Discours 1982 - Vendredi, 26 mars 1982


AUX ÉVÊQUES DE L’EST DE LA FRANCE EN VISITE «AD LIMINA APOSTOLORUM»

Jeudi, 1 avril 1982




Chers Frères dans l’Episcopat,

1. Après vous avoir écoutés l’un après l’autre dans un dialogue personnel, je suis heureux de vous accueillir ensemble, en pensant aux lourdes responsabilités pastorales que vous portez chacun dans votre diocèse, ou au niveau de la région, ou au niveau national, dans les commissions et comités, ou même, pour Monseigneur Jean Vilnet, à la Présidence de la Conférence épiscopale. Sachant votre courage qui n’épargne aucun effort, je vous souhaite un ministère à la fois fécond et serein, grâce à l’espérance qui nous vient du mystère pascal. Je prie le Seigneur à toutes vos intentions, et à l’intention des prêtres, religieux et fidèles d’Alsace, de Lorraine et de Franche-Comté.

Ce sont là des provinces françaises qui ont, de par leur histoire chargée de vicissitudes, une physionomie particulière, très attachante. Mon pays natal a eu des liens assez forts avec elles, et spécialement avec Nancy et la Lorraine. Elles ont été au carrefour des civilisations franque et germanique; elles demeurent une porte ouverte en permanence sur l’Allemagne, la Suisse et le Luxembourg; les diverses confessions chrétiennes, ainsi que la religion israélite, s’y côtoient naturellement. Tout ceci explique ou affecte les caractéristiques que vous avez relevées dans vos rapports en décrivant la situation humaine et religieuse: une certaine crise économique touchant des secteurs vitaux; une vocation européenne très marquée; de fortes traditions religieuses; un régime concordataire pour deux diocèses; une façon particulière de ressentir et de vivre les relations oecuméniques. Chacun de ces aspects pourrait faire l’objet d’un échange intéressant et d’un discours approprié, qui ne seront pas possibles aujourd’hui. Mais il est très utile que, sur ces points importants, vous puissiez confier vos problèmes au Pape et aux Dicastères romains, qui, même s’ils n’apportent pas de solutions précises et immédiates à votre cas, les enregistrent dans la mémoire de l’esprit et du coeur comme des questions posées à l’Eglise pour sa pastorale commune.

J’ai noté aussi votre souci du vieillissement et de la raréfaction des prêtres, affrontés à la charge de multiples petites paroisses et à des mutations difficiles pour eux. Cela reste sûrement un gros problème, pour vous comme pour tout votre pays. Il ne faut pas cesser d’espérer, de prier et d’agir en faveur des vocations, au niveau des familles et des jeunes; et, en même temps, apporter, comme vous le faites, votre soutien et votre affection à ces prêtres méritants, avec le souci de leur formation permanente. Tous, vous avez par ailleurs souligné une heureuse participation des laïcs à l’apostolat et à la vie des communautés chrétiennes, notamment à la catéchèse; mais votre préoccupation demeure vive au sujet des jeunes générations. Je ne peux pas revenir avec vous sur ces deux thèmes importants - laïcs et jeunes - car je les ai traités longuement avec vos confrères du Centre.

Aujourd’hui, j’ai retenu deux autres secteurs de la pastorale: le sens des valeurs morales chez vos fidèles, et en particulier chez les jeunes, car vous notez vous-mêmes dans vos rapports qu’il est sérieusement en baisse; et la régénération des consciences par les sacrements, et notamment par le sacrement de la réconciliation. Car la fête de Pâques, désormais très proche, centre toute notre attention sur le pardon et le renouveau des coeurs.

2. L’ébranlement et la baisse des valeurs morales vécues doit en effet préoccuper tous les Pasteurs. Ce que vous constatez dans les différents domaines, spécialement en ce qui concerne le mariage, ce n’est pas tellement l’ignorance de l’éthique chrétienne, d’autant plus qu’il s’agit en général de gens croyants; mais plutôt le manque d’intérêt, de conviction à ce sujet, la remise en question bien-fondée, ou tout simplement la volonté de garder sur ce point une indépendance de jugement et d’action; voire, comme l’un de vous le dit pour les jeunes, une allergie aux exigences morales rappelées par l’Eglise.

