2002 Magistère Mariage 950

La pudeur

28 mai 1980

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1. Nous reprenons la lecture des premiers chapitres de la Bible pour comprendre comment avec le péché originel - l'"homme de la concupiscence" a pris la place de l'"homme de l'innocence originelle". Les termes de Gn 3,10:"J'ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis caché", que nous avons analysés il y a deux semaines, font connaître la première expérience de la honte de l'homme devant son Créateur: une honte que l'on pourrait également appeler "cosmique".
Toutefois, cette "honte cosmique" - s'il est possible de distinguer ses traits dans la situation totale de l'homme après le péché originel - fait place dans le texte biblique à une autre forme de honte. C'est la honte qui s'est produite dans l'humanité même et qui a été provoquée par le désordre intime dans ce qui était pour l'homme, dans le mystère de la création, l'"image de Dieu", tant dans son "ego" personnel que dans les relations interpersonnelles à travers la communion primordiale des personnes constituées par l'homme et la femme. Cette honte dont la cause se trouve dans l'humanité même est immanente et, en même temps, relationnelle: elle se manifeste dans la dimension de l'intériorité humaine et en même temps elle se réfère à l'"autre". Ceci est la honte de la femme "à l'égard" de l'homme et, également, de l'homme "à l'égard" de la femme: une honte réciproque qui les force à couvrir leur propre nudité, à cacher leurs propres corps; pour l'homme, à détourner les yeux de ce qui constitue le signe visible de la féminité et, pour la femme, à détourner les yeux de ce qui constitue l'aspect visible de la masculinité. C'est cette direction que la honte de l'un et l'autre a prise après le péché originel lorsqu'ils se rendirent compte, comme l'atteste Gn 3,7, "qu'ils étaient nus". Le texte yahviste semble indiquer explicitement le caractère "sexuel" de la honte: "Ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des pagnes." On peut toutefois se demander si l'aspect "sexuel" a seulement un caractère relationnel; en d'autres termes: s'agit-il de la honte de sa propre sexualité seulement par référence à la personne de l'autre sexe?

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2. Bien qu'à la lumière de cette unique phrase déterminante de Gn 3,7, la réponse à la question semble insister surtout sur le caractère relationnel de la honte originaire, la réflexion s'étendant sur le contexte immédiat tout entier permet néanmoins d'en découvrir le fond plus immanent. Cette honte qui, indubitablement, se manifeste dans l'ordre sexuel, révèle une difficulté spécifique à déceler l'essentialité humaine du corps: une difficulté que l'homme n'avait pas éprouvée dans son état d'innocence originaire. On peut, en effet, comprendre ainsi ses paroles: "J'ai eu peur parce que je suis nu", qui mettent en évidence les conséquences, dans l'intime de l'homme, du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Ces paroles révèlent une certaine fracture constitutive dans l'intérieur de la personne humaine, presque une rupture de l'unité spirituelle et somatique originaire de l'homme. Pour la première fois, celui-ci se rend compte que son corps a cessé de puiser à la force de l'Esprit qui l'élevait au niveau d'"image de Dieu". Sa honte originaire comporte les signes d'une humiliation spécifique par l'intermédiaire du corps. Elle contient en germe cette contradiction qui accompagnera l'homme "historique" dans toute sa démarche terrestre, comme l'a écrit saint Paul: "Je me complais en effet dans la loi de Dieu du point de vue de l'homme intérieur, mais j'aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m'enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres" Rm 7,22-23

