Jean de la Croix - Lettres, Avis 1

1 2 Catherine de Jésus, originaire de Valderas (Léon), fit profession à Valladolid en 1572. En 1580, elle est envoyée à Palencia ; c'est là que le P. Jean lui adresse cette lettre. La M. Thérèse, en janvier 1582, prend avec d'autres religieuses soeur Catherine pour aller fonder à Burgos. Aux premières élections, le 21 avril 1582, Catherine est élue sous-prieure. Plus tard elle passa au carmel de Soria où elle mourut.


Jésus soit en votre âme, ma fille Catherine. Quoique j'ignore où vous êtes, je veux vous écrire ces lignes, confiant que notre Mère3 vous les fera parvenir, si vous n'êtes pas avec elle. Et s'il en est ainsi et qu'elle ne soit pas avec vous, consolez-vous avec moi, qui suis plus exilé et seul par ici ; car depuis que m'avala cette baleine4 et qu'elle me vomit en ce port étranger5, jamais plus je n'ai eu la faveur de la voir, ni les saints de là-bas6. Dieu le fit bien, car après tout l'abandon est une lime, et souffrir des ténèbres mène à une plus grande lumière. Plaise à Dieu que nous ne marchions pas en elles. Oh ! que de choses je voudrais vous dire ! Mais je vous écris très à l'aveuglette, ne pensant pas que vous deviez recevoir cette lettre. Pour cette raison, je m'arrête sans achever. Recommandez-moi à Dieu. Et je ne veux pas vous en dire plus long pour ce qui en est d'ici, car je n'en ai pas envie. - De Baeza et le 6 juillet 1581. Votre serviteur en Christ, Fr. J. de la f Adresse : C'est pour la soeur Catherine de Jésus, carmélite déchaussée, où elle se trouvera.

3 Thérèse d'Avila.
4 Allusion à son emprisonnement à Tolède, nov. 1577-août 1578.
5 Par rapport à la Castille, Baeza en Andalousie est un port étranger.
6 Il devait revoir Thérèse à Avila le 28 nov. 1581, et pour la dernière fois.


2. À Maria de Soto, religieuse béate (autographe)

2
Jhs [Jésus] soit en votre âme, ma fille en Christ. Vous m'avez fait une grande charité en m'écrivant et je voudrais bien réaliser ce que vous me dites dans votre lettre et vous donner grand contentement, à vous et à vos soeurs. Mais comme Dieu ordonne autrement que nous pensons, nous devrons nous conformer à sa volonté. On m'a fait prieur de cette maison de Grenade et c'est une terre où il est facile de servir Dieu. Sa majesté fait tout pour le mieux. Oh ! si vous-même et vos soeurs demeuriez ici, alors je pourrais vous contenter en quelque chose. J'espère que Dieu, lui, vous contente fort. Veillez à ne pas délaisser vos confessions et dites la même chose à vos soeurs. Que toutes me recommandent à Dieu, car pour moi jamais je ne vous oublierai. Ne manquez pas de recourir au P. Fr Jean7, même s'il se trouve plus fatigué. Demeurez avec Dieu et que Sa Majesté vous donne son saint esprit. Amen. -Des Saints Martyrs de Grenade et de mars 1582. Votre serviteur dans le X.°, Fr. J. de la f.

7 Jean de Sainte-Anne.


3. À la M. Anne de Saint-Albert, fondatrice et prieure de Caravaca (fragment) \28

3 [Grenade, 1582?]

. Puisque vous ne me dites rien, je vous dis moi que vous ne soyez pas sotte et ne marchiez pas avec ces craintes qui découragent l'âme. Remettez à Dieu ce qu'il vous a donné et ce qu'il vous donne chaque jour; car vous paraissez mesurer Dieu à la mesure de votre capacité. Et il ne doit pas en être ainsi. Préparez-vous, car Dieu veut vous faire une grande faveur.

8 Née à Malagon, Anne avait pris l'habit dans cette ville. Thérèse vint la chercher pour l'emmener d'abord à la fondation de Béas, puis à celle de Séville, d'où elle l'envoya fonder Caravaca en déc. 1575. Elle avait beaucoup de lettres de J. de la f. Elle fit une déposition au procès de béatification.



4. À la même religieuse (fragment)

4
[peu de mois après.]