Vous ne manquez pas d’en analyser les causes. C’est tout le contexte social qui explique cette situation. Il ne s’agit pas de se lamenter sur l’immoralité de nos sociétés. Il y a sans doute dans l’homme d’aujourd’hui le même fond de générosité et le même fond de malice que dans celui d’il y a mille ou deux mille ans. Chaque homme qui naît est obligé de reprendre à son tour les efforts d’ordre moral et spirituel qu’avaient accompli ses parents et ses ancêtres. Mais le problème est plutôt celui du sens, des fondements et des critères de l’attitude morale. Nos régions occidentales étaient pour ainsi dire imprégnées d’une éthique, laquelle plongeait ses racines dans une longue histoire qui sécularisait, dans une tradition culturelle chrétienne qui avait ses repères précis dans des communautés assez homogènes pour soutenir leurs membres. Or la société est devenue pluraliste et apparaît comme “éclatée”, ouverte à tous les courants de pensée, à tous les comportements et à toutes les moeurs que peut tolérer l’“ordre” public. Si les mass media peuvent aider à réfléchir et à communier a de nobles préoccupations largement partagées dans le monde, elles peuvent aussi renforcer le caractère relatif des “valeurs”. Tant d’informations, tant de questions, tant de sollicitations viennent frapper l’intelligence de nos contemporains, leur imagination et leur sensibilité, que beaucoup se sentent comme étrangers à eux-mêmes, embarqués dans une société qui vit tout entière en état de choc pour avoir perdu ses points de référence morale. Plus encore, il faudrait mentionner les problèmes et les remises en cause qu’entraînent les innovations scientifiques et leurs applications pratiques, de nouvelles conceptions historiques et philosophiques, les bouleversements sociaux ou le spectacle quotidien de la violence. En bref, disons, pour le moins, que la lucidité et le courage moral requièrent aujourd’hui une forte personnalité.

Dans la mesure où les convictions sont ébranlées, où l’on ne veut plus se référer aux expériences du passé, et où la société est tolérante et permissive, qu’est-ce qui va finalment déterminer le comportement? Beaucoup sont tentés soit de se donner un critère purement subjectif, spontané, en fonction de l’intérêt et du plaisir immédiats et évidents, soit d’accepter les nouveaux conformismes sociaux, soit de prôner des chemins de risque, de liberté, d’expériences en tout genre.

3. Mais si de telles analyses des causes ont leur utilité, elles ne fournissent pas, par elles-mêmes, les solutions. Ce qui importe, c’est de chercher comment, dans les conditions présentes, on peut envisager et opérer un redressement moral, préparer l’avenir des nouvelles générations.

Remarquons tout d’abord qu’il convient de vérifier sous quels sens nous utilisons le mot “éthique”. Chaque idéologie prétend avoir son éthique, et une société pluraliste peut difficilement rallier tous ses membres à une éthique commune, ou alors il s’agit du minimum nécessaire à la vie en société et à une certaine justice. Mais peut-on fonder une éthique complète, une science du bien et du mal, sans Absolu, sans transcendance, sans justification du caractère sacré de la personne humaine? Nous pasteurs, nous envisageons ici l’éthique selon laquelle l’homme découvre au fond de sa conscience vraie et droite une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, et tend à se conformer aux normes objectives de la moralité (Cfr. Gaudium et Spes GS 16). Et plus précisément, nous visons l’éthique de la Révélation: Dieu y a d’abord interpellé le peuple élu par la Loi de Moïse, pour qu’il soit fidèle au don de l’Alliance, en attendant d’inscrire cette Loi dans leur coeur (Cfr. Ier Jr 31,33); puis Jésus-Christ a appelé tous les hommes à se conformer à la charte des Béatitudes comme au chemin de salut et de vie. “Le joug est doux et le fardeau léger” pour celui qui a la foi et mise sur l’Esprit Saint; autrement, les exigences peuvent apparaître difficiles ou impossibles. C’est dire qu’on ne peut prétendre susciter une pratique des valeurs morales chrétiennes sans susciter d’abord et en même temps un renouveau de foi. L’éthique chrétienne ne peut subsister sans une foi profonde, qui l’alimente comme un sol nourricier capable de fécondités multiples; une foi qui croît dans l’accueil de l’évangile, dans la prière, dans les sacrements et dans les efforts quotidiens.

