Discours 1982 - Discours à un groupe de cancérologues, 25 février

Discours à un groupe de cancérologues, 25 février


Le 25 février, le Pape a reçu dans la salle Clémentine les membres du IIe Congrès international organisé par la Faculté de médecine et de chirurgie de l'Université catholique du Sacré-Coeur, et il leur a adressé le discours suivant (1) :

(1) Texte italien dans l'Osservatore Romano du 26 février. Traduction et titre de la DC.

CHERS FRÈRES ET SOEURS,

1. Je suis vraiment heureux de vous adresser ma plus cordiale salutation, vous qui participez ces jours-ci au IIe Congrès international organisé ici, à Rome, par la Faculté de médecine et de chirurgie de l'Université catholique du Sacré-Coeur et qui a pour thème : « Radiodiagnostic et thérapies intégrées en oncologie ». En parcourant le programme du Congrès, j'ai noté que les illustres intervenants proviennent également, en plus de l'Italie, de la Yougoslavie, de l'Allemagne fédérale, de la France, de l'Angleterre, du Canada, des États-Unis et du Japon. Il s'agit d'une représentation vraiment étendue et surtout qualifiée dans le secteur où votre compétence est amplement reconnue. À vous tous donc et d'abord au directeur du Congrès, le professeur Attilio Romanini, je renouvelle ma salutation qui exprime aussi la joie sincère que j'ai de pouvoir vous rencontrer. Je vous remercie pour l'occasion qui m'est donnée de vous dire un mot sur le sujet important que vous débattez, dans un domaine où vous êtes pour moi des maîtres. Je veux seulement vous ouvrir mon coeur sur le problème humain posé par le malade du cancer et vous assurer de mon encouragement dans votre précieuse activité.

2. Au-delà des aspects étroitement techniques, propres à l'oncologie, on pose toujours, non seulement aux parents mais surtout au médecin, la question d'un rapport meilleur à instaurer avec le malade. Le cancer reste en effet encore en grande partie une énigme pour tous et même pour vous qui êtes pourtant des spécialistes en la matière, aussi bien pour ce qui est son origine que pour sa thérapie. Vous savez bien qu'un collapsus psychologique est très facile, en particulier en raison des perspectives terribles et incertaines que cette maladie réserve. Des thérapies coûteuses et vraiment mutilantes, un isolement et une discrimination de la part de ceux qui sont en bonne santé, une préoccupation pleine d'angoisse sur l'issue du mal, tels sont les motifs qui, en plus de la douleur physique, font de la maladie une des formes les plus terribles de souffrance. Mais, en même temps, et d'un autre point de vue, ce sont aussi des raisons pour qu'on ne laisse pas le malade seul mais que l'on prenne son sort à coeur, qu'on lui donne confiance et qu'on l'accompagne, je dirais, avec une participation fraternelle, sur le chemin de la

douleur tant physique que psychologique. Et tout ceci est demandé non seulement aux membres de la famille qui en partagent de plus près les souffrances, mais aussi et de manière spéciale à vous, médecins soignants ainsi qu'aux infirmiers et à toute l'équipe qui le soigne.

3. Puisqu'il appartient à la tradition de l'Église de considérer comme chrétien tout ce qui est authentiquement humain, j'éprouve le besoin de vous inviter de manière pressante à humaniser toujours plus la médecine que vous pratiquez et d'instaurer un lien de franche solidarité humaine avec vos patients, qui aille au-delà d'un pur rapport professionnel. Le malade attend aussi cela secrètement de vous. Il est devant vous avec toute sa noblesse de personne humaine qui, même s'il est dans le besoin, souffrant, et peut- être même diminué, ne doit pas être considéré pour cela comme un objet passif, voire même un objet de soin plus ou moins expérimental. Au contraire, une personne est toujours un sujet et doit être approchée comme tel. C'est là la dignité originelle de l'homme. C'est précisément dans le rapport avec l'homme souffrant — et d'autant plus s'il souffre d'un cancer — que l'on se trouve face à un test qui explore et met à l'épreuve l'existence et la pureté de nos convictions en la matière. Par sa nature, une personne exige un rapport personnel. Même le malade n'est jamais seulement un cas clinique mais toujours un « homme malade ». Il attend des soins compétents et efficaces mais aussi que vous soyez capables et que vous ayez l'art d'inspirer confiance, peut-être au point de discuter honnêtement avec lui de sa situation et surtout d'adopter une attitude sincère de « sympathie », au sens étymologique du terme, de manière à traduire dans la pratique les paroles de l'apôtre Paul qui évoquaient déjà celles d'un sage ancien : « Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent. » (Rm 12,15 cf. Si 7,34)