. Jusques à quand pensez-vous, fille, que vous deviez avancer appuyée sur des bras étrangers ? Voici que je désire vous voir en une grande nudité d'esprit et si détachée des créatures que l'enfer entier soit impuissant à vous troubler. Que sont ces larmes si déplacées que vous avez versées ces jours-ci? Combien de précieux temps pensez-vous avoir perdu avec ces scrupules ? Si vous désirez me communiquer vos peines, allez à ce miroir sans tache du Père éternel, qui est son Fils, car là, je regarde, moi, votre âme chaque jour, et sans doute sortirez-vous consolée et n'éprouverez-vous plus la nécessité de mendier aux portes des pauvres.



5. À une carmélite fondatrice en Madrid (fragment)

5 [1586 ?]

. Fille, c'est dans le vide et la sécheresse de toutes choses, que Dieu éprouve ceux qui sont de vaillants soldats, capables de vaincre dans sa bataille; ceux qui savent boire l'eau en l'air sans mettre la poitrine au sol, comme les soldats de Gédéon, ceux qui vainquirent avec de l'argile sèche, contenant des torches enflammées à l'intérieur; ce qui signifie la sécheresse du sens, et à l'intérieur, l'esprit bon et embrasé9.

9  (
Jg 7,6 Jg 16-22).



6. À la M. Anne de Saint-Albert, prieure de Caracava (autographe).

6 Jésus soit en votre âme. Au moment de quitter Grenade pour la fondation de Cordoue, je vous ai écrit en hâte ; et depuis, étant à Cordoue, j'ai reçu vos lettres et celles de ces messieurs qui allaient à Madrid et durent penser me retrouver à l'Assemblée10. Mais sachez que rien n'a été fait, car on attend que se terminent ces visites et fondations ; et en ces jours, le Seigneur se hâte tellement que nous n'avons pas de répit. La fondation de Cordoue, des frères, vient de se faire, la ville tout entière témoignant d'une jubilation et d'une solennité telles qu'il ne s'en était pas tant vu pour aucune autre Religion ; car tout le clergé de Cordoue et les confréries se réunirent, et l'on porta le Très Saint Sacrement avec une grande solennité depuis l'église majeure, toutes les rues très bien tapissées, et le peuple comme le jour du Corps de Christ. Ce fut le dimanche après l'Ascension. Le seigneur Évêque vint et prêcha, nous louant beaucoup. La maison se trouve dans le meilleur endroit de la ville, sur la paroisse de l'église majeure. À présent je suis à Séville pour la translation de nos religieuses qui ont acheté de très importantes maisons, qui bien qu'ayant à peine coûté quatorze mille ducats, en valent plus de vingt mille. Elles y sont maintenant, et le jour de saint Barnabé, le Cardinal y a mis le Très Saint Sacrement avec beaucoup de solennité. Et j'ai l'intention de laisser ici un autre couvent de frères avant de m'en aller, et il y en aura deux de frères à Séville. Et d'ici à la Saint-Jean, je partirai pour Ecija, où avec la grâce de Dieu nous en fonderons un autre, puis ensuite à Malaga, et de là à l'Assemblée. Que n'ai-je le pouvoir pour cette fondation comme je l'ai pour celles-ci ! Je n'y mettrais pas tant d'atermoiements ! mais j'espère en Dieu qu'elle se fera, et à l'Assemblée je ferai tout ce que je pourrai. C'est ce que je dis à ces messieurs auxquels j'écris. J'ai été contrarié de ce que l'engagement par écrit n'ait pas été aussitôt exécuté avec les Pères de la Compagnie, parce que je ne les considère pas, à ce que je vois, pour des gens qui tiennent leur parole, aussi suis-je persuadé que non seulement ils biaiseront en partie, mais que si l'on diffère ils se raviseront complètement si cela leur paraît avantageux. Faites donc attention à ce que je vous dis, sans rien leur dire à eux, ni à personne, traitez avec le seigneur Gonzalo Mufioz pour acheter l'autre maison qui est de l'autre côté, et faites par écrit, car eux, voyant qu'ils tiennent bien la corde, font les importants ; et il importe très peu que l'on sache après que nous les avons achetées uniquement pour nous libérer d'une vexation. Et ainsi ils accepteront de bon gré sans trop nous casser la tête, et même nous les ferons venir à ce que nous désirons le plus. Rendez compte à peu de personnes et agissez, une ruse parfois ne peut être déjouée que par une autre ruse. Le livret des Cantiques de l'Épouse, je voudrais que vous me l'envoyiez, maintenant vraisemblablement en aura pris copie Mère de Dieu11.

