Bonaventure: Itinéraire de l'âme 301

CHAPITRE III. De la contemplation de Dieu par son image gravée dans les facultés naturelles de notre âme.

301 Les deux premiers degrés parcourus jusqu'à ce moment, après nous avoir conduits à Dieu par les traces de sa présence en toute créature, nous amènent à rentrer en notre âme, où l'image de la divinité brille avec tant d'éclat. Pénétrant donc en nous-mêmes, et laissant tout ce qui est en dehors, comme n'étant que le vestibule du lieu où nous devons arriver, efforçons-nous de contempler Dieu, comme en un miroir, dans son saint temple (Ex 26,34-35), dans la partie antérieure de son tabernacle. Là, sur la face de notre âme (Ps 4,7), comme sur un candélabre, brille la lumière de la vérité, et l'image de la Trinité bienheureuse apparaît avec splendeur.

Entrez donc au-dedans de vous, et voyez avec quelle ardeur votre âme s'aime. Or, elle ne pourrait s'aimer si elle ne se connaissait, et elle ne pourrait se connaître si elle n'avait le souvenir d'elle-même, car notre intelligence n'embrasse que les choses dont la mémoire nous est présente. D'où vous conclurez, en vous aidant du regard de la raison (1Co 13,12) et non de la chair, que cette âme possède une triple puissance. Considérez donc les actes et les habitudes de ces puissances, et alors vous pourrez contempler Dieu en vous comme en son image, ce qui s'appelle le voir en un miroir et en énigme.

302 L'action de la mémoire consiste à retenir et à représenter non seulement les choses présentes, corporelles et temporelles, mais encore les choses successives, simples et éternelles. Or, cette faculté retient les choses passées par le souvenir, les choses présentes en les recevant en elle-même, et les choses futures en les prévoyant. Elle retient les choses simples, comme principe des quantités continues et distinctes, tels sont le point, l'instant, l'unité, car sans cela il serait impossible de se rappeler ou de se figurer les choses auxquelles ils donnent naissance. Elle retient en tout temps et comme immuables les principes et les axiomes des sciences, car jamais elle ne peut les oublier de telle sorte, en se servant de sa raison, qu'elle ne les approuve et ne leur donne son assentiment aussitôt qu'ils lui sont proposés, et non pas comme à quelque chose de nouveau," mais comme à quelque chose d'inné et de familier. On peut s'en convaincre en proposant à quelqu'un une affirmation ou une négation sur un sujet, par exemple, sur ce principe : Le tout est plus grand que sa partie, ou sur tout autre principe que la raison admet sans pouvoir y contredire 3.

En retenant donc ainsi l'idée des choses temporelles passées, présentes et futures, la mémoire nous offre une image de l'éternité, dont le présent indivisible s'étend à tous les temps. En retenant les choses simples, elle montre que ces idées ne lui viennent pas seulement des images extérieures, mais qu'elle les reçoit d'un principe supérieur, et qu'elle a en elle-même des formes simples dont les sens et les objets visibles ne sont point le principe. Enfin en re-tenant les principes et les axiomes des sciences, elle nous apprend qu'elle a toujours en elle une lumière immuable qui lui conserve le souvenir des vérités inaccessibles au changement. Ainsi nous voyons, par les opérations de la mémoire, que notre âme est l'image de Dieu, que cette image est tellement présente à Dieu et Dieu présent à elle, qu'elle peut l'embrasser par ses actes, être capable de le posséder et de jouir de lui.

Aristot. I Poster. 8

303 L'action de la puissance intellectuelle consiste à comprendre les termes, les propositions et les conséquences. Or, on comprend le sens des termes lorsque, par la définition d'une chose, on la connaît parfaitement. Mais la définition ne peut se faire qu'au moyen de choses plus élevées, et ces choses elles-mêmes ne peuvent se définir qu'à l'aide de choses plus élevées encore; et successivement jusqu'à ce que l'on arrive à ce qu'il y a de plus élevé et de plus général, car l'ignorance de ces choses empêche de comprendre comme il convient celles qui sont d'un ordre inférieur. Si donc on ne connaît pas ce qu'est l'être par lui-même, il est impossible de donner une définition parfaite d'une substance quelconque. Mais l'être ne peut être connu par lui-même sans qu’on connaisse en même temps les conditions de son existence : l'unité, la vérité, la bonté. D'un autre côté, l'être peut s'offrir à nous comme complet ou incomplet, parfait ou imparfait, existant à l'état de puissance ou d'acte, comme être sous certains rapports ou simplement, comme partiel ou total, transitoire ou permanent, comme être par lui-même ou à l'aide d'un autre, comme joint à un autre ou seul, dépendant ou indépendant, comme conséquence ou principe, comme changeant ou immuable, comme simple ou composé; et comme ce qu'il renferme de négatif et de défectueux ne peut être connu que par ce qui est positif et réel, notre intelligence n'arrive jamais à bien définir l'être créé si elle n'est aidée par l'idée de l'être pur, actuel, complet et absolu par excellence, et cet être n'est autre que l'être simple et éternel, en qui sont contenues en toute leur pureté les raisons de toutes choses. Comment, en effet, notre esprit comprendrait-il qu'un être est défectueux et incomplet s'il n'avait aucune connaissance de l'être exempt de tout défaut? Et ainsi des autres conditions dont nous venons de parler.