4. En ce sens, comme on le comprend bien, l'activité du médecin est plus proche d'une mission que d'une simple profession. Toute son humanité s'y trouve en effet impliquée et il lui est demandé un dévouement total. Aussi, chers frères et soeurs, j'éprouve le besoin de vous encourager de tout mon coeur dans votre travail si méritant aussi bien au niveau de la recherche scientifique que dans l'assistance thérapeutique. Beaucoup de personnes vous doivent certainement beaucoup. Si vous le permettez, je me fais le porte-parole de tous ceux qui n'ont pas la possibilité de vous l'exprimer, en vous présentant le remerciement de tous les cancéreux, mais pas seulement les leurs, pour tout ce que vous faites pour le bien de l'homme en général dans ce secteur qui présente tellement d'urgences et qui est si dramatique.

Poursuivez donc avec ténacité et enthousiasme votre louable engagement, selon vos spécialisations respectives. Je souhaite qu'elles puissent être les plus fructueuses possible comme le mérite le sérieux de vos travaux et la cause même de l'homme qui, même sur le plan physique, attend toujours d'« entrer dans la liberté de la gloire des fils de Dieu » (Rm 8,21).

Pour ma part, je vous assure d'un souvenir particulier dans la prière pour que le Seigneur qui, selon la définition biblique « aime la vie » (Sg 11,26), bénisse vos occupations et favorise vos travaux. La bénédiction apostolique que je suis heureux de vous accorder et que j'étends à tous ceux qui vous sont chers, est le gage de ces voeux et le signe de ma haute considération.



La violence au Salvador et au Guatemala

Angélus du 28 février (1)

(1) Texte italien dans l'Osservatore Romano des 1er-2 mars. Traduction et titre de la DC.



Je désire adresser maintenant une pensée toute particulière au peuple du Salvador. Le Salvador : un nom qui évoque chez tous les chrétiens un sens profond de respect et d'amour. C'est l'unique pays au monde qui porte le saint nom de Jésus, Fils de Dieu et Sauveur de l'homme. Au cours de ces mois, le peuple du Salvador, angoissé par une guerre fratricide qui ne donne aucun signe de fin prochaine, semble avoir été associé à la passion du Seigneur. Presque tous les jours, des centaines de personnes sont tuées et la liste des veuves et des orphelins s'allonge tandis qu'une foule de réfugiés, qui dépasse déjà une centaine de milliers — dans un pays qui compte trois millions et demi d'habitants —, cherche refuge sur les montagnes et dans les pays voisins. La guérilla laisse des morts dans les villes et les villages et détruit les ponts, les routes et les installations économiques qui ont une importance vitale. D'autre part, l'action des groupes armés qui tente d'étouffer les foyers d'opposition est aussi dure et aussi sévère.

À plusieurs reprises, les évêques du Salvador ont élevé leur voix angoissée de pasteurs pour supplier de mettre fin à la violence et de placer le pays en condition de se donner un ordre social juste et pacifique. Le drame du Salvador rencontre un vaste écho dans le monde, avec des réactions différentes en faveur de l'une ou l'autre partie, tandis que la population locale, victime innocente, paye un prix très élevé de larmes et de sang. « Les armes proviennent de l'extérieur — a crié l'administrateur apostolique de San Salvador, Mgr Rivera y Damas — mais les morts sont tous de notre peuple. » Ne faudrait-il pas que cette émotion internationale, au lieu de reproduire sur une plus grande échelle les divisions qui déchirent ce petit pays, se tourne vers un effort commun pour faire cesser les massacres et qu'il soit donné au peuple du Salvador de résoudre, sans manipulations extérieures, les graves problèmes qui l'affligent ? Si cette recherche du bien de tous l'emporte, il sera possible de dépasser les obstacles, même ceux qui apparaissent comme insurmontables, pour retrouver la voie de la pacification et de la réconciliation

Je fais mien l'appel des évêques du Salvador et je confie l'invocation et l'aspiration de paix de cette nation martyrisée à l'intercession de la Vierge très sainte, Mère de l'Église et refuge des affligés.



