Discours 1982 - Libreville (Gabon) Vendredi, 19 février 1982

AU DÉPART DE L'AFRIQUE

Libreville (Gabon), Vendredi, 19 février 1982


Sur le point de quitter ce pays, il me plaît de redire ma satisfaction. Dans mon périple africain, il était juste de réserver une visite pastorale au Gabon qui a été le point d’origine de l’évangélisation dans toute cette région de l’Afrique; l’arbre de l’Eglise s’est sérieusement développé à partir de cette terre. Il convenait aussi d’honorer cette nation qui a des capacités appréciables et qui s’efforce de prendre tout son essor.

Je renouvelle ma gratitude à tous ceux qui ont organisé ce magnifique accueil du Pape: à Son Excellence Monsieur le Président de la République, aux membres du Gouvernement et de l’Administration, aux responsables de cette grande cité de Libreville, à toute la population qui m’a manifesté estime, chaleur, et attention à mes paroles; aux chrétiens si proches dans la foi, et notamment aux catholiques si heureux de recevoir le Vicaire du Christ. Je salue et remercie spécialement les Evêques, mes Frères. Au cours de ces trois jours, je vous ai ouvert mon coeur, pour recevoir votre témoignage, et vous donner ce que j’avais de meilleur. Que chacun de vous se sente désormais plus proche du Pape, aimé, réconforté et encouragé dans la voie du bien! Et moi, je suis loin de vous oublier. Comme dit un proverbe mbédé: “Otcwi holwodo mvudu a nde ha moni” (“La tête rêve à l’homme qu’elle a vu”).

Dieu bénisse le Gabon!

Permettez-moi maintenant d’ajouter un message à toute l’Afrique, puisque c’est d’ici qu’à la fin de mon deuxième voyage je quitte le continent. Ce séjour a confirmé les impressions que je livrais le 12 mai mil neuf cent quatre-vingt au départ d’Abidjan. A Rome, vous le pensez bien, nous suivons de près la vie des pays africains par les visites que nous recevons, par les rapports que nous adressent les Evêques ou les représentants pontificaux. Mais une visite parmi les habitants fait acquérir une nouvelle sensibilité. Et de cela, je rends grâce à Dieu.

Votre continent, chers amis africains, poursuit d’admirables efforts de développement, à bien des égards. C’était frappant au Nigeria, c’est évident ici, et en bien d’autres pays. Les richesses naturelles, longtemps en friche, sont activement exploitées, parfois, il est vrai, par des sociétés étrangères. La protection sanitaire progresse, ce qui procure un regain d’espoir dans ces pays équatoriaux au climat si éprouvant. La maturité politique s’affermit, malgré soubresauts assez fréquents. Les villes se développent, souvent malheureusement au détriment de zones rurales dont les produits seraient bien utiles. Beaucoup accèdent à l’instruction, sur un modèle plus universel, souvent importé d’ailleurs, mais en même temps la prise de conscience d’une culture africaine s’accroît. Les rapports entre pays se nouent de façon plus étroite au niveau des régions, du continent, et du reste du monde. On enregistre partout un désir de progresser, un enthousiasme certain.

Mais, outre les limites de ce progrès, on rencontre aussi des craintes et parfois des lassitudes, des déceptions, voire des régressions dans cet enthousiasme. Au nom de l’Eglise experte en humanité, je repose, partout où je vais, les questions fondamentales: quel progrès cherchez-vous? Quels besoins de l’homme voulez-vous satisfaire? Quel homme voulez-vous former? J’interpelle ici les chrétiens, mais aussi tous les hommes de bonne volonté. Car tous sentent l’impérieuse nécessité de maîtriser ce développement.

L’homme africain, comme les autres du reste, mais avec ses caractéristiques particulières et à un degré intense, a besoin d’un espace de liberté, de créativité, et en même temps, il a un sens communautaire très profond, dans la famille, la tribu, l’ethnie. Sans la chaleur de l’amitié, il dépérit. L’anonymat de certaines villes, l’éloignement des siens, sont particulièrement déprimants et dégradants pour lui.

Pour lui, les problèmes de la faim sont loin d’être résolus en de nombreuses régions de l’Afrique, surtout lorsque la calamité de la sécheresse ou les répercussions affreuses des guerres viennent s’ajouter à ce drame. Mais il aspire tout autant à être mieux considéré, mieux respecté dans son être africain, mieux estimé dans ses valeurs.

Il a besoin d’instruction, pour développer son esprit et se préparer à un métier intéressant et utile à son pays. Encore lui faut-il réussir une maturation qui s’harmonise avec sa culture traditionnelle.

Il a un sens aigu de la justice, et veut vivre dans la paix. La vie humaine est pour lui un grand don de Dieu. Tous ceux qui attisent en lui l’opposition raciale ou idéologique, voire la haine, la guerre et l’envie d’extermination, font penser aux mauvais pasteurs dont parlait le Christ, qui viennent égorger et détruire, au lieu de construire et de favoriser la vie.

L’homme africain a par-dessus tout le sens du mystère, du sacré, de l’absolu. Même si cet instinct a besoin parfois d’être purifié et élevé, c’est une richesse enviable. Il aspire donc à vivre en accord avec le Maître de la Nature, délivré des craintes aliénantes, et il est prêt à entrer en communion profonde avec le Dieu de paix.

Ajoutons une dernière observation: ce qu’il était relativement aisé de résoudre au niveau du village, de la tribu, de l’ethnie, doit maintenant trouver sa solution humaine dans des relations beaucoup plus élargies, au niveau national et même international. C’est un programme difficile, qui exige une éthique transposée. Il y va de la qualité des hommes et de leur civilisation.

Voilà, évoqués à grands traits, les enjeux qui me semblent les plus importants pour nos amis africains. C’est dire que, devant Ies modèles de société que leur présentent les autres pays, il est normal que les Africains se méfient d’un “humanisme” réducteur. Bien volontiers, ils accepteront l’entraide fraternelle, humanitaire, économique, culturelle, dont ils ont certes besoin, mais dans le respect de leur dignité et de leur idéal; et ils veulent être reconnus comme capables d’apporter à d’autres le meilleur d’eux-mêmes.

J’espère que de telles préoccupations sont partagées par un grand nombre d’hommes de bonne volonté dans tout ce continent. Ceux qui adorent Dieu d’un coeur sincère devraient être particulièrement sensibles à ces voeux qui rejoignent Sa volonté. Ceux qui partagent la foi chrétienne trouvent dans celle-ci le stimulant le plus fort pour servir ainsi l’homme auquel le Christ s’est identifié, et servir le Christ dans l’homme. Quant aux fils de l’Eglise catholique, je suis sûr qu’ils s’emploieront de toutes leurs forces à promouvoir ce développement intégral.

A tous, mes souhaits chaleureux de bonheur et de paix! Mon adieu d’aujourd’hui n’est qu’un au revoir. Que Dieu bénisse l’Afrique et tous ses habitants!



