Bonaventure: Itinéraire de l'âme 601

CHAPITRE VI. De la contemplation de la Trinité bienheureuse en son nom, qui est SOUVERAINEMENT BON.

601 Après avoir considéré Dieu en son essence, il nous faut élever le regard de notre intelligence à la contemplation de la Trinité bienheureuse, et de la sorte les deux chérubins du propitiatoire seront placés l'un contre l'autre (Ex 25,19). De même donc que l'être est le principe d'où nous devons partir pour contempler l'essence de Dieu, et le nom qui nous conduit à la connaissance de ses autres attributs, ainsi le souverain bien est le fondement principal sur lequel nous devons nous appuyer pour considérer les émanations divines.


602 Remarquez donc que le bien souverain simplement dit est tel qu'on ne saurait se représenter rien de meilleur et par là même se le figurer consume n'existant pas, car l'être est une condition meilleure que le non-être; et il est tel qu'on ne peut le concevoir réellement sans qu'il soit triple et un en même temps. En effet le bien aime naturellement à se répandre; donc le bien suprême aime à se répandre d'une manière infinie. Mais cette diffusion souveraine ne peut être qu'actuelle et intrinsèque, substantielle et hypostatique, naturelle et volontaire, libre et nécessaire, incessante et parfaite. Si donc dans le bien suprême il n'y avait pas éternellement une production actuelle et consubstantielle, une production de personne égale en noblesse au principe d'où elle sort, par voie de génération et d'amour ; si ce bien n'était pas principe éternel d'un principe se communiquant également de toute éternité, par l'amour mutuel qui procède de l'un et de l'autre, et de la sorte Père, Fils et Saint-Esprit, ce bien suprême ne serait pas, parce qu'il ne se répandrait que d'une manière imparfaite, car l'effusion qui a lieu dans le temps, en faveur de la créature, n'est qu'un point en comparaison de l'immensité de la bonté éternelle. L'effusion la plus grande que l'on puisse imaginer est donc celle où le principe communique toute sa substance et sa nature, et le bien suprême ne serait pas s'il pouvait être ou si l'on pouvait le concevoir autrement.

Si donc vous le pouvez, contemplez du regard de votre âme l'excellence de cette bonté qui est l'acte pur d'un principe aimant souverainement d'un amour gratuit et obligatoire en même temps, et opérant par cet amour une effusion de lui-même très parfait, naturelle et volontaire, une effusion produisant le Verbe, qui est l'expression de toute sa pensée et le Don qui renferme tous les autres dons. Vous pourrez, en considérant cette communication suprême, comprendre que la Trinité, qui est le Père, le Fils et le Saint-Esprit, existe nécessairement. En ces personnes la bonté souveraine produit naturellement une communication sans limites; celle-ci engendre une consubstantialité parfaite; de cette consubstantialité naît une ressemblance entière; de ces perfections réunies, une égalité totale, et par là une éternité coexistante ; enfin, tout cela produit une union intime qui fait qu'une personne est en l'autre par une pénétration réciproque et suprême; que l'une opère avec l'autre sans distinction aucune de substance, de vertu et d'action.

603 Mais, lorsque vous contemplez ces choses, gardez-vous bien de penser que votre intelligence embrasse celui qui est incompréhensible; car il vous reste encore à considérer, dans ces divers attributs, des choses bien propres à transporter d'admiration le regard de votre esprit. En cette Trinité bienheureuse la puissance communicative suprême est unie à la propriété des personnes; l'unité des substances, à leur pluralité ; la souveraine similitude, à la distinction qui leur est inhérente ; l'égalité parfaite, à un rang différent ; la coexistence éternelle, à une émanation comme d'un principe; et enfin, il y a une cointimité mutuelle, avec émission d'une des personnes. Qui donc, à la vue de merveilles si prodigieuses, ne sera point rempli d'étonnement? Et cependant ces merveilles, nous comprenons qu'elles sont réellement en la Trinité très-sainte, si nous voulons élever nos regards vers sa bonté surexcellente. Car, s'il y a en elle une communication suprême et une effusion véritable, il y a nécessairement un principe et quelque chose qui en est distinct. Et comme ce qui est communiqué l'est tout entier et non en partie, ce principe se donne nécessairement tel qu'il est et sans réserve. Donc celui qui est produit et celui qui produit se distinguent par des propriétés particulières et sont un en substance. Mais ces propriétés étant distinctes, il s'ensuit des qualités propres à chacune d'elles : leur pluralité personnelle, l'émanation d'un principe, un ordre non de temps mais d'origine, une émission s'opérant non par un changement de lieu mais par inspiration gratuite, par une raison d'autorité de la part de celui qui produit et envoie, par rapport à celui qui est envoyé. Ces trois personnes étant un en substance, il s'ensuit encore nécessairement qu'il y a en elles unité d'essence, de beauté, d'excellence, d'éternité, d'existence et d'immensité. Lorsque vous considérez ces merveilles séparément et en elles-mêmes, c'est la vérité seulement qui s'offre à vos regards; mais si vous les contemplez dans leur rapport mutuel, c'est alors que votre admiration peut se répandre en transports. Si donc vous voulez vous élever par cette admiration à la contemplation la plus sublime, ayez soin d'embrasser en vos méditations toutes ces choses réunies.

