Discours 1980 - Jeudi, 25 septembre 1980


  VISITE PASTORALE À SUBIACO


AU SACRO SPECO

Subiaco, 28 septembre 1980




Frères vénérés et très chers!

1. Aujourd'hui, le grand jubilé de saint Benoît nous a tous fait venir à Subiaco. Il vous a déjà donné l’occasion de présider, dans vos patries, dans vos diocèses, des célébrations importantes, non seulement pour les moines ou moniales, mais pour tout le peuple de Dieu confié à vos soins, comme je l’ai fait moi-même à Nursie et au Mont-Cassin. Mais aujourd’hui, le choix du lieu sanctifié par saint Benoît - le Sacro Speco - et la composition de votre assemblée donnent un relief exceptionnel à cette célébration.

Un millénaire et demi s’est écoulé depuis la naissance de ce grand homme, qui a mérité dans le passé le titre de Patriarche de l’Occident, et qui a été appelé de nos jours, par le Pape Paul VI, le Patron de l’Europe. Déjà ces titres témoignent que le rayonnement de sa personne et de son oeuvre a dépassé les frontières de son pays et ne s’est pas limité non plus à sa famille bénédictine: celle-ci a d’ailleurs connu une magnifique expansion et c’est en provenance de nombreux pays et continents que ses fils et ses filles se sont rencontrés, voici une semaine, au Mont-Cassin, pour vénérer la mémoire de leur Père commun et du Fondateur du monachisme occidental.

Aujourd’hui, à Subiaco, ce sont les représentants des Épiscopats d’Europe qui s’assemblent pour témoigner, en présence des Évêques du monde entier réunis en Synode, à quel point saint Benoît de Nursie est inséré profondément et organiquement dans l’histoire de l’Europe, et en particulier combien lui sont redevables les sociétés et les Églises, de notre continent, et comment, dans notre époque critique, elles tournent leurs regards vers celui qui a été désigné par l’Église comme leur Patron commun.

En consacrant l’Abbaye du Mont-Cassin relevée des ruines de la guerre, le 24 octobre 1964, Paul VI notait les deux raisons qui font toujours désirer l’austère et douce présence de saint Benoît parmi nous: “La foi chrétienne que lui et son ordre ont prêchée dans la famille des peuples, spécialement dans la famille Europe..., et l’unité par laquelle le grand moine solitaire et social nous a appris à être frères et par laquelle l’Europe fut la chrétienté”. “C’est pour que cet idéal de l’unité spirituelle de l’Europe soit désormais sacré et intangible” que mon vénéré Prédécesseur proclamait ce jour-là saint Benoît “patron et protecteur de l’Europe”. Et le bref solennel “Pacis Nuntius” qui consacrait cette décision, rappelant les mérites du saint Abbé, “messager de paix, artisan d’union, maître de civilisation, héraut de la religion du Christ et fondateur de la vie monastique en Occident”, réaffirmait que lui et ses fils, “avec la croix, le livre et la charrue”, apportèrent “le progrès chrétien aux populations s’étendant de la Méditerranée à la Scandinavie, de l’Irlande aux plaines de Pologne”.

2. Saint Benoît fut avant tout un homme de Dieu. Il l’est devenu en suivant, d’une façon constante, la voie des vertus indiquées dans l’Évangile. Ce fut un véritable pèlerin du Règne de Dieu. Un véritable “homo viator”. Et ce pèlerinage s’est accompagné d’une lutte qui a duré toute sa vie: une bataille d’abord contre lui-même, pour combattre le “vieil homme” et faire de plus en plus de place en lui à “l’homme nouveau”. Le Seigneur a permis que, grâce au Saint-Esprit, cette transformation ne reste pas le fait de lui seul, mais qu’elle devienne une source de rayonnement, pénétrant l’histoire des hommes, pénétrant surtout l’histoire de l’Europe.

Subiaco fut et demeure une étape importante de ce processus. D’une part, ce fut un lieu de retraite pour saint Benoît de Nursie: il s’y retira dès l’âge de quinze ans pour être plus près de Dieu. Et en même temps un lieu qui manifeste bien ce qu’il est. Toute son histoire restera marquée par cette espérance de Subiaco: la solitude avec Dieu, l’austérité de vie, et le partage de cette vie toute simple avec quelques disciples, puisque c’est là qu’il commença une première organisation de la vie cénobitique.

C’est pourquoi je viens moi aussi, avec vous, à ce haut lieu du Sacro Speco et du premier monastère.

3. Homme de Dieu, Benoît le fut en relisant continuellement l’Évangile, non pas seulement dans le but de le connaître, mais aussi de le traduire entièrement dans toute sa vie. On pourrait dire qu’il l’a relu en profondeur - avec toute la profondeur de son âme - et qu’il l’a relu dans son amplitude, à la dimension de l’horizon qu’il avait sous les yeux. Cet horizon fut celui du monde antique qui était sur le point de mourir et celui du monde nouveau qui était en train de naître. Aussi bien dans la rondeur de son âme que dans l’horizon de ce monde, il a affermi tout l’Évangile: l’ensemble de ce qui constitue l’Évangile, et en même temps chacune de ses parties, chacun des passages que l’Église relit dans sa liturgie, et même chaque phrase.

Oui, l’homme de Dieu - Benedictus, le Bénit, Benoît - se pénètre de toute la simplicité de la vérité qui y est contenue. Et il vit cet Évangile. Et en le vivant, il évangélise.

Paul VI nous a laissé en héritage saint Benoît de Nursie comme patron de l’Europe. Que voulait-il nous dire par là? Avant tout peut-être que nous devons nous livrer sans cesse à la traduction de l’Evangile, que nous devons le traduire tout entier et dans toute notre vie. Que nous devons le relire avec toute la profondeur de notre âme et dans toute son ampleur, à la dimension de l’horizon du monde que nous avons devant les yeux. Le Concile Vatican II a situé fermement la réalité de l’Eglise et de sa mission sur l’horizon du monde qui jour après jour lui devient contemporain.

