Jean de la Croix - Lettres, Avis 33


INTRODUCTION

AUX AVIS ET SENTENCES SPIRITUELLES

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Bien avant de rédiger ses grands traités, Jean de la Croix, maître en spiritualité, fut amené à écrire des billets plus courts pour stimuler, conseiller, consoler, enseigner. Il a semé à tous vents selon l'occasion, les demandes ou les besoins. Ces maximes, recommandations personnelles ou points de doctrine de portée générale, furent recopiées et diffusées. Destinées à des religieux, religieuses, des séculiers ou des communautés, la plupart ont disparu ; tous ceux écrits à Avila en 1572-1577.

De tous les conseils qui nous restent, les Dits de lumière et d'amour sont d'une authenticité incontestable puisque le saint lui-même les a rassemblés dans un manuscrit autographe le plus étendu que nous connaissions60.

Les comparaisons ne manquent pas non plus ici: l'oiseau qui est posé sur la glu (22), la mouche qui se pose sur le miel (24), celui qui a lâché l'oiseau (31), celui qui tire la charrette en montant la côte (555) ; la chevelure que l'on peigne (104) ; les miettes qui tombent de la table du Père (26)...

Souvent la sentence est frappée comme une médaille. « Une seule pensée de l'homme vaut plus que le monde entier....61 (34) ; Au soir, c'est sur l'amour qu'on t'examinera....(59) ; À quoi te sert de donner à Dieu une chose, si Lui t'en demande une autre?... (72) ». Sublime, l'« oraison d'une âme énamourée » (26) unit la profondeur, l'élévation et le lyrisme. Comme le passereau solitaire, l'âme de Jean de la Croix chante suavement dans la contemplation et l'amour de son Époux (120).


60 Manuscrit malheureusement mutilé au début et à la fin. Jean Baruzi en fit l'objet de sa thèse secondaire : Aphorismes de saint Jean de la Croix..., Bordeaux, 1924.
61 Pensée qui prélude à Descartes et à Pascal, dit Lavelle, Quatre saints, Albin Michel, 1951, p. 121.



Les dits de lumière et d'amour.

JÉSUS MARIE

1. PROLOGUE

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Aussi, ô Dieu et ma joie ! en ces dits de lumière et d'amour de toi, mon âme a voulu s'employer pour l'amour de toi, car puisque moi qui en parle, je n'en ai ni la pratique ni la vertu, qui est ce en quoi, mon Seigneur, tu te plais davantage qu'en leur expression et leur science, d'autres personnes incitées par eux, progresseront peut-être en ton service et ton amour où moi je fais défaut, et mon âme aura quelque consolation d'avoir été l'occasion que ce qui manque en elle tu le trouves en d'autres. Tu aimes, toi, Seigneur, le discernement, tu aimes la lumière, tu aimes l'amour au-dessus des autres opérations de l'âme. C'est pourquoi ces dits seront de discernement pour cheminer, de lumière pour le chemin et d' amour dans le cheminement. Que s'éloigne donc la rhétorique du monde; que les bavardages disparaissent ainsi que l'éloquence aride de l'humaine sagesse, faible et subtile, qui jamais ne te plaît, et disons au coeur des paroles baignées de douceur et d'amour qui te plaisent tant, enlevant ainsi peut-être obstacles et embûches devant maintes âmes qui trébuchent ne sachant pas, et ne sachant pas vont errant, croyant être assurées en cela de suivre ton très doux Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, et devenir semblables à lui en vie, conditions et vertus et en la forme de nudité et de pureté de son esprit. Mais donne-la, toi, Père des miséricordes, car sans toi, rien ne se fera, Seigneur.

1. Toujours le Seigneur a découvert les trésors de sa sagesse et de son esprit aux mortels ; mais maintenant que la malice découvre davantage son visage, il les découvre bien davantage.

2. Ô Seigneur, mon Dieu ! qui te cherchera avec un amour pur et simple sans te trouver très à son goût et à sa volonté ? puisque c'est toi qui te montres le premier et sors à la rencontre de ceux qui te désirent.

3. Bien que le chemin soit aplani et doux pour les hommes de bonne volonté, celui qui chemine cheminera peu et avec peine, s'il n'a bon pied et courage et l'obstination courageuse en cela même.

4. Mieux vaut être accablé auprès du fort que soulagé auprès du faible. Quand tu es accablé, tu es auprès de Dieu, qui est ta force, il se tient avec les affligés. Quand tu es soulagé, tu es auprès de toi, qui es ta propre faiblesse ; car la vertu et la force de l'âme, c'est dans les épreuves de patience qu'elles grandissent et se confirment.

