2002 Magistère Mariage 972

La concupiscence et les rapports homme-femme

23 juillet 1980

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1. Comme nous le savons à la suite de l'analyse de Gn 2,23-25 le corps humain, dans sa masculinité et dans sa féminité originelle, d'après le mystère de la création, n'est pas seulement source de fécondité, c'est-à-dire de procréation, mais il a un caractère sponsal "depuis l'origine": il est capable d'exprimer l'amour par lequel l'homme-personne devient don, confirmant ainsi le sens profond de son essence et de son existence. Dans cette particularité qui est la sienne, le corps est l'expression de l'esprit et il est appelé, dans le mystère même de la création, à exister dans la communion des personnes "à l'image de Dieu". La concupiscence "qui vient du monde" - il s'agit ici directement de la concupiscence du corps - limite et déforme alors le mode d'exister du corps auquel l'homme participe. Le "coeur" humain expérimente le degré de cette limitation ou cette déformation, surtout dans le cadre des rapports réciproques homme-femme. C'est précisément dans l'expérience du "coeur" que la féminité et la masculinité, dans leurs rapports réciproques, semblent n'être plus l'expression de l'esprit qui tend à la communion personnelle et elles restent seulement objet d'attraction, comme il arrive, d'une certaine manière, "dans le monde" des êtres vivants qui, comme l'homme, ont reçu la bénédiction de la fécondité Gn 1.

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2. Cette ressemblance est certainement contenue dans l'oeuvre de la création; Gn 2,24 particulièrement le confirment. Cependant, ce qui constituait le fond "naturel", somatique et sexuel, de cette attraction, exprimait déjà, dans le mystère de la création, l'appel de l'homme et de la femme à la communion personnelle. Mais, après le péché, dans la nouvelle situation dont parle Genèse 3, cette expression s'est affaiblie et s'est estompée: comme si elle venait moins dans la délimitation des rapports réciproques ou comme si elle se trouvait renvoyée sur un autre plan. Le fond naturel et somatique de la sexualité humaine s'est manifesté comme une force qui existe presque par elle-même, qui est marquée par une certaine "contrainte" du corps, qui opère selon sa propre dynamique et qui limite l'expression de l'esprit et l'expérience de l'échange du don de la personne. Les paroles de Gn 3,16, adressées à la première femme semblent l'indiquer de manière suffisamment claire ("Ta convoitise te poussera vers ton mari et il te dominera").

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3. Dans sa masculinité-féminité, le corps humain a presque perdu la capacité d'exprimer cet amour dans lequel l'homme- personne devient un don conforme à la structure, à la finalité la plus profonde de son existence personnelle, comme nous l'avons déjà observé dans les précédentes analyses. Si nous formulons ici ce jugement de manière absolue et que nous ajoutons l'expression adverbiale "presque", nous le faisons parce que la dimension du don - c'est-à-dire la capacité d'exprimer l'amour par lequel l'être humain, par sa féminité ou sa masculinité, devient don pour l'autre - n'a cessé, dans une certaine mesure, d'imprégner et de modeler l'amour qui naît dans le coeur humain. La signification sponsale du corps n'est pas totalement étrangère à ce coeur: elle n'a pas été totalement étouffée par la concupiscence mais elle est seulement menacée de manière habituelle. Le "coeur" est devenu un lieu de combat entre l'amour et la concupiscence. Plus la concupiscence domine le coeur, moins celui-ci expérimente la signification sponsale du corps et moins il devient sensible au don de la personne qui exprime précisément cette signification dans les rapports réciproques de l'homme et de la femme. Même ce "désir" dont parle le Christ dans Mt 5,27-28 apparaît sous des formes multiples dans le coeur humain: il n'est pas toujours évident et manifeste, il est parfois caché de sorte qu'il se fait appeler "amour" bien qu'il change son profil authentique et qu'il obscurcisse la limpidité du don dans le rapport réciproque des personnes. Cela veut-il dire que nous ayons le devoir de nous méfier du coeur humain? Non! Cela veut dire seulement que nous devons en maintenir le contrôle.

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4. L'image de la concupiscence du corps qui ressort de la présente analyse a une référence claire à l'image de la personne à laquelle nous avions lié nos précédentes réflexions sur le thème de la signification sponsale du corps. L'homme comme personne est en effet "la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même" et, en même temps, celui qui ne peut "se retrouver pleinement si ce n'est à travers un don désintéressé de lui-même" (GS 24: Quand le Seigneur Jésus prie le Père pour que "tous soient un comme nous sommes un" Jn 17,21-22, il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison et il nous suggère qu'il y a une certaine ressemblance entre l'union des personnes divines et celles des fils de Dieu dans la vérité et dans l'amour. Cette ressemblance montre bien que l'homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même.). La concupiscence en général - et la concupiscence du corps en particulier - touche précisément ce "don désintéressé": il enlève à l'homme, si l'on peut dire, la dignité du don qui se trouve exprimée par son corps à travers la féminité et la masculinité et, dans un certain sens, "dépersonnalise" l'homme en le faisant objet "pour l'autre". Au lieu d'être "avec l'autre" - sujet dans l'unité, même dans "l'unité sacramentelle du corps", - l'être humain devient un objet pour l'être humain: la femme pour l'homme et vice versa. Les paroles de Gn 3,16 - et avant encore, celles de Gn 3,7 - l'attestent, avec toute la clarté du contraste, par rapport à Gn 2,23-25.