Cette Assemblée tarde beaucoup et je le regrette pour l'entrée de Doia Catherine, car je désire donner.  Votre serviteur, Fr. Jean de la +

De Séville et juin de l'année 1586.

Très chère fille en Christ : Dites bien mon bon souvenir au sieur Gonzalo Muioz, pour ne pas fatiguer sa grâce, je ne lui écris pas, et parce que Votre Révérence lui dira ce que je dis ici.

Adresse : Pour la mère Anne de Saint-Albert, prieure des Carmélites Déchaussées à Caravaca.


10 Le chapitre général convoqué à Madrid par le P. Nicolas de Jésus-Marie (Doria) pour le 13 août 1586.
11 Françoise de la Mère de Dieu, Saojossa, une des trois fondatrices de Caravaca fut chargée vers 1586 de faire une copie du Cantique Spirituel.



7. Aux carmélites déchaussées de Beas\212

7 Jésus soit en vos âmes, mes filles. Pensez-vous donc, me voyant si muet que je vous perds de vue et que je cesse d'admirer comment avec grande facilité vous pouvez être saintes, et avec beaucoup de consolation et de sûre protection jouir de l'Époux aimé ? Mais j'irai là-bas et vous verrez que je n'étais point oublieux, et nous verrons les richesses gagnées dans l'amour pur et sur les sentiers de la vie éternelle et votre bel avancement en Christ dont les épouses sont les délices et la couronne ; qui ne doit pas aller roulant sur la terre, mais bien plutôt être portée dans les mains des séraphins, pour être posée avec révérence et estime sur la tête de leur Seigneur. Quand le coeur chemine sur la terre au milieu des bassesses, la couronne roule et chaque bassesse la heurte du pied ; mais quand l'homme tâche de porter haut son coeur (Ps 63,7), comme dit David, alors Dieu est exalté par la couronne qu'est ce coeur élevé de son épouse, dont on le couronne le jour de l'allégresse de son couronnement (Ct 3,11), en lequel il prend ses délices quand il est avec les fils des hommes (Pr 8,31). Ces eaux de délices intérieures ne naissent point en la terre; c'est vers le ciel qu'on doit ouvrir la bouche du désir, vide de toute autre plénitude, afin qu'ainsi la bouche de l'appétit, sans être rétrécie ni resserrée par aucune bouchée d'un autre goût, demeure bien vide et ouverte vers celui qui me dit : Ouvre et dilate ta bouche et moi je te l'emplirai (Ps 80,11). De sorte que celui qui cherche goût en chose quelconque ne se garde plus vide pour que Dieu le comble de son ineffable délice, et tel il va à Dieu, et tel il s'en retourne, car il a les mains embarrassées et ne peut prendre ce que Dieu lui donnait. Dieu nous délivre de si tristes choses embarrassantes qui troublent de si douces et savoureuses libertés.

Servez Dieu, mes filles aimées en Christ, suivant ses exemples de mortification en toute patience, en tout silence et en tout désir de souffrir, devenues vous-mêmes bourreaux des contentements, vous mortifiant si d'aventure il est resté quelque chose qui doive mourir et qui s'oppose à la résurrection intérieure de l'Esprit, qui demeure en vos âmes. Amen. - De Malaga et du 18 novembre de 1586. - Votre serviteur, Fr. Jean de la +.

12 Chaque samedi, d'octobre 1578 au printemps 1579, Jean de la + part du Calvario vers Beas : trois heures de marche. Anne de Jésus est prieure, il lui dédiera le Cantique spirituel.