5. Celui qui veut être seul, sans l'appui d'un maître et guide, sera comme l'arbre qui est seul et sans propriétaire dans la campagne, si abondants que soient ses fruits, les passants les cueilleront et ils n'arriveront pas à pleine maturité.

6. L'arbre cultivé et soigné, donne ses fruits au bénéfice de son propriétaire, au temps que l'on attend de lui.

7. L'âme seule, sans maître, qui a de la vertu, est comme le charbon embrasé qui est seul ; il ira se refroidissant plutôt qu'à brûler.

8. Celui qui tombe tout seul, tout seul il reste déchu, et tient pour peu son âme, puisqu'à lui seul il la confie.

9. Puisque tu ne crains pas de tomber tout seul, comment peux-tu prétendre te relever tout seul ? Considère que deux ensemble peuvent plus qu'un seul.

10. Celui qui tombe accablé, difficilement se relèvera accablé.

11. Et celui qui tombe aveugle, ne se relèvera pas aveugle seul, et, s'il se relève seul, il se dirigera par où il ne convient.

12. Dieu aime plus en toi le moindre degré de pureté de conscience que les nombreuses oeuvres que tu peux faire.

13. Dieu aime plus en toi le moindre degré d'obéissance et de soumission que tous ces services que tu penses lui rendre.

14. Dieu estime plus en toi que tu t'inclines à la sécheresse et à souffrir pour son amour que toutes les consolations et visions spirituelles et méditations que tu puisses avoir.

15. Nie tes désirs, et tu trouveras ce que désire ton coeur. Qu'en sais-tu toi si ton appétit est selon Dieu?

16. Ô très doux amour de Dieu mal connu ! Celui qui a trouvé ses voies a trouvé le repos.

17. Puisque doit s'ensuivre pour toi double amertume d'accomplir ta volonté, renonce à la faire, même si tu demeures en amertume.

18. L'âme a plus d'inconvenance et d'impureté pour aller à Dieu si elle garde en soi le moindre appétit de chose du monde, que si elle était chargée de toutes les sales et fâcheuses tentations, et ténèbres qui se puissent dire, pourvu que sa volonté rationnelle ne veuille les admettre ; au contraire, elle peut alors s'approcher de Dieu avec confiance pour accomplir la volonté de Sa Majesté qui dit: Venez à moi vous tous qui êtes tourmentés et accablés, et moi je vous recréerai (
Mt 11,28).

19. Plus agréable à Dieu est l'âme qui dans la sécheresse et l'épreuve se soumet à ce qui est raison que celle qui, manquant à cela, fait toutes ses affaires avec consolation.

20. Plus agréable à Dieu est une oeuvre, pour petite qu'elle soit, faite en cachette, sans volonté qu'on le sache, que mille faites avec l'envie que les hommes le sachent; car celui qui par amour très pur oeuvre pour Dieu, non seulement se moque que les hommes le voient, mais il ne le fait même pas pour que Dieu lui-même le sache; même s'Il ne devait jamais le savoir, il ne cesserait de lui rendre les mêmes services, avec la même joie et pureté d'amour.

21. L'oeuvre pure et entière faite pour Dieu dans le coeur pur, fait un royaume entier pour son propriétaire.

22. Doubles sont les efforts de l'oiseau qui est posé sur la glu, à savoir: pour s'en détacher et pour s'en nettoyer; et de deux manières, peine celui qui satisfait son appétit: pour s'en détacher et, après s'être détaché, pour se purger de ce qui lui en reste collé.

23. Celui qui par les appétits ne se laisse pas entraîner s'envolera léger selon l'esprit, comme l'oiseau à qui ne manque plume.

24. La mouche qui se pose sur le miel, empêche son vol; et l'âme qui veut être attachée à la saveur de l'esprit empêche sa liberté et sa contemplation.

25. Ne sois pas présent aux créatures si tu veux garder le visage de Dieu clair et simple en ton âme; mais vide et débarrasses-en bien ton esprit, et tu marcheras dans les lumières divines, car Dieu n'est pas semblable à celles-là.