L’Europe constitue une partie essentielle de cet horizon. En tant que continent dans lequel se trouvent nos patries, elle est pour nous un don de la Providence, qui nous l’a confiée en même temps comme une oeuvre à réaliser. Nous, en tant qu’Église, en tant que pasteurs de l’Église, nous devons relire l’Évangile et l’annoncer à la mesure des tâches qui sont inhérentes à notre époque.

Nous devons le relire et le prêcher à la mesure des attentes qui ne cessent de se manifester dans la vie des hommes et des sociétés, et en même temps à la mesure des contestations que nous rencontrons dans leur vie. Le Christ ne cesse jamais d’être “l’attente des peuples” et en même temps il ne cesse pas non plus d’être le “signe de contradiction”.

Oui, sur les traces de saint Benoît, la tâche des Évêques d’Europe est d’entreprendre l’oeuvre d’évangélisation dans ce monde contemporain. Ce faisant, ils se réfèrent à ce qui a été élaboré et construit voilà quinze siècles, à l’esprit qui l’a inspiré, au dynamisme spirituel et à l’espérance qui a marqué cette initiative; mais c’est une oeuvre à entreprendre de façon renouvelée, au prix de nouveaux efforts, en fonction du contexte actuel.

4. C’est dans ce cadre de l’évangélisation que prend tout son sens la Déclaration des Évêques d’Europe qu’on vient de lire: “Responsabilités des chrétiens vis-à-vis de l’Europe d’aujourd’hui et de demain”. Ce document, élaboré en commun, est un fruit appréciable de la responsabilité collégiale des Évêques de l’ensemble du continent européen. C’est sans doute la première fois que l’initiative prend une telle ampleur. Il s’agit d’un document, en quelque sorte, de l’Église catholique en Europe, qui est représentée, d’une façon particulière, par les Évêques comme Pasteurs et Maîtres de la foi. Je salue avec joie ce signe encourageant d’une responsabilité collégiale qui progresse en Europe, d’une unité mieux affirmée entre les épiscopats. Ces épiscopats se trouvent en effet dans des pays aux situations très diverses, qu’il s’agisse de leurs systèmes sociaux ou économiques, de l’idéologie de leurs États ou de la place de l’Église catholique, qui forme tantôt une majorité indiscutable, tantôt une petite minorité auprès des autres Églises, ou par rapport à une société très sécularisée. Confiant dans le caractère bénéfique, stimulant, des échanges et de la coopération, comme je l’ai souvent dit, j’encourage de tout coeur la poursuite d’une telle collaboration, qui s’inscrit bien dans la ligne du Concile Vatican II. Elle n’est d’ailleurs pas étrangère à la pratique bénédictine et cistercienne d’une interdépendance et d’une coopération entre les différents monastères dispersés à travers l’Europe.

Dans la Déclaration rendue publique aujourd’hui et en ce haut lieu, vous exprimez à juste titre le souci d’une unité ecclésiale élargie. L’Europe est en effet le continent où les séparations ecclésiales ont eu leur origine et se sont manifestées avec éclat. C’est dire que les Églises en Europe - celles issues de la Réforme, l’Orthodoxie et l’Église catholique, qui demeurent liées d’une façon spéciale à l’Europe - gardent une responsabilité particulière sur le chemin de l’unité, au plan de la compréhension réciproque, des travaux théologiques et de la prière.

De même, vis-à-vis des communautés catholiques des autres continents, ici représentées, l’Église d’Europe doit se caractériser par l’accueil, le service et l’échange réciproques, pour aider ces Église -soeurs à trouver leur visage propre, dans l’unité de la foi, des sacrements et de la hiérarchie.
En somme, c’est un témoignage commun de votre souci pastoral que vous donnez aujourd’hui, chers Frères, que nous donnons aujourd’hui, en fonction des besoins et des attentes. Je n’ai pas à reprendre ici ce qui est abondamment exposé dans ce Document commun. Il s’agit de tracer un chemin d’évangélisation pour l’Europe, et de le suivre, avec nos fidèles. C’est une oeuvre à continuer et à reprendre sans cesse. Le prochain Symposium des Évêques d’Europe n’a-t-il pas pour thème “l’auto-évangélisation de l’Europe”? Et cela nous ramène au grand projet, à l’initiative hors pair de saint Benoît, dont certains caractères spécifiques ont d’énormes conséquences humaines, sociales et spirituelles.

5. Saint Benoît de Nursie est devenu le patron spirituel de l’Europe parce que, comme le prophète, il a fait de l’Évangile sa nourriture, et qu’il en a goûté à la fois la douceur et l’amertume. L’Évangile constitue en effet la totalité de la vérité sur l’homme: il est à la fois la joyeuse nouvelle et en même temps la parole de la croix. A travers lui on voit revivre, de diverses manières, le problème du riche et du pauvre Lazare - avec lequel la liturgie de ce jour nous a familiarisés - en tant que drame de l’histoire, en tant que problème humain et social. L’Europe a inscrit ce problème dans son histoire; elle l’a porté bien au-delà des frontières de son continent. Avec lui, elle a semé l’inquiétude dans le monde entier. Depuis la moitié de notre siècle, ce problème est revenu, en un certain sens, en Europe; il se pose aussi dans la vie de ses sociétés. Il ne cesse pas d’être la source des tensions. Il ne cesse pas d’être la source des menaces.

De ces menaces, j’ai déjà parlé le jour du premier de l’an, en faisant allusion à ce grand anniversaire de saint Benoît; je rappelais, face aux dangers de guerre nucléaire qui menacent l’existence même du monde, que “l’esprit bénédictin est un esprit de sauvetage et de promotion, né de la conscience du plan divin de salut et éduqué dans l’union quotidienne de la prière et du travail”. Il “est aux antipodes de n’importe quel programme de destruction”.