AUX PARTICIPANTS AU CONGRÈS DE L'UNION MONDIALE DÉMO-CHRÉTIENNE

Vendredi, 19 février 1982


Voici le discours que le Pape avait préparé pour sa rencontre avec les participants de la conférence organisée par l'Union mondiale de la démocratie chrétienne, qui devait avoir lieu à Rome les 28 et 29 janvier dernier. Cette conférence a dû être reportée au 18 et 19 février à cause de la mort de l'ex-président du Chili, Eduardo Frei (1).

(1) Texte français dans l'Osservatore Romano du 19 février.

Mesdames, Messieurs,

Je vous souhaite la bienvenue à tous, membres et représentants de l’Union Mondiale Démo-chrétienne: vous qui avez des responsabilités politiques dans les gouvernements et les parlements de vos nations respectives; vous qui, de diverses façons, représentez vos pays dans des conseils internationaux et continentaux; vous tous qui avez accepté et continuez d’accepter de participer activement à l’action politique dans le cadre de la démocratie et en vous inspirant de principes chrétiens.

1. Je tiens tout d’abord à vous exprimer mon estime et mes encouragements pour les responsabilités que vous assumez. Votre tâche n’est-elle pas de contribuer à construire, au niveau des instruments juridiques ou des décisions politiques, un ordre de justice entre les hommes et les femmes à l’intérieur des sociétés qui vous ont librement élus pour cela ou que vous voulez servir dans ce but, et aussi entre les Etats qui constituent ensemble la communauté des nations? La protection de la vie de chaque citoyen, de sa dignité, de ses droits inviolables, ainsi que la recherche du bien commun de la société, telles sont les deux pierres de touche d’un digne exercice du pouvoir. La démocratie exige que celui-ci soit exercé “avec la participation morale de la société et du peuple” (cf. RH 17), dans l’intérêt de l’ensemble des citoyens et en respectant les libertés fondamentales.

C’est également ce qui sied à un esprit chrétien, avec une sollicitude profonde pour le bien commun, et le souci de préparer des lois justes, c’est-à-dire qui établissent des rapports plus équitables entre les citoyens, mais aussi qui encouragent les valeurs humaines et garantissent les exigences éthiques de l’ordre moral. Tout cela demande clairvoyance, compétence, honnêteté, désintéressement et courage. C’est dire la grandeur de votre engagement.

2. Mais je ne veux pas m’étendre aujourd’hui là-dessus. Car je pense au thème si actuel que traite la conférence internationale qui vous réunit ces jours-ci: “Le terrorisme, la violence politique et la défense de la démocratie et des droits humains”.

Nous ressentons en effet cette exigence de responsabilité de façon particulièrement aiguë quand nous devons affronter le phénomène insensé du terrorisme dans l’Etat et au-delà des frontières de l’Etat. Le terrorisme est l’antithèse de tout ce que vous essayez de promouvoir comme démocrates et comme chrétiens. Le terrorisme est l’opposé de la loi et de la raison. Le terrorisme cherche à mutiler et à détruire les personnes et la société par des actes qui sont fondamentalement des actes de violation: violation des valeurs humaines garanties par les lois aussi bien que violation de la dignité et de la vie humaines (cf. mon discours à l'Union des juristes catholiques italiens, 6 décembre 1980).

3. Mais tout d’abord, qu’est-ce donc qui donne au terrorisme d’aujourd’hui son étendue, son impact, son caractère si périlleux et si inquiétant? Les analyses du phénomène ne manquent sûrement pas, et je ne peux les reprendre ici de façon exhaustive.

Tout le monde constate d’abord que les terroristes peuvent disposer aujourd’hui d’armes redoutables qu’ils se procurent trop facilement. Cela favorise leur oeuvre destructrice, mais ne suffit pas à expliquer les racines du phénomène ni son acuité.

Il y a surtout le fait que le terrorisme a pu devenir une arme psychologique efficace, grâce à la répercussion immédiate et universelle que l’on escompte des mass media, lesquelles se font un devoir de signaler la nouvelle.

Plus profondément, il resterait à expliquer pourquoi des êtres humains comme nous recourent à ce moyen lamentable. Des pulsions de violence sommeillent depuis toujours au coeur des hommes, en même temps que des pulsions de paix, d’amour; sans doute les premières sont-elles plus excitées aujourd’hui. Serait-ce la recrudescence des injustices ou leur prise de conscience qui suscite ainsi de violentes réactions? Mais comment la cause invoquée peut-elle justifier la méthode? Il y a surtout la diffusion de plus en plus fréquente des idéologies de violence, de lutte haineuse, qui déforment la conscience au point d’enlever tout scrupule à ceux qui commandent ou accomplissent ces actes barbares, bien plus, qui les amènent à se justifier, à s’en glorifier comme d’un devoir ou d’une bonne action. Le mal est profond dans la pensée et le coeur de l’homme.

Il y a enfin la complicité de tout un réseau international de terrorisme, qui trouve des appuis ou des incitations secrètes chez telle ou telle puissance.

Il existe certes bien des sortes de terroristes. Certains invoquent la justice d’une cause qui n’arrive pas à se faire entendre comme elle le devrait par des moyens pacifiques, ou des droits de peuples qui ont été gravement lésés dans le passé ou le présent, et ils prennent pour cible des personnes ou des institutions symboliques, souvent hors de leur pays. D’autres veulent carrément créer la panique pour détruire les bases de la société de leur pays qu’ils estiment injuste et décadente, mais sans aucun égard pour les institutions démocratiques mises en place et sans aucun esprit constructif.

4. Après l’analyse sommaire de ces racines, causes ou prétextes, il est temps d’en venir à l’appréciation éthique du comportement terroriste.

Quelles que puissent être les racines de l’action terroriste, quelles que puissent être les tentatives de justification, nous ne pouvons que répéter encore et toujours: le terrorisme n’est jamais justifié dans une société civile. C’est un retour sophistiqué à la barbarie, à l’anarchisme. Il est toujours une manifestation de haine, de confusion idéologique, avec l’intention de semer l’incertitude, la peur, dans la vie nationale et internationale (cf. mon discours à la Curie romaine, 22 décembre 1981, n. 12). Il veut justifier sa fin – et parfois une misérable fin – par des moyens indignes de l’homme. Il s’en prend à des biens et à un patrimoine précieux, sans aucun égard pour les droits qu’ont légitimement sur eux les personnes ou la société. Surtout – et cela ne peut être admis sous aucun prétexte – il s’en prend lâchement, sous forme de rapt, de torture ou de meurtre, à la liberté et à la vie humaine d’innocents sans défense, qui n’ont rien à voir avec la cause invoquée ou qui sont simplement le symbole d’une responsabilité ou d’un pouvoir qu’ils contestent.

5. Quand nous pensons au nombre de personnes innocentes, Chefs d’Etat, hommes politiques, policiers, industriels, leaders syndicaux ou personnalités religieuses, ayant tous contribué à la société par leurs responsabilités et qui ont été victimes du terrorisme, nous sommes pour le moins frappés de stupeur par ces crimes. Quand nous voyons comment l’édifice de la société, si patiemment construit, conservé avec tant de zèle par d’honnêtes citoyens et des chefs responsables, peut être saccagé et détruit, nous avons alors vraiment raison de nous alarmer.