Notre intelligence embrasse réellement le sens des propositions lorsqu'elle sait avec certitude qu'elles sont vraies ; et savoir cela, c'est connaître que ces propositions sont telles que nous les comprenons et que leur vérité ne peut être autre. Alors notre esprit sait donc que cette vérité est immuable ; mais comme il est lui-même soumis au changement, il ne peut la voir briller d'une manière ainsi stable que par une autre lumière dont les rayons, toujours les mêmes, ne peuvent partir d'une créature changeante. C'est donc en cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, en cette lumière qui est la lumière, le Verbe qui était en Dieu au commencement, que nous voyons la vérité (
Jn 1,1 Jn 1,9).

Notre intelligence perçoit réellement la vérité d'une conclusion quand elle voit cette conclusion suivre nécessairement des prémisses, et cela non seulement lorsqu'elle découle de termes nécessaires, mais de termes contingents, comme : l'homme court, donc il se meut. Et cette nécessité ne se découvre pas moins dans les êtres privés de vie que dans ceux qui en jouissent : que l'homme vive ou ne vive pas, cette conclusion : Si l'homme court, donc il est en mouvement, est toujours véritable. Ainsi la nécessité d'une conclusion ne vient pas de l'existence matérielle d'une chose, laquelle existence n'est que contingente; elle ne vient pas de l'existence de la chose en notre âme, car cette existence ne serait qu'une fiction, si cette chose n'existait en réalité. Elle vient donc du modèle éternel où toutes les choses puisent le rapport et l'enchaînement qui les unit selon les règles existantes en ce divin modèle. Toute la lumière de notre raisonnement, dit saint Augustin (De vera religione 39, n 72), a sa source dans cette vérité suprême, et c'est à elle que nous devons nous efforcer de parvenir. Nous voyons donc clairement, par tout ce que nous venons de dire, que notre intelligence est unie à l'éternelle vérité, puisque ce n'est qu'à sa lumière que nous pouvons embrasser la vérité avec certitude. Vous pouvez donc contempler par vous-même cette vérité qui vous instruit, si la concupiscence ou les vaines imaginations n'y mettent obstacle, et si elles ne viennent se placer entre elle et vous comme un nuage qui vous empêche d'en réfléchir les rayons.

304 L'action de notre volonté se manifeste par la délibération, le jugement et le désir. La délibération consiste à chercher ce qu'il y a de mieux entre une chose ou une autre. Mais le mieux ne peut être appelé ainsi que selon qu'il se rapproche davantage de ce qui est bon par excellence, et ce rapprochement est plus ou moins grand selon la ressemblance plus ou moins parfaite. Personne donc ne peut dire que telle chose est meilleure que telle autre, s'il ne connaît d'abord son degré de ressemblance avec le bien suprême ; et nul ne sait si telle chose ressemble à telle autre s'il ne connaît cette dernière elle-même. Ainsi, pour avancer que tel est semblable à Pierre, je dois commencer par connaître Pierre. Celui donc qui délibère a nécessairement imprimée en lui la connaissance du bien suprême.

Maintenant, pour porter un jugement certain de ces mêmes choses, il faut une loi. Or, cette loi ne peut produire la certitude qu'autant qu'on est assuré de sa rectitude et qu'elle est au-dessus de nos jugements. Mais notre âme se juge elle-même; comme donc elle ne peut juger la loi qui sert de règle à ses jugements, il s'ensuit que cette loi est supérieure à notre âme et que nous jugeons uniquement par sa présence en nous. Mais rien n'est au-dessus de notre âme si ce n'est celui qui l'a créée. Donc notre volonté arrive aux lois divines dans ses jugements si elle se prononce avec une résolution parfaite et entière.