26. Oraison d'une âme énamourée : Seigneur, Dieu, mon Aimé ! si encore tu te rappelles mes péchés pour ne pas faire ce que je te demande, fais en eux, mon Dieu, ta volonté, qui est ce que je veux par-dessus tout, et exerce ta bonté et ta miséricorde, et tu seras connu en eux. Et si tu attends mes oeuvres afin, par ce moyen, d'exaucer ma prière, donne-les-moi toi, et opère-les-moi, avec les peines que tu voudrais accepter, et que cela se fasse. Et si ce ne sont pas mes oeuvres que tu attends, qu'attends-tu, mon très clément Seigneur ? pourquoi tardes-tu ? Car, enfin, si c'est la grâce et la miséricorde qu'en ton Fils je te demande, prends mon obole, puisque tu la veux, et donne-moi ce bien puisque, toi aussi tu le veux. Qui pourra se libérer de ses basses manières et de ses limites, si toi tu ne l'élèves jusqu'à toi en pureté d'amour, mon Dieu ? Comment s'élèvera jusqu'à toi l'homme engendré et grandi dans la bassesse si tu ne l'élèves, Seigneur, avec la main qui l'a fait? Tu ne m'enlèveras pas, mon Dieu, ce qu'une fois tu m'as donné en ton Fils unique Jésus-Christ, en qui tu m'as donné tout ce que je veux. C'est pourquoi je me réjouirai que toi tu ne tardes pas, si moi j'attends. Avec quels atermoiements attends-tu, puisque dès maintenant tu peux aimer Dieu en ton coeur? Miens sont les cieux et mienne la terre. Miennes sont les nations. Les justes sont miens et miens les pécheurs. Les anges sont miens, et la Mère de Dieu et toutes les choses sont miennes. Et Dieu même est mien et pour moi, parce que Christ est mien et tout entier pour moi.

Alors que demandes-tu et cherches-tu, mon âme ? Tien est tout cela et tout est pour toi.

Ne t'estime pas moins, ne t'arrête pas aux miettes qui tombent de la table de ton Père. Sors au-dehors et glorifie-toi en ta gloire. Cache-toi en elle et réjouis-toi, et tu obtiendras les demandes de ton coeur.

27. L'esprit bien pur ne se mêle pas d'avis étrangers ni d'humaines considérations, mais seulement, dans la solitude de toutes les formes, intérieurement, en un calme savoureux, il se communique avec Dieu, car sa connaissance est dans le silence divin.

28. L'âme énamourée est une âme tendre, douce, humble et patiente.

29. L'âme dure en son amour-propre s'endurcit.

30. Si toi, en ton amour, ô bon Jésus, tu n'adoucis point l'âme, elle persévérera toujours en sa dureté naturelle.

31. Celui qui perd l'occasion est comme celui qui a lâché l'oiseau de sa main, il ne le rattrapera pas.

32. Moi je ne te connaissais pas toi, ô mon Seigneur, car je voulais encore savoir et goûter des choses.

33. Que tout soit bouleversé, à la bonne heure, Seigneur Dieu, pour que nous trouvions la stabilité en toi.

34. Une seule pensée de l'homme vaut plus que le monde entier; par conséquent Dieu seul en est digne.

35. Pour l'insensible, ce que tu ne sens pas; pour le sensible, le sens ; et pour l'esprit de Dieu, la pensée.

36. Considère que ton ange gardien n'incite pas toujours l'appétit à agir, bien qu'il éclaire toujours la raison ; c'est pourquoi, pour pratiquer la vertu, n'attends point le goût; la raison et l'entendement te suffisent.

37. L'appétit ne permet pas à l'ange de le mouvoir quand il s'occupe à autre chose.

38. Mon esprit s'est desséché parce qu'il oublie de se nourrir en toi.

39. Ce que tu prétends et ce que tu désires le plus, tu ne l'obtiendras ni par ta propre voie ni par la haute contemplation, mais en beaucoup d'humilité et soumission de coeur.

40. Ne te fatigue pas, tu n'entreras pas dans la saveur et la suavité de l'esprit, si tu ne t'adonnes pas à la mortification de tout ce que tu désires.

41. Considère que plus la fleur est délicate, plus vite elle se fane et perd son odeur; aussi garde-toi de vouloir cheminer par esprit de saveur, car tu ne seras pas constant ; mais choisis pour toi un esprit robuste, attaché à rien, et tu trouveras douceur et paix en abondance ; car le fruit savoureux et durable en terre froide et sèche se cueille.

42. Prends garde que ta chair est faible et que nulle chose du monde ne peut à ton esprit donner force ou consolation, car ce qui naît du monde est monde, et ce qui naît de la chair est chair ; mais le bon esprit naît seulement de l'esprit de Dieu, qui ne se communique ni par le monde ni par la chair.

43. Tiens compte de ta raison pour faire ce qu'elle te dit dans le chemin de Dieu, et cela te vaudra plus devant Dieu que toutes les oeuvres que tu fais sans cet avis et que toutes les saveurs spirituelles que tu recherches.

44. Heureux celui qui, laissant de côté son goût et son inclination, regarde les choses en raison et justice pour les faire.

45. Celui qui opère raisonnablement est pareil à celui qui mange une nourriture substantielle, et celui qui se meut par le goût de sa volonté est comme celui qui mange un fruit ramolli.