Quand nous considérons le fait que ces actes terroristes ne sont pas limités à un seul pays, mais qu’ils semblent le fruit d’un réseau insidieux avec intrigues et buts internationaux, alors nous devons relever hardiment le défit et, au nom de tous les peuples, nous unir pour vaincre les forces de la haine et du mal et éviter qu’elles ne remplacent l’ordre de la justice, les patients cheminements de la négociation raisonnable et la recherche difficile de la démocratie par un système de règlements de comptes arbitraires, qui s’apparente à celui de la jungle.

La violence n’engendre que la violence. En dernier ressort, le terrorisme se détruira lui-même, car dans sa haine aveugle et insensée, il porte les germes de sa propre destruction. Cependant, nous devons hâter sa défaite et la conversion de ses adeptes en collaborant tous, chacun à son propre niveau de responsabilité.

6. Il ne suffit pas en effet de constater et de gémir. Il faut relever le défi. Il faut agir, agir efficacement. Il faut porter à ce mal qui mine nos sociétés un remède adéquat, et cela à plusieurs niveaux.

Au niveau international, il faut faire progresser la solidarité entre les Etats pour que soit unanimement démasqué, dénoncé, condamné, sanctionné tout acte de terrorisme, quels que soient les prétextes invoqués. C’est une méthode sauvage, inhumaine, à bannir absolument. Et l’Etat qui encourage une telle méthode et se fait le complice de ses instigateurs se disqualifie pour parler de justice à la face du monde.

Au niveau le chaque société il faut aussi apporter des remèdes correspondant à une analyse lucide des causes du terrorisme. Certes, il faut plus que jamais – grâce à des lois, des décrets, des mesures de sécurité appropriés qui sont en partie du domaine de votre responsabilité – protéger la vie et les droits des individus innocents, ainsi que les droits légitimes des institutions démocratiques, et donc prévenir et mettre hors d’état de nuire ceux qui ont pris le parti de ne pas les respecter. Mais, tout en faisant la part des subversions venant de l’étranger, il faut se demander pourquoi le terrorisme continue à recruter tant d’adeptes parmi les hommes et femmes de cette génération. Il faut tout faire pour prêter attention aux droits qui ont pu être lésés, pour établir ou rétablir des rapports équitables entre les divers partenaires de la société, pour accomplir un service honnête à tous les échelons, et notamment chez ceux qui détiennent le pouvoir, qui veulent assumer ou garder des responsabilités politiques. Ainsi pourrons-nous enlever aux terroristes les prétextes qu’ils avancent pour entraîner certains sympathisants.

Et dans le même temps, tout en maintenant une saine liberté d’opinion, il faut créer un climat tel que les éducateurs, les professeurs, les publicistes cessent d’attiser la haine, de présenter la violence comme un remède, de mépriser les droits des autres, de laisser croire que seule une destruction radicale de la société peut permettre de retrouver une société plus humaine. Les terroristes d’aujourd’hui ne sont-ils pas en partie le fruit d’une certaine éducation? Il faut susciter des éducateurs qui apprennent à construire au jour le jour, par des moyens pacifiques et selon une authentique responsabilité, une société plus juste.

Oui, en définitive, la meilleure réponse à la violence politique est toujours et partout un type de société où les lois sont justes, où le gouvernement fait tout pour satisfaire les besoins légitimes des populations et où les citoyens peuvent, dans la sécurité et la paix, vivre ensemble et construire leur propre avenir et celui de leurs compatriotes.

7. Une telle société requiert assurément une très grande honnêteté à tous les échelons, comme je l’ai déjà mentionné.

De la part des dirigeants, d’abord. Car, sans cette probité de caractère chez les leaders politiques, tout acte de gouvernement devient rapidement suspect et détériore l’atmosphère sociale. Estil besoin de le souligner: cette honnêteté, cette loyauté, ce désintéressement concernent non seulement les gouvernants mais également les parlementaires, les fonctionnaires des diverses institutions, et aussi, à un titre particulier, les personnes engagées dans le domaine des informations à tous les niveaux. Les citoyens ont droit, en effet, à l’honnêteté de leurs responsables; ils ont droit à la vérité, à une vérité exempte d’altération et de manipulation. Le mensonges, les insinuations tendancieuses, les affirmations erronées déchirent la société et préparent le terrain, de loin ou de près, à l’action absolument insensée des terroristes.

8. Cette oeuvre capitale et permanente d’assainissement et de mise au point du fonctionnement des sphères dirigeantes de toute nation au service du peuple, malgré les incompréhensions, les critiques ou les violences injustifiées, comporte de grandes exigences de ténacité et de sang-froid, qui sont admirables et pourraient même décourager ceux qui y consacrent généreusement leurs talents et leur vie. Nous le savons, le mot “découragement” n’est pas digne de l’homme, et encore moins du chrétien. Dans les jours qui ont suivi l’événement du 13 mai et au cours de ma longue convalescence, j’ai beaucoup médité sur le mystère du mal, de son expansion parfois si contagieuse, mais également – et le nombre incalculable de témoignages de sympathie que j’ai reçus m’y ont aidé – sur le mystère plus étonnant encore de la solidarité des hommes dans le bien, dans la construction et la reconstruction d’une société et d’une civilisation fondée sur l’amour et le partage. Et la phrase bien frappée de l’Apôtre Paul me revenait très souvent en mémoire: “Ne te laisse pas vaincre par le mal. Sois vainqueur du mal par le bien” (Rm 12,21).

Chers amis, je voudrais que vous repartiez de votre congrès romain et de cette rencontre avec des convictions et des énergies renouvelées. Si tous ceux qui portent des responsabilités aux divers niveaux de la vie de chaque nation ou de la vie internationale consentent enfin à se donner la main pour constituer une chaîne de solidarité visant à faire disparaître la plaie affreuse du terrorisme et à en prévenir toute cause de résurgence, alors nous pouvons croire à l’avenir du monde et à l’avènement d’une civilisation véritablement humaine. Et puisque je m’adresse à des chrétiens, j’invoque, pour vous et avec vous, la lumière et la force de Dieu pour avancer courageusement et sereinement sur les chemins de ce qu’on peut appeler authentiquement paix, liberté, responsabilité, démocratie, justice, et de tout coeur je vous bénis.




Discours aux Jésuites, 27 février 1982


Le 27 février, le Pape a reçu dans la salle du Consistoire la Curie généralice et les provinciaux réunis près de Rome, à Grottaferrata, du 23 février au 3 mars, et il leur a adressé le discours ci-après (1) :

(1) Texte en italien, anglais, français, espagnol dans l'Osservatore Romano du 28 février. Traduction, titre, sous-titres et notes de la DC.