Mars 1982



L’héritage spirituel d’Agnès de Bohême, lettre du 2 mars


Le 2 mars 1982 a été célébré le 7e centenaire de la mort de la bienheureuse Agnès de Bohême, apparentée à la famille royale des Premysl, qui introduisit la spiritualité franciscaine dans son pays natal. À cette occasion, Jean-Paul Il a adressé au cardinal Frantisek Tomasek, archevêque de Prague, la lettre ci-après, où il exhorte les catholiques de Tchécoslovaquie à conserver vivant le souvenir d'Agnès, dont la vie se situe aux racines mêmes de la culture nationale de la Bohême et en incarne l'identité spirituelle ([13]).

[13] Texte italien dans l'Osservatore Romano des 1er-2 mars 1982. Traduction, titre et sous-titres de la DC.


AU VÉNÉRABLE FRÈRE FRANTISEK CARDINAL TOMASEK ARCHEVÊQUE DE PRAGUE

VÉNÉRABLE ET CHER FRÈRE,

L'année même où l'Église célèbre le 8e centenaire de la naissance du séraphique François d'Assise, il convient de rappeler que, le 2 mars prochain, sept cents ans se seront également écoulés depuis la sainte mort de la bienheureuse Agnès de Bohême. Comme sainte Claire, elle a fidèlement marché sur les traces de François, ayant comme lui laissé maison, frères, soeurs, père et mère par amour du Christ et pour rendre témoignage à son Évangile (cf. Mc Mc 10,29). Elle a vécu et est morte à Prague, mais la renommée de ses vertus s'est répandue, déjà de son vivant, dans toute l'Europe. Je voudrais donc moi aussi, à l'exemple de mes prédécesseurs, et en particulier du Pape Grégoire IX, son contemporain, honorer cette bienheureuse qui, depuis des siècles, est invoquée par les Praguois et par le peuple tchèque comme leur patronne auprès de Dieu et qui est, en même temps, l'une des plus belles figures de votre nation.

La vie de la bienheureuse Agnès fut extraordinaire, comme le fut aussi sa personnalité. Fille du roi de Bohême Ottokar Ier Premysl, née vers la fin de la première décennie du XIIIe siècle, Agnès était apparentée aux principales familles royales et princières de l'Europe centrale et du Danemark. Du côté paternel, elle descendait de la célèbre souche des saints de Bohême, Ludmilla et Wenceslas ; sainte Edwige de Silésie était sa grand-tante, tandis que sainte Élisabeth de Thuringe était sa cousine et sainte Marguerite de Hongrie sa petite- fille. Pourtant, elle ne put goûter que fort peu à la sérénité de la vie familiale. Alors qu'elle n'était âgée que de 3 ans, elle fut confiée, avec sa soeur aînée, aux moniales cisterciennes de Trebnica, près de Breslau, où vivait à cette époque sainte Edwige. Ce fut sa parente qui lui enseigna les vérités fondamentales de la foi et les premières prières, et la forma à la vie chrétienne. L'exemple de sa sainte tante s'imprima profondément dans le coeur d'Agnès et l'accompagna ensuite toute sa vie durant. Quand elle eut atteint 6 ans, on la fit entrer dans le monastère des religieuses prémontrées de Doksany, où elle apprit à lire et à écrire. À cet âge, déjà, elle aimait tant la prière qu'elle la préférait aux jeux de ses compagnes.