604 C'est ce que nous enseignent les Chérubins qui se regardaient l'un l'autre le visage tourné vers le propitiatoire (Ex 25,20). Et cela n'a pas lieu sans mystère : c'est l'accomplissement de cette parole du Seigneur dans saint Jean : « La vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (Jn 17,3). » Car nous ne devons pas admirer seulement en elles-mêmes les qualités de l'essence de Dieu et les personnes divines, mais les considérer encore dans leur rapport ineffable avec l'union de Dieu et de l'homme dans l'unité de personne en Jésus-Christ.

605 Si donc vous êtes l'un de ces chérubins, en contemplant l'essence de Dieu, si vous êtes dans l'admiration en reconnaissant que l'être divin est tout à la fois le premier et le dernier, éternel et très actuel, très simple et très grand, présent partout et non contenu par aucun lieu, souverainement réel et toujours immuable, très parfait et n'ayant rien d'inutile, ne souffrant aucune diminution, mais immense et sans limite, souverainement un et réunissant les qualités de tous les êtres, renfermant. toutes choses, toute vertu, toute vérité, tout bien; si, dis-je, vous êtes l'un de ces chérubins, tournez vos regards vers le propitiatoire, et soyez dans l'admiration en voyant que le premier principe s'est uni avec le dernier, Dieu avec l'homme formé au sixième jour de la création (Gn 1,26), l'Éternel avec une créature soumise aux vicissitudes des temps et née de la Vierge en leur plénitude, le très simple avec celui qui est composé par essence, le très agissant avec celui qui est passif et mortel, le Dieu très parfait et immense avec celui qui est faible et petit, enfin Être souverainement un et réunissant toutes qualités avec un être individuel, composé et distinct de tous les autres, avec Jésus-Christ homme.


606 Si maintenant vous désirez tenir la place du second de ces chérubins, en contemplant les propriétés des personnes divines ; si vous considérez avec admiration comment la communication existe en elles avec ce qui leur est propre : l'unité de substance avec la pluralité, l'égalité parfaite avec un rang distinct, l'éternité avec la production, la coïntimité avec l'émission, puisque le Fils a été envoyé par le Père, et le Saint-Esprit par le Père et le Fils, en demeurant toutefois toujours avec eux sans jamais s'en éloigner; si, dis-je, vous voulez être le second de ces chérubins, tournez encore vos regards vers le propitiatoire et admirez comment en Jésus-Christ se trouve une personne unique, trois substances, deux natures; comment il y a unité parfaite de consentement avec pluralité de volontés; comment tout annonce Dieu et l'homme avec des propriétés diverses ; comment il y a une seule adoration avec des grandeurs différentes, une seule glorification suprême avec des dignités distinctes, une seule domination avec des puissances inégales. C'est dans cette considération que l'esprit s'illumine d'une manière parfaite, alors qu'il contemple, comme dans le sixième jour de la création, l'homme formé à l'image de Dieu.