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5. En brisant la dimension du don réciproque de l'homme et de la femme, la concupiscence met aussi en doute le fait que chacun d'eux est voulu "pour lui-même" par le Créateur. La subjectivité de la personne cède la place, dans un certain sens, à l'objectivité du corps. A cause du corps, l'être humain devient un objet pour l'être humain - la femme pour l'homme et vice versa. La concupiscence signifie pour ainsi dire que les rapports personnels de l'homme et de la femme se trouvent unilatéralement et irréductiblement liés au corps et au sexe, dans le sens où ces rapports deviennent incapables d'accueillir le don réciproque de la personne. Ils ne comprennent pas et ne traitent pas la féminité-masculinité selon la pleine dimension de la subjectivité personnelle ils ne constituent pas l'expression de la communion mais demeurent unilatéralement déterminés "par le sexe".

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6. La concupiscence comporte la perte de la liberté intérieure du don. La signification sponsale du corps est précisément liée à cette liberté. L'être humain peut devenir don - ou plutôt l'homme et la femme peuvent exister dans le rapport du don réciproque d'eux-mêmes - si chacun d'eux se domine lui-même. La concupiscence, qui se manifeste comme une "contrainte" "sui generis" du corps, limite intérieurement et restreint l'autodomination de soi et, pour cette raison, rend impossible, dans un certain sens, la liberté intérieure du don. Avec cela, la beauté que le corps humain possède sous son aspect masculin et féminin comme expression de l'esprit, se trouve aussi obscurcie. Le corps reste comme objet de concupiscence et donc comme "terrain d'appropriation" de l'autre être humain. Par elle-même, la concupiscence n'est pas capable de promouvoir l'union comme communion des personnes. A elle seule, elle n'unit pas mais elle s'approprie. Le rapport du don se transforme dans un rapport d'appropriation.
Nous interrompons aujourd'hui à ce point nos réflexions. Le dernier problème que nous avons traité ici est d'une si grande importance et il est en outre si subtil du point de vue de la différence entre l'amour authentique (c'est-à-dire entre la "communion des personnes ") et la concupiscence que nous devrons le reprendre au cours de notre prochaine rencontre.



Le Don et la Communion des personnes

30 juillet 1980

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1. Les réflexions que nous sommes en train de développer dans le cycle actuel se rapportent aux paroles que Jésus a prononcées dans son Discours sur la Montagne au sujet du "désir", celui de l'homme à l'égard de la femme. Dans la tentative d'examiner à fond ce qui caractérise "l'homme de la concupiscence", nous sommes remontés au Livre de la Genèse. La situation qui a fini par se créer dans les relations mutuelles de l'homme et de la femme y est décrite avec beaucoup de finesse. Les diverses phrases de Genèse 3 sont très éloquentes. Les paroles que, dans Gn 3,16, Dieu-Yahvé adresse à la femme: "Ta convoitise te poussera vers ton mari et, lui, il te dominera", semblent, si on les analyse profondément, révéler de quelle façon les relations de don réciproque qui existaient entre eux dans leur état d'innocence originelle se sont transformées, après le péché originel, en relations de réciproque appropriation.
Si l'homme se réfère à la femme en la considérant seulement comme un objet à prendre en possession, et non pas comme un don, il se condamne en même temps à devenir lui-même pour elle non pas un don, mais seulement un objet d'appropriation. Il semble que les paroles de Gn 3,16 traitent de ce genre de relations bilatérales, même si directement elles disent seulement: "Lui, il te dominera." En outre, dans l'approbation unilatérale (qui est indirectement bilatérale), la structure de la communion entre les personnes disparaît; les êtres humains deviennent tous deux quasi incapables d'atteindre la mesure intérieure du coeur orientée vers la liberté du don et la signification sponsale du corps qui lui est intrinsèque. Les paroles de Gn 3,16 semblent suggérer que ceci se passe plutôt au détriment de la femme et, qu'en tout cas, elle le ressent plus profondément que l'homme.