Le refus de la vie princière

Ses fiançailles avec Henri, roi de Sicile et d'Allemagne, fils de l'empereur Fréderic II, enlevèrent pourtant Agnès, à l'âge de 8 ans, à la tranquillité du monastère et la transportèrent dans l'ambiance mondaine de la cour de Vienne, où elle devait acquérir une éducation digne d'une future impératrice. Mais Agnès ne s'y sentit pas à son aise. Elle faisait de nombreuses aumônes, elle se mortifiait en s'adonnant à de nombreux jeûnes, et se consacra totalement à la Mère de Dieu, désirant conserver intacte sa virginité. Les fiançailles furent donc annulées, mais cela ne libéra pas pour autant la princesse bohémienne des spéculations politiques dont elle était l'objet à la cour royale de Prague. L'empereur Frédéric II lui-même voulut en faire son épouse, et le projet ne tourna court que grâce au Pape Grégoire IX lui-même qui, sur les instances d'Agnès, intervint auprès du frère de celle-ci. La nouvelle de ce refus, motivé par les paroles de l'Apôtre : « Ceux qui tirent profit de ce monde, qu'ils soient comme s'ils n'en profitaient pas vraiment : car la figure de ce monde passe » (1Co 7,31), se répandit dans toute l'Europe en suscitant une grande admiration.

Agnès désirait de tout son coeur vivre l'idéal de l'Évangile et « avoir le souci des choses du Seigneur afin d'être sainte de corps et d'esprit » (1Co 7,34), en sachant bien que celui qui se laisse vaincre par l'amour des biens terrestres n'est pas en mesure de connaître la joie du Seigneur (cf. saint Grégoire le Grand, In Ezechielem II, XVIII, IX, 16, CCL 142, p. 896). Ayant entendu des nobles de Bohême arrivant d'Italie parler de saint François et du nouvel Ordre de sainte Claire, elle fut enflammée elle aussi du désir de suivre dans une totale pauvreté le Christ pauvre. Elle se dépouilla donc de tous ses bijoux, de ses parures et de ses vêtements précieux et en distribua le revenu aux pauvres, sachant bien que les bonnes oeuvres, même si elles proviennent des biens périssables, ne périssent jamais. L'exemple de sainte Edwige et de sainte Elisabeth de Thuringe, « consolatrice des indigents » la conduisit à fonder à Prague un hôpital et une confraternité annexe des Porte-Croix de l'Étoile rouge (ceux- ci devinrent plus tard des chanoines réguliers, cf. Annuario pontificio 1981, p. 1207) pour le soin des malades. Agnès, de son côté, entra ensuite au monastère des Clarisses, qu'elle avait elle-même construit à Prague sur la rive de la Moldau dans le quartier qui conserve encore aujourd'hui le nom de « Na Frantisku », saint François. « Comme une colombe elle s'envola du déluge du monde corrompu vers l'arche de l' « Ordre saint » (J. Kapistran Vyskocil, Legenda blahoslave- né Anezky a ctyri listy svaté Klary, Prague 1932, p. 107), accompagnée de cinq autres jeunes filles issues des principales familles nobles de Prague. Cinq Clarisses de Trente, envoyées dans ce but par sainte Claire, les rejoignirent au monastère. De San Damiano, Claire envoya à Agnès une lettre où elle se réjouissait de la renommée de la jeune fille « connue non seulement d'elle-même, mais d'une grande partie du monde », et la louait avec enthousiasme pour avoir préféré les épousailles avec le Christ à tous les honneurs du monde, en choisissant de tout son coeur « la très sainte pauvreté et les souffrances corporelles pour devenir l'épouse de l'Époux le plus noble » (Ep 1, citation dans Vyskocil, p. 139).

Sur les pas de Claire d'Assise

C'est ainsi que naquit entre les deux femmes de Dieu l'une des plus belles amitiés qui fût jamais. Certes, il ne leur fut pas donné de se rencontrer sur cette terre, et leur vie était fort différente l'une de l'autre, mais elles se trouvèrent unies dans le même amour du Christ et dans le même désir de sainteté.

Le monastère des Clarisses de Prague devint, grâce à l'exemple d'Agnès, un foyer qui donna naissance à d'autres monastères du même Ordre en Bohême, en Pologne et en d'autres pays.

Agnès, de son côté, renonça aussi à son droit sur l'hôpital fondé par elle, qui aurait dû fournir aux Clarisses la nourriture, affirmant « préférer souffrir de l'indigence et de la misère plutôt que de se séparer de la pauvreté du Christ » (Vyskocil, o.c., p. 108).

La charité qui brûlait dans son coeur ne lui permit pas cependant de se renfermer dans une stérile solitude, mais la poussa au contraire à se mettre au service de tous. Elle assistait les Soeurs malades, soignait les lépreux et ceux qui étaient affligés de maladies contagieuses, elle lavait leurs vêtements et les réparait pendant la nuit, prouvant ainsi que l'édifice de sa vie spirituelle s'appuyait sur le solide fondement de l'humilité. Elle devint ainsi la mère des indigents, conquérant dans le coeur des pauvres et des humbles de Prague une place qu'elle a conservée pendant des siècles.