Le désir a pour fin principale la chose qui l'excite par-dessus tout. Or, nous désirons par-dessus tout ce que nous aimons le plus ; et ce principal objet de notre amour, c'est le bonheur. Mais le bonheur réel ne se trouve que dans le bien suprême et notre fin dernière, et le désir de l'homme ne soupire qu'après un tel bien, ou après ce qui y conduit ou en est la ressemblance. L'entraînement vers ce bien est tel que la créature ne saurait rien aimer qu'en le désirant lui-même; seulement elle se trompe et elle est dans l'erreur lorsqu'elle prend une vaine image et un fantôme pour la réalité.

Voyez donc combien l'âme est proche de Dieu, et comment la mémoire nous conduit à son éternité, l'intelligence à sa vérité, et la volonté à sa bonté suprême.


305 Admirez ensuite comment l'ordre, l'origine et l'habitude de ces trois puissances nous font arriver jusqu'à la Trinité bienheureuse. La mémoire produit l'intelligence, qui est comme sa fille, car nous comprenons quand la ressemblance de l'objet qui repose en la mémoire est venue se placer à la lumière de l'intelligence ; et cette ressemblance n'est autre chose que notre verbe. De la mémoire et de l'intelligence émane l'amour, le nœud qui les unit. Or, ces trois choses, l'esprit qui engendre, le verbe et l'amour qui appartiennent à la mémoire, à l'intelligence et à la volonté, sont consubstantielles, coégales et coexistantes, se pénètrent et s'embrassent mutuellement. Si donc Dieu est un esprit parfait, il possède la mémoire, l'intelligence et la volonté; il a un Verbe engendré et un amour qui émane de lui et du Verbe. Et comme ces trois choses sont distinctes nécessairement, puisque l'une est produite par l'autre; que d'un autre côté cette distinction ne réside point dans l'essence divine et qu'elle n'est point accidentelle, il s'ensuit qu'elle est personnelle. Lors donc que l'âme se considère, elle s'élève par elle-même, comme par un miroir, jusqu'à la contemplation de la Trinité bienheureuse du Père, du Fils et de l'amour, qui sont trois personnes coéternelles, coégales et consubstantielles, de sorte que chacune des trois est en chacune des deux autres, que cependant l'une n'est pas l'autre, mais que toutes trois sont un seul Dieu.

306 Dans cette contemplation de son principe triple et un, au moyen des trois puissances qui la rendent son image, l'âme est aidée des lumières des sciences, qui l'enseignent et la perfectionnent, en même temps qu'elles lui offrent une triple similitude de la Trinité. En effet, toute philosophie est naturelle, rationnelle ou morale. La première traite du principe des êtres et nous conduit ainsi à la puissance du Père; la seconde traite de la nature de noire intelligence et nous amène à la sagesse du Verbe ; la troisième nous enseigne à bien vivre, et elle nous montre la bonté du Saint-Esprit. Ensuite la philosophie naturelle se divise en métaphysique, mathématique et physique. La première traite de l'essence des êtres ; la seconde, de leurs nombres et de leurs figures ; la troisième, de leur nature, de leurs vertus et de leurs opérations réciproques. Et ainsi la première nous conduit au Père, qui est le premier principe; au Fils, qui est son image, et au Saint-Esprit, qui est le don du Père et du Fils.

La philosophie rationnelle comprend la grammaire, qui donne la faculté d'exprimer ses idées; la logique, qui apprend à en tirer parti ; la rhétorique, qui enseigne à persuader ou à toucher. Et ces trois choses nous ramènent encore au mystère de la bienheureuse Trinité.

Enfin la philosophie morale est individuelle, économique et sociale. La première nous rappelle le premier principe ne procédant de personne; la seconde, le Fils qui habite en lui; la troisième, l'abondance des bienfaits du Saint-Esprit.

307 Toutes ces sciences ont des règles certaines et infaillibles qui descendent, comme autant de rayons lumineux, de la loi éternelle pour se répandre en notre âme. Ainsi illuminée et pénétrée de tant de splendeurs, si elle n'est aveugle, elle peut arriver par elle même jusqu'à contempler la lumière éternelle. La vue éclatante de cette lumière remplit les sages d'admiration, tandis qu'elle plonge dans le trouble les insensés qui refusent de croire afin d'arriver à comprendre ; et ainsi s'accomplit cette parole du Prophète : Vous avez répandu une lumière admirable du haut des montagnes éternelles, et ceux dont le cœur est insensé ont été remplis de trouble (Ps 75,5).


CHAPITRE IV. De la contemplation de Dieu en son image reformée par la grâce divine.