4. Cependant, il y a un niveau spécifique de formation morale qu’il importe d’assurer en lui-même. Car pour les croyants eux-mêmes, une foi ou une prière qui négligerait les exigences éthiques est illusoire. Et ceux qui sont indifférents à la foi ou les mal croyants ont besoin aussi de connaître les chemins et les fondements de l’éthique, dans l’attente qu’en “faisant la vérité, ils viennent, si Dieu le veut, à la lumière (Cfr. Jn 3,19. Jn 3,21). Il faut donc, comme on a pu le dire, “repérer et définir les assises de la conscience”.

Pour cela, il existe des attitudes fondamentales, des convictions préalables, sur lesquelles il importe d’abord d’obtenir le consensus des jeunes ou de ceux que l’on invite à un sursaut moral. Par exemple, il faut bien leur faire comprendre que le moral n’est pas le légal. Il faut cultiver la lucidité sur les slogans qui se répandent comme des évidences alors qu’ils sont souvent faux. Il faut convaincre que la vérité n’est pas forcément l’affaire du grand nombre, qu’elle ne coïncide pas avec le pourcentage élevé des sondages, avec l’attitude de “l’homme moyen”; il faut faire prendre conscience de l’esclavage de l’opinion. De même on doit apprendre à évaluer ce que vaut la spontanéité du jugement et du désir; il faut libérer des prisons du subjectivisme et du néo-positivisme.

Il faut surtout initier au vrai sens de la liberté. Cette liberté est bien un des éléments constitutifs de la dignité humaine; mais elle n’est pas une fin en soi: elle est le moyen, le chemin, pour atteindre le vrai bien, le bien objectif, de façon responsable. La permissivité renverse cette saine vision, et fait rechercher la liberté pour elle-même, comme un absolu. Il importe donc d’apprendre aux nouvelles générations la beauté et les exigences de la liberté et de la responsabilité.

En particulier, il est bon de leur faire mesurer à quel point l’idolâtrie s’attache aujourd’hui à l’argent, au pouvoir, au sexe, et cela au détriment des valeurs de la personne et de la vérité des rapports interpersonnels, de la communication. Puissent-elles prendre conscience aussi des pièges et des limites du matérialisme, et de la société de consommation qui limite l’horizon à la satisfaction de besoins immédiats! Puissent-elles reconnaître au contraire le prix du dépassement de soi, du service, de la fidélité qui seuls sont dignes de l’homme et sauvent l’homme! Je pense que toute cette éducation de base déblaie le chemin pour accepter avec confiance et courage les exigences de l’éthique en général, et plus encore de l’éthique chrétienne, qui est essentiellement et principalement amour de Dieu pardessus tout et amour du prochain par amour de Dieu.

5. C’est dans cette optique, sur ces fondements, qu’on peut alors aborder les divers secteurs de la vie morale et se faire des convictions renouvelées, par exemple une nouvelle approche de la sexualité, avec une saine théologie du corps et de la relation interpersonnelle dans le mariage; une éthique des rapports sociaux et politiques; une éthique des relations entre pays de l’Europe, au plan économique, législatif et culturel; une éthique des rapports nord-sud et des rapports avec le Tiers monde. Autant de chapitres que je ne peux évidemment développer aujourd’hui.

Mais, direz-vous, comment trouver les moyens de cette éducation? Comment faire entendre la voix de l’Eglise au milieu de toutes les autres voix? N’est-ce pas supposer le problème résolu, puisque la foi aide à accepter et à vivre l’éthique, mais que précisément c’est la foi qui manque?