Sa charité se nourrissait d'une prière concentrée sur la passion du Christ. Le Christ souffrant fut en effet pour elle l'expression de l'amour suprême et sa croix lui apporta le réconfort, en particulier les dernières années de sa vie quand, avec une patience héroïque, sans jamais se plaindre, elle supporta les épreuves, les injustices, l'indigence et les maladies, en suivant le Christ jusqu'au bout. Elle aimait la solitude, qui lui donnait l'occasion de se consacrer à la prière et à la contemplation, pendant laquelle elle tombait souvent en extase. Elle ne parlait pas trop longuement avec ses Soeurs, mais, quand cela lui arrivait, ses paroles étaient enflammées de l'amour du Christ et du désir du paradis, à tel point qu'elle cachait à grand-peine ses larmes. Elle gardait comme un précieux héritage de François et de Claire la vénération envers l'Eucharistie, et ce fut grâce à elle que celle- ci pénétra dans d'autres monastères de l'Ordre, en culminant plus tard dans le désir de la communion quotidienne.

Une vie de souffrance

La souffrance accompagnait continuellement Agnès. Souvent, elle tombait victime de la maladie. Un jour, convaincue que la fin était proche, elle voulut recevoir le Viatique, et une voix intérieure lui assura qu'elle serait précédée dans l'éternité par tous les membres de sa famille. Et, en effet, au cours de sa longue vie, elle vit mourir son père, plusieurs parents, ses frères et soeurs, et parmi eux le roi Wenceslas lui-même, qu'elle avait réussi à réconcilier avec son fils rebelle Ottokar Premysl dans son propre monastère, où elle fut témoin du baiser de paix, et enfin presque tous leurs fils. Pour boire le calice de la douleur jusqu'à la lie, le 26 août 1278, au cours de l'office du soir, elle eut la vision de la mort tragique de son petit-fils le roi Ottokar II Premysl, tombé ce même jour dans la bataille de Moravske Pole.

Claire, sa soeur de prédilection, mourut elle aussi bien des années avant elle, en 1253, l'année de la mort de son père. L'amitié entre Agnès et Claire dura vingt ans et ne cessa de se renforcer et de se purifier, au point que la sainte italienne aimait la bienheureuse de Bohême à la fois comme sa mère et sa fille. Avant de mourir, elle lui fit ses adieux dans une lettre émouvante, dans laquelle elle l'appelait la « moitié de son âme » (Ep. IV : Vyskocil, o.c., p. 147).

Agnès s'éteignit dans des circonstances particulièrement tristes. Après la mort d'Ottokar II Premysl, la Bohême fut occupée par des armées étrangères, le désordre et la violence y régnèrent, on mourait de faim et de peste et, devant la porte des Clarisses qui avaient leurs réserves vides, s'entassaient des mourants affamés à la recherche d'une aide. Au milieu de ces horreurs, Agnès, d'ores et déjà vénérée comme sainte, acheva sa vie terrestre le 2 mars 1282. Ses derniers instants furent soulagés par l'affection des Soeurs et des Frères mineurs qui l'assistaient et par son ardent désir de rejoindre l'Époux céleste. Avant de mourir, elle exhorta encore les Soeurs à l'aimer fidèlement et à le suivre dans l'humilité et la pauvreté, en restant — à l'exemple de saint François et de sainte Claire — toujours soumis à son Vicaire et au Siège de Rome.

Le culte de sainte Agnès

Ainsi, à cette époque si triste, les Bohémiens, opprimés et abandonnés, qui imploraient leur patron national saint Wenceslas de « ne pas laisser périr ni eux-mêmes ni leurs enfants » (hymne à saint Wenceslas, encore chantée dans les églises), pouvaient également ouvrir leur coeur à Agnès, fille de la même famille royale : de la tribulation, elle était entrée dans l'éternité pour pouvoir les aider près du trône de son divin Époux. Et c'est ce qui arriva plus tard aussi. Ses compatriotes, se souvenant de la bonté et de la miséricorde dont elle avait fait preuve au cours de sa vie terrestre, cherchaient auprès d'elle un refuge et une aide, donnant ainsi naissance à un culte que mon prédécesseur Pie IX confirma et approuva en 1874.