46. Toi, Seigneur, tu reviens, avec allégresse et amour, relever celui qui t'offense, et moi je ne reviens pas relever et honorer celui qui m'offense moi.

47. Ô puissant Seigneur! si une étincelle de ton autorité de ta justice a tant d'effet sur le prince mortel qui gouverne et meut les nations, que fera ta justice toute-puissante sur le juste et le pécheur62?

62 Est-ce une allusion aux démissions de Charles Quint (1555-1556) que Jean avait pu voir à Médina en 1556 ?



48. Si tu purifies ton âme des possessions et appétits étrangers, tu comprendras en esprit les choses ; et si tu nies ton appétit en elles, tu jouiras de leur vérité, entendant en elles la certitude.

49. Seigneur, mon Dieu, tu n'es pas étranger à qui ne se fait pas étranger de toi. Comment dire que c'est toi qui t'absentes ?

50. En vérité, celui-là a vaincu toutes les choses, que ni le goût de ces choses n'incite à la joie, ni leur fadeur ne lui cause de tristesse.

51. Si tu veux parvenir au saint recueillement, tu n'y parviendras pas en admettant, mais en niant.

52. M'en allant moi, mon Dieu, partout avec toi, partout il m'adviendra comme je veux pour toi.

53. Il ne pourra parvenir à la perfection celui qui ne s'applique pas à se satisfaire de rien, de manière que la concupiscence naturelle et la spirituelle soient contentes dans le vide ; car pour parvenir à la suprême tranquillité et paix de l'esprit, cela est requis ; et de cette manière l'amour de Dieu en l'âme pure et simple presque habituellement est en acte.

54. Puisque Dieu est inaccessible, veille à ne pas t'attarder à ce que tes puissances peuvent comprendre et ton sens sentir, pour ne pas te satisfaire avec le moins et que ton âme perde la légèreté convenable pour aller à lui.

55. Comme celui qui tire la charrette en montant la côte, ainsi chemine vers Dieu l'âme qui ne rejette pas le souci et n'éteint pas l'appétit.

56. Ce n'est pas la volonté de Dieu que l'âme se trouble de rien ni qu'elle subisse des épreuves ; si elle les souffre dans les adversités du monde, c'est en raison de la faiblesse de sa vertu, car l'âme du parfait se réjouit en ce qui afflige l'imparfaite.

57. Le chemin de la vie est de très peu d'agitation et d'affaires, et requiert davantage la mortification de la volonté que beaucoup de savoir. Celui qui des choses et des plaisirs prendra le moins, avancera par

lui.

58. Ne pense pas que plaire à Dieu consiste tellement à oeuvrer beaucoup, mais plutôt à oeuvrer avec une volonté bonne, sans propriété ni respect humain.

59. Au soir [de la vie], c'est sur l'amour qu'on t'examinera. Apprends à aimer comme Dieu veut être aimé, et laisse ta condition.

60. Prends garde de ne pas te mêler des affaires d'autrui, ni même de te les remettre en mémoire, car peut-être alors, toi tu ne pourras pas accomplir ta tâche.

61. Ne pense pas que parce qu'en un tel ne brillent pas les vertus auxquelles toi tu penses, il ne sera pas précieux devant Dieu pour ce que toi tu ne penses pas.

62. L'homme ne sait pas bien se réjouir, ni bien se lamenter, car il ne comprend pas la distance entre le bien et le mal.

63. Veille à ne point t'attrister soudain des adversités du siècle, car tu ne sais pas le bien qu'elles entraînent avec elles, ordonné dans les jugements de Dieu en vue de la joie sempiternelle des élus.

64. Ne te réjouis pas des prospérités temporelles, car tu ne sais pas avec certitude qu'elles t'assurent la vie éternelle.

65. Dans la tribulation aie recours aussitôt à Dieu en toute confiance, et tu seras réconforté, éclairé et instruit.

66. Dans la joie et le plaisir aie recours aussitôt à Dieu avec crainte et vérité, et tu ne seras pas trompé ni imbu de vanité.

67. Prends Dieu pour époux et ami avec qui tu iras continuellement, et tu ne pécheras pas, et tu sauras aimer, et les choses nécessaires se feront de façon prospère pour toi.

68. Sans peine tu soumettras les gens et les choses te serviront, si tu les oublies et t'oublies toi-même.

69. Adonne-toi au repos, rejetant de toi les soucis et ne t'inquiétant en rien de tout ce qui arrive, et tu serviras Dieu à son gré et te réjouiras en Lui.