Certes, l’Eglise a des moyens limités; elle pourra seulement aider les jeunes qui le veulent et qui viennent à elle. Mais elle ne doit pas craindre de poursuivre hardiment sa pastorale en ce domaine éthique, sans aucun complexe. Elle dispose de multiples instances où l’éducation morale peut se faire, aux différents âges: groupes de catéchèse, pour enfants, adolescents et jeunes; mouvements, sessions, etc. Elle doit surtout compter sur la responsabilité des éducateurs et des professeurs dans les différents types d’enseignement. L’école catholique, en particulier, peut mettre en oeuvre tout un programme éducatif cohérent. L’Eglise devrait utiliser davantage les moyens modernes de communication sociale et les revues. Je sais que plusieurs diocèses de France font des tentatives en ce domaine. Mais dans tous les cas, comme il s’agit d’une conviction personnelle, c’est le témoignage d’homme à homme qui, joint au soutien communautaire, constituera un appel à dépasser les compromissions, à conquérir une liberté exigeante et responsable, à créer le climat d’une éthique plus chrétienne. Si le magistère doit continuer à tracer clairement la route du sursaut moral des jeunes, ceux-ci, me semble-t-il, seront convaincus surtout grâce aux multiples témoins pour qui l’éthique chrétienne développe vraiment le meilleur de l’homme.

6. Pour des chrétiens, l’un des tests du sens moral est la conscience du péché, le désir du pardon, la démarche de pénitence. Je le rappelais dimanche dernier, à l’angelus: l’Esprit Saint est venu convaincre le monde du péché, de la justice, du jugement; et la mission de l’Eglise est d’en faire prendre conscience, tout en donnant aux pécheurs la possibilité d’être pardonnés, libérés, réintégrés. Le prochain Synode sera consacré à cette démarche essentielle de la pénitence, et vous comprenez qu’au seuil de la Semaine sante, je m’attarde un peu à cet aspect qui complète celui de la formation des consciences et qui en est même un moyen privilégié, tout en comportant la grâce divine du pardon. Il y faut le courage de reconnaître ses propres fautes devant Dieu, car les péchés sont toujours des offenses à Dieu, même lorsqu’il s’agit de tort fait au prochain; il faut le courage d’en rendre compte devant l’Eglise qui a reçu le ministère du pardon; et ceux qui ont quelque peu perdu le sens du péché et de l’Eglise éprouvent évidemment de la peine à accepter une telle démarche pénitentielle. Mais celle-ci est nécessaire aujourd’hui comme hier, et elle porte des fruits remarquables lorsqu’elle est bien accomplie. Vous en êtes bien convaincus. A l’assemblée plénière de Lourdes, d’octobre 1979, vous aviez adopté un texte sur “le ministère de la pénitence et de la réconciliation”. Plusieurs évêques français ont consacré leur lettre pastorale en entier ou en partie à ce sujet. Cette semaine vos prêtres vont, je l’espère, consacrer de longs moments à ce ministère capital, qui prépare leurs fidèles à la communion pascale. C’est à eux que je pense spécialement, car je voudrais les encourager, avec vous, à accueillir comme il convient les pécheurs.

7. Le nouveau rituel de la pénitence a mis en relief le caractère ecclésial de la faute et du pardon, et la place de la Parole de Dieu, qui permet de mieux se situer devant l’amour exigeant du Seigneur. Il a ainsi contribué à un renouveau de vie spirituelle et à une prise de conscience nouvelle des valeurs du sacrement, malgré l’ambience générale assez déchristianisée. Et si les confessions sont actuellement moins nombreuses, elles sont sans doute plus sérieuses et plus ferventes.

Mais il faut reconnaître aussi l’existence d’une crise certaine du sacrement de pénitence. Beaucoup ne voient plus en quoi ils ont péché, et, encore moins, éventuellement gravement péché; ni surtout pourquoi ils devraient demander pardon devant un représentant de l’Eglise; d’autres prétextent que les confessions étaient trop entâchées de routine et de formalisme, etc. Il y a d’ailleurs de sérieuses raisons de s’étonner et de craindre, lorsqu’on voit, en certaines régions, tant de fidèles recevoir l’eucharistie, alors qu’un si petit nombre a recours au sacrement de la réconciliation. Sur ce point, une bonne catéchèse doit conduire les fidèles à garder la conscience de leur état de pécheurs, à comprendre la nécessité et le sens d’une démarche personnelle de réconciliation avant de recevoir, avec l’eucharistie, tous ses fruits de renouveau et d’unité aves le Christ et son Eglise.