Un exemple toujours actuel

Et maintenant, mon vénérable et cher frère, que vous dit votre Bienheureuse, à vous qui vivez sur sa terre à notre époque ? Avant tout, elle reste le modèle de la femme parfaite (cf. Pr Pr 31,10). Elle a su réaliser sa féminité dans un service généreux et désintéressé qui, dans son cas, embrassait la nation tout entière, de la famille royale aux plus humbles et aux plus délaissés. En elle la virginité consacrée, rendant son coeur libre, l'embrasa encore plus de charité envers Dieu et envers tous les hommes (cf. Perfectae caritatis, PC 12, citation dans Familiaris consortio, FC 16), témoignant que « le royaume de Dieu et sa justice sont cette perle précieuse que l'on doit préférer à tout autre valeur, si grande qu'elle soit, et qu'il faut même rechercher comme l'unique valeur définitive » (Familiaris consortio, FC 16). Fondatrice de l'Ordre des Porte- Croix de l'Étoile rouge, qui existe encore de nos jours, et du premier monastère des Clarisses en terre bohémienne, Agnès montre aussi la valeur de l'institut religieux, où des frères et des soeurs, « à l'exemple de l'Église primitive où la foule des croyants n'avait qu'un seul coeur et une seule âme » (cf. Ac Ac 4,32), mènent la vie commune en persévérant « dans la prière et la communion du même Esprit » (cf. Ac Ac 2,42 Perfectae caritatis, PC 15). En vraie fille de saint François, Agnès a su, en faisant faire un bon usage des biens qui passent, s'attacher à ceux qui demeurent (oraison du XVIIe dimanche ordinaire), en nourrissant les pauvres, en guérissant les malades, en assistant les vieillards, en soutenant les infirmes et en devenant ainsi capable d'apporter la paix et la réconciliation, le réconfort et une nouvelle espérance.

Or, vénérable frère, n'a-t-on pas besoin, de nos jours encore de ce service généreux et désintéressé ? Même là où il n'existe pas de gens affamés au sens matériel, combien ne se sentent pas seuls et abandonnés, tristes et désespérés, sans la chaleur d'une affection sincère et sans la lumière d'un idéal qui ne trompe pas ?

Le secret de la bienheureuse Agnès fut son union avec l'Époux divin, sa prière. Une prière qu'elle avait apprise toute petite encore auprès de sainte Edwige, une prière qui devint la respiration de son âme et la source inépuisable de l'immense force dont elle donna tant de preuves au cours de sa vie. Quel exemple pour les prêtres et les religieux, pour les éducateurs, pour les familles ! Il n'y a pas de chrétiens sans le Christ, mais on ne peut non plus avoir le Christ si on ne le recherche pas dans une prière constante et assidue : « Celui qui demeure en moi et moi en lui porte beaucoup de fruits, car sans moi vous ne pouvez rien faire. » (Jn 15,5)

La bienheureuse Agnès, ayant choisi l'Évangile, en a vécu aussi les Béatitudes. Les Béatitudes des pauvres, des affligés, des doux, de ceux qui ont faim et soif de la justice, les Béatitudes des miséricordieux, des artisans de paix, des persécutés (cf. Mt 5, 3, 10). Sa vie et particulièrement ses dernières années ne furent pas faciles. Mais elle, dans la pureté de son coeur, réussissait à voir Dieu derrière les vissicitudes humaines, et restait forte et confiante, sachant que « tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rm 8,28).

Agnès ne fut pas un épisode marginal de votre histoire. Elle représente au contraire l'une des dernières et plus belles fleurs de la dynastie des Premysl, entrée dans l'histoire avec saint Wenceslas et son aïeule sainte Ludmilla, baptisée par saint Méthode. Il s'agit des racines de votre culture nationale, il s'agit de votre identité spirituelle. Conservez jalousement cet héritage, transmettez-le intact à vos enfants ! Et que la bienheureuse Agnès vous assiste du haut du ciel, comme elle a assisté tant de générations avant vous au cours de l'histoire mouvementée de votre patrie.