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3. Ainsi donc, cette honte est immanente. Elle contient une telle acuité cognitive qu'elle crée une inquiétude de fond dans toute l'existence humaine, non seulement devant la perspective de la mort, mais également devant celle dont dépend la valeur et la dignité même de la personne dans sa signification éthique. En ce sens, la honte originaire du corps ("je suis nu") est déjà de la peur ("j'ai eu peur") et annonce l'inquiétude de la conscience liée à la concupiscence. Le corps, qui n'est pas soumis à l'esprit comme dans l'état de l'innocence originaire, contient en lui un constant foyer de résistance à l'esprit, et il menace en quelque sorte l'unité de l'homme-personne, c'est-à-dire de la nature morale qui plonge fermement ses racines dans la constitution même de la personne. La concupiscence, et particulièrement la concupiscence du corps, est une menace spécifique contre la structure de la possession de soi, de la maîtrise de soi, par lesquelles se forme la personne humaine. Elle constitue également pour elle un défi spécifique. En tout cas, l'homme de la concupiscence ne domine pas son propre corps de la même manière, avec la même "simplicité" et le même "naturel" que l'homme de l'innocence originaire. La structure de la possession de soi, essentielle pour la personne, se trouve en lui, d'une certaine manière, secouée dans ses fondements mêmes; il s'identifie de nouveau avec elle en ce sens qu'il est continuellement prêt à la conquérir.

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4. La honte immanente est liée à un tel déséquilibre intérieur. Elle a un caractère "sexuel", précisément parce que le domaine de la sexualité humaine semble mettre particulièrement en évidence ce déséquilibre qui jaillit de la concupiscence et spécialement de la "concupiscence du corps". De ce point de vue, la première impulsion dont parle Gn 3,7 ("ils surent qu'ils étaient nus; ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des pagnes") est extrêmement éloquente; c'est comme si "l'homme de la concupiscence" (homme et femme "dans l'acte de la connaissance du bien et du mal") se rendait compte qu'il avait simplement cessé, même par son propre corps et par son sexe, de se trouver au-dessus du monde des êtres vivants ou "animalia". C'est comme s'il ressentait une rupture spécifique de l'intégrité personnelle de son propre corps, particulièrement dans ce qui en détermine la sexualité et qui est en liaison directe avec l'appel à cette unité dans laquelle l'homme et la femme "seront une seule chair" Gn 2,24 C'est pourquoi cette pudeur immanente et en même temps sexuelle est toujours - au moins indirectement - relationnelle. C'est la pudeur de sa propre sexualité à l'égard de l'autre être humain. C'est ainsi que la pudeur se manifeste dans le récit de Genèse 3 qui nous rend, en un certain sens, témoins de la naissance de la concupiscence humaine. Il y a donc des motifs suffisamment clairs pour remonter des paroles du Christ concernant l'être humain (homme) qui "regarde une femme pour la désirer" Mt 5,27-28 à ce premier moment, dans lequel la pudeur s'explique par la concupiscence, et la concupiscence par la pudeur. Ainsi nous comprenons mieux pourquoi - et en quel sens - le Christ parle du désir comme "adultère" commis dans le coeur, pourquoi il s'adresse au "coeur" humain.

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5. Le coeur humain conserve en même temps le désir et la pudeur. La naissance de la pudeur nous oriente vers ce moment où l'homme intérieur, "le coeur", se fermant à ce "qui vient du Père", s'ouvre à ce qui "vient du monde". La naissance de la pudeur dans le coeur humain va de pair avec le commencement de la concupiscence - de la triple convoitise, selon la théologie johannique 1Jn 2,1, et en particulier de la concupiscence du corps. L'homme a la pudeur du corps à cause de la concupiscence. Ou plutôt, il a moins la pudeur du corps que la pudeur de la concupiscence: il a la pudeur du corps à cause de la concupiscence. Il a la pudeur du corps à cause de cet état d'esprit auquel la théologie et la psychologie donnent le même nom désir ou bien concupiscence, bien que leur sens ne soit pas tout à fait le même. La signification biblique et théologique du désir et de la concupiscence diffère de celle que lui attribue la psychologie. Pour celle-ci, le désir provient de la carence ou de la nécessité auxquelles la valeur désirée doit suppléer. La concupiscence biblique, comme nous le déduisons de 1Jn 2,16, indique l'état de l'esprit humain éloigné de la simplicité originaire et de la plénitude des valeurs que l'homme et le monde possèdent "aux dimensions de Dieu". C'est précisément cette simplicité et cette plénitude de la valeur du corps humain dans la première expérience de sa masculinité-féminité, dont parle Gn 2,23-25, qui ont subi successivement une transformation radicale, "aux dimensions du monde". Alors, en même temps que la concupiscence du corps naquit la pudeur.