On objecte parfois que les prêtres, absorbés par d’autres tâches et souvent peu nombreux, ne sont pas disponibles pour ce genre de ministère. Qu’ils se rappellent l’exemple du saint curé d’Ars et de tant de pasteurs qui, encore de nos jours, grâce à Dieu, pratiquent ce que l’on peut appeler “l’ascèse du confessionnal”. Car nous sommes tous au service des membres du peuple de Dieu confiés à notre zèle, et je dirais, de chacun d’eux.

8. Cet aspect de la confession individuelle devant le prêtre m’amène à mentionner certains problèmes de pastorale liturgique et sacramentaire relatifs aux célébrations pénitentielles communautaires. Dans ce domaine aussi, lorsqu’elles comportent l’absolution individuelle, vous avez pu vous-mêmes constater des progrès; une catéchèse bien faite conduit alors les fidèles à découvrir le sens communautaire de leurs actes, et plus encore de leur état de pécheurs devant Dieu et devant leurs frères, et à rendre grâce ensemble. C’est alors la célébration du pardon. Telle est vraiment la grâce de ce temps de carême: un approfondissement du sens du péché qui nous rend captifs et, dans la même mesure, un désir pressant de libération et de vie nouvelle avec le Christ, vie partagée dans la joie, le service et l’amour fraternel.

Mais là aussi il faut être attentif: l’enthousiasme des fidèles, et surtout des jeunes, pour l’aspect communautaire de la vie chrétienne, peut les incliner à négliger les démarches individuelles qui s’imposent nécessairement. C’est le cas pour les célébrations pénitentielles avec absolution générale. Comme vous le savez, on ne peut avoir recours à cette dernière que dans des circonstances exceptionnelles qui relèvent de l’impossibilité physique ou morale, dans des cas de grave nécessité (Cfr. Normae pastorales circa absolutionem generali modo impertiendam, III). On ne peut donc pas y avoir recours pour renouveler la pastorale ordinaire du sacrement de pénitence. En outre l’absolution collective ne dispense pas de la confession individuelle et complète des fautes. Celle-ci doit encore intervenir chaque fois que des péchés graves auront été remis par une absolution collective (Cfr. ibid. VII)). Le lien entre aveu et pardon, déjà inscrit dans la nature des choses, tient en effet à l’essentiel du sacrement. Je ne saurais donc assez insister sur la nécessité de cet aveu personnel des fautes graves suivi de l’absolution individuelle qui, tout en étant d’abord une exigence d’ordre dogmatique, est aussi une démarche libératrice et éducatrice, puisqu’il permet à chacun de réorienter concrètement sa propre vie vers Dieu. En effet, le chrétien n’existe pas seulement comme membre de la communauté: il est une personne individuelle, avec ses tendances et ses problèmes, son milieu et son psychisme propres, ses tentations et ses chutes, sa conscience et sa responsabilité devant Dieu et devant ses frères. Le peuple de Dieu n’est pas un troupeau uniforme: chacun de ses membres est un être unique devant Dieu; il l’est aussi devant son pasteur, qui est, pour chaque fidèle, père, maître et juge de la part de Dieu.

9. Rejoignant en esprit tous les prêtres de vos diocèses de l’Est, je leur souhaite d’être toujours des prêtres jeunes, malgré le poids des années ou les difficultés certaines du ministère actuel. Je leur souhaite également de célébrer avec une ferveur nouvelle les prochaines fêtes de Pâques, qui seront une fois de plus l’affirmation de la victoire du Christ sur le péché, sur la mort et sur toutes les puissances de désagrégation de l’homme et de la société. Mes souhaits vont aussi à vos chers diocésains. Que cette célébration de la Résurrection soit pour eux une occasion de choisir de nouveau le Christ et son Evangile! A vous, mes Frères dans l’épiscopat, je redis mon entière solidarité dans vos soucis, vos fatigues et vos espérances de Pasteurs des Eglises confiées à votre vigilance et à votre affection. Je vous bénis de tout coeur.