70. Considère que Dieu ne règne que dans l'âme paisible et désintéressée.

71. Quoique tu fasses beaucoup de choses, si tu n'apprends pas à nier ta volonté et à te soumettre, en perdant tout souci de toi et de tes affaires, tu ne progresseras pas dans la perfection.

72. À quoi te sert de donner à Dieu une chose, si Lui t'en demande une autre ? Considère ce que Dieu veut et fais-le, par là tu satisferas plus pleinement ton coeur qu'avec ce à quoi toi tu t'inclines.

73. Comment oses-tu te réjouir tellement sans crainte, alors que tu dois paraître devant Dieu et rendre compte de la moindre parole et pensée?

74. Considère qu'il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus (Mt 22,14), et que si tu ne prends pas soin de toi, plus sûre est ta perdition que ton remède, d'autant plus que le sentier qui mène à la vie éternelle est si étroit (Mt 7-14).

75. Ne te réjouis pas vainement, car tu sais combien de péchés tu as commis, mais tu ne sais pas comment Dieu est avec toi ; mais crains avec confiance.

76. Puisqu'à l'heure des comptes tu regretteras de ne pas avoir employé ce temps au service de Dieu, pourquoi ne pas le disposer et l'employer maintenant comme tu voudrais l'avoir fait quand tu seras en train de mourir?

77. Si tu veux qu'en ton esprit naisse la dévotion, et que grandissent l'amour de Dieu et l'appétit des choses divines, purifie ton âme de tout appétit, de toute attache, de toute ambition, de manière que rien ne t'importe en rien; car de même que le malade, une fois l'humeur mauvaise rejetée à l'extérieur, ressent alors le bien de la santé et lui vient l'envie de manger, ainsi tu seras convalescent en Dieu si tu te guéris en ce que j'ai dit; et sans cela, quoi que tu fasses, tu ne progresseras pas.

78. Si tu désires trouver la paix et la consolation de ton âme et servir Dieu pour de vrai, ne te contente pas de ce à quoi tu as renoncé, car dans le nouvel état où tu es il se pourrait que tu retrouves les mêmes entraves qu'avant ou plus encore ; laisse plutôt toutes ces autres choses qui te restent, et n'en recherche qu'une seule qui contient tout, la sainte solitude, accompagnée de l'oraison et de la sainte et divine lecture, et là persévère dans l'oubli de toutes les choses, car si par obligation elles ne t'incombent pas, tu plairas plus à Dieu en sachant te garder et te perfectionner toi-même qu'en les obtenant toutes à la fois ; car que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il laisse perdre son âme ? (Mt 16,26).



2. POINTS D'AMOUR

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79. Réfrénez beaucoup la langue et la pensée, et tenez d'ordinaire l'affection en Dieu, et l'esprit s'échauffera divinement.

80. Ne nourrissez pas l'esprit en autre chose qu'en Dieu. Ne faites plus cas des choses et gardez paix et recueillement dans le coeur.

81. Gardez la sérénité spirituelle en attention amoureuse à Dieu ; et quand il sera nécessaire de parler, que ce soit avec la même sérénité et paix.

82. Ayez ordinairement mémoire63 de la vie éternelle, et que ceux qui s'estiment les plus méprisables, et les plus pauvres et les plus misérables, jouiront d'une plus haute seigneurie et gloire de Dieu.

63 Mémoire du futur. Comme chez Augustin, la mémoire est la faculté de l'esprit dominant passé, présent, futur.



83. Réjouissez-vous ordinairement en Dieu, qui est votre salut (
Lc 1,47), et considérez qu'il est bon de souffrir de quelque manière pour celui qui est Bon.

84. Considérez combien il vous faut être ennemies de vous-même et cheminer par la sainte rigueur à la perfection, et comprenez que chaque parole que vous diriez sans ordre d'obéissance Dieu vous la prend en compte.

85. Intime désir que Dieu vous donne ce que Sa Majesté sait vous manquer pour son honneur.

86. Crucifiée intérieurement et extérieurement avec Christ, vous vivrez en cette vie dans la satiété et la satisfaction de votre âme, la possédant en votre patience.

87. Ayez une attention amoureuse en Dieu, sans appétit de vouloir sentir ni entendre chose particulière de Lui.

88. Ordinaire confiance en Dieu, estimant en vous et dans les soeurs ce que Dieu estime le plus, qui sont les biens spirituels.

89. Entrez64 en vous-même et travaillez en présence de l'Époux, qui toujours est présent en vous aimant bien.

64 Vous de politesse comme souvent dans ces Points d'amours qui s'adressent à des religieuses.



90. Soyez ennemie d'admettre en votre âme des choses qui n'aient pas en soi de substance spirituelle, pour qu'elles ne vous fassent pas perdre le goût de la dévotion et du recueillement.