401 Ce n'est pas seulement en passant à travers notre âme, mais en elle-même, qu'il nous faut contempler notre premier principe; et comme ce degré est plus élevé que le précédent, nous lui donnerons la quatrième place dans l'échelle de nos méditations.

Il semble étonnant que, Dieu étant si proche de nos âmes, si peu d'hommes s'appliquent à le contempler en eux-mêmes. La raison en est que notre âme distraite par les sollicitudes de la vie, obscurcie par les vains fantômes de ce monde, entraînée par les concupiscences, demeure étrangère aux enseignements de sa mémoire et aux lumières de son intelligence, et qu'elle est sans désir pour les joies spirituelles et la suavité intérieure qu'elle pourrait goûter au-dedans d'elle-même. Plongée tout entière dans les choses sensibles, elle devient impuissante à trouver en elle l'image de Dieu.

402 Et comme il est nécessaire que l'homme demeure où il est tombé si personne ne lui vient en aide et ne le relève, ainsi notre âme tombée au milieu des choses sensibles n'a pu se relever parfaitement (Is 24,20), pour se contempler et admirer en elle-même la vérité éternelle, qu'au jour où cette vérité, revêtant en Jésus-Christ la forme de notre humanité, est devenue une échelle nouvelle réparant les ruines de cette échelle ancienne qui avait été formée en Adam. Ainsi nul, quelque éclairé qu'il soit des lumières de la nature et de la science, ne peut rentrer en soi-même pour s'y réjouir dans le Seigneur, s'il n'est conduit par Jésus-Christ, qui a dit (Jn 10,9 Ps 36,4) : Je suis la porte. Si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé; il entrera, il sortira et il trouvera des pâturages. Or, pour approcher de cette porte du salut, il faut croire et espérer en Jésus, il faut l'aimer. Il est donc nécessaire, si nous voulons entrer dans les délices de la vérité, comme dans un lieu de félicité, d'y arriver par la foi, l'espérance et la charité de Jésus-Christ, le médiateur entre Dieu et les hommes (1Tm 2,5), l'arbre de vie planté au milieu du Paradis (Gn 2,9).

403 Notre âme, l'image de Dieu, doit donc être revêtue des trois vertus théologiques qui la purifient, l'illuminent et la perfectionnent; elle doit donc être reformée, restaurée, rendue semblable à la céleste Jérusalem et devenir un membre de l'Église militante, qui est la fille de cette cité divine dont l'Apôtre a dit : Cette Jérusalem d'en haut est Sion. C'est elle qui est notre mère (Ga 4,26).

Que l'âme croie donc et espère eu Jésus-Christ; qu'elle s'attache à lui par l'amour. Il est le Verbe incréé du Père, le Verbe incarné et inspiré (Jn 1,1 He 1,3); ou autrement : il est la voie, la vérité et la vie (Jn 14,6). En croyant en lui, comme au Verbe incréé et à la splendeur du Père, elle recouvre l'ouïe et la vue : l'ouïe pour entendre les enseignements du Sauveur, la vue pour contempler ses merveilles. En soupirant par l'espérance après le Verbe inspiré, le désir et l'amour font revivre en elle l'odorat spirituel. Enfin, en embrassant par la charité le Verbe incarné comme la source de toutes délices, et en passant en lui par les ravissements de l'amour, elle rentre en possession du goût et du toucher. Lors donc qu'après avoir ainsi recouvré ses sens, elle voit, elle entend, elle aspire, elle goûte et embrasse son Époux, elle peut, comme l'épouse, prendre pour sujet de ses chants le Cantique des cantiques, qui est fait pour ce quatrième degré de contemplation, que personne ne comprend si le ciel ne l'en favorise (Ap 2,7), car l'expérience de l'amour le fait plus connaître que les considérations naturelles.

Une fois que dans ce degré l'âme a recouvré ses sens intérieurs pour contempler la beauté suprême, pour entendre ses harmonies inénarrables, pour aspirer ses parfums enivrants, goûter sa suavité infinie et embrasser le bien délicieux par excellence, elle se trouve disposée à passer aux ravissements par la dévotion, l'admiration et la joie qui répondent aux trois exclamations du Cantique des cantiques. D'abord par la surabondance de sa dévotion, l'âme devient comme la colonne de fumée qui s'élève formée d'aromates, de myrrhe et d'encens (Ct 3,6). Ensuite, la grandeur de son admiration la rend semblable à l'aurore, à la lune et au soleil (Ct 6,9), selon que les lumières dont elle est éclairée l'élèvent et la tiennent suspendue dans l'admiration de son Époux bien-aimé. Enfin, par l'excès de sa joie elle se trouve plongée dans les délices les plus suaves et elle s'appuie entièrement sur son Bien-Aimé (Ct 8,5).