Le pèlerinage que nous accomplissons aujourd’hui est donc encore un grand cri et une nouvelle supplication pour la paix en Europe et dans le monde entier. Nous prions pour que les menaces d’autodestruction que les dernières générations ont fait se lever à l’horizon de leur propre vie s’éloignent de tous les peuples de notre continent et de tous les autres continents. Nous prions pour que s’éloignent aussi les menaces d’oppression des uns par les autres: la menace de la destruction des hommes et des peuples qui, au cours de leurs luttes historiques et au prix de tant de victimes, ont acquis le droit moral d’être eux-mêmes et de décider d’eux-mêmes.

6. Qu’il s’agisse du monde qui au temps de saint Benoît se limitait à l’antique Europe, ou du monde qui, en même temps, était prêt de naître, leur horizon passait à travers la parabole du riche et du pauvre Lazare. Au moment où l’Évangile, la Bonne Nouvelle du Christ, pénétrait dans l’Antiquité, celle-ci supportait le poids de l’institution de l’esclavage. Benoît de Nursie trouva à l’horizon de son temps les traditions de l’esclavage, et en même temps il relisait dans l’Évangile une vérité déconcertante sur le rajustement définitif du sort du riche et de Lazare, en accord avec l’ordre du Dieu de justice. Et il lisait aussi la joyeuse vérité sur la fraternité de tous les hommes. Dès le début, l’Évangile constitua donc un appel à dépasser l’esclavage au nom de l’égalité des hommes aux yeux du Créateur et Père. Au nom de la croix et de la Rédemption.

Cette vérité, cette Bonne Nouvelle de l’égalité et de la fraternité, n’est-ce pas saint Benoît qui l’a traduit en règle de vie? Il l’a traduite non seulement en règle de vie pour ses communautés monastiques mais, plus encore, en système de vie pour les hommes et pour les peuples. “Ora et labora”. Le travail, dans l’antiquité, était le lot des esclaves, le signe de l’avilissement. Être libre signifiait ne pas travailler, et donc vivre du travail des autres. La révolution bénédictine met le travail au coeur même de la dignité de l’homme. L’égalisation des hommes autour du travail devient, à travers le travail lui-même, comme un fondement de la liberté des fils de Dieu, de la liberté grâce au climat de prière où se vit le travail. Voilà bien une règle et un programme. Un programme qui comporte deux éléments. La dignité du travail ne peut en effet être tirée uniquement de critères matériels, économiques. Elle doit mûrir dans le coeur de l’homme. Et elle ne peut mûrir en profondeur que par la prière. Car c’est la prière - et non pas seulement les critères de la production et de la consommation - qui dit en définitive à l’humanité ce qu’est l’homme du travail, celui qui travaille à la sueur de son front et aussi avec la fatigue de son esprit et de ses mains. Elle nous dit qu’il ne peut être esclave, mais qu’il est libre. Comme l’affirme saint Paul: “Celui qui était esclave lors de son appel dans le Seigneur est un affranchi du Seigneur”. Et Paul, qui n’a pas cru indigne d’un Apôtre de “s’épuiser à travailler de ses mains”, ne craint pas de montrer aux anciens d’Éphèse ses propres mains qui ont pourvu à ses besoins et à ceux de ses compagnons. C’est dans la foi au Christ et dans la prière que le travailleur découvre sa dignité. C’est encore saint Paul qui précise: “Dieu a envoyé dans nos coeurs l’Esprit de son Fils qui crie "Abba! Père!" Tu n’es donc plus esclave, mais fils”.

N’avons-nous pas vu récemment des hommes qui, à la face de toute l’Europe et du monde entier, unissaient la proclamation de la dignité de leur travail à la prière?

7. Benoît de Nursie, qui par son action prophétique a cherché a sortir l’Europe des tristes traditions de l’esclavage, semble donc parler, après quinze siècles, aux nombreux hommes et aux multiples sociétés qu’il faut libérer des diverses formes contemporaines d’oppression de l’homme.

L’esclavage pèse sur celui qui est opprimé, mais aussi sur l’oppresseur. N’avons-nous pas connu, au cours de l’Histoire, des puissances, des empires qui ont opprimé les nations et les peuples au nom de l’esclavage encore plus fort de la société des oppresseurs? Le mot d’ordre “ora et labora” est un message de liberté.

De plus, ce message bénédictin n’est-il pas aujourd’hui, à l’horizon de notre monde, un appel à se libérer de l’esclavage de la consommation, d’une façon de penser et de juger, d’établir nos programmes et de mener tout notre style de vie uniquement en fonction de l’économie?

Dans ces programmes disparaissent les valeurs humaines fondamentales. La dignité de la vie est systématiquement menacée. La famille est menacée, c’est-à-dire ce lien essentiel réciproque fondé sur la confiance des générations, qui trouve son origine dans le mystère de la vie et sa plénitude dans toute l’oeuvre de l’éducation. C’est aussi tout le patrimoine spirituel des nations et des patries qui est menacé.

Sommes-nous en mesure de freiner tout cela? De reconstruire? Sommes-nous en mesure d’éloigner des opprimés le poids de la contrainte? Sommes-nous capables de convaincre notre monde que l’abus de la liberté est une autre forme de la contrainte?

8. Saint Benoît nous a été donné comme patron de l’Europe de notre temps, de notre siècle, pour témoigner que nous sommes capables de faire tout cela.

Nous devons seulement assimiler à nouveau l’Évangile au plus profond de nos âmes, dans le cadre de notre époque actuelle. Nous devons l’accepter comme la vérité et le consommer comme une nourriture. On redécouvrira alors peu à peu le chemin du salut et de la restauration, comme en ces temps lointains où le Seigneur des Seigneurs a placé Benoît de Nursie, tel une lampe sur le lampadaire, tel un phare sur la route de l’histoire.

C’est Lui en effet qui est le Seigneur de toute l’histoire du monde, Jésus-Christ qui, de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir par sa pauvreté.

A Lui honneur et gloire pour les siècles!