91. Que vous suffise Christ crucifié, et avec lui peinez et reposez-vous, et pour cela annihilez-vous dans toutes les choses extérieures et intérieures.

92. Tâchez toujours que les choses ne soient rien pour vous, ni vous pour les choses ; mais, oublieuse de tout, demeurez en votre recueillement avec l'Époux.

93. Aimez beaucoup les épreuves et tenez-les pour peu afin de plaire à L'Époux qui pour vous n'hésita pas à mourir.

94. Ayez la force en votre coeur contre toutes les choses qui vous porteraient à ce qui n'est pas Dieu ; et soyez amie de la passion de Christ.

95. Gardez un détachement intérieur de toutes les choses et ne mettez point votre goût en aucune chose temporelle, et votre âme recueillera les biens qu'elle ignore.

96. L'âme qui va en amour, ni ne fatigue, ni ne se fatigue.

97. Le pauvre qui est nu on le vêtira, et l'âme dénudée de ses appétits, vouloirs et non vouloirs, Dieu la vêtira de sa pureté, plaisir et volonté.

98. Il y a des âmes qui se vautrent dans la fange comme les animaux qui s'y vautrent, et d'autres qui volent comme les oiseaux qui dans les airs se nettoient et se purifient.

99. Une parole a dite le Père, qui fut son Fils, et elle parle toujours en éternel silence, et en silence elle doit être écoutée par l'âme.

100. Les travaux nous devons les mesurer à nous, et non nous aux travaux.

101. Celui qui ne cherche pas la croix de Christ ne cherche point la gloire de Christ.

102. Pour s'éprendre de l'âme, Dieu ne regarde pas sa grandeur, mais la grandeur de son humilité.

103. Celui qui aurait honte de me confesser devant les hommes, moi aussi j'aurai honte de le confesser devant mon Père, dit le Seigneur (Mt 10,33).

104. La chevelure que l'on peigne souvent sera brillante et l'on n'aura pas de difficulté à la peigner autant de fois que l'on voudra; et l'âme qui souvent examinera ses pensées, paroles et oeuvres, qui sont ses cheveux, accomplissant toutes choses pour l'amour de Dieu, aura sa chevelure très claire, et l'Époux regardera son cou et en sera épris et blessé par l'un de ses yeux, qui est la pureté d'intention avec laquelle elle accomplit toutes les choses. La chevelure doit commencer à être peignée depuis le haut de la tête si nous voulons qu'elle brille ; toutes nos oeuvres doivent être commencées du plus haut sommet de l'amour de Dieu, si tu veux qu'elles soient pures et claires.

105. Le ciel est stable et n'est pas sujet à génération, et les âmes qui sont d'une nature céleste, sont stables ; elles ne sont point sujettes à engendrer des appétits ni nulle autre chose, car à leur manière elles ressemblent à Dieu, elles sont à jamais immuables.

106. Ne pas se repaître en des pâturages interdits, qui sont ceux de la vie présente, car bienheureux sont ceux qui ont faim et soif de justice parce qu'ils seront rassasiés (Mt 5,6). Ce que Dieu prétend c'est de nous faire dieux par participation, l'étant Lui par nature ; comme le feu convertit toutes les choses en feu.

107. Toute la bonté que nous avons est d'emprunt, mais la bonté de Dieu est son oeuvre propre. Dieu et son oeuvre est Dieu.

108. La sagesse entre par l'amour, le silence et la mortification. Grande sagesse que de savoir se taire et ne pas regarder les dits, ni les faits, ni les vies d'autrui.

109. Tout pour moi et rien pour toi.

110. Tout pour toi et rien pour moi.

111. Laisse-toi enseigner, laisse-toi commander, laisse-toi assujettir et mépriser, et tu seras parfaite.

112. Cinq dommages cause tout appétit dans l'âme: premièrement, il l'inquiète; deuxièmement, il la trouble ; troisièmement, il la souille ; quatrièmement, il l'affaiblit ; cinquièmement, il l'obscurcit.

113. La perfection n'est pas dans les vertus que l'âme se reconnaît, mais elle consiste en celles que notre Seigneur voit dans l'âme qui est une lettre cachetée, et ainsi elle n'a pas de quoi présumer de soi, mais plutôt de quoi se prosterner jusqu'à terre à son sujet.

114. L'amour ne consiste pas à sentir de grandes choses, mais à être dans un grand dénuement et à souffrir pour l'Aimé.

115. Le monde entier n'est pas digne d'une pensée de l'homme, car c'est à Dieu seul qu'on la doit, et ainsi toute pensée qui ne va pas à Dieu, nous la lui volons.