8. Aux carmélites déchaussées de Beas

8
Jésus Marie soient en vos âmes, mes filles en Christ. J'ai eu beaucoup de consolation avec votre lettre ; que Notre Seigneur vous le rende ! Si je ne vous ai pas écrit ce ne fut pas faute de le vouloir (car je désire vraiment votre plus grand bien ; mais c'est que je jugeais qu'il y avait assez de choses dites et écrites pour faire ce qui importe ; et que ce qui fait défaut (si quelque chose fait défaut), ce n'est pas d'écrire ou de parler, parce qu'en cela on excède d'ordinaire, mais bien de se taire et d'agir. De plus, parler distrait, mais se taire et agir recueille et donne des forces à l'esprit. Et ainsi quand la personne sait ce qu'on lui a dit pour son avancement elle n'a pas besoin d'entendre ni de parler davantage, mais de le réaliser effectivement, en silence et avec sollicitude, avec humilité et charité et mépris de soi ; et ne pas chercher aussitôt des choses nouvelles qui ne servent qu'à satisfaire l'appétit dans les choses extérieures (et même sans pouvoir donner satisfaction) et à laisser l'esprit sans force, vide et sans vertu intérieure. D'où vient que ni ce qu'on a reçu d'abord, ni ce que l'on prend ensuite ne profite, de même qu'une nourriture ne sert point, si la première n'est pas digérée, car la chaleur naturelle se divise et est occupée en l'une et en l'autre, elle n'a point de force suffisante pour les convertir en substance, et ainsi s'engendre la maladie. Il est très important, mes filles, que nous mettions notre esprit à couvert des ruses du démon et de la sensualité, car autrement, sans nous en apercevoir, nous nous trouverons bien déchus et bien éloignés des vertus de Christ, et ensuite nous nous réveillerons avec notre travail et notre oeuvre faits à rebours, et pensant avoir une lampe ardente, elle apparaîtra éteinte, car les souffles avec lesquels nous pensions l'allumer étaient peut-être plus propres à l'éteindre. Donc, de peur que cela ne nous arrive et afin, comme j'ai dit, que nous gardions l'esprit, je dis qu'il ne reste point de remède plus propre que de pâtir, d'agir et de se taire, et de fermer les sens avec un exercice et une inclination à la solitude et à l'oubli de toutes choses et de tous événements, même si le monde venait à périr. Jamais, pour le bon comme pour le mauvais, il ne faut négliger la tranquillité du coeur procédant des entrailles de l'amour, pour pâtir en toutes les choses qui se présenteront; car la perfection est de si grande importance et la délectation de l'esprit est si riche et si précieuse, que Dieu veuille que tout cela suffise pour l'obtenir; car il est impossible de profiter, sans opérer et pâtir avec vertu, enveloppant le tout dans le silence. J'ai appris cela, filles: que l'âme qui se porte à parler et converser beaucoup a bien peu d'attention à Dieu, car quand elle en a, aussitôt elle est fortement attirée de l'intérieur au silence et à la fuite de toute conversation, car c'est une chose plus agréable à Dieu que l'âme se délecte en Lui qu'en une quelconque créature, si excellente et utile qu'elle soit.

Aux prières de Vos Charités je me recommande; et tenez pour chose certaine, qu'encore que ma charité soit petite, elle est néanmoins si recueillie à votre égard que je ne m'oublie aucunement de vous à qui je dois tant en Notre Seigneur, qu'il soit avec nous tous. Amen. - De Grenade, le 22 novembre 1587. - Fr. Jean de la Croix.

La plus grande nécessité que nous ayons est de nous taire près de ce grand Dieu avec l'appétit et avec la langue, lui dont le seul langage qu'il entende est le silencieux amour.

À Anne de Jésus et aux autres soeurs Carmélites Déchaussées du couvent de Beas.



9. À la M. Éléonore-Baptiste, à Beas (Autographe)\213

9
Jésus soit en Votre Révérence : Ne pensez pas, fille en Christ, que j'ai manqué de compatir à vos épreuves, ni à celles qui y ont participé ; mais quand je me souviens que, comment Dieu l'a appelée afin de mener une vie apostolique, qui est une vie de mépris, et qu'elle est conduite par ce chemin, je me console. À vrai dire, Dieu veut que le religieux soit de telle manière, qu'il ait dit adieu à toutes choses, et que toutes choses aussi lui aient dit adieu, car Lui-même veut être son trésor, sa consolation, et sa gloire délectable. Dieu a fait une grâce signalée à Votre Révérence, car, maintenant ayant bien mis en oubli toutes les choses, elle pourra jouir de Dieu dans la solitude, étant indifférente, pour son amour, à ce qu'on fera à son égard tout ce qui plaira, puisqu'elle n'est plus à elle mais à Dieu. Faites-moi savoir si votre départ pour Madrid est certain et si la mère prieure y vient, et recommandez-moi beaucoup à mes filles Madeleine et Anne, et à toutes, car on ne me donne pas le temps de leur écrire. De Grenade, le 8 février 1588. - Fr. Jean de la +

13 Éléonore-Baptiste terminait alors son temps de priorat. Elle ira plus tard fonder Valence où elle mourra en 1604.



10. Au P. Ambroise Mariano de Saint-Benoît, prieur de Madrid\214

10
Jésus soit en Votre Révérence :

Le besoin de religieux, comme V. R. le sait, selon le nombre de fondations qui se font, est fort grand; pour cela il faut que V. R. se résigne à ce que le P. Fr. Michel parte pour Pastrana, afin d'y attendre le P. Provincial qui doit bientôt fonder ce couvent de Molina.