                              Octobre 1980



AUX DÉPUTÉS DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE LIBANAISE

Jeudi 2 octobre 1980




Messieurs les Députés,

Je suis heureux de rencontrer un groupe aussi distingué de Membres de l’Assemblée Nationale Libanaise. Étant donné les liens étroits qui existent entre le Saint-Siège et votre pays et l’intérêt particulier que le Siège Apostolique n’a cessé de manifester, et dès le début, à l’égard de la crise qui perturbe toujours la vie de votre nation, cette rencontre revêt à mes yeux - et aux vôtres, j’en suis sûr - une haute signification.

1. Je voudrais tout d’abord souligner combien est éloquent pour moi le caractère pluraliste de votre groupe. Tout en appartenant à diverses familles spirituelles et à des partis différents, vous vous montrez unis et solidaires dans vos aspirations à servir votre pays, à collaborer à son développement et à sa pacification. On voudrait que toutes les communautés religieuses et ethniques - à commencer par leurs leaders - qui composent le tissu multiforme de la population libanaise, se comportent de la même manière. On voudrait qu’elles soient unies dans l’effort qui s’impose pour restaurer l’image du Liban, hélas! défigurée et déchirée par des événements encore récents. L’unité du Liban, dans le respect des droits de tout citoyen, aussi bien que de ses diverses composantes religieuses et socio-culturelles, tient beaucoup à coeur au Saint-Siège, comme vous le savez. C’est là une caractéristique originale de son identité, qui pourrait redevenir un exemple pour la région du Moyen-Orient et pour le monde entier. Dans la mesure où les Libanais seront unis et loyaux envers leur patrie, bien des difficultés - venant surtout de l’extérieur et provoquant des interférences sur le chemin d’un nouvel essor - pourront tomber.

2. Comme élus du peuple libanais, vous appartenez à l’organisme fondamental de toute démocratie et expressif de la volonté populaire, c’est-à-dire à l’Assemblée Nationale. La constatation des activités de cette Institution primordiale de l’État libanais m’incline à y voir un signe réconfortant de la reprise de vitalité au niveau des Institutions libanaises en général, si profondément secouées par la tourmente qui s’est abattue sur le pays en 1975 et qui, malheureusement, sévit encore.

Tout en évitant un optimisme illusoire, je voudrais nourrir l’espoir que l’autorité de l’État continue à s’affermir davantage à l’échelon de tous ses organismes et sur tout le territoire national. Chaque citoyen et chaque groupe politique ou social devraient se sentir comme provoqués par leur sens de responsabilité à donner leur appui à la reconstitution et à l’efficacité des institutions légales de la République.

3. Enfin, vous me permettrez d’attirer votre attention sur une autre question, qui m’est suggérée par votre visite. Vous êtes ici à une étape du voyage qui vous a conduits vers quelques-unes des grandes villes européennes et vous a permis de participer dernièrement au “Congrès Parlementaire Mondial” de Berlin. Cette ouverture de votre Assemblée aux activités internationales constitue sans doute un signe et un symbole du labeur à entreprendre en vue de contribuer à la résolution de la crise. Dans les siècles passés, le Liban a beaucoup donné à la communauté des nations et au monde, grâce à sa civilisation millénaire et au travail de ses fils, sans oublier ceux que l’émigration a dispersés à travers le monde. Et plus récemment, le Liban a apporté sa contribution à l’entente et à la collaboration entre les peuples grâce à l’action déployée par son Gouvernement au sein des Organismes internationaux, par exemple à l’ONU, dès sa création. D’autre part, il est bien connu que la Communauté internationale s’est intéressée au Liban, en l’aidant au plan économique et parfois en veillant sur sa sécurité, surtout dans les moments critiques. Pourtant, il y aurait lieu de se demander si, en ce domaine, toutes les possibilités ont été épuisées et si - au-delà du cadre régional dans lequel on s’est employé de diverses façons à résoudre la crise - le moment ne serait pas venu de faire appel à un engagement plus large et plus efficace de la Communauté internationale.

Est-il besoin de vous assurer que le Saint-Siège continuera à suivre les destinées du Liban avec désintéressement et selon les possibilités concrètes qui se présenteront à lui? Vous savez bien, aussi, que mon prédécesseur le Pape Paul VI et moi-même nous sommes toujours préoccupés et nous sommes exprimés plusieurs fois au sujet des autres problèmes de votre région, que vous avez évoqués, et en particulier celui du peuple palestinien et la question de Jérusalem. Sur ces points-là aussi, le Saint-Siège continuera à porter la plus grande attention pour contribuer à leur solution.

Je vous prie de transmettre mes salutations cordiales à Monsieur Kamel el Assaad, Président de votre Assemblée, et à tous vos Collègues. Veuillez également assurer tous vos concitoyens que le Pape prie avec ferveur pour que le Liban vive en paix et pour qu’il connaisse un nouvel essor spirituel et matériel.



AUX ÉVÊQUES DE L'ÉGLISE CHALDÉENNE EN VISITE "AD LIMINA APOSTOLORUM"

Lundi, 6 octobre 1980



Béatitude
et Vénérables Frères,

Vous accueillir à l’occasion de votre visite aux tombeaux des Apôtres m’est une joie profonde.

C’est en effet dans cette illustre Ville de Rome que le Prince des Apôtres versa son sang. Et son martyre fit de cette même cité le Siège de l’Église qui préside à la Charité et la Chaire de Vérité destinée à affermir les autres Frères.

Notre rencontre veut être un moment béni du Seigneur pour exprimer à Votre Béatitude et aux Évêques de l’Église Chaldéenne mes sentiments de satisfaction pour votre ardeur à répandre la Parole de Dieu et pour votre zèle pastoral au service des communautés chrétiennes qui vous sont confiées.

Je suis certain qu’en rentrant dans vos diocèses, plus que jamais dans l’attente de votre présence et de votre affectueux dévouement, étant donné les circonstances, vous travaillerez avec un élan nouveau à l’expansion du règne de Dieu, qui est un règne d’amour et de paix.