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6 - La pudeur a une double signification: elle indique la menace de la valeur et, en même temps, elle préserve intérieurement cette valeur (Carol Wojtyla, Amore et responsabilità, Torino, 1978, 2e éd., chap. "Metafisica del pudore", p. 161-178). Le fait que depuis le moment où la concupiscence du corps y est née, le coeur humain conserve aussi en lui la honte, indique que l'on peut et doit y faire appel quand il s'agit de garantir les valeurs auxquelles la concupiscence enlève leur originaire et pleine dimension. Si nous conservons ceci dans l'esprit, nous sommes en mesure de mieux comprendre pourquoi, parlant de la concupiscence, le Christ fait appel au "coeur" humain.



La signification de la honte

4 juin 1980

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1. Parlant de la naissance de la concupiscence chez l'homme, sur la base du livre de la Genèse, nous avons analysé la signification originaire de la honte qui est apparue avec le premier péché. L'analyse de la honte, à la lumière du récit biblique, nous permet de comprendre de manière encore plus profonde ce qu'elle signifie dans l'ensemble des relations entre les personnes, homme et femme. Le troisième chapitre de la Genèse établit, sans le moindre doute, comment la honte est apparue dans les relations mutuelles de l'homme et de la femme et comment, à cause même de cette honte, leurs rapports ont subi une transformation radicale. Et comme cette honte est née dans leur coeur en même temps que la concupiscence du corps, l'analyse de la honte originaire nous permet d'examiner simultanément le rapport que cette concupiscence maintient avec la communion des personnes qui, dès l'origine, a été donnée et assignée comme tâche à l'homme et à la femme du fait qu'ils ont été créés "à l'image de Dieu". Donc, l'étude de la concupiscence qui, suivant Genèse 3, s'était manifestée "à l'origine" par la honte de l'homme et de la femme, doit avoir comme étape suivante l'analyse de l'insatiabilité de l'union, c'est-à- dire de l'union des personnes qui devait s'exprimer également par le corps, selon leur propre masculinité et féminité spécifiques.

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2. Cette honte qui, selon le récit biblique, amène l'homme et la femme à cacher l'un à l'autre leur propre corps et, en l'espèce, leurs particularités sexuelles, confirme donc surtout que cette capacité originaire de se communiquer eux- mêmes l'un à l'autre, dont parle Gn 2,25, s'est rompue. Le changement radical de la signification de la nudité originaire nous laisse supposer des transformations négatives de toutes les relations de personne à personne entre l'homme et la femme. Cette communion réciproque dans l'humanité même par l'entreprise du corps et grâce à sa masculinité et à sa féminité, qui avait une si ample résonance dans le passage précèdent du récit yahviste Gn 2,23-25, se trouve à ce moment bouleversée: comme si le corps, dans sa masculinité et féminité, cessait de constituer l'"insoupçonnable" substratum de la communion des personnes, comme si sa fonction originaire était "mise en doute" dans la conscience de l'homme et de la femme. La simplicité et la "pureté" de l'expérience originaire qui favorisait une exceptionnelle plénitude de la mutuelle communication de soi-même disparaissent. Evidemment, les premiers parents n'ont pas cessé de communiquer réciproquement par le corps et ses mouvements, ses gestes et ses expressions; mais la simple et directe communion de soi liée à l'expérience originaire de la réciproque nudité a disparu. Presque à l'improviste apparaît dans leur conscience un seuil infranchissable qui limitait le "don originel de soi" à l'autre, s'en remettant complètement à tout ce qui constituait leur propre identité et, simultanément, leur diversité, d'une part féminine, de l'autre masculine. La diversité, ou bien différence de sexe masculin et féminin, a été brusquement ressentie et comprise comme un élément de réciproque opposition de personnes. Ceci est attesté par l'expression concise de Gn 3,7. "Ils surent qu'ils étaient nus" et de son contexte immédiat. Tout cela fait également partie de l'analyse de la première honte. Le livre de la Genèse non seulement en décrit l'origine chez l'être humain, mais il permet aussi de découvrir ses degrés dans chacun d'eux, chez l'homme et chez la femme.