Le symposium international pour le 90e anniversaire de « Rerum novarum »

3 avril 1982


Le 3 avril, dans la salle du Synode, s'est ouvert, en présence du Pape, un symposium international sur le thème . « De Rerum novarum à Laborem exercens : vers l'an 2000 ». Organisé par la Commission pontificale « Justice et Paix » pour clôturer les célébrations du 90' anniversaire de l'encyclique Rerum novarum, il s'est achevé le 5 avril. Voici le discours prononcé par le Saint-Père après les interventions de M. Javier Perez de Cuellar, secrétaire général de l'ONU, M. Francis Blanchard, directeur du Bureau international du travail, et Mgr Heckel, évêque coadjuteur de Strasbourg (1).

(1) Texte italien dans l'Osservatore Romano du 4 avril. Traduction, titre, sous-titres et notes de la DC.





Discours du Pape

ILLUSTRES MESDAMES ET MESSIEURS,
CHERS FRÈRES ET SOEURS !

1. C'est pour moi un honneur et une joie de prendre part à l'inauguration solennelle de ce symposium international qui, à l'initiative de la Commission pontificale « Justice et Paix », a rassemblé de toutes les parties du monde des spécialistes de la doctrine sociale de l'Église, des professeurs de sciences sociales et des représentants qualifiés des différents secteurs du monde du travail.

En adressant à tous les participants ma salutation déférente et cordiale, j'éprouve l'obligation d'exprimer avant tout ma vive reconnaissance aussi bien à celui qui a organisé cette rencontre qu'à tous ceux qui ont accepté d'apporter la contribution de leur compétence à l'approfondissement des différents aspects du magistère ecclésial sur les problèmes graves et complexes que l'on a coutume d'englober sous le terme de « question sociale ».

Je désire en outre adresser un mot d'estime et de gratitude aux orateurs qui viennent de nous apporter quelques réflexions précieuses sur le thème du symposium en nous introduisant dans le vif de la problématique : que soient donc remerciés M. Javier Perez de Cuellar, secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies, le Dr Francis Blanchard, directeur général du Bureau international du travail et, enfin, Mgr Roger Heckel, évêque coadjuteur de Strasbourg et ancien secrétaire de la Commission pontificale « Justice et Paix ». Les considérations qu'ils ont exposées avec un langage profond et captivant constituent un excellent départ aux travaux à venir que vous allez accomplir, illustres et chers messieurs, au cours des prochains jours.

La signification de Rerum Novarum

2. Le 13 mai 1981, deux jours avant le 90e anniversaire de l'encyclique Rerum novarum, dans un discours que je n'ai pas eu la possibilité de prononcer, j'illustrais la signification de cet anniversaire par les paroles suivantes : « Rerum novarum revêt une très grande importance pour l'Église parce qu'elle constitue un dynamique point de référence pour sa doctrine et son action sociale dans le monde contemporain. » Et j'ajoutais : « Dynamique et vitale, la doctrine sociale se compose, comme toute réalité vivante, d'éléments durables d'importance suprême et d'éléments contingents qui en permettent l'évolution et le développement conformément aux besoins et à l'urgence des problèmes qui se présentent, sans toutefois en réduire la stabilité ni diminuer la sûre confiance en la vérité des principes et des normes fondamentaux » (Insegnamenti di Giovanni Paolo II, vol. IV, 1, 1981, p. 1174 s. (2.)

Je répète aujourd'hui ces paroles parce qu'elles montrent clairement la signification et l'esprit de toute célébration organisée pour souligner cet anniversaire et donc aussi ceux de celle d'aujourd'hui. En harmonie avec cet esprit, vous réfléchirez sur l'enseignement social que j'ai présenté dans l'encyclique Laborem exercens, en échangeant vos points de vue à la lumière de l'expérience vécue dans la pastorale, dans la recherche académique, dans les organisations internationales, dans les initiatives et les organisations syndicales.