Votre souci fondamental sera sans doute d’encourager votre Église à donner un témoignage chrétien, résolu et fidèle. Dans ce but, la réforme souhaitée de la liturgie, à réaliser selon les indications du Saint-Siège en vue de favoriser une plus grande participation des fidèles à la célébration des mystères divins, sera certainement utile.

Cette oeuvre, Vénérables Frères, vous concerne au premier chef, ainsi que vos diligents collaborateurs, les prêtres engagés au service pastoral des communautés chrétiennes, afin qu’un culte agréable soit rendu à Dieu et que l’estime et l’amour des choses célestes soient communiqués aux âmes.

Je souhaite que le Seigneur vous bénisse, en vous accordant des vocations de plus en plus nombreuses, qui, par voie de conséquence, exigeront de vous une obligation permanente de veiller à leur formation spirituelle et intellectuelle adéquate.

Il m’est agréable de souligner aussi la présence et le travail accompli par les Congrégations religieuses. C’est grâce à elles que l’idéal de perfection évangélique resplendit pour l’honneur et le service de l’Eglise Chaldéenne. Aux religieux et aux religieuses, j’exprime ma joie et mes encouragements à aller toujours plus loin dans leur vie de piété et de charité, conformément aux normes données par le Concile Vatican II et aux nouvelles exigences pastorales. Qu’ils s’efforcent de réaliser leur “mise à jour”, judicieusement et qualitativement, afin de parvenir à un véritable renouveau de vie spirituelle et à une meilleure insertion dans les activités pastorales, en harmonie avec le caractère particulier de chaque Institut et sous la conduite éclairée de la Hiérarchie.

Que la rencontre d’aujourd’hui avec vous tous - rencontre visiblement collégiale autour du Vicaire du Christ - soit un stimulant à vivre ensemble votre labeur pastoral, quel que soit le pays où vous avez mission de l’accomplir. Le Saint-Siège apprécie ces rencontres au plan national, sous forme d’Assemblées ou de Conférences épiscopales, même entre rites différents. Celles-ci correspondent en effet aux directives du Concile Vatican II et constituent un instrument efficace et pratiquement indispensable, si l’on veut garantir une unité d’action entre plusieurs pays et maintenir l’harmonie et l’entente fraternelle entre les divers rites “dans les liens de la paix”. Et tout cela peut se faire sans nullement porter atteinte aux attributions du Patriarche et de son Synode.

Je veux enfin saisir l’occasion pour vous assurer que le Saint-Siège fera tous les efforts possibles pour procurer une assistance religieuse plus appropriée aux fidèles des rites orientaux, actuellement disséminés dans toutes les parties du monde.

A vous, Béatitude et chers Frères dans l’épiscopat, à vous Prêtres, Religieux et Religieuses, à vous tous, fidèles de l’Église Chaldéenne, je renouvelle l’assurance de ma profonde affection et j’adresse une paternelle Bénédiction Apostolique.




AUX VICAIRES AUX ARMÉES

Salle du Consistoire Jeudi, 9 octobre 1980




Chers Frères,

Les Congrès Internationaux de militaires, en particulier ceux qui ont lieu chaque année à Lourdes, ont déjà bien fait leur preuve. Mais c’est, je crois, la première fois que les Vicaires aux Armées se réunissent en provenance des divers pays et continents. Je tenais à prendre le temps de vous saluer, de vous féliciter de l’initiative et de vous encourager.

Vous avez à mettre en commun des expériences, différentes certes, mais parallèles, à confronter les problèmes précis qui se posent à vous et ce que vous entreprenez, les uns et les autres, pour y faire face. De la sorte, vont se dégager des questions majeures que vous essaierez d’approfondir pour éclairer les voies de votre ministère.

Certaines questions fondamentales, d’ordre éthique, émergeront sûrement, autour par exemple de la légitimité de certaines méthodes de défense, de la notion de guerre “juste” dans le contexte d’aujourd’hui, de la menace d’utilisation des armements nucléaires - dont j’ai moi-même parlé avec gravité en plusieurs circonstances - ou d’autres armements de grande puissance, de la question de plus en plus fréquente de l’objection de conscience, etc. Vous êtes évidemment placés à un endroit où ces problèmes prennent une plus grande acuité Questions théoriques, apparemment, car la solution n’est pas dans les mains des aumôniers militaires; mais questions importantes et qui vous concernent, car vous avez une part spéciale dans la formation de la conscience des militaires et de l’opinion publique; vous avez un témoignage d’Église à donner, comme Pasteurs spécialisés sur ces problèmes difficiles.

Je pense cependant que l’essentiel de vos débats fraternels doit porter sur l’assistance spirituelle aux militaires: c’est votre raison d’être. Quel champ immense! Quelle tâche complexe!

Vous avez en charge, d’une part, les militaires de carrière et leurs familles. Malgré leurs mutations assez fréquentes, c’est un milieu relativement stable. Vous n’êtes pas leur seul point de référence dans l’Église: ils ont leurs paroisses et diverses associations chrétiennes. Mais vous êtes à un titre particulier leurs Pasteurs, les confidents de leur vie et les prêtres qui peuvent souvent le mieux les aider dans leur vie sacramentelle et apostolique.

On vous confie, d’autre part, l’ensemble des jeunes militaires du contingent qui font leur service national. La période qu’ils effectuent sous les drapeaux garde une grande importance dans leur évolution, même s’ils pensent souvent eux-mêmes qu’elle doit être une parenthèse sans intérêt dans leur vie familiale et professionnelle. Quand on réalise que la presque totalité des jeunes gens passe par cette expérience, votre ministère revêt une urgence considérable. Vous êtes situés au carrefour de la vie des nouvelles générations. Pour les jeunes qui étaient soutenus jusque-là par un milieu traditionnellement chrétien, ce temps constitue généralement une épreuve, l’épreuve de leur liberté, au plan spirituel et moral, qui peut se solder par un abandon de la pratique religieuse et de la foi, mais aussi par une maturation appréciable de leurs convictions. Pour d’autres, c’est l’occasion neuve de rencontrer l’Eglise, des chrétiens, un aumônier. Leur séjour à la caserne est plus limité qu’autrefois et souvent ne comporte plus le dimanche. Mais les aumôniers et tous ceux qui collaborent avec eux peuvent s’ingénier à leur apporter d’autres occasions de réfléchir, de prier, de s’ouvrir aux besoins des autres. Puisse le temps du service militaire devenir toujours davantage, grâce à votre contribution, un temps supplémentaire et original de préparation humaine et spirituelle à la vie! Ici, le zèle sacerdotal, apostolique, de chacun de vos aumôniers joue un rôle capital. Vous souhaiteriez évidemment les voir plus nombreux. Soutenez bien leur ministère difficile, aidez-les comme des frères; encouragez-les à s’entourer de laïcs chrétiens dont le témoignage est indispensable, et à bien situer leurs efforts dans l’Église, en harmonie avec le ministère complémentaire des autres Pasteurs.