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3. Le repliement de la capacité de réaliser une pleine communion mutuelle qui se manifeste comme pudeur sexuelle permet de mieux comprendre la valeur originaire de sa signification unifiante du corps. On ne saurait en effet comprendre autrement ce repliement respectif - c'est-à-dire la honte - si ce n'est par rapport à la signification que dans sa féminité et sa masculinité le corps avait auparavant pour l'homme dans son état d'innocence originaire. Cette signification unifiante doit s'entendre non seulement en ce qui concerne l'unité que l'homme et la femme doivent constituer en tant qu'époux, devenant "une seule chair" Gn 2,24 par l'acte conjugal, mais également en référence à la communion même des personnes qui avait été la dimension propre de l'existence de l'homme et de la femme dans le mystère de la création. Le corps constituait, dans sa masculinité et dans sa féminité, le "substratum" caractéristique de cette communion des personnes. La pudeur sexuelle dont parle Gn 3,7, atteste la perte de la certitude originaire que le corps humain, à travers sa masculinité et sa féminité, était précisément le "substratum" de la communion des personnes qui l'exprimait "simplement", qui servait à la réaliser (et ainsi, également, à compléter l' "image de Dieu" dans le monde visible). Cet état de conscience de l'un comme de l'autre a de fortes répercussions dans le contexte suivant de Genèse 3 dont nous nous occuperons sous peu. Si, après le péché originel, l'homme a perdu, pour ainsi dire, le sens de l'image de Dieu en lui- même, ceci s'est manifesté par la honte de son corps Gn 3,10-11 Cette honte, envahissant totalement les relations entre l'homme et la femme, s'est manifestée par le déséquilibre de la signification originaire de l'unité corporelle, c'est-à-dire du corps comme "substratum" caractéristique de la communion des personnes. Comme si l'aspect personnel de la masculinité et de la féminité, qui auparavant mettait en évidence la signification du corps pour une pleine communion des personnes, cédait la place à la seule sensation de la "sexualité" par rapport à l'autre être humain. Et comme si la sexualité était devenue un "obstacle" dans les relations personnelles de l'homme avec la femme. En la cachant l'un à l'autre, selon Gn 3,7, ils l'expriment tous les deux, comme par instinct.

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4. Ceci est en même temps comme la "seconde" découverte du sexe qui, dans le récit biblique, est radicalement différente de la première. Tout le contexte du récit établit que cette découverte nouvelle rend l'homme "historique" de la concupiscence (ou mieux, de la triple concupiscence) distinct de l'homme à l'innocence originaire. Quelle est la relation qui s'est établie entre la concupiscence - et en particulier entre la convoitise de la chair - et la communion des personnes par l'entremise du corps, de sa masculinité et féminité, c'est-à-dire la communion que "dès l'origine" le Créateur a assignée à l'homme? Voilà la question qu'il faut se poser, précisément à propos de "l'origine", au sujet de l'expérience de la honte à laquelle se réfère le récit biblique. La honte, ainsi que nous l'avons déjà observé, se manifeste dans le récit de Genèse 3 comme symptôme du fait que l'homme s'est détaché de l'amour auquel il participait dans le mystère de la création, selon l'expression johannique, "qui vient du Père". "Celui qui vient du monde", c'est-à-dire la concupiscence, porte en lui une difficulté quasi constitutive à s'identifier avec son corps; et non seulement dans le cadre de sa subjectivité, mais encore plus à l'égard de la subjectivité de l'autre être humain: de la femme pour l'homme, de l'homme pour la femme.

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5. - D'où le besoin de cacher devant "l'autre son propre corps et ce qui détermine la féminité/masculinité. Ce besoin démontre un manque de confiance fondamental, ce qui indique par là même l'écroulement du rapport originaire "de communion". Précisément, la considération de la subjectivité de l'autre et en même temps de sa propre subjectivité a suscité dans cette nouvelle situation, c'est-à-dire dans le contexte de la concupiscence, l'exigence de se cacher, dont parle Gn 3,7.
Et c'est précisément ici qu'il nous semble redécouvrir une signification plus profonde de la pudeur sexuelle et, également, la pleine signification de ce phénomène auquel se réfère le texte biblique pour établir la limite qui sépare l'homme à l'innocence originaire de l'homme "historique" à la concupiscence. Le texte intégral de Genèse 3 nous fournit des éléments pour définir la dimension la plus profonde de la honte; mais ceci exige une analyse à part. Nous la commencerons au cours de la prochaine réflexion.