De même il a paru convenable aux pères de donner sans tarder à V.R. un sous-prieur, et ainsi, ils lui ont donné le P. Fr. Ange qui, semble-t-il s'entendra bien avec son prieur, ce qui est le plus important dans un couvent ; que V. R. donne à chacun ses patentes. Il importera que V. R. ne néglige pas de veiller à ce que nul, prêtre ou non prêtre, s'entremette de traiter avec les novices ; vu que comme le sait V. R., il n'est pas chose plus pernicieuse pour les novices que de passer de main en main et que d'autres aillent les agiter; et puisqu'il y en a beaucoup, c'est une raison pour aider et soulager le père frère Ange et même lui donner, comme on vient de la lui donner, l'autorité de sous-prieur, de sorte que dans la maison on lui ait plus de respect. Il semble que le P. Fr. Michel n'était plus maintenant très nécessaire là et qu'il pourra mieux servir la Religion15 autre part. Quant au père Gratien, il n'y a rien de nouveau, sinon que le P. Fr. Antoine est maintenant ici. - De Ségovie et le 9 novembre 1588. -Fr. Jean de la +

Le P. Grégoire de S. Ange baise les mains de V. R.

14 Jean de la Croix écrit en tant que Conseiller de la Consulta et Définiteur général.
15 Au sens d'Ordre religieux.



11. À Dona Juana de Pedraza\216\0, à Grenade (Autographe).

11
Jésus soit en votre âme : Voici peu de jours, je vous ai écrit par la voie du P. Fr. Jean en réponse à votre dernière lettre, qui, dans la mesure même où elle s'était fait attendre fut bien appréciée. Là, je vous disais comment, à ce qui me semble, j'ai bien reçu toutes vos lettres et combien je souffre de vos malheurs et de vos maux et de vos solitudes qui silencieusement crient toujours tellement en moi que ma plume ne saurait le dire autant. Tout est coups de heurtoirs et meurtrissures en l'âme afin d'aimer davantage, ils causent plus d'oraison et de soupirs spirituels vers Dieu pour qu'Il accorde ce que l'âme demande pour lui. Je vous ai déjà dit qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter pour ces bagatelles, mais faites ce que l'on vous a commandé ; et quand on vous en empêchera, obéissez et avisez m'en, Dieu alors pourvoira au mieux. Ceux qui aiment bien Dieu, Lui prend soin de leurs affaires, sans qu'eux se soucient pour elles. Pour l'âme, sa meilleure voie pour être en sécurité est de n'avoir attache en rien, ni appétit de rien, mais de l'avoir très véritable et entière à qui revient de la guider, autrement ce serait alors ne point vouloir de guide. Et quand un seul suffit et qu'il est celui qui convient, tous les autres, ou n'ont rien à voir, ou troublent. Que l'âme ne s'attache à rien, car pourvu que l'oraison ne faille, Dieu aura soin de sa propriété, car elle n'est à nul autre maître, ni ne le doit être. Je le vois pour moi-même, que plus les choses sont miennes, plus j'y tiens l'âme et le coeur et mon souci, parce que la chose aimée se fait une avec celui qui aime ; et ainsi fait Dieu avec qui l'aime. Aussi ne peut-on oublier cela sans oublier sa propre âme, et même sa propre âme, on l'oublie pour l'âme aimée, car on vit plus en l'âme aimée qu'en soi. Ô grand Dieu d'amour et Seigneur! que de richesses divines vous versez en celui qui n'aime et ne goûte que Vous ! car Vous vous donnez vous-même à lui et ne faites plus qu'une chose avec lui par amour. Et ainsi vous donnez à goûter et à aimer à l'âme ce qu'elle préfère en vous et lui est de plus de profit. Ce pourquoi il convient que f ne nous manque pas, comme à notre Aimé, jusqu'à la mort d'amour, c'est Lui qui dispose nos souffrances dans l'amour de ce que nous aimons le plus, pour que nous fassions de plus grands sacrifices et en profitions davantage. Mais tout est bref, tout ne va que jusqu'à lever le couteau et alors Isaac demeure vivant, avec promesse du fils multiplié (
Gn 22,1-18). La patience est nécessaire, ma fille, en cette pauvreté, et profitable pour bien sortir de notre terre et pour entrer dans la vie où nous jouirons parfaitement de tout, ce qui est privation de vie. Pour l'instant j'ignore quand sera mon départ. Je me porte bien, quoique l'âme fort à la traîne. Recommandez-moi à Dieu et donnez les lettres à frère Jean ou aux religieuses plus souvent, quand ce sera possible, et si elles n'étaient si courtes, meilleur ce serait. - De janvier et Ségovie, le 28 de 1589. - Fr. Jean de la +


16 Pieuse laïque, amie d'Ana de Pefialosa, et dirigée par Jean de la Croix.



12. À une demoiselle d'Avila, résidant à Madrid, qui désire se faire carmélite déchaussée (Autographe).