Mais je m’arrête là, car ce sont des questions que vous avez déjà débattues, ou débattrez avec précision. Que le Seigneur fortifie votre espérance! Je le prie de féconder votre apostolat et je vous bénis de tout coeur, chers Frères, vous et ceux qui collaborent avec vous dans vos différents pays.





AU CONGRÈS INTERNATIONAL SUR EVANGÉLISATION ET ATHÉISME

Vendredi, 10 octobre 1980


Eminence,

Excellences,
Monseigneur,
Chers Frères et Soeurs,



1. SOYEZ REMERCIÉ de vos paroles. Comme il est facile de le constater, l’athéisme est sans conteste l’un des phénomènes majeurs, et il faut même dire, le drame spirituel de notre temps [1].

Enivré par le tourbillon de ses découvertes, assuré d’un progrès scientifique et technique apparemment sans limites, l’homme moderne se découvre inexorablement affronté à son destin: “A quoi bon aller sur la lune - selon l’expression d’un des hommes de culture les plus prestigieux de notre époque - si c’est pour s’y suicider?” [2].

Qu’est-ce que la vie? Qu’est-ce que l’amour? Qu’est-ce que la mort? Depuis qu’il y a des hommes qui pensent, ces questions fondamentales n’ont cessé d’habiter leur esprit. Depuis des millénaires, les grandes religions se sont efforcées d’y apporter leurs réponses. L’homme lui-même n’apparaissait-il pas, au regard pénétrant des philosophes, comme étant, indissociablement, homo faber, homo ludens, homo sapiens, homo religiosus? Et n’est-ce pas à cet homme-là que l’Eglise de Jésus-Christ entend proposer la bonne nouvelle du salut, porteuse d’espérance pour tous, à travers le flux des générations et le reflux de civilisations?

2. Mais voici que, en un gigantesque défi, l’homme moderne, depuis la Renaissance, s’est dressé contre ce message de salut, et s’est mis à refuser Dieu au nom même de sa dignité d’homme. D’abord réservé à un petit groupe d’esprits, l’intelligentsia qui se considérait comme une élite, l’athéisme est aujourd’hui devenu un phénomène de masse qui investit les Eglises. Bien plus, il les pénètre de l’intérieur, comme si les croyants eux-mêmes, y compris ceux qui se réclament de Jésus-Christ, trouvaient en eux une secrète connivence ruineuse de la foi en Dieu, au nom de l’autonomie et de la dignité de l’homme. C’est d’un “véritable sécularisme” qu’il s’agit, selon l’expression de Paul VI dans son Exhortation apostolique “Evangelii Nuntiandi”: “Une conception du monde d’après laquelle ce dernier s’explique par lui-même sans qu’il soit besoin de recourir à Dieu; Dieu devenu ainsi superflu et encombrant. Un tel sécularisme, pour reconnaître le pouvoir de l’homme, finit donc par se passer de Dieu et même par renier Dieu” [3].

3. Tel est le drame spirituel de notre temps. L’Eglise ne saurait en prendre son parti. Elle entend, au contraire, l’affronter courageusement. Car le Concile s’est voulu au service de l’homme, non pas de l’homme abstrait, considéré comme une entité théorique, mais de l’homme concret, existentiel, aux prises avec ses interrogations et ses espoirs, ses doutes et ses négations mêmes. C’est à cet homme-là que l’Eglise propose l’Evangile. Il lui faut donc le connaître, de cette connaissance enracinée dans l’amour, qui ouvre au dialogue dans la clarté et la confiance entre hommes séparés par leurs convictions, mais convergents dans leur même amour de l’homme.

“L’humanisme laïque et profane, a dit Paul VI lors de la clôture du Concile, est apparu dans sa terrible stature et a en un certain sens défié le Concile. La religion du Dieu qui s’est fait homme s’est rencontrée avec la religion - car c’en est une - de l’homme qui se fait Dieu. Qu’est-il arrivé? Un choc, une lutte, un anathème? Cela pouvait arriver, mais cela n’a pas eu lieu. La vieille histoire du Samaritain a été le modèle de la spiritualité du Concile” [4].

Moi-même, à la tribune des Nations Unies, à New-York, le 2 octobre 1979, j’ai exprimé ce souhait: “La confrontation entre la conception religieuse du monde et la conception agnostique, qui est l’un des signes des temps, pourrait conserver des dimensions humaines loyales et respectueuses, sans porter atteinte aux droits essentiels de la conscience de tout homme ou toute femme qui vivent sur la terre” [5].

Telle est la conviction de notre humanisme plénier, qui nous porte au-devant même de ceux qui ne partagent pas notre foi en Dieu, au nom de leur foi en l’homme - et c’est là le tragique malentendu à dissiper. A tous, nous voulons dire avec ferveur: nous aussi, autant et plus que vous, s’il est possible, nous avons le respect de l’homme. Aussi voulons-nous vous aider à découvrir et à partager avec nous la joyeuse nouvelle de l’amour de Dieu, de ce Dieu qui est la source et le fondement de la grandeur de l’homme, lui-même fils de Dieu, et devenu notre frère en Jésus-Christ.