607 Car, l'image étant l'expression de l'objet qu'elle représente, lorsque notre âme fixe ses regards sur Jésus-Christ, qui est, par sa nature, l'image du Dieu invisible (Gn 1,26), et qu'elle considère notre humanité si admirablement exaltée en lui, si ineffablement unie à sa personne, en voyant en lui le premier et le dernier, le plus haut et le plus bas, le centre et la circonférence, l'alpha et l'oméga (Ap 1,8), la cause et l'effet (Ap 5,1), le Créateur et la créature, le livre écrit au-dedans et au-dehors (Ez 2,9), elle se trouve déjà parvenue à quelque chose de parfait. Qu'elle s'efforce donc, en ce sixième degré comme en un sixième jour, d'arriver avec l'aide de Dieu à la perfection de ses divines illuminations, afin qu'il ne lui reste plus qu'à entrer dans le jour du repos, où l'activité de notre esprit se reposera de ses œuvres dans la joie d'un saint ravissement (Gn 2,2).



CHAPITRE VII. Du ravissement spirituel et mystique, dans lequel le repos est donné à notre intelligence et notre affection passe tout entière en Dieu.

701 Nous avons parcouru les six considérations précédentes comme autant de degrés qui nous conduisent au trône du vrai Salomon et nous font arriver à la paix, où, comme au milieu d'une Jérusalem toute intérieure, l'homme pacifique goûte dans le calme de son âme les douceurs du repos. Nous avons fixé nos regards sur les six ailes du séraphin, à l'aide desquelles l'âme du vrai contemplatif, éclairée des splendeurs de la divine sagesse, peut s'élever au-dessus de ce monde ; nous avons suivi successivement les six premiers jours de la création, pendant lesquels notre âme s'est livrée à un pieux exercice afin d'arriver au septième, où il lui sera permis de se reposer. Notre esprit a contemplé Dieu hors de lui-même par les traces de sa puissance et par les vestiges de sa présence en ses créatures; au-dedans de nous par son image et en son image; au-dessus de nous par la ressemblance de sa divine lumière qui nous éclaire, et en cette lumière elle-même autant qu'il est possible à la condition de notre vie et à la puissance de notre âme. Enfin, au sixième degré nous sommes arrivés à considérer dans le principe premier et souverain, dans Jésus-Christ, médiateur entre Dieu et les hommes (1Tm 2,5), des merveilles qui surpassent la pénétration de l'intelligence humaine. Il nous reste donc à passer et à nous élever dans la contemplation de ces choses, non seulement au-dessus de ce monde sensible, mais encore au-dessus de nous-mêmes. Pour arriver là, Jésus-Christ est la voie et la porte (Jn 14,6 Jn 10,7), l'échelle et le char ; il est comme le propitiatoire placé sur l'arche de Dieu (Ex 25,20), et le mystère caché aux peuples anciens (Ep 3,9),

702 Celui donc qui tourne entièrement ses regards vers ce propitiatoire sacré; celui qui contemple par la foi, l'espérance, la charité, la dévotion, l'admiration, l'allégresse, un hommage suprême, la louange et la jubilation, le Seigneur crucifié; celui-là, dis-je, fait la Pâque (Ex 12,11) avec lui. Aidé de la verge de la croix, il passe la mer Rouge et s'avance de l'Egypte dans le désert (Ex 14,16). Là il goûte une manne cachée (Ex 16,15 Ap 2,17), il se repose avec Jésus-Christ dans le tombeau ; il est comme mort aux choses extérieures; il éprouve en lui-même autant qu'il est possible en cette vie la vérité de cette parole adressée par Jésus au larron : Vous serez aujourd'hui avec moi dans le paradis (Lc 23,43).

703 C'est là le bonheur dont fut comblé le bienheureux François lorsque, dans les ravissements de sa contemplation, sur la montagne où j'ai conçu en mon esprit le présent ouvrage, un séraphin lui apparut portant six ailes et attaché à une croix, selon que nous l'avons appris en ce lieu d'un de ses compagnons qui était alors avec lui. Il passa en Dieu par le transport de sa contemplation, et il devint un modèle du contemplatif parfait, comme il l'avait été auparavant de l'homme voué à la vie active. Comme un autre Jacob il fut changé en Israël (Gn 35,10), Dieu voulant ainsi inviter, plus par son exemple que par sa parole, les hommes vraiment spirituels à tenter un pareil passage, à s'avancer vers de tels ravissements.