Il est évident que votre souci, au cours de ces journées, ne visera pas seulement à l'approfondissement de la doctrine sociale de l'Église, mais aussi à une meilleure compréhension en vue de l'action nécessaire pour la traduire en acte dans les différents secteurs qui sont au service de l'homme et qui constituent le domaine de ses responsabilités sociales.



(2) DC, 1981, n° 1809, p. 533.





Des solutions à l'échelle mondiale

3. Je suis heureux ensuite du thème général du symposium : « De Rerum novarum à Laborem exercens : vers l'an 2000 ». À la veille du troisième millénaire, le monde se trouve en effet devant de nouveaux problèmes. La phase historique qui s'annonce est marquée par des interrogations, par des incertitudes et souvent même par des impuissances. Les idéologies qui, à première vue et en raison même de leur diffusion, semblaient dominer les esprits de manière durable, n'ont réussi, en définitive, qu'à donner la preuve de leurs limites. Elles se succèdent les unes aux autres, s'épuisent et font naître continuellement le désir de trouver un ordre plus stable des relations entre les hommes et les nations.

De nouvelles possibilités qui ne peuvent plus désormais se concevoir dans des termes étroits, uniquement au niveau national, apparaissent à l'horizon. Si les problèmes avec lesquels l'homme moderne doit se confronter, ne peuvent être compris qu'en tenant compte de leur dimension mondiale, c'est également à l'échelle mondiale que, dans de nombreux cas, les solutions devront être cherchées. Or, justement, aujourd'hui on souhaite toujours plus fréquemment un nouvel ordre économique international qui, dépassant les modèles insuffisants et inadéquats du passé, assure à l'humanité une juste participation aux biens de la création, avec une sensibilité particulière pour les pays en voie de développement.

La présence à ce symposium du secrétaire général des Nations Unies et du directeur général du Bureau international du travail met très en évidence les composantes mondiales qui s'insèrent inévitablement dans le débat social. Qu'il me soit permis de rappeler, dans ce contexte, un document encore très valable et actuel en raison de l'intérêt qu'il a réservé à la dimension mondiale des problèmes éthiques et sociaux contemporains : l'encyclique Populorum progressio que mon prédécesseur de vénérée mémoire, le Pape Paul VI, nous a donnée il y a exactement quinze ans, le 26 mars 1967.

Le respect de la dignité de l'homme

4. La question sociale est et restera toujours « globale », pour ainsi dire, du moment qu'elle touche chaque personne en particulier et tous les hommes ensemble : elle touche l'homme dans sa nature profonde et dans son existence. L'homme lui-même, la dignité de son humanité doivent constituer l'inspiration profonde et la force dynamique pour toute recherche de solutions adéquates aux problèmes de la société. L'homme reste le critère décisif pour un monde qui voudrait se construire dans la justice et dans la paix. C'est à partir de cette vision globale de la personne humaine que doivent être développés les principes de réflexion, les normes de jugement au sujet des situations et des structures, les directives pour une action respectueuse de la vérité.

Vous le savez : I'Église n'a pas de compétence directe pour proposer des solutions techniques de nature économico-politique. Elle invite cependant à une révision de tous les systèmes d'après le critère de la dignité de la personne humaine. C'est à cela qu'elle invite les Églises locales, les communautés chrétiennes à ses différents niveaux, les mouvements d'action apostolique et sociale, les pasteurs, les enseignants, les chercheurs et, en définitive, tout baptisé, selon sa responsabilité et la place qu'il occupe dans la société.

Lorsqu'on se laisse guider par ce critère fondamental, on peut dépasser les systèmes faux ou partiels, les idéologies matérialistes ou économiques. C'est ainsi que l'on se rend libre pour un examen objectif de la réalité sociale et pour les décisions opérationnelles tournées vers la réalisation de solutions justes. C'est ainsi surtout que l'on se met au service de la vraie liberté enracinée en Dieu pour coopérer à son oeuvre créatrice et rédemptrice et pour réaliser le salut de l'humanité sur la voie tracée par le Christ, vrai Dieu et vrai homme.

En proposant cette doctrine et en la confiant au soin actif de ses fils, l'Église entend servir le bien de l'humanité, dans la collaboration sincère et positive avec tous les hommes de bonne volonté et avec tous les responsables et les institutions de la vie internationale.