116. Les puissances et les sens ne doivent pas tous s'employer dans les choses, sauf en ce qu'on ne peut éviter, et le reste le laisser inoccupé pour Dieu.

117. Ne point regarder les imperfections d'autrui; garder le silence et une perpétuelle communication avec Dieu, arracheront de grandes imperfections de l'âme et la rendront dame de grandes vertus.

118. Les signes du recueillement intérieur sont trois : le premier, si l'âme ne goûte plus les choses transitoires ; le deuxième, si elle goûte la solitude et le silence et si elle accourt à tout ce qui est plus de perfection ; le troisième, si les choses qui l'aidaient d'habitude lui sont une entrave, telles que les considérations et les méditations et les actions, l'âme n'ayant plus d'autre soutien pour l'oraison que la foi et l'espérance et la charité.

119. Si une âme a plus de patience pour souffrir et plus de tolérance pour être privée de saveurs, c'est le signe qu'elle fait plus de progrès dans la vertu.

120. Les qualités du passereau solitaire sont cinq: premièrement il s'élève au plus haut; deuxièmement, il ne souffre aucune compagnie fût-elle de son espèce; troisièmement, il tourne le bec vers le vent ; quatrièmement, il n'a pas de couleur déterminée ; cinquièmement, il chante suavement. Telles sont celles que doit avoir l'âme contemplative : elle doit s'élever au-dessus des choses transitoires n'en faisant pas plus de cas que si elles n'existaient pas, et elle doit être si amie de la solitude et du silence qu'elle ne souffre la compagnie d'aucune autre créature; elle doit tourner le bec vers le souffle de l'Esprit Saint, répondant à ses inspirations, pour que, faisant ainsi, elle se rende plus digne de sa compagnie ; elle ne doit avoir aucune couleur déterminée, n'ayant de détermination en rien, sauf en ce qui est volonté de Dieu ; elle doit chanter suavement dans la contemplation et l'amour de son Époux.

121. Les habitudes d'imperfections volontaires que l'on n'achève jamais de vaincre, non seulement empêchent l'union divine, mais aussi d'arriver à la perfection ; comme sont la coutume de parler beaucoup, quelque petit attachement non dominé à une personne, un vêtement, une cellule, un livre, telle sorte de nourriture, et autres conversations et petits plaisirs à aimer savourer les choses, à savoir et écouter d'autres choses semblables.



De l'édition de Gerona 1650

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122. Si tu veux te glorifier et ne veux pas paraître sot et fou, écarte de toi les choses qui ne sont pas à toi, et de ce qui reste tu auras gloire. Mais, c'est certain, si tu écartes toutes les choses qui ne sont pas à toi, tu seras ramené à rien, car tu ne dois te glorifier de rien, si tu ne veux pas tomber en vanité. Mais venons-en maintenant spécialement aux dons de ces grâces qui rendent les hommes aimables et agréables aux yeux de Dieu ; il est sûr que de ces dons-là tu ne dois pas te glorifier, car tu ne sais même pas si tu les as.

123. Oh ! combien douce sera pour moi ta présence, toi qui es le bien suprême ! Je m'approcherai en silence de toi et te découvrirai les pieds pour que tu veuilles bien m'unir à toi en mariage, et je ne prendrai aucun plaisir jusqu'à ce que je me réjouisse en tes bras (
Rt 3-4 svt.). Et maintenant je te prie, Seigneur, de ne plus jamais m'abandonner dans mon recueillement, car je suis trop gaspilleuse de mon âme.

124. Détachée de l'extérieur, dépossédée de l'intérieur, désappropriée des choses de Dieu, ni la prospérité ne vous arrête ni l'adversité ne vous embarrasse.

125. L'âme qui est unie à Dieu, le démon la redoute comme Dieu lui-même.

126. La plus pure souffrance amène et apporte une plus pure intelligence.

127. L'âme qui veut que Dieu se livre tout à elle, doit se livrer toute sans rien garder pour soi.

128. L'âme qui est en union d'amour n'a même plus les premiers mouvements.

129. Les vieux amis de Dieu c'est merveille s'ils manquent à Dieu, car ils sont désormais au-delà de tout ce qui peut les faire manquer.

130. Mon Aimé, tout ce qui est âpre et pénible je le veux pour moi et tout le suave et savoureux je le veux pour toi.

131. La plus grande nécessité que nous ayons pour progresser est de taire ce grand Dieu avec l'appétit et avec la langue, Lui dont le seul langage qu'Il préfère entendre est l'amour silencieux.

132. Laisser toute servitude afin de chercher Dieu. La lumière qui est utile à l'extérieur pour ne pas tomber fait l'inverse dans les choses de Dieu, de manière qu'il vaut mieux ne pas voir, et l'âme en a plus de sécurité.