La domination de "l'autre" dans les relations

interpersonnlelles

18 juin 1980

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1. Dans Gn 3 se trouve décrit avec une précision surprenante le phénomène de la honte apparue chez le premier homme en même temps que le péché originel. Une réflexion attentive au sujet de ce texte nous permet d'en déduire que la honte - qui a pris la place de la confiance absolue liée à l'état antérieur d'innocence originaire dans les rapports réciproques de l'homme et de la femme - a une dimension plus profonde. A cet égard, il faut relire tout le chapitre 3, jusqu'à la fin, et ne pas se limiter au verset 7 ou au texte des versets 10-11 qui relatent la première expérience de la honte. Voici qu'à la suite de ce récit le dialogue entre Dieu-Jahvé et l'homme et la femme s'interrompt et qu'un monologue commence. Jahvé s'adresse à la femme et lui parle d'abord des douleurs de l'enfantement qui dorénavant l'accompagneront: "Je vais multiplier tes souffrances et tes grossesses: c'est dans la souffrance que tu enfanteras des fils" Gn 3,16.
A cela fait suite ce qui caractérisera leurs futurs rapports, ceux de l'homme et de la femme: "Ta convoitise te poussera vers ton mari et il te dominera" Gn 3,16.

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2. Comme les paroles de Gn 2,24, celles-ci ont un caractère prospectif. La formulation incisive de Gn 3,16 semble concerner l'ensemble des faits qui, d'une certaine façon, émergent déjà de l'expérience originaire de la honte et qui se manifesteront par la suite dans toute l'expérience intérieure de l'homme "historique". L'histoire des consciences et des coeurs humains ne manquera jamais de confirmer les paroles contenues dans Gn 3,16. Les paroles prononcées au début semblent se référer à une particulière "diminution" de la femme par rapport à l'homme. Mais on n'y trouve aucune raison pour la comprendre comme une diminution ou une inégalité sociale. Par contre l'expression: "Ta convoitise te poussera vers ton mari et, lui, il te dominera" indique aussitôt une autre forme d'inégalité, que la femme ressentira comme un manque de pleine unité précisément dans le vaste contexte de l'union avec l'homme, union à laquelle ils sont appelés tous deux selon Gn 2,24.

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3. Les paroles de Dieu-Jahvé: "Ta convoitise te poussera vers ton mari et, lui, il te dominera" Gn 3,16 ne concernent pas exclusivement le moment de l'union de l'homme et de la femme, lorsque tous les deux s'unissent au point de devenir une seule chair Gn 2,24, mais elles se réfèrent au vaste contexte des rapports - même indirects - de l'union conjugale dans son ensemble. Pour la première fois, l'homme est défini ici comme "mari". Dans l'ensemble du contexte du récit jahviste, ces paroles signifient surtout une rupture, une perte fondamentale de la primitive communauté-communion des personnes. Celle-ci aurait dû rendre réciproquement heureux l'homme et la femme grâce à la recherche d'une union simple et pure dans l'humanité, grâce à l'offrande mutuelle d'eux-mêmes, c'est-à-dire l'expérience du don de la personne exprimée par l'âme et par le corps, par la masculinité et la féminité ("chair de ma chair", Gn 2,23, et enfin moyennant la subordination de leur union à la bénédiction de la fécondité par la "procréation".
Il semble donc que dans les paroles que Dieu-Jahvé adresse à la femme il y a une résonance plus profonde que la honte que l'homme et la femme commencèrent à éprouver après la rupture de l'alliance originelle avec Dieu. Nous y trouvons, en outre, une plus complète motivation de cette honte. De façon très discrète, mais néanmoins expressive et facile à déchiffrer, Gn 3,16, atteste que la béatifique union conjugale originelle des personnes sera déformée dans le coeur de l'homme par la concupiscence. Ces paroles sont adressées directement à la femme, mais elles se réfèrent à l'homme, ou plutôt à tous deux.