1. Je suis particulièrement heureux de vous accueillir, aujourd'hui, frères très chers dans le Christ, au cours de cette rencontre spéciale ! Je salue de tout coeur mon délégué pour la Compagnie de Jésus, le P. Paolo Dezza, son coadjuteur, le P. Giuseppe Pittau, et spécialement le préposé général, le P. Pedro Arrupe, ainsi que vous tous, assistants et conseillers de la Curie généralice et les 86 Pères provinciaux, qui représentez devant mes yeux les 26 000 Jésuites qui, dispersés dans toutes les parties du monde, sont engagés à « servir l'unique Seigneur et l'Église, son épouse, sous le Pontife romain, Vicaire du Christ sur terre ».

À ces sentiments de joie sincère pour votre présence s'ajoute le juste sentiment de reconnaissance et de gratitude que, à la suite de mes prédécesseurs, je désire adresser à toute la Compagnie de Jésus et à chacun de ses membres pour la contribution historique d'apostolat, de service et de fidélité au Christ, à l'Église et au Pape apportée depuis des siècles avec une générosité infatigable et un dévouement exemplaire dans tous les domaines de l'apostolat, dans les ministères et les missions. C'est une reconnaissance que je vous dis aujourd'hui, au nom de toute l'Église, vous qui êtes les dignes héritiers de ces religieux qui ont fait, depuis quatre siècles et demi, de la « plus grande gloire de Dieu » leur devise et leur idéal.

Cette gratitude et cette reconnaissance revêtent une signification spéciale dans les circonstances actuelles qui apparaissent et qui sont objectivement délicates pour le gouvernement de votre Ordre si méritant. On sait qu'à la suite de l'infirmité qui a frappé le très cher P. Arrupe, j'ai jugé opportun de nommer un délégué personnel et de lui donner un coadjuteur pour gouverner l'Orde et préparer la congrégation générale. La situation indubitablement singulière et exceptionnelle a conseillé une intervention, une « épreuve » qui — je le dis avec une intense émotion — ont été accueillies par les membres de l'Ordre avec un esprit authentiquement ignatien (2).

En une circonstance aussi délicate, l'attitude du T. R. Préposé général, qui m'a édifié et vous a édifiés par sa pleine disponibilité aux directives supérieures, par son généreux « fiat » à la volonté exigeante de Dieu qui se manifestait dans la maladie imprévue et inattendue et dans les décisions du Saint-Siège, a été surtout exemplaire et émouvante. Cette attitude, inspirée par l'Évangile, a été encore une fois la confirmation de cette totale et filiale obéissance que tout Jésuite doit avoir à l'égard du Vicaire du Christ.

Au P. Arrupe, ici présent avec le silence éloquent de son infirmité offerte à Dieu pour le bien de la Compagnie, je désire dire, en cette occasion particulièrement solennelle pour la vie et l'histoire de votre ordre, le merci du Pape et de l'Église .

Je dois également manifester publiquement un sentiment de reconnaissance à mon délégué personnel, le P. Paolo Dezza, qui, dans un esprit de parfaite obéissance ignatienne, a accepté un poids et une tâche particulièrement difficile, lourde et délicate. Mais sa profonde spiritualité, sa vaste préparation culturelle et son expérience religieuse consommée sont et seront pour la Compagnie une garantie de fidélité dans la continuité. J'exprime un sentiment analogue à son coadjuteur, le P. Giuseppe Pittau, qui a travaillé durant tant d'années au Japon, cette noble nation où le P. Arrupe a prodigué, surtout après la terrible Seconde Guerre mondiale, les trésors de son intrépidité apostolique et de sa générosité sacerdotale.


Obéissance et disponibilité

2. J'ai le devoir de manifester une vive satisfaction pour l'attitude analogue d'obéissance et de disponibilité confiante dont les assistants, les conseillers de la Curie généralice et aussi les Jésuites du monde entier ont donné une démonstration concrète en cette période. L'opinion publique, qui attendait peut-être des Jésuites un geste dicté par la seule logique humaine, a reçu avec admiration une réponse dictée au contraire par l'Esprit de l'Évangile, par l'esprit profondément « religieux », par l'esprit des bonnes et des authentiques traditions ignatiennes.

Cette attitude d'obéissance et de disponibilité a été la réponse consciente de la Compagnie de Jésus à un geste d'amour accompli à son égard par le Saint-Siège et par le Vicaire du Christ.

Oui, Frères très chers ! La décision qui a été prise par le Saint-Siège a sa raison profonde et sa véritable source dans un amour particulier qu'il a nourri et qu'il nourrit pour votre grand Ordre, si méritant dans le passé et le protagoniste du présent et de l'avenir de l'histoire de l'Église.

Pour ma part, cet amour est ensuite dicté par une relation spéciale de la Compagnie de Jésus à ma personne et à mon ministère universel, mais il jaillit également de mon expérience sacerdotale et épiscopale dans l'archidiocèse de Cracovie et aussi de l'espérance et des attentes pour tout ce qui concerne la réalisation des tâches postconciliaires et actuelles de l'Église.

Dans ce climat d'accueil serein de la volonté de Dieu, vous êtes en train de réfléchir ces jours-ci dans la méditation et la prière sur la manière la meilleure de répondre aux attentes du Pape et du Peuple de Dieu, dans une période de polarisations et de contradictions qui marquent la société contemporaine. L'objet de vos réflexions animées par le « discernement ignatien », ce sont les problèmes fondamentaux de l'identité et de la fonction ecclésiale de la Compagnie : le « sentire cum Ecclesia », l'apostolat, la qualité de la vie religieuse du jésuite, la formation, ce que l'Église attend de la Compagnie de Jésus.


La direction spirituelle

3. En regardant, dans cette rencontre qui est la nôtre, votre groupe qualifié de fils de saint Ignace, la vision de votre Ordre et de sa glorieuse histoire s'offre à ma considération.

Tous ceux qui connaissent l'histoire de l'Église savent comment et combien la Compagnie de Jésus, fondée au moment du Concile de Trente, a efficacement contribué à la réalisation des orientations de ce Concile et à l'introduction dans l'Église elle-même de ce courant de vitalité qu'il a apporté.

Il est donc opportun de réfléchir sur le passé de votre Ordre pour recueillir les notes fondamentales de ce processus et les aspects les plus riches et les plus positifs de la manière dont la Compagnie y contribue : ils seront comme des guides lumineux, des phares indicateurs de ce que la Compagnie d'aujourd'hui, poussée par le dynamisme typique du charisme de son fondateur, mais dans une authentique fidélité à lui, peut et doit faire pour favoriser ce que l'Esprit de Dieu a suscité dans l'Église avec le Concile Vatican II.

Lorsqu'on parcourt de nouveau les quatre siècles et demi de son histoire, quelques éléments d'une valeur authentique émergent : ce sont ceux qui caractérisent la vie et la mission de ce Corps qu'est par la volonté d'Ignace la Compagnie de Jésus.

La première préoccupation d'Ignace et de ses compagnons a été de promouvoir un authentique renouveau de la vie chrétienne. La situation de la société et de l'Église était telle que seule l'action d'hommes de Dieu pouvait avoir une incidence sur elles et leur apporter une vitalité sanctificatrice.