404 Alors notre esprit devient hiérarchique dans ses degrés d'élévation, et conforme à cette Jérusalem céleste où nul ne peut entrer, à moins que par la grâce elle ne descende d'abord elle-même en notre cœur, comme saint Jean dans son Apocalypse la vit descendre (Ap 21,2). Or, elle vient ainsi en nous lorsque par la réforme de notre image intérieure, par les vertus théologales, par la joie de nos sens spirituels, par le transport des ravissements, notre esprit est vraiment devenu hiérarchique, c'est-à-dire lorsqu'il est purifié, illuminé et rendu parfait. Ainsi il représente les neuf degrés des ordres célestes lorsqu'on trouve en lui successivement l'annonce des vérités, leur enseignement, leur direction, le bon ordre, l'affermissement, l'empire sur soi-même, le ravissement, la révélation et l'union, car tous ces degrés correspondent aux neuf ordres des anges. Les trois premiers se rapportent à la nature de l'âme ; les trois qui viennent ensuite, à ses exercices spirituels, et les trois derniers à la grâce. Quand l'âme, enrichie de ces dons, rentre en elle-même, elle pénètre dans la Jérusalem céleste, elle y contemple les chœurs des anges, et y voit Dieu qui a fixé en eux sa demeure et opère toutes leurs œuvres. « Car, dit saint Bernard, Dieu aime dans les Séraphins comme charité; il connaît dans les Chérubins comme vérité; il est assis sur les Trônes comme équité ; il règne dans les Dominations comme majesté; il gouverne comme principe dans les Principautés; il protège comme salut dans les Puissances ; il opère comme vertu dans les vertus; il éclaire comme lumière dans les Archanges; il assiste comme piété dans les Anges (1Co 15,28). » Ainsi nous reconnaissons que Dieu est toutes choses en tout, lorsque nous le contemplons en nos âmes où il habite par les dons de sa charité surabondante.

405 Mais, pour arriver à ce degré de contemplation, nous devons nous appuyer d'une manière spéciale et particulière sur les enseignements de la sainte Écriture divinement inspirée, comme nous nous sommes appuyés sur la philosophie pour le degré précédent ; car l'objet principal de la sainte Écriture est de traiter des œuvres de notre réparation. Ainsi elle nous instruit spécialement de la foi, de l'espérance et de la charité, parce que c'est par ces vertus que notre âme se reforme; mais elle traite d'une façon plus spéciale encore de la charité; car l'Apôtre a dit (1Tm 1,5) que la charité est la fin des commandements lorsqu'elle vient d'un cœur pur, d'une conscience bonne et d'une foi sincère. Elle est la plénitude de la foi (Rm 13,10). Et Notre Seigneur lui-même nous assure que la Loi et les Prophètes sont tout entiers dans le double précepte de l'amour de Dieu et du prochain (Mt 22,40). Or ce double précepte trouve son accomplissement dans l'amour de Jésus-Christ, l'Époux de l'Église. Il est en effet notre Dieu et notre prochain, notre frère et notre Seigneur, notre roi et notre ami, le Verbe incarné et le Verbe incréé, notre Créateur et notre Rédempteur, notre principe et notre fin (Ap 1,8 Ap 21,6 Ap 22,13). Il est le Pontife suprême qui purifie, illumine et perfectionne son épouse, l'Église entière et toute âme sainte.

406 C'est de ce Pontife et de la hiérarchie établie par lui que traite toute la divine Écriture ; c'est par elle que nous apprenons à nous purifier, à nous éclairer, à marcher vers la perfection, et cela selon la loi de la nature, la loi écrite et la loi de grâce; ou plutôt selon les trois parties principales que cette même Écriture renferme : la loi de Moïse qui purifie, la révélation des Prophètes qui éclaire, et l'enseignement évangélique qui rend parfait. Ou plutôt encore elle nous apprend la même chose selon le triple sens spirituel de ses enseignements : le sens moral, qui nous purifie en nous faisant embrasser une vie exempte de péché; le sens allégorique, qui illumine notre intelligence des splendeurs de la foi ; et le sens mystique qui perfectionne notre âme en la conduisant à sortir d'elle-même et à goûter les suaves délices de la sagesse. Or, c'est en s'appuyant sur les trois vertus théologales, c'est avec ses sens spirituels ainsi reformés, c'est au moyen de ces trois ravissements dont nous avons parlé, et de ces actes hiérarchiques que notre âme rentre au-dedans d'elle-même pour y contempler Dieu dans les splendeurs des saints (Ps 109,3), pour goûter un sommeil paisible comme sur sa couche (Ps 4,9) et s'y reposer dans le bras de son Époux qui conjure les filles de Jérusalem de ne pas tirer sa bien-aimée de son repos, jusqu'à ce qu'elle s'éveille d'elle-même (Ct 2,7).