Agnès a été l'apôtre de la spiritualité franciscaine dans votre pays, et c'est une joie pour moi, cher et vénérable frère, de reprendre les paroles du Poverello d'Assise : « Que le Seigneur vous bénisse et vous garde, qu'il vous montre son visage et qu'il ait pitié de vous. Qu'il tourne vers vous son regard et vous donne la paix. » De tout coeur, je vous donne, à vous-mêmes, mes frères dans l'épiscopat, aux prêtres et aux séminaristes, aux religieux et à tous les fidèles de Tchécoslovaquie, ma particulière bénédiction apostolique.

Au Vatican, 2 février 1982, quatrième année de notre pontificat.



Discours aux délégués des Conférences épiscopales pour les relations avec le judaïsme, samedi 6 mars


Le 6 mars, le Pape a reçu en audience les délégués des Conférences épiscopales pour les relations avec le judaïsme réunis à Rome, du 2 au 5 mars, à l'invitation du Secrétariat pour l'Unité des chrétiens, et il leur a adressé le discours suivant (1).

(1) Texte français dans l'Osservatore Romano du 7 mars. Titre de la DC.


CHERS FRÈRES DANS L'ÉPISCOPAT ET DANS LE SACERDOCE,
MES SOEURS, MESDAMES ET MESSIEURS,

Venus de différentes régions du monde, vous voici réunis à Rome pour faire le point sur l'importante question des rapports entre l'Église catholique et le judaïsme. Et l'importance de ce problème est également soulignée par la présence, au milieu de vous, de représentants des Églises orthodoxes, de la Communion anglicane, de la Fédération luthérienne mondiale et du Conseil oecuménique des Églises, que je suis heureux de saluer spécialement en les remerciant de leur collaboration.

À vous qui êtes évêques, prêtres, religieuses, laïcs chrétiens, j'exprime également toute ma reconnaissance. Votre présence ici comme vos engagements dans les activités pastorales, ou dans le domaine de la recherche biblique et théologique, montrent à quel point les rapports entre l'Église catholique et le judaïsme touchent à différents aspects de la vie et des activités de l'Église.

Et on le comprend très bien. Le deuxième Concile du Vatican a dit en effet dans sa déclaration sur les rapports de l'Église avec les religions non chrétiennes (Nostra aetate, NAE 4) : « Scrutant le mystère de l'Église, le Concile rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée d'Abraham. » Et j'ai eu moi-même l'occasion de le dire plus d'une fois : Nos deux communautés religieuses « sont liées au niveau même de leur propre identité » (cf. Discours du 12 mars 1979 aux représentants d'organisations et de communautés juives). En effet — et c'est encore le texte de la déclaration Nostra aetate (n. 4) — « l'Église du Christ reconnaît que les prémices de sa foi et de son élection se trouvent, selon le mystère divin du salut, dans les patriarches, Moïse et les prophètes. C'est pourquoi l'Église ne peut oublier qu'elle a reçu la révélation de l'Ancien Testament par ce peuple. Et elle a toujours devant les yeux les paroles de l'apôtre Paul sur ceux de sa race à qui appartiennent l'adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses et les patriarches et de qui est né, selon la chair, le Christ (Rm 9,4-5), le Fils de la Vierge Marie ».

C'est dire que les liens entre l'Église et le peuple juif sont fondés sur le dessein du Dieu de l'Alliance, et — comme tels

— ils ont nécessairement laissé des traces dans certains aspects des institutions de l'Église, spécialement dans sa liturgie.

Certes, depuis l'apparition, voici deux mille ans, d'un nouveau rameau sur la souche commune, les relations entre nos deux communautés ont été marquées par les incompréhensions et les ressentiments que nous savons. Et s'il y a eu, depuis le jour de la séparation, des malentendus, des erreurs, et même des offenses, il s'agit maintenant de les dépasser dans la compréhension, la paix et l'estime réciproque. Les terribles persécutions subies par les Juifs aux diverses périodes de l'Histoire ont enfin ouvert bien des yeux et bouleversé bien des coeurs. Les chrétiens sont sur le bon chemin, celui de la justice et de la fraternité, en essayant, avec respect et persévérance, de se retrouver avec leurs frères sémites autour de l'héritage commun, si riche pour tous. Est-il besoin de préciser, surtout pour ceux qui demeurent sceptiques, voire même hostiles, que ce rapprochement ne saurait se confondre avec un certain relativisme religieux et moins encore avec une perte d'identité ? Les chrétiens, pour leur part, professent leur foi sans équivoque dans le caractère salvifique universel de la mort et de la résurrection de Jésus de Nazareth.