À l'exemple de Jésus qui parcourait « toutes les villes et villages, enseignant dans les synagogues et prêchant l'Évangile du royaume » (Mt 9,35), les premiers compagnons, envoyés par obéissance, allèrent de ville en ville en répandant la Bonne Nouvelle et en apportant un souffle de vie sainte. C'est le début de ces missions populaires destinées à servir le peuple chrétien, à l'instruire dans la foi et à le porter vers une cohérence de vie. Ces missions populaires auront par la suite un développement florissant et une influence vaste et bénéfique.

Les exercices spirituels de saint Ignace, qui ont laissé une trace indélébile dans l'histoire de la spiritualité, se sont révélés un moyen particulièrement efficace pour un plus profond renouveau de la vie chrétienne. Les premiers compagnons et leurs successeurs se sont formés dans les exercices et, avec les exercices, ils sont devenus les guides spirituels d'innombrables fidèles ; ils les ont aidés à découvrir leur vocation selon le plan de Dieu et à devenir d'authentiques chrétiens engagés, quel que fût leur état de vie.


Diffuser la vraie doctrine

4. À côté de la direction spirituelle, il a été demandé à la Compagnie de diffuser la vraie doctrine catholique parmi les savants et les illettrés, des enfants aux plus âgés. Les deux saints docteurs jésuites de l'Église, saint Pierre Canisius et saint Robert Bellarmin, ont été les auteurs de deux célèbres catéchismes pour les enfants et furent en même temps des maîtres admirés. Le premier a été impliqué dans les discussions théologiques du Concile de Trente et le second, un défenseur de la foi à partir des chaires de Louvain et de Rome.

Dans une même perspective, saint Ignace et après lui, la Compagnie ont pris à coeur l'éducation de la jeunesse. Ils ont fondé et multiplié les collèges où, suivant un nouveau système pédagogique — la célèbre « Ratio studiorum » — ils tendaient à donner une formation intégrale à la personne humaine pour forger des hommes qui, éminents dans les études et dans chaque profession, seraient en même temps d'éminents chrétiens.

Tout ceci arrivait à un moment où le monde et particulièrement l'Europe étaient en transformation et même à un tournant décisif dans le domaine littéraire et scientifique. Des lettrés et des scientifiques jésuites se sont insérés vigoureusement dans ce processus, développant une oeuvre de pionniers « pour la plus grande gloire de Dieu » et favorisant ce développement chrétien de l'homme qui, lorsqu'il se réalise, est pour la gloire de Dieu.


Une vision aux dimensions du monde

5. En regardant ensuite vers un secteur qui est d'une importance vitale pour l'Église, saint Ignace et, après lui, la Compagnie se sont préoccupés des séminaires et des centres supérieurs d'étude pour la formation du clergé. C'est à saint Ignace que l'on doit la fondation du si méritant Collège romain qui est devenu l'Université grégorienne et également la fondation du Collège germanique qui sera suivie, souvent avec la collaboration de beaucoup de Jésuites, de la fondation des autres collèges nationaux à Rome, pour préparer à l'Église des légions de prêtres, dotés d'une saine doctrine et d'une solide vertu, qui deviendront des apôtres zélés dans leurs patries et assez fréquemment des martyrs de la foi.

En lien avec des centres d'étude, la Compagnie a apporté une contribution de très grande valeur dans le domaine des sciences sacrées qui ont une importance particulière pour l'Église. C'est l'armée nombreuse des Jésuites compétents en théologie, en exégèse biblique, en patrologie, en histoire ecclésiastique, en morale, en droit canonique et en tant d'autres sciences liées aux études sacrées.

Mais la vision de saint Ignace s'est ouverte à des horizons encore plus vastes, aussi vastes que le monde qui, à la suite des récentes découvertes géographiques, avait pris de plus amples dimensions. C'est le souffle du Christ qui vibrait dans le coeur du saint et dans celui de tous ceux qui, partageant son esprit, s'offrirent entièrement à « Notre Seigneur, roi éternel », dont « la volonté est de conquérir le monde entier » (Exercices spirituels, n. 95).

Le groupe des premiers compagnons d'Ignace était restreint. Pourtant, le saint a envoyé en Orient saint François de Xavier, le premier de cette armée ininterrompue de missionnaires jésuites qui, en Orient et en Occident, ont été « envoyés » pour annoncer l'Évangile et qui, animés d'un zèle apostolique ardent, étaient prêts à donner leur vie pour témoigner de leur foi comme l'attestent les nombreux martyrs de la Compagnie. Alors que le but premier de leur mission était d'annoncer la foi et la grâce du Christ, ils se sont efforcés en même temps d'élever le niveau humain et culturel des populations au milieu desquels ils travaillaient, de promouvoir une vie sociale plus juste et répondant mieux aux desseins de Dieu : ce qui explique pourquoi l'histoire continue de rappeler les célèbres « Réductions » du Paraguay.

La générosité et l'élan de ces missionnaires attiraient de nouvelles recrues. Les lettres de saint François de Xavier touchaient le coeur des étudiants de l'université de Paris. Il en alla de même de la vie et des écrits de tant d'autres apôtres célèbres du Règne du Christ, auxquels il faut ajouter une foule anonyme de saints religieux qui, dans les terres perdues des missions, se sont sacrifiés dans une vie humble et cachée.

Parmi les si nombreux missionnaires jésuites, je voudrais en nommer un car son souvenir est aujourd'hui d'une actualité particulière : le P. Matteo Ricci dont nous sommes en train de célébrer le quatrième centenaire de l'entrée en Chine, ce grand pays qui avait été le rêve de saint François de Xavier, mort trente ans auparavant dans l'île de Sancian, aux portes de cette Chine qui a été et qui veut redevenir un champ privilégié de l'apostolat de la Compagnie.

Ainsi, au cours de son histoire, la Compagnie de Jésus, dans toutes les parties du monde où l'on combattait pour le Christ et son Église, a été présente par ses meilleurs fils, brûlants de zèle, armés de vertus, pleins de doctrine et fidèles aux directives de leur chef, le Vicaire du Christ, le Pontife romain.

Voilà la Compagnie de Jésus que l'histoire met devant notre regard, la Compagnie de Jésus que les ennemis du Christ ont persécutée jusqu'à en obtenir la suppression, mais que l'Église a fait renaître, en sentant qu'elle avait besoin de ces fils si valeureux et si dévoués sur lesquels les Papes ont compté dans le passé et sur lesquels le Pape veut également compter pour l'avenir.


La mise en oeuvre de Vatican II

6. Si j'ai parlé de la Compagnie dans le passé en vue de recueillir les traits marquants de sa vie et de sa mission, c'est parce que je pense à la Compagnie d'aujourd'hui et à ce qu'en attend l'Église pour le présent et pour l'avenir.

Qui observe la richesse de l'apport que votre Ordre a fourni à la vie de l'Église et du monde et arrive à mettre en valeur ses aspects principaux, ne peut manquer de voir ce qui fut pour saint Ignace une des notes les plus caractéristiques de l'Ordre fondé par lui sous l'impulsion du Saint-Esprit.

