordin. ) : Que le Christ a mangé et a bu dans la cène, lorsqu'il a livré à ses disciples le sacrement de son corps et de son sang; et que par là même que ses disciples ont communié à sa chair et à son sang, il y a aussi participé.

non secundum ipsius Christi institutionem sub utraque specie sumatur; anathema sit.

totum et integrum Christum, omnium gratiarum fontem et auctorem, sub una panis specie sumi, quia, ut quidam falsà asserunt,

31 Il faut répondre au premier argument, qu'on lit dans les Evangiles que le Christ a reçu le pain et le calice; mais on ne doit pas entendre qu'il l'ait reçu seulement dans ses mains, comme quelques-uns le prétendent ; mais qu'il l'a reçu de la manière qu'il l'a fait recevoir aux autres. Ainsi, quand il eut dit à ses disciples : Recevez et mangez, puis: Recevez et buvez, on doit entendre qu'il l'a reçu lui-même en mangeant et en buvant. C'est ce qui a fait dire au poète : Le roi est assis dans la cène, environné de ses douze apôtres; il se tient dans ses mains et il est à lui-même sa nourriture.

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Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. 5), le Christ, selon qu'il est dans l'eucharistie, se rapporte au lieu, non selon ses propres dimensions, mais selon les dimensions des espèces sacramentelles, de telle sorte que le Christ est dans tous les lieux où se trouvent ces espèces. Et parce que ces espèces ont pu être dans les mains et dans la bouche du Christ, le Christ a pu être tout entier dans ses mains et dans sa bouche. Mais c'eût été impossible selon que le corps se rapporte au lieu par ses propres dimensions (1).

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Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. lxxix, art. 1 ad 2), l'eucharistie a pour effet, non-seulement d'augmenter la grâce habituelle, mais elle produit encore une délectation actuelle de la douceur spirituelle. Ainsi, quoique la grâce n'ait pas été augmentée dans le Christ par la réception de ce sacrement, cependant il a trouvé une certaine délectation spirituelle dans son institution. C'est ce qui lui faisait dire (Lc 21,15) : J'ai désiré du désir le plus vif de manger cette pâque avec vous; ce qu'Eusèbe entend du nouveau mystère du Nouveau Testament, qu'il livrait à ses disciples (hab. in Cat. S. Thomae). C'est pourquoi il a mangé son propre corps spirituellement et il l'a mangé de même sacramentellement, en tant qu'il l'a reçu sous les espèces sacramentelles (2) qu'il comprenait être le sacrement de son corps et qu'il avait lui-même disposées. Mais il l'a reçu autrement que le reçoivent sacramentellement et spirituellement les autres personnes, parce que celles-ci reçoivent une augmentation de grâce et qu'elles ont besoin des signes sacramentels pour la perception de la vérité.



ARTICLE II. — le christ a-t-il donné a judas son coups (3)? '

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1 Il semble que le Christ n'ait pas donné à Judas son corps. Car, comme on le voit (
Mt 26,29), après qu'il eut donné son corps et son sang à ses disciples, il leur dit : Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu'au jour où je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père. D'où il semble que ceux auxquels il avait donné son corps et son sang, le devaient boire avec lui de nouveau. Or, Judas ne l'a pas ensuite bu avec lui. Il n'a donc pas reçu le corps du Christ et son sang avec les autres disciples.

2 Le Seigneur a accompli ce qu'il a commandé, d'après ces paroles (Ac 1,4) : Jésus a commencé à faire et à enseigner. Or, il a dit (Mt 7,6): Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens. Par conséquent, puisqu'il connaissait que Judas était un pécheur, il semble qu'il ne lui ait pas donné son corps et son sang.

(t) C'est la fameuse objection de Rousseau qui prétendait que puisque le Christ s'était lui-même communié, sa bouche l'avait contenu tout entier et que la partie avait été plus grande que le tout. Ce sophisme ne repose, comme on le voit, que sur une équivoque, car il ne serait concluant que pour le cas où le Christ dans l'eucharistie se rapporterait au lien selon ses propres dimensions; ce qui est contraire à l'enseignement théologique. Au reste il est de foi que le Christ a consacré, mais il n'est pas de foi qu'il s'est communié lui-même.
(2) Quoique le Christ se voie clairement sous les espèces, il s'est reçu néanmoins sacramentellement , selon cette observation de saint Bonaventure : Nec oportet quod veniat signum tanquam velamen, sed su/Jicit quod veniat tanquam significans.
(5) Toute la tradition cite le crime de Judas comme un sacrilège. II n'y a que saint Hilaire qui ait été d'une opinion différente, et tout en combattant son sentiment particulier saint Thomas l'explique.