4. C’est vous dire, chers amis, combien je me réjouis de ces journées d’études qui vous rassemblent à Rome, à l’Université pontificale Urbanienne, sous les auspices de l’Institut supérieur pour l’étude de l’athéisme, promoteur de votre Congrès international sur Evangélisation et Athéisme.

Avec beaucoup d’intérêt, jai parcouru le programme que vous m’avez adressé. Et j’ai relevé avec sympathie la présence d’illustres professeurs et hommes d’étude, que je suis heureux de recevoir ici. A vrai dire, c’est presque un sentiment de vertige qui monte à l’esprit, en découvrant l’ampleur du champ considéré, et les axes de recherche qui vous y avez tracés: aspects phénoménologique, historique, philosophique et théologique de l’athéisme contemporain.

Le phénomène en effet nous envahit de tous côtés: de l’Orient à l’Occident, des pays socialistes aux pays capitalistes, du monde de la culture à celui du travail. Aucun des âges de la vie n’y échappe, de la jeune adolescence en proie au doute, au vieillard livré au scepticisme, en passant par les soupçons et les refus de l’âge adulte. Et il n’est aucun continent à être épargné.

C’est ce qui a conduit mon prédécesseur Paul VI, de vénérée mémoire, à ériger au sein de la Curie romaine, auprès des Secrétariats pour l’unité des chrétiens et pour les non-chrétiens, un autre organisme voué, par vocation, à l’étude de l’athéisme et au dialogue avec les non-croyants [6]. Il doit en effet être clair aux yeux de tous que l’Eglise veut être en dialogue avec tous, y compris ceux qui se sont éloignés d’elle et la rejettent, tant dans leurs convictions affirmées et résolues que dans leurs comportements décidés et parfois militants. L’un et l’autre du reste sont intimement mêlés. Les motivations suscitent l’action. Et l’agir, à son tour, modèle la pensée.

5. Aussi est-ce avec reconnaissance qui j’accueille vos réflexions, pour les intégrer dans la démarche pastorale de l’Eglise en direction de tous ceux qui, à des titres divers, et de bien des manières, certes, se réclament peu ou prou de l’athéisme polymorphe de notre temps. Qu’y a-t-il apparemment de commun, en effet, entre des pays où l’athéisme théorique, pourrait-on dire, est au pouvoir, et d’autres au contraire dont la neutralité idéologique professée recouvre un véritable athéisme pratique? Sans doute la conviction que l’homme est, à lui seul, le tout de l’homme [7].

Certes, le psalmiste déjà allait, répétant: “Insensés, ceux qui disent qu’il n’y a pas de Dieu” [8]. Et l’athéisme n’est pas d’aujourd’hui. Mais il était comme réservé à notre temps d’en faire la théorisation systématique, indûment prétendue scientifique, et d’en mettre en oeuvre la pratique à l’échelle de groupes humains et même d’importants pays.

6. Et pourtant, comment ne pas le reconnaître avec admiration, l’homme résiste devant ces assauts répétés et ces feux croisés de l’athéisme pragmatiste, néo-positiviste, psychanalytique, existentialiste, marxiste, structuraliste, nietzschéen... L’envahissement des pratiques et la déstructuration des doctrines n’empêchent pas, bien au contraire, parfois même elles suscitent, au coeur même des régimes officiellement athées, comme au sein des sociétés dites de consommation, un indéniable réveil religieux. Dans cette situation contrastée, c’est un véritable défi que l’Eglise doit affronter, et une tâche gigantesque qu’il lui faut réaliser, et pour laquelle elle a besoin de la collaboration de tous ses fils: ré-acculturer la foi dans les divers espaces culturels de notre temps, et réincarner les valeurs de l’humanisme chrétien.

N’est-ce pas une requête pressante des hommes de notre temps qui, parfois désespérément et comme à tâtons, recherchent le sens du sens, le sens ultime? En dépit de leurs différences d’origine et d’orientation, les idéologies modernes se rencontrent au carrefour de l’autosuffisance de l’homme, sans qu’aucune ne réussisse à combler la soif d’absolu qui le tenaille. Car, “l’homme passe infiniment l’homme”, comme le notait Pascal en ses Pensées. C’est pourquoi, du trop plein de ses certitudes, comme du creux de ses questions, toujours resurgit la quête de cet Infini dont il ne peut en lui effacer l’image, alors même qu’il la fuit: “Tu étais au-dedans de moi. Et moi, j’étais au-dehors de moi-même”, confessait déjà saint Augustin [9].

7. Dans son encyclique “Ecclesiam Suam”, Paul VI s’interrogeait sur ce phénomène, y voyait la voie d’un dialogue de salut: “Les raisons de l’athéisme, imprégnées d’anxiété, colorées de passion et d’utopie, mais souvent aussi généreuses, inspirées d’un rêve de justice et de progrès, tendu vers des finalités d’ordre social divinisées: autant de succédanés de l’Absolu et du Nécessaire... Les athées, nous les voyons aussi parfois mûs par de nobles sentiments, dégoûtés de la médiocrité et de l’égoïsme de tant de milieux sociaux contemporains, et habiles à emprunter à notre Evangile des formes et un langage de solidarité et de compassion humaine: ne serons-nous pas un jour capables de reconduire à leurs vraies sources, qui sont chrétiennes, ces expressions de valeurs morales?” [10]

L’athéisme proclame la disparition nécessaire de toute religion, mais il est lui-même un phénomène religieux. N’en faisons pas, pour autant, un croyant qui s’ignore. Et ne ramenons pas ce qui est un drame profond à un malentendu superficiel. Devant tous les faux dieux sans cesse renaissants du progrès, du devenir, de l’histoire, sachons retrouver le radicalisme des premiers face aux idolâtres du paganisme antique, et redire avec saint Justin: “Certes, nous l’avouons, nous sommes les athées de ces prétendus dieux” [11].