407 Ainsi ces deux degrés où nous avons appris à contempler Dieu en notre âme comme dans un miroir qui réfléchit l'image des choses créées, sont comme les deux ailes étendues qui aident le séraphin dans son vol (Is 6,2). Par ces deux ailes nous pouvons comprendre que les puissances naturelles de notre âme nous conduisent aux choses célestes par leurs opérations, leurs habitudes et leurs lumières scientifiques. C'est ce que nous avons vu dans le troisième degré. Nous y sommes conduits également par les puissances reformées de notre âme, et cela à l'aide des vertus gratuites, de nos sens spirituels et des ravissements de l'esprit. Nous y arrivons néanmoins aussi par les opérations hiérarchiques qui s'accomplissent en nous : la purification, l'illumination et la perfection de nos âmes, opérations où nous sommes aidés par la révélation des saintes Écritures que nous avons reçues des anges, selon cette parole de l'Apôtre : La loi nous a été donnée par les anges et par l'entremise d'un médiateur (Ga 3,19). Enfin nous y arrivons par les ordres hiérarchiques que nous pouvons disposer en notre âme à l'instar de celles de la Jérusalem céleste.

408 Quand la divine sagesse a ainsi rempli cette aine de tant de lumières, Dieu habite en elle comme en sa demeure; car elle est devenue sa fille, son épouse, sa bien-aimée; elle est un membre de Jésus-Christ, son chef; elle est sa sœur, sa cohéritière; elle est le temple du Saint-Esprit, temple fondé par la foi, élevé par l'espérance, et consacré par la pureté du corps et de l'esprit. Tout cela s'accomplit par la charité de Jésus-Christ qui est répandue en nos cœurs par le Saint-Esprit, qui nous a été donné (Rm 5,5) et sans lequel nous sommes impuissants à connaître les secrets de Dieu. Car de même que nul ne peut savoir ce qu'il y a en l'homme si ce n'est son esprit qui habite en lui, ainsi personne ne connaît ce qui est en Dieu sinon l'esprit de Dieu (1Co 2,11). Établissons-nous donc et enracinons-nous dans la charité afin de comprendre avec tous ses saints la longueur de son éternité, la largeur de sa libéralité, la sublimité de sa majesté et la profondeur de ses jugements pleins de sagesse. (Ep 3,17)


CHAPITRE V. De la contemplation de l'unité divine par son nom principal, qui est l’Être.

501 Nous pouvons contempler Dieu non seulement hors de nous et en nous, mais encore au-dessus de nous; hors de nous par les traces de sa présence empreintes dans les créatures, en nous par son image, et au-dessus de nous par la lumière dont il a gravé le sceau en notre âme (Ps 4,7), par la lumière de l'éternelle vérité qui a formé elle-même cette âme. Ceux qui se sont exercés dans le premier degré, sont entrés dans le parvis placé devant le tabernacle; ceux qui ont parcouru le second, se sont avancés jusque dans le lieu saint; et ceux qui ont passé par le troisième, ont pénétré avec le Grand-Prêtre jusque dans le Saint des saints, où les glorieux Chérubins élevés au-dessus de l'arche ombragent de leurs ailes le propitiatoire Ex 25-28. Or, par ces deux Chérubins sont représentés les deux modes ou les deux degrés par lesquels nous contemplons ce qui est invisible et éternel en Dieu. Le premier s'attache à son essence sacrée, le second à la propriété des personnes divines.

502 Le premier mode fixe principalement et avant tout son regard sur l'Être lui-même, car il nous dit que ce nom il est (Ex 3,14), est le premier nom de Dieu. Le second considère ce qui est bon en Dieu, et il nous apprend que la bonté est le premier de ses noms. Le premier se rapporte davantage au Testament ancien, qui annonce surtout l'unité de Dieu ; ainsi il a été dit à Moïse : Je suis celui qui est (Ex 3,14). Le second regarde plutôt le Nouveau, où la pluralité des personnes divines est déterminée dans le baptême au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Aussi le Seigneur notre maître, voulant élever à la perfection évangélique un jeune homme qui avait accompli la loi (Mt 28,19), donne-t-il à Dieu d'une manière principale et exclusive le nom de bon.