Dans son histoire, en effet, la Compagnie de Jésus s'est toujours distinguée, à travers les formes multiples et variées de son ministère apostolique, par la mobilité et par le dynamisme que son fondateur lui a infusés et qui l'ont rendue capable de saisir les signes des temps et, par là, d'être à l'avant-garde du renouveau voulu par l'Église.

En vertu de la vocation apostolique et missionnaire qui est la vôtre, les membres du corps choisi que vous formez par la volonté de saint Ignace et de l'Église se trouvent, selon les paroles que vous adressait Paul VI, « en première ligne du renouvellement profond que l'Église, particulièrement après le second Concile du Vatican, s'efforce de réaliser dans ce monde sécularisé. Votre Compagnie est pour ainsi dire, un test de la vitalité de l'Église à travers les siècles ; elle constitue en quelque sorte un carrefour où se rencontrent d'une manière très significative les difficultés, les tentations, les efforts et les entreprises, la pérennité et les succès de l'Église entière » (Paul VI, Allocution aux Pères de la 32e Congrégation générale, 3 décembre 1974) (3).

Eh bien ! Comme vous le disait déjà mon vénéré prédécesseur, l'Église attend aujourd'hui de la Compagnie qu'elle contribue efficacement à la mise en oeuvre du Concile Vatican II, comme, au temps de saint Ignace et bien après, elle déploya tous ses efforts pour faire connaître et appliquer le Concile de Trente et pour aider de manière remarquable les Pontifes romains dans l'exercice de leur magistère suprême.

(3) DC, 1975, n° 1667, p. 7-13.


À la disposition du Pape

7. Permettez-moi d'insister une fois de plus et solennellement sur l'interprétation exacte du récent Concile. Il s'agissait et il s'agit toujours d'une oeuvre de renouvellement ecclésial à l'écoute de l'Esprit-Saint. Sur ce point capital, les documents conciliaires sont d'une clarté sans nulle autre pareille (cf. Lumen gentium, LG 4 LG 7 LG 9 ; cf. Gaudium et spes, GS 21 § 5 et n. GS 43 § 6). Et ce renouvellement de fidélité et de ferveur dans tous les domaines de la mission de l'Église — mûri et exprimé dans l'écoute collégiale de l'Esprit de Pentecôte — doit être également accueilli et vécu maintenant selon le même Esprit et non selon des critères personnels ou des théories psycho-sociologiques. C'est pour mieux accomplir ce travail au sein du Peuple de Dieu que les contemplatifs et les religieux qui pratiquent la vie apostolique ont été appelés par le même Concile à une rénovation de leur existence évangélique. Le décret Perfectae caritatis (PC 2 PC 3) exprime avec clarté et ferveur ces critères de rénovation. En leur étant fidèle, il n'y a plus de place pour les déviations certainement nuisibles à la vitalité des communautés et de l'Église tout entière. Il m'apparaît que la Compagnie de Jésus, toujours plus imprégnée de l'esprit du véritable renouveau, sera en mesure de jouer pleinement son rôle aujourd'hui comme hier et toujours : à savoir aider le Pape et le collège apostolique à faire avancer toute l'Église sur la grande voie tracée par le Concile et à convaincre ceux qui sont, hélas ! tentés par les chemins soit du progressisme, soit de l'intégrisme, à revenir avec humilité et avec joie à la communication sans ombres avec leurs pasteurs et avec leurs frères qui souffrent de leurs attitudes et de leur absence. Ce labeur patient et délicat est assurément l'oeuvre de toute l'Église. Mais, dans la fidélité à votre Père saint Ignace et à tous ses fils, vous devez aujourd'hui vous lever comme un seul homme pour cette mission d'unité dans la vérité et la charité.

Le quatrième voeu de la Compagnie fut précisément compris par saint Ignace comme l'expression vivante et vitale de la conscience que la mission du Christ se prolonge dans le temps et dans l'espace en ceux qui, appelés par lui à le suivre et à partager ses travaux (cf. Exercices spirituels, n. 91-98), font leurs ses sentiments et vivent par là en intime union avec lui et, par le fait, avec son Vicaire sur la terre.

Voilà pourquoi saint Ignace et ses premiers compagnons, voulant participer à la mission du Christ, qui continue dans l'Église, décidèrent de se mettre sans conditions à la disposition du Vicaire du Christ et de se lier à lui par un « voeu spécial, si bien que cette union avec le successeur de Pierre, qui est le caractère spécifique des membres de la Compagnie, a toujours assuré votre communion avec le Christ, dont elle est le signe ; car le Christ est le chef premier et suprême de la Compagnie qui, par définition, est sienne, est la Compagnie de Jésus » (Paul VI, Allocution aux Pères de la 32e Congrégation générale, 3 décembre 1974).



Adapter les formes d'apostolat traditionnel

8. En raison de cette note distinctive et caractéristique de votre Ordre, l'Église attend donc en premier lieu que vous adaptiez les différentes formes d'apostolat traditionnel qui conservent encore aujourd'hui toute leur valeur, travaillant pour renouveler la vie spirituelle des fidèles, l'éducation de la jeunesse, la formation du clergé, des religieux et des religieuses, l'activité missionnaire ; cela comporte catéchèse, proclamation de la Parole de Dieu, diffusion de la doctrine du Christ, pénétration chrétienne dans le domaine de la culture d'un monde qui cherche à établir une division et une opposition entre science et foi, activité pastorale pour les pauvres, les opprimés, les marginaux, exercice du ministère sacerdotal dans toutes ses expressions authentiques, sans oublier les nouveaux moyens d'apostolat dont dispose la société moderne, comme la presse et les média, en perfectionnant l'usage que la Compagnie en a déjà fait durant l'époque récente.

En outre, l'Église désire voir la Compagnie s'intéresser toujours davantage aux initiatives que le second Concile du Vatican a particulièrement encouragées :

— L'oecuménisme, pour réduire le scandale de la division entre chrétiens. Voici plus de vingt ans que l'Église a créé le Secrétariat pour l'Unité des chrétiens : il importe que, dans un monde qui se déchristianise, ceux qui croient en Dieu et dans le Christ collaborent entre eux ; L'approfondissement des relations avec les religions non chrétiennes, poursuivi par le Secrétariat pour les non-chrétiens, et la présentation de la vie et de la doctrine chrétiennes d'une manière adaptée aux différentes cultures, qui tienne compte avec grande sensibilité des traits caractéristiques et des richesses de chacune ;

— Les études et les initiatives concernant le phénomène préoccupant de l'athéisme, encouragées par le Secrétariat pour les non-croyants, vous rappelant la charge que vous a confiée Paul VI de « résister vigoureusement et de toutes vos forces à l'athéisme » (Allocution aux Pères de la 31e Congrégation générale, 7 mai 1965) (4).