8. Soyons donc, en esprit et en vérité, des témoins du Dieu vivant, porteurs de sa tendresse de père au creux d’un univers refermé sur lui-même et oscillant de l’orgueil luciférien au désespoir désabusé. Comment en particulier ne pas être sensible au drame de l’humanisme athée, dont l’antithéisme, et plus précisément l’antichristianisme, en vient à écraser la personne humaine qu’il avait voulu libérer du pesant fardeau d’un Dieu considéré comme un oppresseur? “Il n’est pas vrai que l’homme ne puisse organiser la terre sans Dieu. Ce qui est vrai, c’est que, sans Dieu, il ne peut en fin de compte que l’organiser contre l’homme. L’humanisme exclusif est un humanisme inhumain” [12]. A quatre décennies de distance, chacun peut emplir ces lignes prémonitoires du Père de Lubac, du poids tragique de l’histoire de notre temps.

Quelle invitation à revenir au coeur de notre foi: “Le Rédempteur de l’homme, Jésus-Christ, est le centre du cosmos et de l’histoire” [13]. L’écroulement du déisme, la conception profane de la nature, la sécularisation de la société, la poussée des idéologies, l’émergence des sciences humaines, les ruptures structuralistes, le retour de l’agnosticisme, et la montée du néo-positivisme technicien ne sont-ils pas autant de provocations pour le chrétien à retrouver dans un monde vieillissant toute la force de la nouveauté de l’Evangile toujours neuf, source inépuisable de renouvellement: “Omnem novitatem attulit, semetipsum afferens?”. Et saint Thomas d’Aquin, à onze siècles de distance, prolongeait le mot de saint Irénée: “Christus initiavit nobis viam novam” [14].

C’est au chrétien qu’il appartient d’en donner témoignage. Il porte certes ce trésor dans des vases d’argile. Mais il n’en est pas moins appelé à placer la lumière sur le candélabre, pour qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. C’est le rôle même de l’Eglise, dont le Concile nous rappelait qu’elle est porteuse de Celui qui, seul, est “Lumen Gentium”. Ce témoignage doit être à la fois un témoignage de pensée et un témoignage de vie. Puisque vous êtes des hommes d’étude, j’insisterai en terminant sur la première exigence, la seconde en effet nous concerne tous.

9. Apprendre à bien penser était une résolution que l’on professait hier volontiers. C’est toujours une nécessité première pour agir. L’apôtre n’en est pas dispensé. Que de baptisés sont devenus étrangers à une foi qui jamais peut-être ne les avait vraiment habités parce que personne ne la leur avait bien enseignée! Pour se développer, le germe de la foi a besoin d’être nourri de la parole de Dieu, des sacrements, de tout l’enseignement de l’Eglise et ceci dans un climat de prière. Et, pour atteindre les esprits tout en gagnant les coeurs, il faut que la foi se présente pour ce qu’elle est, et non pas sous de faux revêtements. Le dialogue du salut est un dialogue de vérité dans la charité.

Aujourd’hui, par exemple, les mentalités sont profondément imprégnées par les méthodes scientifiques. Or une catéchèse insuffisamment informée de la problématique des sciences exactes comme des sciences humaines, dans leur diversité, peut accumuler les obstacles dans une intelligence, au lieu d’y frayer le chemin à l’affirmation de Dieu. Et c’est à vous, philosophes et théologiens, que je m’adresse: cherchez les voies pour présenter votre pensée d’une manière qui aide les scientifiques à reconnaître la validité de votre réflexion philosophique et religieuse. Car il y va de la crédibilité, même de la validité de cette réflexion, pour beaucoup d’esprits influencés, à leur insu même, par la mentalité scientifique véhiculée par les media. Et déjà je me réjouis que la prochaine assemblée plénière du Secrétariat pour les non-croyants en mars-avril prochain approfondisse ce thème: Science et Non Croyance.

Il me faut conclure. Affrontée plus que jamais au drame de l’athéisme, l’Eglise entend aujourd’hui renouveler son effort de pensée et de témoignage, dans l’annonce de l’Evangile. Alors qu’un essaim de questions envahit l’esprit de l’homme en proie à la modernité, le mystère demeure par-delà les problèmes. Et, comme le Concile Vatican II nous l’a enseigné, “le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné” [15]. Que son Esprit de lumière inspire votre labeur intellectuel et que son Esprit de force anime votre témoignage de vie! J’accompagne ce souhait et cette prière de ma Bénédiction Apostolique.



 [1] Cfr. (Gaudium et Spes GS 19).
 [2] André Malraux, "Préface" à L'enfant du rire de P. Bockel, Grasset.
 [3] Pauli VI (Evangelii Nuntiandi EN 55).
 [4] Pauli VI Homilia in IX SS. Concilii sessione habita, die 7 dec. 1965: AAS 58 (1966) 55.
 [5] Ioannis Pauli PP. II Allocutio ad Nationum Unitarum Legatos, 20, die 2 oct. 1979: Insegnamenti di Guivanni Paolo II, II, 2 (1979) 538.
 [6] Cfr. Pauli VI Regimini Ecclesiae Universae, die 15 aug. 1967: AAS 59 (1967) 920; (Gaudium et Spes GS 19-21 et GS 92).
 [7] Cfr. Ioannis Pauli PP. II Homilia ad sacrorum alumnos in seminario "Issyles-Moulineaux" habita, die 1 iun. 1980: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, III, 1 (1980) 1594 ss.
 [8] (Ps 14).
 [9] S. Augustini Confessiones, X, 27.
 [10] Pauli VI Ecclesiam Suam, die 6 aug. 1964, Typ. Pol. Vat., pp. 66-67.
 [11] S. Iustini Apologia I, VI, n.1.
 [12] Henri de Lubac, Le Drame de l'humanisme athée, Spes 1944, p. 12; Pauli VI (Populorum Progressio PP 42).
 [13] Ioannis Pauli PP II (Redemptor Hominis RH 1).
 [14] S. Thomae Summa Theologiae, I-II 106,4, ad 1.
 [15] (Gaudium et Spes GS 22) § 1.

 


Discours 1980 - Jeudi, 25 septembre 1980