« Personne n'est bon, si ce n'est Dieu seul (Lc 18,19). » Ainsi saint Jean de Damas (De Fide orthod., l. I, ch. 9), suivant Moïse, dit : Celui qui est est le premier nom de Dieu; et saint Denis, s'attachant à Jésus-Christ, dit : Bon est le premier nom de Dieu (De Divinis Nominibus, ch. 3, § 1, and ch. 4, §1).


503 Que celui donc qui désire contempler ce qui est invisible en Dieu, quant à son unité, fixe ses regards sur son être lui-même, et qu'il reconnaisse que cet être est une qualité si certaine en Dieu qu'on ne saurait le concevoir sans elle; car l'être absolu ne peut se montrer sans exclure entièrement le néant, comme le néant est entièrement l'opposé de l'être. De même donc que le néant parfait n'a rien de l'être ni de ses qualités, de même l'être n'a rien du non-être, ni dans ses actes, ni dans sa puissance, ni en réalité, ni dans notre appréciation. Le néant étant la privation de l'existence, ne peut même être compris que par l'être, tandis que l'être, pour être conçu, n'a pas besoin d'un secours étranger, car tout ce qui est connu par notre intelligence l'est ou comme n'étant pas, ou comme possible, ou comme réel. Si donc le non-être ne peut être conçu que par l'être, et l'être possible que par l'être réel et actuel ; si le nom d'être exprime l'acte simple de l'existence, il s'ensuit que l'être est la première idée qui tombe en notre intelligence, et que cet être est celui qui a l'existence pure et actuelle. Mais cet être n'est point un être particulier, car l'être particulier est renfermé en des limites et se trouve lié à l'être possible; ce n'est point non plus un être en général, car un tel être n'a point d'existence actuelle, attendu qu'il ne saurait en avoir en aucune façon. Il faut donc que cet être soit Être divin.

504 C'est un aveuglement singulier de notre intelligence de ne point considérer ce qui s'offre d'abord à ses regards, ce sans quoi il lui est impossible de rien connaître. Mais de même que l'oeil fixé sur diverses couleurs ne voit point la lumière qui les lui découvre ou ne la remarque pas s'il la voit, de même l'ail de notre âme, arrêté sur les êtres particuliers et généraux, oublie l'être par excellence, bien qu'il s'offre tout d'abord à ses regards et que le reste ne soit visible que par lui. Cet oeil de notre âme se montre donc, en présence de tout ce qu'il y a de plus éclatant dans la nature, réellement semblable à l'oeil des oiseaux nocturnes en présence de la lumière. Accoutumé aux ténèbres des êtres créés, aux fantômes des choses sensibles, notre esprit s'imagine ne rien apercevoir alors qu'il s'arrête sur les splendeurs mêmes de l'Etre souverain, ne comprenant pas que cette obscurité si profonde, qui semble alors le frapper, est la plus brillante des illuminations (Ps 138,11). Ainsi l'oeil de notre corps s'arrêtant sur la pure lumière du soleil, croit ne rien voir.

505 Contemplez donc l'être très pur et par excellence, si vous le pouvez; vous comprendrez qu'il est impossible de se le représenter comme recevant l'existence d'un autre, et qu'ainsi il doit nous apparaître nécessairement comme l'être premier sans restriction, gomme rétro qui ne saurait tirer son origine du néant, ni d'un être quelconque. En effet, que serait l'être existant par lui-même, s'il n'était point le principe et la cause de son existence? Vous le verrez ensuite entièrement étranger à toute imperfection, et par conséquent n'ayant jamais commencé, ne devant jamais finir, mais demeurant éternellement. En troisième lieu, tout ce qu'il possède n'est que l'être lui-même, et ainsi il n'est point composé, mais d'une simplicité parfaite. Quatrièmement, il n'a rien en lui à l'état de possible, car tout ce qui est possible participe au néant par un côté, et ainsi il est souverainement actuel. Cinquièmement, il n'y a en lui rien de défectible, et ainsi il a la perfection suprême. Enfin, vous ne trouverez en lui aucune diversité, et par là vous comprendrez qu'il est souverainement un.

L'être qui est purement, simplement et absolument, est donc l'être premier, éternel et très simple, l'être très actuel, très parfait et souverainement un.