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4. L'analyse de Gn 3,7, faite précédemment, a déjà démontré que dans la nouvelle situation, après la rupture de l'alliance originelle avec Dieu, l'homme et la femme, au lieu d'être unis, se trouvèrent, à l'égard l'un de l'autre, plus séparés et même directement opposés à cause de leur masculinité et féminité. En mettant en relief l'impulsion instinctive qui les avait menés l'un et l'autre à se couvrir le corps, le récit biblique décrit en même temps la situation dans laquelle l'être humain, comme homme ou femme - auparavant il était plutôt homme et femme - se sent plus nettement éloigné du corps comme source de l'union originelle dans l'humanité ("chair de ma chair"), et plus nettement opposé à l'autre précisément sur la base du corps et du sexe. Cette opposition ne détruit ni n'exclut l'union conjugale voulue par le Créateur Gn 2,24 ni ses effets procréateurs; mais elle confère à la réalisation de cette union une autre direction qui sera le propre de l'homme de la concupiscence. C'est précisément de cela que parle Gn 3,16.
La femme, dont "la convoitise la poussera vers son (propre) mari" Gn 3,16, et l'homme qui répond à cette convoitise, comme nous le lisons "il te dominera", forment indubitablement le même couple humain, le même mariage que dans Gn 2,24, et même l'identique communauté de personnes; toutefois, ils sont désormais quelque chose de différent. Ils ne sont plus seulement appelés à l'union et à l'unité, mais ils sont aussi menacés par l'insatiabilité de cette union et de cette unité qui ne cessent d'attirer l'homme et la femme précisément parce qu'ils sont des personnes appelées de toute éternité à exister "en communion". A la lumière du récit biblique, la pudeur sexuelle a une signification profonde, liée précisément à la non-satisfaction de l'aspiration à réaliser dans l' "union conjugale du corps" Gn 2,24 la réciproque communion des personnes.

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5. - Tout ceci semble confirmer, sous différents aspects, qu'à la base de la honte dont l'homme historique est devenu participant. il y a la triple concupiscence dont il est question dans 1Jn 2,16: "Non seulement la concupiscence de la chair, mais aussi la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie". L'expression relative à la "domination" ("il te dominera") que nous lisons dans Gn 3,16, n'indique-t-elle pas cette dernière forme de concupiscence? La domination "sur" l'autre - de l'homme sur la femme - ne change-t-elle pas essentiellement la structure de communion dans les relations interpersonnelles? Ne transpose-t-elle pas dans la dimension de cette structure un élément qui fait de l'être humain un objet qui, en un certain sens, peut attirer la convoitise des yeux?
Voilà les interrogations qui naissent de la réflexion sur les paroles de Dieu-Jahvé, selon Gn 3,16. Ces paroles prononcées presque au seuil de l'histoire humaine, après le péché originel, nous dévoilent non seulement la situation extérieure de l'homme et de la femme, mais nous permettent également de pénétrer à l'intérieur des profonds mystères de leur coeur.



La signification sponsale du corps

25 juin 1980

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1. L'analyse que nous avons faite au cours de la précédente réflexion était centrée sur les paroles suivantes de Gn 3,16, que Dieu-Jahvé a adressées à la première femme après le péché originel: " Ta convoitise te poussera vers ton mari et, lui, il te dominera." Nous sommes parvenus à la conclusion que ces paroles éclairent de manière adéquate et interprètent profondément la honte originaire Gn 3,7, qui est devenue partie intégrante de l'homme et de la femme, en même temps que la concupiscence. Il ne faut pas rechercher l'explication de cette honte dans le corps lui-même, ni dans la sexualité somatique de l'un et de l'autre, mais bien la faire remonter aux transformations les plus profondes subies par l'esprit humain. Et précisément cet esprit est particulièrement conscient d'être - et combien! - insatiable de l'unité mutuelle entre l'homme et la femme. Et avec cette conscience, il accuse, pour ainsi dire, le corps; elle le prive de la simplicité et de la pureté de la signification liée à l'innocence originaire de l'être humain. Par rapport à cette conscience, la honte est une expérience secondaire: si d'une part elle révèle le moment de la concupiscence, elle peut, d'autre part, prémunir en même temps contre les conséquences du triple contenu de la concupiscence. On peut même aller jusqu'à dire que grâce à la honte, l'homme et la femme demeurent à l'état de l'innocence originaire. Ils prennent en effet continuellement conscience de la signification sponsale du corps et tendent, pour ainsi dire, à la protéger contre la concupiscence, tout comme ils cherchent à maintenir la valeur de la communion ou de l'union des personnes dans l'"unité du corps".