Frères et soeurs, en vous adressant mes voeux de fécond travail, j'invoque sur vous la constante assistance du Dieu de la justice et de l'amour tandis que j'accorde à tous, de tout coeur et avec une sincère affection, la bénédiction apostolique propitiatoire que j'étends volontiers à vos familles et à tous ceux qui mettent tout en oeuvre avec vous pour qu'ad- vienne un monde toujours plus humain.



AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE HELLÉNIQUE

Mercredi, 7 avril 1982




Monsieur le Président,

C’est avec un profond plaisir que j’accueille le premier citoyen de la noble nation hellène, dont la grande tradition culturelle a été d’une si décisive importance pour l’histoire du monde et pour la religion chrétienne. La civilisation européenne est née de la culture grecque et s’est périodiquement renouvelée à cette source. Les premiers développements de la chrétienté ont eu lieu dans le cadre de cette culture prestigieuse et à travers la langue grecque qui a été son moyen principal d’expression et de communication.

Je suis heureux de pouvoir ainsi dire mon estime chaleureuse pour le peuple grec. Ce faisant, je ne me réfère pas seulement à ce qu’il a si magnifiquement accompli dans le passé. Je pense surtout aux traditions religieuses que votre peuple a su conserver avec ténacité et persévérance comme sans rupture, de génération en génération, jusqu’à nos jours.

La Grèce est aujourd’hui héritière de ces traditions précieuses. Dans sa recherche d’un progrès harmonieux, elle joue un rôle important à la fois en Europe et dans la communauté internationale tout entière. Dans ces deux domaines les valeurs historiques et culturelles qu’elle a à offrir constituent une contribution appréciable à la cause de la paix.

C’est dans ce contexte, et avec le désir de travailler ensemble afin de correspondre aux exigences de paix, de justice et de liberté contenues dans l’Evangile et de leur faire place dans les relations internationales, que des relations diplomatiques ont été établies entre la Grèce et le Saint-Siège. Les efforts de votre pays, et ceux de l’Eglise orthodoxe grecque, ont le même but que ceux du Saint-Siège, en vue de l’harmonie entre les peuples et de la protection des droits fondamentaux de l’homme.

L’Eglise catholique en Grèce coopère loyalement au bien du pays. Partie intégrante de l’édifice de la nation, elle est fière dans sa totalité - évêques et clergé, religieux et laïcs - de travailler avec discrétion, dans un esprit de service, au bien-être et au progrès du pays et, en particulier, des pauvres, des malades, des jeunes, des familles, et plus généralement, de ceux qui sont dans l’épreuve ou ressentent le besoin de son assistance pastorale ou charitable.

Dans le même temps, le Siège de Rome considère avec une cordiale estime et avec affection l’Eglise orthodoxe grecque, à laquelle la majorité de vos concitoyens appartient. C’est mon espoir que se poursuivent une collaboration et une compréhension accrues des exigences du dialogue oecuménique.

Votre visite m’offre une occasion particulièrement heureuse de rendre hommage aux mérites et aux vertus de la hiérarchie de l’Eglise orthodoxe grecque dont les pasteurs ont guidé pendant des siècles leurs fidèles grâce à une éducation spirituelle, liturgique et culturelle remarquable. A tous ses membres, et spécialement à Sa Béatitude Séraphim, Archevêque d’Athènes et de toute la Grèce, j’adresse un salut cordial et respectueux en Notre Seigneur Jésus-Christ.

Je vous suis très reconnaissant, Excellence, pour l’honneur de votre visite en tant que Président de la République Hellénique. Elle m’a permis de vous confirmer les sentiments de singulière estime que je vous ai exprimés lors de votre visite en qualité de Chef du Gouvernement grec. En votre personne, c’est aussi votre peuple que je salue, lui dont l’histoire glorieuse et le sens du travail méritent le plus grand respect. Puisse Dieu continuer à protéger la Grèce et répandre ses bénédictions sur vous-même et tous vos compatriotes!




Discours 1982 - Vendredi, 26 mars 1982