12
Jésus soit en votre âme : Le messager est passé au moment où je ne pouvais vous faire réponse, et même à présent il attend pour repartir. Dieu vous donne toujours sa sainte grâce, ma fille, afin qu'en toutes choses vous vous employiez toute à son saint amour et à son service, comme vous en avez l'obligation, puisque c'est seulement pour cela qu'il vous a créée et rachetée. Au sujet des trois points sur lesquels vous m'interrogez, il y aurait beaucoup à dire, plus que le peu de temps et une lettre ne le permettent ; je vous dirai cependant trois autres choses dont vous pourrez tirer quelque profit. Concernant les péchés, que Dieu abhorre tellement qu'ils ont nécessité sa mort, il convient afin de bien les pleurer et de n'y pas tomber, de traiter le moins possible avec les gens, de les fuir, et de ne jamais parler plus que nécessaire en chaque chose ; car traiter avec les gens plus qu'il est purement nécessaire et que la raison le réclame, jamais personne quelque saint fût-il ne s'en est trouvé bien. Il faut aussi que vous gardiez la loi de Dieu avec grande ponctualité et amour. Au sujet de la passion du Seigneur, étudiez-vous à traiter votre corps avec rigueur mais discernement, exercez la haine de vous-même et la mortification, et gardez-vous de suivre en rien votre goût et votre volonté, puisqu'elle fut la cause de sa mort et de sa passion ; et tout ce que vous ferez, que ce soit par le conseil de votre mère17. Le troisième point qui est la gloire, afin de bien penser à elle et de l'aimer, tenez toute la richesse du monde et ses délices comme de la boue, de la vanité et de la fatigue comme elles le sont en vérité, et n'estimez en rien aucune chose, pour grande et précieuse qu'elle soit, mais seulement l'amitié de Dieu, vu que tout ce qu'il y a de précieux en cette vie, s'il vient à être comparé avec ces biens éternels pour lesquels nous sommes créés, est difforme et amer, et quoique brèves, son amertume et sa difformité demeureront pour toujours dans l'âme qui les aura estimées.

Je n'oublie pas votre affaire; mais pour l'instant je ne peux davantage, malgré tout mon désir. Recommandez-la beaucoup à Dieu et prenez pour avocats, Notre-Dame et saint Joseph. Je me recommande beaucoup à votre mère, qu'elle veuille bien regarder cette lettre comme lui étant adressée, et priez Dieu ensemble pour moi, et demandez aussi que vos amies exercent la même charité. Dieu vous donne son esprit. - De Ségovie et février. - Fr. Jean de la +.

17 La Mère prieure.


13. À un religieux dirigé par lui.

13
La paix de Jésus-Christ soit toujours en votre âme, fils. J'ai reçu la lettre de Votre Révérence, dans laquelle vous me dites les grands désirs que vous donne Notre Seigneur d'occuper votre volonté en Lui seul, en l'aimant par-dessus toutes les choses, et dans laquelle vous me demandez que pour atteindre ce but je vous donne quelques conseils.

Je me réjouis de ce que Dieu vous ait donné de si saints désirs, et je me réjouirai beaucoup plus que vous les mettiez à exécution. Pour cela il convient de remarquer comment tous les goûts, joies et afflictions naissent toujours dans l'âme par le moyen de la volonté et de l'amour des choses qui se présentent comme bonnes, convenables et délectables, parce qu'elles vous paraissent savoureuses et précieuses ; cela étant, les appétits de la volonté se meuvent vers elles, elle les espère, et elle se réjouit en elles quand elle les possède et elle craint de les perdre et elle souffre quand elle les perd18; et ainsi selon les affections et les goûts des choses, l'âme est troublée et inquiète.