506 Toutes ces idées sont tellement certaines que cet être ne peut s'offrir à notre intelligence avec rien qui leur soit opposé, et que l'une entraîne nécessairement la vérité des autres. Ainsi, comme il est l'être simplement, il s'ensuit qu'il est simplement premier; étant simplement premier, il n'a pas reçu l'existence d'un autre, il ne se l'est pas donnée à soi-même : donc il est éternel. De même, comme il est premier et éternel, et qu'ainsi il n'est pas composé de plusieurs autres, il est donc un être très simple Ensuite étant premier, éternel et très simple, rien à l'état de possible n'est mélangé à ce qui est actuel en lui, et ainsi il est un être très actuel De ce qu'il est premier, éternel, très simple et très actuel, il s'ensuit qu'il est très parfait; car rien ne manque à celui qui réunit ces qualités et rien de nouveau ne saurait s'ajouter à ce qu'il possède. De tout cela, il faut conclure qu'il est souverainement un ; car lorsque nous lui attribuons une surabondance en tout genre, cette idée s'étend à toutes ses perfections; mais lorsque nous disons que cette surabondance est absolue, nous déclarons qu'elle ne saurait convenir qu'à un seul. Si donc Dieu exprime l'idée d'être premier, éternel, très simple, très actuel, très parfait, il est impossible de penser qu'il n'est pas, ou qu'il n'est pas un. Écoute donc, ô Israël, ton Dieu est un Dieu unique (Dt 6,4).

Si vous voyez ces choses dans la pure simplicité de votre esprit, vous êtes déjà éclairé des rayons de la lumière éternelle; mais il y a ici de quoi vous transporter d'admiration.

507 Cet être est en même temps le premier et le dernier, éternel et très présent, très simple et très grand, très réel et très immuable, très parfait et immense, souverainement un et renfermant tout en lui. Si vous admirez tout cela avec une âme pure, portez vos regards plus avant et vous serez éclairé d'une lumière plus grande encore, car vous découvrirez qu'il est le dernier parce qu'il est le premier. En effet, étant le premier, il a tout fait à cause de lui-même, et ainsi il est nécessaire qu'il soit la fin dernière, le principe et la consommation, l'alpha et l'oméga (Pr 16,4). Fous découvrirez qu'il est très présent parce qu'il est éternel; car ce qui est éternel n'est point terminé par quelque chose, ne cesse pas en soi-même, ne passe pas d'une chose à une autre, n'a en soi ni passé ni futur, et est ainsi très présent Dieu est très grand parce qu'il est très simple En effet, étant très simple en son essence, il doit être très grand en vertu : car, plus la vertu est une, plus elle est infinie. Il est très immuable parce qu'il est très réel ; car, l'être très réel est à l'état d'existence simple, et dès lors il ne peut rien acquérir ni rien perdre de ce qu'il possède, et par conséquent il est immuable. Il est immense parce qu'il est très parfait, car la perfection suprême est telle qu'on ne peut rien imaginer de meilleur, de plus excellent, de plus digne, de plus grand, et ainsi ce qui est très parfait est nécessairement immense. Enfin, il renferme tout parce qu'il est souverainement un; car, par cette unité suprême, il est le principe universel de tous les êtres, et par là même il est leur cause efficiente, leur modèle et leur terme; ou autrement, il est la source de leur existence, la raison de leur intelligence et la règle de leur vie. Il est donc tout, non par essence, mais comme cause surexcellente, universelle et très suffisante de tous les êtres; et comme la vertu d'une telle cause est souverainement une en son essence, il s'ensuit qu'elle est souverainement infinie et multiple en ses effets.


508 Reprenons et disons : Être très pur et absolu qui est l'être simplement, étant le premier et le dernier, est le principe et la fin suprême de toutes choses. Il est éternel et très présent : donc il embrasse et pénètre toutes les durées comme leur centre et leur circonférence. Il est très simple et très grand : donc il est tout entier cri toutes choses, et tout entier hors d'elles ; et ainsi il est une sphère intelligible dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Il est très réel et très immuable : donc, en demeurant dans cette immutabilité, c'est lui qui donne le mouvement à tous les êtres. Il est très parfait et immense : donc il est en toutes choses sans y être renfermé, hors de toutes choses saris en être exclu, au-dessus sans être plus élevé, au-dessous sans être plus bas. Il est souverainement un et il réunit toutes les manières d'être: donc il est tout en tous (1Co 15,28), quoique ce mot de tout embrasse une multitude de choses et que Dieu ne soit qu'un ; car, par son unité très simple, sa vérité très pur, sa bonté très réelle, il y a en lui toute vertu, tout modèle et toute puissance pour se communiquer; et ainsi de lui, par lui et en lui sont toutes choses (Rm 11,36), parce qu'en lui nous avons la toute-puissance, la science parfaite, la bonté suprême; et le voir parfaitement, c'est posséder le souverain bonheur, selon cette parole adressée à Moïse : Je te montrerai tout bien (Ex 33,19.).



Bonaventure: Itinéraire de l'âme 301