3 On voit que le Christ a donné en particulier à Judas un morceau de pain trempé (Jn 13). S'il lui a donné son corps, il semble qu'il le lui ait donné sous ce morceau de pain, surtout quand on remarque qu'il est dit au même endroit : Que quand il eut pris ce morceau, Satan entra en lui. Saint Augustin dit à ce sujet (Tract, lxii in ) : Ceci nous apprend combien nous devons prendre garde de mal recevoir ce qui est bon ; car si on reprend celui qui ne juge pas, c'est-à-dire qui ne discerne pas le corps du Christ des autres aliments, comment ne condamnerait-on pas celui qui s'approche de la table en ennemi, tout en feignant qu'il est ami. Or, Judas ne reçut pas le corps du Christ avec ce morceau de pain trempé. Car, comme l'observe le même Père (Tract, lxii) sur ces paroles de saint Jean : Cum intinxisset panem, dedit Judae Simonis Iscariothis, etc. Ce ne fut pas en ce moment que Judas reçut le corps du Christ, comme le pensent quelques auteurs qui n'ont pas lu ce texte assez attentivement. Il  semble donc que Judas n'ait pas reçu le corps du Christ.

20 Mais c'est le contraire. Saint Chrysostome dit (Hom. lxxxui in ) : Judas en participant aux mystères ne s'est pas converti : par conséquent son crime a été plus atroce sous un double rapport : soit parce qu'il s'est approché des mystères avec un pareil dessein; soit parce qu'en s'en approchant il n'a été rendu meilleur, ni par la crainte, ni par le bienfait, ni par l'honneur.


CONCLUSION. — Quoique Judas eût mérité d'être privé de l'eucharistie à cause de sa malice, cependant le Christ lui a donné son corps et son sang dans la crainte qu'on ne séparât de la communion des autres un pécheur occulte, sans accusateur et sans preuve évidente.

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Il faut répondre que saint Hilaire a supposé (Sup. Matth, can. xxx) que le Christ n'avait pas donné à Judas son corps et son sang. C'eût été en effet convenable, si on considère la malice de Judas. Mais parce que le Christ a dû ôtre pour nous un exemple de justice, il ne lui convenait pas, comme maître, de séparer de la communion des autres, Judas qui était un pécheur occulte sans accusateur et sans preuve évidente; de peur de donner par là l'exemple aux prélats de l'Eglise d'agir de même, et que Judas exaspéré n'en prît l'occasion de pécher. C'est pourquoi il faut dire que Judas reçut le corps et le sang du Seigneur avec les autres disciples, comme le disent saint Denis (Deecdes. hier. cap. 3) et saint Augustin (Tract, lxii sup. Jean. ).

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Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement est celui que fait saint Hilaire pour montrer que Judas n'a pas reçu le corps du Christ; mais il n'est pas concluant, parce que le Christ parle aux disciples dont Judas s'est séparé lui-même. Car ce n'est pas le Christ qui l'a exclu, et c'est pour cela qu'autant qu'il est en lui, il boit encore avec Judas le vin dans le royaume de Dieu ; mais c'est Judas qui a lui-même répudié ce banquet.

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Il faut répondre au second, que l'iniquité de Judas était connue du Christ, comme Dieu; mais il ne la connaissait pas à la manière dont les hommes connaissent les choses. C'est pourquoi le Christ n'a pas repoussé Judas de la communion pour nous apprendre par cet exemple que les autres prêtres ne doivent pas repousser les pécheurs occultes.

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Il faut répondre au troisième, que certainement Judas n'a pas reçu le corps du Christ sous ce morceau de pain, mais il n'a reçu que du pain (1).

(I) Le récit de la trahison a été d'ailleurs placé après celui qui regarde l'institution de l'eucharistie et sa dispensation.

Comme l'observe saint Augustin (loc. cit.), ce morceau trempé signifie peut- être la dissimulation de Judas; car il y a des choses que l'on trempe, pour leur donner une fausse couleur. Ou bien s'il signifie quelque chose de bon (c'est-à-dire la douceur delà bonté divine, parce que le pain trempé n'en est que meilleur au goût), ce n'est pas à tort que la damnation est venue frapper celui qui était ingrat à l'égard de ce bienfait. Et, à cause de cette ingratitude ce qui est bon est devenu pour lui mauvais; comme il arrive à l'égard de ceux qui reçoivent indignement le corps du Christ. Et comme l'observe le même Père (ibid.), on doit comprendre que le Seigneur avait auparavant distribué à tous ses disciples le sacrement de son corps et de son sang, lorsque Judas était avec eux, ainsi que le raconte saint Luc : et c'est après cela que, suivant le récit de saint Jean, le Seigneur a désigné celui qui le trahirait en lui offrant vin morceau de pain trempé.