Promouvoir la justice

Il y a encore un point sur lequel je voudrais attirer votre attention. De nos jours, on ressent avec une urgence toujours plus grande dans l'action évangélisatrice de l'Église, la nécessité de promouvoir la justice. Si l'on tient compte des véritables exigences de l'Évangile et en même temps de l'influence qu'exercent les conditions sociales sur la pratique de la vie chrétienne, on comprend facilement pourquoi l'Église considère la promotion de la justice comme une partie intégrante de l'évangélisation. Il s'agit d'un domaine important de l'action apostolique. Dans ce domaine tous n'ont pas la même fonction et, en ce qui concerne les membres de la Compagnie, il ne faut pas oublier que la nécessaire préoccupation pour la justice doit s'exercer en conformité avec votre vocation de religieux et de prêtres. Comme je l'ai dit le 2 juillet 1980 à Rio de Janeiro, le service sacerdotal, « s'il veut vraiment demeurer fidèle à lui-même, est un service par excellence et essentiellement spirituel. Ce caractère doit être encore accentué aujourd'hui contre les tendances multiformes à séculariser le service du prêtre en le réduisant à une fonction purement philanthropique. Son service n'est pas celui du médecin, de l'assistant social, du politique ou du syndicaliste. Dans certains cas, peut-être, le prêtre pourra prêter ces services, bien que d'une manière supplétive, et dans le passé il les a prêtés d'une façon remarquable. Mais aujourd'hui ils sont rendus de façon convenable par d'autres membres de la société, tandis que notre service est toujours plus clairement et plus spécifiquement un service spirituel. C'est sur le terrain des âmes, de leurs relations avec Dieu et de leur rapport intérieur avec leurs semblables que le prêtre a une fonction essentielle à remplir. C'est là qu'il doit déployer son assistance aux hommes de notre temps. Certes, toutes les fois que les circonstances l'exigeront, il ne pourra se dispenser de fournir aussi une assistance matérielle par le moyen des oeuvres de charité et par la défense de la justice. Mais, comme je l'ai dit, c'est-à-dire, en dernière analyse, il s'agira d'un service secondaire qui ne doit jamais faire perdre de vue le service principal, qui est d'aider les âmes à découvrir le Père, à s'ouvrir à lui et à l'aimer en toutes choses » (5).

Déjà le second Concile du Vatican a mis en lumière la valeur et la nature de l'apostolat des laïcs et les a exhortés à prendre leur part dans la mission de l'Église ; mais le rôle des prêtres et des religieux est différent. Ils n'ont pas à prendre la place des laïcs et ils doivent encore moins négliger la charge qui leur est spécifiquement propre.

(4) DC, 1965, n° 1449, col. 968.
(5) DC, 1980, n° 1791, p. 754.


(En anglais.)

Une formation solide et prolongée

9. Vos Constitutions établissent très clairement les conditions requises pour que la Compagnie de Jésus contribue efficacement à la mise en oeuvre des décrets conciliaires, conformément aux attentes de l'Église. Il y a tout d'abord la formation, solide et prolongée, des futurs apôtres de la Compagnie. Dans la Formule même de l'Institut, après avoir décrit le style de vie qui caractérise la Compagnie, Ignace écrit : « Ayant expérimenté de nombreuses et grandes difficultés, nous avons jugé opportun de statuer que personne ne soit reçu dans la Compagnie qu'il n'ait été longtemps et très soigneusement éprouvé. » (Formule de l'Institut de la Compagnie de Jésus, 9.)

Vous ne devez pas céder à la facile tentation d'édulcorer cette formation, qui revêt une telle importance en chacun de ses aspects, spirituel, doctrinal, disciplinaire ; le dommage qui s'ensuivrait dépasserait largement les résultats qui pourraient être obtenus à court terme.

Rappelez-vous que, du temps même de votre Fondateur, la Compagnie était affrontée au problème angoissant qui est le vôtre encore aujourd'hui. Alors déjà, il y avait trop peu d'apôtres aptes et prêts à répondre comme il convenait aux besoins de la pastorale.

La contemplation

10. Toutefois, vous ne devez pas oublier que cette longue et exigeante préparation a pour premier objectif de former des hommes qui se distinguent par leur union intime avec Dieu. En fait, Ignace était convaincu que toute activité apostolique a une valeur et est efficace dans la mesure où elle découle de l'« union entre l'instrument et Dieu », dont il parle si souvent. La primauté de la vie intérieure est le fondement même de la vision et de la spiritualité ignatiennes ; elle constitue le coeur d'une vie apostolique authentique, parce que le véritable apôtre vit sa mission dans une totale dépendance de Dieu et en union avec lui.

Votre Fondateur, et avec lui ses premiers compagnons, étaient assurément des hommes de Dieu ; répondant à l'appel gratuit du Roi éternel (Exercices spirituels, 91-98), et comprenant intérieurement l'Esprit qui animait Jésus lui- même, l'unique Envoyé du Père, ils ont vécu comme le Seigneur a demandé à ses apôtres de vivre : « Demeurez en moi comme je demeure en vous ! De même que le sarment, s'il ne demeure pas sur la vigne, ne peut de lui-même produire du fruit, ainsi vous non plus si vous ne demeurez en moi. Je suis la vigne, vous êtes les sarments ; celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là portera du fruit en abondance car en dehors de moi vous ne pouvez rien faire. » (Jn 15,4-5)

Et pourtant, encore une fois, en vertu de ce qui est le plus riche élément dans l'esprit de votre Fondateur, je vous demande instamment de réfléchir à la signification la plus profonde de la « Contemplation pour obtenir l'amour », par laquelle l'homme apostolique vit dans la conscience que, véritablement « tous les biens et tous les dons viennent d'en- haut ; par exemple, ma puissance limitée découle de celle qui là-haut est souveraine et infinie ; et de même la justice, la bonté, la pitié, la miséricorde, etc. comme du soleil coulent les rayons, de la source coulent les eaux » (Exercices spirituels, 237).

Tel est l'esprit du véritable apôtre qui vit sa mission dans une totale dépendance de Dieu et en union avec lui.

Pour cette raison, dans la vie religieuse apostolique dont saint Ignace, sous l'impulsion de Dieu, a été l'un des grands fondateurs, il ne devrait pas y avoir de séparation entre la vie intérieure et l'apostolat. Ce sont là deux traits essentiels et constitutifs de cette vie ; ils sont inséparables, s'influencent mutuellement et se compénètrent l'un l'autre.

11. En même temps que la solidité de la vertu, vos Constitutions insistent sur la solidité et la fermeté de la doctrine, éléments essentiels d'un apostolat efficace. C'est la raison pour laquelle « les Jésuites ont été universellement considérés comme des soutiens de la doctrine et de la discipline pour l'Église tout entière. Les évêques, les prêtres et les laïcs ont sans cesse regardé la Compagnie comme une nourriture authentique pour la vie intérieure » (Lettre du cardinal Villot au P. Arrupe, 2 juillet 1973). Cela doit demeurer vrai à l'avenir, à travers cette loyale fidélité au magistère de l'Église, et en particulier du Pontife romain, auquel vous êtes liés par un voeu.