Oui, la clarté et le maintien de notre identité chrétienne sont une base essentielle, si nous voulons nouer des rappports authentiques, féconds et durables avec le peuple juif. Dans ce sens, je suis heureux de savoir que vous déployez beaucoup d'efforts, en étudiant et en priant ensemble, afin de mieux saisir et de mieux formuler les problèmes bibliques et théologiques, parfois difficiles, qui sont suscités par les progrès du dialogue judéo-chrétien. En ce domaine, l'imprécision et la médiocrité nuiraient énormément à un tel dialogue. Que Dieu donne aux chrétiens et aux juifs de se rencontrer davantage, d'échanger en profondeur et à partir de leur propre identité, sans jamais l'obscurcir d'un côté comme de l'autre, mais en cherchant vraiment la volonté de Dieu qui s'est révélé !

Ce sont de tels rapports qui peuvent et doivent contribuer à enrichir la connaissance de nos propres racines, et à mieux mettre en lumière certains aspects de cette identité dont nous parlions. Notre patrimoine spirituel commun est considérable. En faire l'inventaire en lui-même, mais aussi en tenant compte de la foi et de la vie religieuse du peuple juif, telles qu'elles sont professées et vécues encore maintenant, peut aider à mieux comprendre certains aspects de la vie de l'Église. C'est le cas de la liturgie, dont les racines hébraïques sont encore à approfondir, et surtout à être mieux connues et appréciées de la part des fidèles. Ceci vaut également au plan de l'histoire de nos institutions, qui dès le début de l'Église, ont été inspirées par certains aspects de l'organisation communautaire synagogale. Enfin, notre patrimoine spirituel commun est surtout important au niveau de notre foi en un seul Dieu unique, bon et miséricordieux, qui aime les hommes et se fait aimer d'eux (cf. Sg Sg 11,24-26), maître de l'histoire et du destin des hommes, qui est notre Père, et qui a choisi Israël, « l'olivier franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l'olivier sauvage que sont les gentils » (Nostra aetate, NAE 4 Nostra aetate, n. 4 ; cf. aussi Rm 11,17-24).

Voilà pourquoi vous vous êtes préoccupés, pendant votre session, de l'enseignement catholique et de la catéchèse par rapport aux juifs et au judaïsme. Sur ce point, comme sur d'autres encore, vous êtes guidés et encouragés par les « Orientations et suggestions pour l'application de la déclaration conciliaire Nostra aetate (n. 4) » publiées par la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme (cf. chapitre III). Il faudrait arriver à ce que cet enseignement, aux différents niveaux de formation religieuse, dans la catéchèse donnée aux enfants et aux adolescents, présente les juifs et le judaïsme, non seulement de manière honnête et objective, sans aucun préjugé et sans offenser personne, mais plus encore avec une vive conscience de l'héritage que nous avons décrit à grands traits.

C'est finalement sur une telle base que pourra s'établir — comme cela commence à se faire très heureusement sentir — une étroite collaboration vers laquelle nous pousse notre héritage commun, à savoir le service de l'homme et de ses immenses besoins spirituels et matériels. Par des voies diverses, mais en fin de compte convergentes, nous pourrons parvenir — avec l'aide du Seigneur qui n'a jamais cessé d'aimer son peuple (cf. Rm Rm 11,1) — à cette véritable fraternité dans la réconciliation, le respect, et à la pleine réalisation du dessein de Dieu dans l'histoire.

Je suis heureux de vous encourager, chers Frères et Soeurs dans le Christ, à continuer sur le chemin commencé, en faisant preuve de discernement et de confiance, en même temps que d'une très grande fidélité au magistère. C'est ainsi que vous accomplirez un authentique service d'Église, qui découle de sa mystérieuse vocation et doit contribuer au bien de l'Église elle-même, du peuple juif et de l'humanité entière.



Discours 1982 - Discours à un groupe de cancérologues, 25 février