ARTICLE III. — le christ a-t-il pris et a-t-il donné a ses disciples son corps impassible?

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1 Il semble que le Christ ait pris et qu'il ait donné à ses disciples son corps impassible. Car sur ces paroles (
Mt 17) : Transfiguratus est ante eos, la glose dit (ord.) : Ce corps qu'il a eu par nature il l'a donné à ses disciples dans la cène, non mortel et passible. Et sur ces autres paroles (Levit. ii) : Si oblatio tua fuerit de sartagine, la même glose ajoute : La croix qui est plus forte que toutes choses a rendu la chair du Christ apte à être mangée, quoiqu'elle ne parût pas l'être avant la passion. Or, le Christ a donné son corps comme étant apte à être mangé. Il l'a donc donné tel qu'il a été après la passion, c'est-à-dire impassible et immortel.

2 Tout corps passible souffre par le contact et la manducation. Si donc le corps du Christ avait été passible, il aurait souffert lorsqu'il aurait été touché et mangé par ses disciples.

3
Les paroles sacramentelles n'ont pas aujourd'hui plus de vertu, quand elles sont prononcées par le prêtre dans la personne du Christ, qu'elles n'en eurent alors quand le Christ les prononça. Or, maintenant par la vertu des paroles sacramentelles on consacre à l'autel le corps impassible et immortel du Christ; à plus forte raison le Christ l'a-t-il fait alors.

20
Mais c'est le contraire. Comme le dit le pape Innocent III (De myster. Mis. lib. iii, cap. 12) : Il donna à ses disciples son corps tel qu'il était. Or, il était alors passible et mortel. Il le leur a donc donné en cet état.



CONCLUSION. — Puisque le Christ a donné à ses disciples sous l'espèce du sacrement le même corps que celui qu'ils voyaient dans son espèce propre, il a pris et il leur a donné à manger son corps passible, mais d'une manière impassible.

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Il faut répondre que Hugues de Saint-Victor a supposé (Vid. sup. quaest. xlv, art. 2) qu'avant sa passion le Christ a pris à des époques différentes les quatre qualités du corps glorifié : la subtilité dans sa naissance, quand il est sorti du sein de la Vierge ; l'agilité, quand il a marché à pied sec sur la mer; la clarté dans la transfiguration; l'impassibilité dans la cène quand il a donné son corps à manger à ses disciples. Et d'après cela il leur a donné son corps impassible et immortel. Mais quoi qu'il en soit des autres qualités dont nous avons déjà dit (q. xxviii, art. 2 ad 3, et q. xlv, art. 2, et q. liv, art.l adl)cequel'on en devait penser, à l'égard de l'impassibilité il est impossible qu'on admette ce sentiment. Car il est évident que c'était le même corps du Christ que ses disciples voyaient alors dans son espèce propre et qu'ils recevaient sous l'espèce du sacrement. Or, il n'était pas impassible, selon qu'on le voyait dans son espèce propre, et il était même tout prêt à souffrir la passion ; par conséquent ce même corps qu'on recevait sous l'espèce sacramentelle n'était pas impassible non plus.—Cependant quoiqu'il fût passible en lui-même, il était sous l'espèce du sacrement d'une manière impassible comme il y était d'une manière invisible, quoiqu'il fût visible en lui-même. Car, comme la vision requiert le contact du corps qui est vu avec le milieu environnant qui agit sur la vue, de même la passion demande le contact du corps qui souffre avec les choses qui agissent sur lui. Or, le corps du Christ, selon qu'il existe dans le sacrement, ainsi que nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. 4, 5 et 6), n'est pas mis en rapport avec les choses qui l'environnent par l'intermédiaire de ses propres dimensions au moyen desquelles les corps se touchent, mais par l'intermédiaire des dimensions des espèces du pain et du vin. C'est pourquoi ce sont ces espèces qui pâtissent et que l'on voit, et non le corps lui-même du Christ.

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Il faut répondre au premier argument, qu'il est dit que le Christ n'a pas donné dans la cène son corps mortel et passible, parce qu'il ne l'a pas donné d'une manière mortelle et passible. Quant à la croix elle a rendu la chair du Christ apte à être mangée, en tant que ce sacrement représente la passion du Christ.