704 Or, ce passage, s'il est parfait, doit laisser derrière lui toutes les opérations de l'intelligence, transporter en Dieu et transformer en lui sans réserve toute l'affection de la volonté. Mais c'est là une faveur mystérieuse et secrète que nul ne connaît si ce n'est celui qui la reçoit (Ap 2,17), que nul ne reçoit s'il ne la désire, et qu'on ne saurait désirer sans être embrasé jusqu'en ses profondeurs par le feu de l'Esprit-Saint que Jésus-Christ a envoyé à la terre (Lc 12,49). Voilà pourquoi l'Apôtre nous dit que cette sagesse mystérieuse a été révélée par l'Esprit-Saint (1Co 2,10).

705 Puis donc que la nature ne peut rien et la science que peu de chose pour conduire là, il faut peu donner aux recherches et beaucoup à l'onction (1Jn 2,20 1Jn 2,27), peu à la langue et beaucoup à la joie intérieure, peu à la parole, à l'écriture et tout au don de Dieu, à l'Esprit-Saint, peu ou rien à la créature, mais tout à la substance créatrice, au Père, au Fils et au Saint-Esprit, et s'écrier avec saint Denis : « Trinité au-dessus de toute essence et divine par excellente, auteur souverainement bon de la sagesse chrétienne, dirigez-nous vers les hauteurs inconnues, lumineuses et sublimes de vos enseignements mystiques, où les mystères nouveaux, absolus, permanents et immuables de la théologie se découvrent dans les ténèbres resplendissantes d'un silence qui enseigne des choses inconnues, dans des ténèbres dont l'obscurité profonde surpasse en éclat ce qu'il y a de plus lumineux, éclaire de toute sa lumière et remplit des splendeurs des bienheureux les intelligences qu'elle ravit à la terre. »

Ces paroles s'adressent à Dieu. Disons maintenant avec le même saint à l'ami pour qui ces choses sont écrites : « Pour vous, ô mon bien-aimé, affermissez-vous dans la voie des contemplations mystiques, et pour cela laissez de côté vos sens et les opérations intellectuelles, les choses sensibles et les choses invisibles, ce qui est comme ce qui n'est pas, et élevez-vous autant que vous le pourrez à ce Dieu que vous ne connaissez pas et qui est au-dessus de toute essence et de toute science. C'est en vous séparant et vous délivrant de toutes choses, en dérobant entièrement et sans réserve votre âme à vous-même et à tout le reste, que vous monterez vers le rayon suressentiel des divines ténèbres. »


706 Maintenant, si vous me demandez comment tout cela se fait, je vous répondrai : Interrogez la grâce et non la science, le désir et non l'intelligence, les gémissements de la prière et non l'étude des livres, l'Époux et non le maître, Dieu et non l'homme, l'obscurité et non la clarté; non la lumière qui brille, mais le feu qui embrase tout de ses ardeurs et transporte en Dieu par une onction ravissante et par une affection dévorante. Ce feu c'est Dieu même, et le foyer où il se fait sentir est la sainte Jérusalem (Is 31,9). C'est Jésus-Christ qui l'allume par l'ardeur de sa Passion brûlante, et celui-là seul en ressent les atteintes, qui s'écrie : « Mon âme a désiré s'élever et mes ossements ont demandé la mort (Jb 7,15). » Celui qui désire une telle mort peut voir Dieu, car il a été dit avec vérité : « L'homme ne me verra pas sans mourir (Ex 33,20). » Mourons donc et entrons dans les ténèbres; imposons silence aux sollicitudes, aux concupiscences, aux vains fantômes de la terre, et passons avec Jésus crucifié de ce monde à notre Père (Jn 13,1), afin qu'après l'avoir vu, nous disions avec Philippe : Cela nous suffit (Jn 14,8), afin que nous entendions avec saint Paul : Ayant ma grâce, c'est assez (2Co 12,9), afin qu'avec David nous soyons dans la joie et que nous nous écriions : « Ma chair et mon cœur ont été dans la défaillance. O Dieu ! vous êtes le Dieu de mon cœur et mon partage pour l'éternité (Ps 72,26 Ps 105,48). Que le Seigneur soit béni éternellement et que tout son peuple dise : Qu'il en soit ainsi ! Amen. Amen (5) ! »




Bonaventure: Itinéraire de l'âme 601