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2. Gn 2,24, parle avec discrétion, mais aussi avec clarté, de l'"union des corps" dans le sens de l'authentique union des personnes: "L'homme ... s'unira à la femme et ils deviendront une seule chair"; et du contexte il résulte que cette union provient d'un choix, étant donné que l'homme "abandonne" son père et sa mère pour s'unir à sa femme. Une semblable union des personnes comporte qu'elles deviennent "une seule chair". En partant de cette expression "sacramentelle" qui correspond à la communion des personnes - de l'homme et de la femme - dans leur appel originaire à l'union conjugale, nous pouvons mieux comprendre le message de Gn 3,16; c'est-à-dire nous pouvons établir et même presque reconstruire en quoi consiste le déséquilibre ou, mieux, la déformation caractéristique du rapport personnel originaire de communion auquel font allusion les paroles "sacramentelles" de Gn 2,24.

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3. Si l'on analyse profondément Gn 3,16, on peut dire que, tandis que d'une part le "corps", constitué dans l'unité du sujet personnel, ne cesse de stimuler les désirs de l'union des personnes, précisément en raison de la masculinité et de la féminité ("Ta convoitise te poussera vers ton mari "), d'autre part et en même temps, la concupiscence oriente ces désirs à sa manière; cette expression le confirme: "Et lui, il te dominera". Mais la concupiscence de la chair oriente ces désirs vers l'apaisement du corps, souvent au prix d'une authentique et pleine communion des personnes. En ce sens, il faudrait prêter attention à la manière dont les accentuations sémantiques sont réparties dans les versets de Genèse 3; en effet, bien qu'éparses, elles révèlent une cohérence interne. L'homme est celui qui semble éprouver de manière particulièrement intense la honte de son propre corps: "J'ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis caché" Gn 3,10; ces paroles mettent en relief le caractère réellement métaphysique de la honte. En même temps, l'homme est quelqu'un pour qui la honte, unie à la concupiscence, deviendra impulsion à "dominer" la femme ("il te dominera"). Par la suite, l'expérience de cette domination se manifeste plus directement chez la femme comme désir insatiable d'une union différente. Du moment où l'homme la "domine", à la communion des personnes - faite de pleine unité spirituelle des deux sujets se donnant l'un à l'autre - succède un rapport mutuel différent, c'est-à-dire un rapport de possession de l'autre. Si cet élan prévaut de la part de l'homme, les convoitises qui portent la femme vers lui, suivant l'expression de Gn 3,16, peuvent assumer - et assument - un caractère analogue. Et peut-être parfois devancent-ils le désir de l'homme ou, même, tendent à le susciter, à lui donner l'impulsion.

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4. Le texte de Gn 3,16, semble indiquer surtout l'homme comme celui qui "désire", ainsi que le fait par analogie le texte de Mt 5,27-28, qui constitue le point de départ des présentes méditations; néanmoins, tant l'homme que la femme sont devenus un "être humain" sujet à la concupiscence. Et donc tous deux ont en partage la honte qui, par sa profonde résonance, touche l'intime de la personnalité aussi bien de l'homme que de la femme, quoique de manière différente. Ce que nous apprend Genèse 3 nous permet à peine de déterminer ce double caractère, mais déjà ses seules allusions sont très significatives. Ajoutons que, comme il s'agit d'un texte si archaïque, il est d'une surprenante éloquence et acuité.