18 Nous avons là les quatre passions de l'âme (ou affections de la volonté) : espoir, joie, crainte, douleur.



Donc pour anéantir et mortifier ces affections et ces goûts à l'égard de tout ce qui n'est pas Dieu, Votre Révérence doit noter que tout ce dont la volonté peut se réjouir distinctement est ce qui est suave et délectable ; et il n'y a aucune chose suave ni délectable où la volonté puisse se délecter et dont elle puisse jouir qui soit Dieu, car comme Dieu ne peut tomber sous les préhensions19 des autres puissances, ainsi ne peut-il non plus être compris par les appétits et les goûts de la volonté, parce qu'en cette vie, comme l'âme ne peut goûter Dieu essentiellement, ainsi toute la suavité et toute la délectation qu'elle pourrait sentir, pour hautes qu'elles soient, ne peuvent être Dieu ; car tout ce que la volonté peut distinctement goûter et désirer, c'est en tant qu'elle le connaît pour tel ou tel objet. Or, comme la volonté n'a jamais goûté Dieu tel qu'il est et ne l'a point connu sous aucune préhension de l'appétit, et par conséquent qu'elle ignore ce qu'est Dieu, de là vient que son goût ne le peut savourer tel qu'il est et que ni son appétit, ni son goût ne peuvent arriver à savoir désirer Dieu puisqu'il excède leur capacité ; il est donc clair qu'aucune chose distincte, de toutes celles dont la volonté peut jouir, n'est Dieu. Et ainsi pour s'unir à Lui, elle doit se vider et se détacher de toute affection désordonnée d'appétit et du goût de tout ce qu'elle peut distinctement se réjouir, soit de là-haut, soit d'ici-bas, temporel ou spirituel, afin que, purgée et débarrassée de tous goûts, joies et appétits désordonnés, tout entière, avec ses affections elle s'emploie à aimer Dieu; car, si en quelque manière la volonté peut comprendre Dieu et s'unir avec Lui, ce n'est pas par quelque préhension de l'appétit, mais par l'amour. Et comme la délectation et la suavité et tout autre goût dont la volonté est capable ne sont point l'amour, il s'ensuit que de tous les sentiments savoureux, pas un ne peut être un moyen proportionné afin que la volonté s'unisse à Dieu, si ce n'est l'opération de la volonté, car l'opération de la volonté est absolument distincte de son sentiment. Par l'opération qui est l'amour, elle s'unit avec Dieu et trouve son terme en Lui, et non par le sentiment ni par la préhension de son appétit qui réside en l'âme comme s'il était sa fin et son terme. Et ainsi les sentiments peuvent seulement servir de motifs pour aimer si la volonté veut passer plus avant, et pas plus. Et ainsi les sentiments savoureux de soi n'acheminent pas l'âme à Dieu, au contraire ils la font s'arrêter à eux-mêmes ; mais par l'opération de la volonté, qui est d'aimer Dieu, en Lui seul l'âme met son affliction, sa joie, son goût, sa satisfaction, laissant en arrière toutes choses et L'aimant par-dessus toutes. C'est pourquoi, celui qui se porte à aimer Dieu sans que ce soit à cause de la suavité qu'il expérimente, en cela même il laisse en arrière cette douceur et met son amour en Dieu qu'il ne sent point; car s'il mettait son amour en la suavité et au goût qu'il éprouve, en faisant cas et s'y arrêtant, ce serait déjà mettre son amour en la créature ou en quelque chose d'elle, et se proposer le motif comme fin et terme, et par conséquent, l'oeuvre de la volonté serait vicieuse. Puisque Dieu est incompréhensible et inaccessible, la volonté, afin de mettre son opération d'amour en Dieu, ne doit pas la mettre en ce qu'elle peut toucher et saisir par l'appétit, mais en ce qu'elle ne peut comprendre ni atteindre par lui. Et de cette manière la volonté aime ce qui est certain et véritable au goût de la foi, en vide et à l'obscur de ses sentiments, par-dessus tous ceux qu'elle peut sentir, tout comme l'entendement dans le vide de ses connaissances, croit et aime par-dessus tout ce qu'il peut entendre.