Il faut répondre au second, que cette raison serait concluante, si le corps du Christ, tout passible qu'il était, avait été aussi dans ce sacrement d'une manière passible.

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Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. 4), les accidents du corps du Christ sont dans l'eucharistie par une concomitance réelle, mais non par la force du sacrement, d'après laquelle la substance du corps du Christ y est. C'est pourquoi la vertu des paroles sacramentelles s'étend à ce que le corps du Christ existe dans l'eucharistie (I), c'est-à-dire avec tous les accidents qui existent réellement en lui.



ARTICLE IV. — si l'eucharistie avait été conservée au temps de la mort du christ ou qu'on l'eut consacrée, serait-il mort dans le sacrement?

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1 Il semble que si l'eucharistie avait été conservée dans un vase pendant le temps de la mort du Christ, ou qu'elle eût été consacrée par un des apôtres, il n'y serait pas mort. Car la mort du Christ est arrivée par sa passion. Or, le Christ était alors dans l'eucharistie d'une manière impassible. Il ne pouvait donc mourir dans ce sacrement.

2
Dans la mort du Christ, son sang a été séparé du corps. Or, le corps du Christ et le sang existent ensemble dans l'eucharistie. Le Christ n'y serait donc pas mort.

3
La mort arrive par la séparation de l'âme et du corps. Or, le corps aussi bien que l'âme du Christ sont contenus dans ce sacrement. Le Christ ne pouvait donc pas y mourir.

20
Mais c'est le contraire. Le même Christ qui était sur la croix aurait été dans l'eucharistie. Or, il mourait sur la croix. Il serait donc mort aussi dans le sacrement qu'on aurait conservé.


CONCLUSION. — Puisque le même Christ qui était sur la croix aurait été aussi dans l'eucharistie, si ce sacrement avait été conservé au temps de sa mort, il s'ensuit que le Christ serait mort dans ce sacrement.

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Il faut répondre que le corps du Christ est substantiellement le même dans l'eucharistie et dans sa propre espèce, mais il n'y est pas de la même manière. Car dans sa propre espèce il touche les corps qui l'environnent par ses propres dimensions, tandis qu'il n'en est pas de même selon qu'il existe dans le sacrement, ainsi que nous l'avons dit (art. préc.). C'est pourquoi tout ce qui appartient au Christ, selon ce qu'il est en lui-même, peut lui être attribué selon qu'il existe dans son espèce propre et dans le sacrement, comme vivre, mourir, souffrir, être animé ou inanimé et toutes les autres choses semblables. Au contraire, tout ce qui lui convient par rapport aux corps extérieurs peut lui être attribué selon qu'il existe dans son espèce propre et non selon qu'il est dans le sacrement ; comme être insulté, conspué, crucifié, flagellé et toutes les autres choses de ce genre. D'où l'on a dit poétiquement : « En conservant le sacrement, vous auriez pu réunir la douleur qui lui est interne, mais celle qu'on lui inflige extérieurement n'aurait pu lui convenir (1). »

(I) C'est-à-dire que la substance du pain soit qualités du corps elles s'y trouvent par conco- cbaugée en la substance du corps; quant aux niitance.

31
Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (in corp. art.), la passion convient au corps qui souffre par suite de ses rapports avec un agent extérieur. C'est pourquoi le Christ selon qu'il est dans l'eucharistie ne peut pas souffrir, mais il peut mourir.

32
Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. 2), le corps du Christ est sous l'espèce du pain par la force de la consécration, tandis que le sang est sous l'espèce du vin. Mais maintenant que le sang du Christ n'est pas réellement séparé de son corps, par la concomitance réelle (2), il arrive que le sang du Christ est sous l'espèce du pain simultanément avec le corps, et que le corps est sous l'espèce du vin simultanément avec le sang. Mais si au temps de la passion du Christ, quand le sang a été réellement séparé de son corps, ce sacrement avait été consacré, il n'y aurait eu que le corps sous l'espèce du pain et que le sang sous l'espèce du vin.

33
Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. 1 ad 1), l'âme du Christ est dans l'eucharistie par la concomitance réelle, parce qu'elle n'existe pas sans le corps, mais elle n'y est pas par la force de la consécration. C'est pourquoi si ce sacrement avait été alors consacré ou produit, quand l'âme était réellement séparée du corps, l'âme du Christ n'aurait pas été dans le sacrement, non parce que les paroles auraient manqué de vertu, mais en raison de la disposition de la chose, qui n'eût pas été la même.




QUESTION 82: DU MINISTRE DE L'EUCHARISTIE.
1640
III Pars (Drioux 1852) 1671