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5. Une analyse adéquate de Genèse 3 mène donc à la conclusion que la triple concupiscence, y compris celle du corps, implique une limitation de la signification sponsale du corps lui-même à laquelle l'homme et la femme participaient dans leur état d'innocence originaire. Quand nous parlons de la signification du corps, nous nous référons avant tout à la pleine conscience de l'être humain, mais nous incluons chaque expérience effective du corps dans sa masculinité et dans sa féminité et, en tout cas, sa constante prédisposition à telle expérience. La "signification" du corps n'est pas seulement quelque chose de conceptuel. Nous avons déjà suffisamment attiré l'attention là-dessus dans les précédentes analyses. La "signification" du corps est en même temps ce qui détermine son attitude: il est la manière de vivre du corps. C'est la mesure que l'homme intérieur, c'est- à-dire ce "coeur" dont parle le Christ dans le discours sur la montagne, applique au corps humain en ce qui concerne sa masculinité-féminité (en ce qui concerne donc sa sexualité).
Cette "signification" ne modifie pas la réalité en elle- même, ce que le corps humain est et ne cesse d'être dans la sexualité qui lui est propre, indépendamment de nos états de conscience et de nos expériences. Toutefois, cette signification purement objective du corps et du sexe, en dehors du système des rapports interpersonnels réels et concrets entre l'homme et la femme est, en un certain sens, "non historique". Nous, par contre, nous tenons toujours compte dans la présente analyse - conformément aux sources bibliques - de l'historicité de l'homme (également pour la raison que nous partons de sa préhistoire théologique). Il s'agit ici, évidemment, d'une dimension intérieure qui échappe aux critères extérieurs de l'historicité mais que l'on peut toutefois considérer comme "historique". Et même, elle se trouve à la base de tous les faits qui constituent l'histoire de l'homme - également l'histoire du péché et du salut - et qui révèlent ainsi la profondeur et la racine même de son historicité.

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6. Quand, dans ce vaste contexte, nous parlons de la concupiscence comme d'une limitation, d'une violation ou, directement, d'une déformation de la signification sponsale du corps, nous nous reportons surtout aux analyses précédentes qui concernent l'état d'innocence originaire, c'est-à-dire la préhistoire théologique de l'homme. En même temps, nous avons dans l'esprit la mesure que l'homme "historique", avec son "coeur", applique à son propre corps à propos de là sexualité masculine et féminine. Cette mesure n'est pas quelque chose d'exclusivement conceptuel: elle est ce qui détermine les attitudes et décide en principe de la manière de vivre du corps.
Il est certain que c'est à cela que le Christ se réfère dans le discours sur la montagne. Nous cherchons ici à rapprocher les paroles tirées de Mt 5,27-28, du seuil même de l'histoire théologique de l'homme, en les prenant donc en considération déjà dans le texte de Gn 3. La concupiscence en tant que limitation, violation ou même déformation de la signification sponsale du corps peut être relevée de manière particulièrement claire (malgré la concision du texte biblique) dans les deux premiers parents, Adam et Eve; grâce à eux, nous avons pu trouver la signification sponsale du corps et redécouvrir en quoi elle consiste comme mesure du "coeur" humain, telle qu'elle façonnait la forme originaire de la communion des personnes. Si dans leur expérience personnelle (que le texte biblique nous permet de suivre) cette forme originaire a subi un déséquilibre et une déformation - comme nous avons essayé de le démontrer par l'analyse de la honte -, la signification conjugale du corps qui, dans la situation de l'innocence originaire, constituait chez tous deux la mesure de leur coeur, chez l'homme comme chez la femme, devait également subir une déformation. Si nous parvenons à reconstituer en quoi consistait cette déformation, nous aurons même la réponse à notre interrogation: en quoi consiste donc la concupiscence de la chair et de quoi est constituée sa spécificité théologique et, en même temps, anthropologique? Il semble qu'une réponse théologiquement et anthropologiquement adéquate, importante en ce qui concerne la signification des paroles du Christ dans le discours sur la montagne Mt 5,27-28, peut déjà être tirée du contexte de Genèse 3 et du récit jahviste tout entier qui nous a précédemment permis d'éclairer la signification sponsale du corps humain.




2002 Magistère Mariage 950