19 Au sens de ce qui est saisi.



Et ainsi, bien insensé serait celui qui se voyant manquer de suavité et de consolation spirituelles, penserait pour autant que Dieu se serait retiré de lui, et qui les ayant se réjouirait, estimant pour ce sujet qu'il aurait Dieu avec lui. Et il serait encore plus insensé s'il cherchait cette suavité en Dieu et s'il s'en réjouissait; parce que de la sorte il ne chercherait plus Dieu avec une volonté fondée sur le vide de la foi et de la charité, mais il chercherait le goût de l'esprit, qui est du créé, suivant en cela son appétit, et ainsi il n'aimerait pas Dieu purement par-dessus toutes choses (ce qui est mettre toute la force de la volonté en Lui), car s'attachant par l'appétit à cette créature, la volonté ne monterait pas au-dessus d'elle à Dieu qui est inaccessible ; car il est impossible que la volonté puisse arriver à jouir de la suavité et de la délectation de la divine union, si ce n'est dans le vide de l'appétit de tout goût particulier, d'en haut comme d'en bas. Ce que David a voulu signifier quand il a dit : Dilata os tuum, et implebo illud20 (
Ps 80,11). Il convient donc de savoir que l'appétit est la bouche de la volonté, bouche dilatée quand elle n'est point empêchée par la bouchée de quelque suavité, car quand l'appétit s'occupe en quelque chose, en cela même il se rétrécit, vu que hors de Dieu tout est étroit. Et ainsi, l'âme doit toujours avoir la bouche de la volonté ouverte à Dieu et vide de toute bouchée de l'appétit, afin que Dieu la comble de son amour et de sa douceur, et elle doit avoir cette faim et soif de Dieu seul, sans vouloir la satisfaire d'autre chose, puisqu'ici-bas elle ne peut goûter Dieu tel qu'il est; et que ce qui peut être goûté, si l'appétit le désire, empêche de le goûter. Ce qu'enseigne Isaïe quand il dit : Vous tous qui avez soif, venez aux eaux, etc. (Is 55,1). Où il invite ceux qui ont soif de Dieu seul au rassasiement des eaux divines de l'union de Dieu et qui n'ont point l'argent de l'appétit21.

20 Ouvre grande ta bouche, et je l'emplirai.
21 Sous entendu : l'union divine, c'est de l'or. L'appétit n'est que de l'argent.



Il convient donc beaucoup à Votre Révérence si elle veut jouir d'une grande paix en son âme et parvenir à la perfection, qu'elle remette toute sa volonté à Dieu, afin qu'ainsi elle s'unisse à Lui, et ne l'occupe pas dans les choses viles et basses de la terre.

Que Sa Majesté le rende aussi spirituel et saint que je le désire. - De Ségovie et le 14 d'avril. - Fr. Jean de la Croix.



14. À la M. Marie de Jésus, prieure de Cordoue (Autographe)

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Jésus soit en Votre révérence et la rende aussi sainte et pauvre d'esprit qu'elle en a le désir, et qu'elle me l'obtienne de Sa Majesté.

Voici la licence pour les quatre novices. Veillez à ce qu'elles soient bonnes pour Dieu.

Je veux maintenant répondre à tous vos doutes brièvement, car j'ai peu de temps, j'en ai d'abord traité avec ces pères, parce que le nôtre22 n'est pas ici, mais voyage par là-bas. Dieu le ramène.

22 Ces pères : les membres de la Consulta que Jean de la Croix préside en l'absence du provincial, Doria (notre père), parti faire la visite canonique des couvents d'Andalousie.



1. Il n'y a plus de discipline de verges, quoique l'on fasse un office de férie, car ceci a pris fin avec l'office carmélitain23, il n'existait d'ailleurs qu'à certains temps et il y avait peu de féries.

23 En 1586, les déchaux remplacèrent leur antique rite hiérosolymitain pour le romain.



2. Pour le deuxième point, ne donnez pas en général licence à toutes, ni à aucune, pour qu'en compensation de cela ou d'autre chose on se donne la discipline trois jours par semaine. Pour les cas particuliers, comme d'habitude, à vous de juger. Gardez la règle commune.

3. Qu'elles ne se lèvent pas communément de meilleure heure que ne le demande la constitution, je parle de la communauté.

4. Que les autorisations expirent avec le prélat qui les a données, et ainsi par la présente je vous renouvelle l'autorisation pour qu'en cas de nécessité puissent entrer dans le couvent confesseur, médecin, barbier et officiers24.

24 Le chirurgien-barbier pratiquait les saignées ; les officiers étaient les artisans.



5. Pour le cinquième point, puisque vous avez maintenant de nombreuses places vacantes, quand sera devenu nécessaire ce que vous dites, vous pourrez résoudre la question de la soeur Aldonce. Recommandez-moi à elle, et moi à Dieu. Et demeurez avec Lui, enfin je ne puis m'étendre davantage. De Ségovie et du 7 juin de 1589. - Fr. Jean de la +




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