133. On acquiert davantage dans les biens de Dieu en une heure que dans les nôtres en toute la vie.

134. Aime à n'être connue de toi ni des autres. Ne jamais regarder les biens ni le mauvais chez autrui.

135. Marcher seul avec Dieu ; agir dans le juste milieu ; cacher les biens de Dieu.

136. Chercher à perdre et que tous nous gagnent appartient aux esprits valeureux, aux fonds généreux, aux coeurs libéraux ; leur condition est de donner plutôt que de recevoir jusqu'à ce qu'ils en viennent à se donner eux-mêmes, parce qu'ils tiennent pour une grande charge de se posséder et préfèrent être possédés et étrangers à eux-mêmes ; car nous appartenons davantage à ce Bien infini qu'à nous-mêmes.

137. C'est un grand mal d'avoir plus l'oeil aux biens de Dieu que d'oraison à Dieu lui-même, et à la désappropriation.

138. Regardez cet infini savoir et ce secret caché, quelle paix, quel amour, quel silence dans ce coeur divin, quelle très haute science celle que Dieu enseigne là ! c'est ce que nous appelons actes anagogiques, qui embrasent tellement le coeur.

139. Il se gâte et se perd grandement le secret de la conscience toutes les fois qu'on en manifeste aux hommes le fruit, car on reçoit alors pour récompense le fruit d'une renommée passagère.

140. Parlez peu, et des choses que l'on ne vous demande pas, ne vous mêlez pas.

141. Toujours efforcez-vous d'avoir Dieu présent et de conserver en vous la pureté que Dieu vous enseigne.

142. Ne vous disculpez pas, ne refusez pas d'être corrigé par tous. Écoutez d'un visage serein toute remontrance ; songez que c'est Dieu qui vous le dit.

143. Vivez comme s'il n'y avait en ce monde que Dieu et vous65, afin que votre coeur ne puisse être retenu par chose humaine.

65 Leibniz reprendra la formule, mais semble l'attribuer à sainte Thérèse : Discours de métaphysique, 21, XXXII, 13.


144. Tenez pour miséricorde de Dieu que parfois l'on vous dise quelque bonne parole, car vous n'en méritez aucune.

145. Jamais ne laissez s'épancher votre coeur, même le temps d'un credo.

146. Jamais n'écoutez les faiblesses d'autrui, et si l'une de vous se plaignait à vous d'une autre, vous pourrez lui dire avec humilité qu'elle ne vous en dise rien.

147. Ne vous plaignez de personne ; ne posez aucune question, et s'il vous était nécessaire d'interroger, que ce soit en peu de mots.

148. Ne refusez pas le travail, même s'il vous paraît que vous ne pourrez le faire. Que tous vous trouvent serviable.

149. Ne contredisez pas ; en aucune manière ne dites de paroles qui ne soient limpides.

150. Que ce que vous direz soit de telle sorte que nul n'en soit blessé, et qu'il s'agisse de choses dont vous ne puissiez regretter que tous les sachent.

151. Ne refusez rien de ce que vous avez, même si vous en avez besoin.

152. Taisez ce que Dieu vous donnera et souvenez-vous de ce mot de l'Épouse: Mon secret pour moi (Is 24,16).

153. Tâchez de conserver votre coeur en paix; que nul événement de ce monde ne le trouble ; songez que tout doit finir.

154. Ne vous arrêtez ni beaucoup ni peu à savoir qui est contre vous ou avec vous, et tâchez toujours de plaire à votre Dieu. Demandez-lui que se fasse en vous sa volonté. Aimez-le beaucoup car vous le lui devez.

155. Douze étoiles pour parvenir à la suprême perfection : amour de Dieu, amour du prochain, obéissance, chasteté, pauvreté, assistance au choeur, pénitence, humilité, mortification, oraison, silence, paix.

156. Jamais ne prends pour exemple l'homme en ce que tu as à faire, pour saint qu'il soit, car le démon te proposera ses imperfections ; mais imite Christ, qui est suprêmement parfait et suprêmement saint, et jamais tu n'erreras.

157. Cherchez en lisant et vous trouverez en méditant; appelez en priant et l'on vous ouvrira en contemplant.

158. Comme l'on demandait une fois au vénérable Père Frère Jean de la Croix comment on entrait en extase, il répondit que c'était en renonçant à sa volonté et en faisant celle de Dieu; car l'extase n'est pas autre chose pour l'âme que sortir de soi et d'être ravie en Dieu ; et c'est ce que fait celui qui obéit, il sort de soi et de sa volonté propre, et allégé, s'abîme en Dieu.




Jean de la Croix - Lettres, Avis 33