Le Pape et les Jésuites

12. En effet, un lien spécial unit votre Société au Pontife romain, le Vicaire du Christ sur la terre. Comme je l'ai déjà mentionné plus haut, saint Ignace et ses compagnons, ayant spirituellement saisi le vrai sens et la vraie valeur de la mission du Christ, et la façon dont elle se prolonge dans l'histoire, ont attaché une importance capitale à ce lien d'amour et de service avec le Pontife romain, d'autant plus qu'ils souhaitaient que ce « voeu spécial » fût un trait caractéristique de la Société. Décrivant leur propre disposition intérieure et ce qu'ils attendaient de ceux qui seraient admis parmi les profès de la Société, ils ont écrit ces mots, qui sont et doivent rester gravés dans le coeur de chaque Jésuite digne de ce nom : « Nous avons jugé, pour une plus grande humilité de notre Société, une parfaite mortification de nos volontés et une direction plus sûre du Saint-Esprit, qu'il était suprêmement utile que chacun de nous, en plus de ce lien commun, se lie par un voeu spécial, de telle sorte que tout ce que le Pape aujourd'hui régnant et les autres Pontifes romains à l'avenir ordonnent concernant le progrès des âmes et la propagation de la foi et où qu'ils veuillent nous envoyer, nous soyons tenus de l'exécuter sur-le-champ, sans tergiversation ni excuse, autant qu'il dépend de nous. » (Formule de l'Institut de la Compagnie de Jésus, 3.)

Il est évident que nous touchons ici à l'essence du charisme ignatien, et à ce qui fait le coeur même de votre Ordre. Et c'est à cela que vous devez toujours rester fidèles.

Le Pontife romain auquel vous êtes liés par ce voeu spécial est, pour reprendre les termes du Concile Vatican II, « le pasteur suprême de l'Église » (Christus Dominus, CD 5). En tant que tel, il a un ministère particulier de service à exercer pour le bien de l'Église universelle, où il accepte volontiers votre collaboration aimante et dévouée, dont le temps a donné des preuves. Mais le même Pontife romain accepte aussi la collaboration que vous lui offrez dans son rôle de tête du Collège épiscopal (cf. Lumen gentium, LG 22), uni à ses frères évêques dans un ministère collégial de discernement et d'harmonie, qui, en vertu d'un charisme distinctif, coordonne dans la docilité à l'Esprit-Saint les autres rôles du service ecclésial (cf. Mutuae relationes, 6). Pour cette raison, vous êtes de même liés au Collège des évêques par un lien qui vous appelle à leur être unis dans la charité pastorale et une étroite collaboration pratique. Précisément, à cause de votre disponibilité spéciale à l'appel du Pontife romain, vous êtes capables de travailler toujours plus effectivement avec le Collège des évêques et avec ses membres individuels, qui trouvent dans le Successeur de Pierre leur source et leur fondement permanents et visibles d'unité (cf. Lumen gentium, LG 23).

Comme l'a expliqué le Concile Vatican II, le Pontife romain emploie également les dicastères de la Curie romaine dans l'exercice de son service auprès de l'Église universelle (cf. Christus Dominus, CD 9). Ce fait même exige une loyale collaboration entre la Compagnie de Jésus et ces dicastères. En raison des exigences de vos voeux et de la réalité de mon ministère, il ne pourrait en être autrement. Certaines des tâches spéciales assignées à la Compagnie de Jésus, ainsi que d'autres travaux importants qu'elle a assumés dans la période postconciliaire, correspondent aux programmes du Siège apostolique qui sont coordonnés par certains de ces nouveaux dicastères. Par sa collaboration avec ces différents organismes, la Compagnie de Jésus peut trouver sa juste orientation dans bon nombre de domaines et, en même temps, apporter une très importante contribution à l'Église universelle. De son côté, le Pontife romain vous offre, au nom du Christ dont il est le Vicaire, la pleine mesure de son amour reconnaissant pour votre collaboration avec lui personnellement, avec le Collège des évêques et avec la Curie romaine tout entière, que la Compagnie de Jésus aide généreusement de tant de manières depuis bien des années.

(En espagnol.)

13. Je ne m'attarde pas davantage sur ces réflexions car je sais que, ces jours mêmes vous examinez avec le Père délégué, les souhaits par moi exprimés au sujet de la Compagnie et que, dans un esprit de foi et de collaboration fraternelle, vous recherchez les moyens les plus appropriés pour les mettre en pratique.

Il ne me reste qu'à vous encourager à poursuivre ce travail qui, non seulement sera des plus profitables à votre Compagnie, mais sera aussi de la plus grande utilité à l'Église tout entière, qui regarde la Compagnie avec une estime et un intérêt particuliers.

Le caractère exemplaire de votre vie religieuse, l'atmosphère spirituelle de vos communautés, l'austérité dans le style de vie et la ferveur dans les oeuvres apostoliques seront un motif d'édification pour tout le Peuple de Dieu et attireront à votre Compagnie des vocations toujours plus nombreuses de jeunes généreux qui aspirent non pas à une médiocrité dans la marche à la suite du Christ, mais au radicalisme dans leur consécration à lui.

Vous vous préparerez ainsi au mieux à la Congrégation générale. J'ai confiance que cette préparation se déroulera de telle manière qu'il sera possible de convoquer au cours de cette année la Congrégation générale qui, non seulement, doit donner à la Compagnie un nouveau Préposé général, selon le désir manifesté il y a quelque temps par le vénéré P. Arrupe, mais doit aussi communiquer à la Compagnie tout entière un nouvel élan pour mener à bien sa mission, avec un courage renouvelé, dans la ligne des espoirs de l'Église et du monde.

Mes voeux et mes prières vous accompagnent donc pour que le Seigneur, par l'intercession de celle que vous avez coutume d'invoquer comme reine et mère de la Compagnie de Jésus et de vos nombreux saints et saintes, bénisse et rende fécond votre travail.

À ces saints et à ces bienheureux déjà sur les autels, il est consolant d'ajouter tant d'autres de vos Frères qui, par leurs insignes vertus, attendent que l'Église reconnaisse officiellement leur sainteté. À ce propos, je me plais à rappeler que, précisément le 11 février dernier, j'ai eu la joie de déclarer l'héroïcité des vertus de l'humble et cher Frère coadjuteur, Francisco Garate, mort voici cinquante ans, et originaire de la terre même qui vit naître votre saint fondateur, Ignace de Loyola.

La vie de ces religieux de la Compagnie, comme celle de tant de Jésuites qui vivent et travaillent à travers le monde entier dans un esprit de foi plein d'amour et dans un dévouement réellement exemplaire pour les hommes, montre que, à notre époque aussi, la sainteté fleurit dans la Compagnie.

Et cela montre en outre que la vocation des Frères coad- juteurs de la Compagnie qui, par leur don total au service du Seigneur dans l'exercice de leurs charges, collaborent efficacement avec les Pères dans le ministère sacerdotal propre à la Compagnie, conserve aujourd'hui encore sa valeur.

Dans ces sentiments, je vous accorde de tout coeur, à vous-mêmes et, par vous, à tous les membres de la Compagnie, comme gage des dons divins, ma bénédiction apostolique.





Discours 1982 - Libreville (Gabon) Vendredi, 19 février 1982