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2. Il vaut du moins la peine de fixer maintenant notre attention sur ce détail. Les paroles de Dieu-Yahvé, selon Gn 3,16: "Ta convoitise te poussera vers ton mari et, lui,il te dominera", et celles du Christ, selon Mt 5,27-28 "Quiconque regarde une femme pour la désirer ..." permettent de relever un certain parallélisme. Probablement ne s'agit-il pas ici, surtout, du fait que la femme devienne objet de "désir" pour l'homme, mais plutôt - comme nous l'avons déjà précédemment mis en relief - de ce que, "dès l'origine", l'homme aurait dû être le gardien de la réciprocité du don et de son équilibre authentique. L'analyse de cette "origine" Gn 2,23-25 révèle précisément la responsabilité de l'homme dans l'accueil de la féminité comme don et dans sa transformation en un échange mutuel, bilatéral. Tirer de la femme son propre don au moyen de la concupiscence est ouvertement en contradiction avec ce fait. Bien que le maintien de l'équilibre du don semble avoir été confié à tous deux, c'est surtout à l'homme qu'incombe une responsabilité particulière, comme s'il dépendait beaucoup plus de lui que l'équilibre soit maintenu ou rompu, et même - s'il a déjà été rompu - qu'il soit éventuellement rétabli. Certes, la diversité des rôles, selon ces énoncés auxquels nous nous référons comme à des textes-clé, était également dictée par la relégation sociale de la femme selon les idées de l'époque (et les Saintes Ecritures de l'Ancien et du Nouveau Testament en fournissent d'évidentes preuves); néanmoins, on y relève une vérité qui a son poids, indépendamment des conditionnements spécifiques dus aux usages dans cette situation historique déterminée.

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3. La concupiscence fait que le corps devient comme un "terrain" d'appropriation de l'autre personne. Ceci comporte - on le comprend facilement - la perte de la signification conjugale du corps. Et, en même temps, la réciproque "appartenance" des personnes qui, s'unissant au point d'être "une seule chair" Gn 2,24, sont en même temps appelées à s'appartenir l'une à l'autre, acquiert une autre signification. La dimension particulière de l'union personnelle de l'homme et de la femme dans l'amour s'exprime par les mots "mon, ma". Ces termes, qui font depuis toujours partie du langage de l'amour humain, reviennent souvent dans les strophes du Cantique des Cantiques, ainsi que dans d'autres textes bibliques Ct 1,9 Ct 1,13-16 Ct 2,2-3 Ct 2,8-10 Ct 2,13-17 Ct 3,2-5 Ct 4,1 Ct 4,10 Ct 5,1-4 Ct 6,2-4 Ct 6,9 Ct 7,11 Ct 8,12-14 Ez 16,8 Os 2,18 Tb 8,7. Ce sont des termes qui, selon leur signification "matérielle", dénotent un rapport de possession, mais, dans notre cas, ils indiquent l'analogie personnelle de ce rapport. L'appartenance réciproque de l'homme et de la femme, spécialement quand ils s'appartiennent comme époux "dans l'unité du corps", se forme selon cette analogie personnelle. Comme on le sait, l'analogie indique simultanément la ressemblance et l'absence d'identité (donc une substantielle dissemblance). C'est seulement si nous prenons en considération une telle analogie que nous pouvons parler de l'appartenance réciproque des personnes. En effet, dans sa signification originelle spécifique, l'appartenance suppose le rapport du sujet à l'objet: un rapport de possession et de propriété. C'est un rapport non seulement objectif, mais surtout "matériel": appartenance de quelque chose, donc d'un objet à quelqu'un.

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4. Les termes "mon ... ma" n'ont certainement pas cette signification dans l'éternel langage de l'amour humain. Ils indiquent le caractère réciproque du don; ils expriment l'équilibre du don - précisément celui-ci en premier lieu, probablement -, c'est-à-dire l'équilibre du don où s'instaure la réciproque communio personarum. Et si celle-ci se trouve instaurée grâce au don réciproque de la masculinité et de la féminité, la signification conjugale y est également conservée. En réalité, dans le langage de l'amour, les termes "mon ... ma" apparaissent comme une négation radicale de l'appartenance dans le sens où un objet comme chose matérielle appartient au sujet-personne. Tant qu'elle ne se range pas à cette signification-là, l'analogie conserve sa fonction. La triple concupiscence - et en particulier la convoitise de la chair - dépouille l'appartenance réciproque de l'homme et de la femme de la dimension qui est le propre de l'analogie personnelle dans laquelle les termes "mon ... ma" conservent leur signification essentielle. Cette signification essentielle est tout à fait étrangère à la "loi de propriété", au sens d'"objet de possession"; la concupiscence, au contraire. est directement orientée vers cette dernière signification. De la possession d'un objet à la jouissance de l'objet, il n'y a qu'un pas: l'objet que je possède n'a pour moi de sens que dans la mesure où j'en dispose, où je m'en sers, où je l'utilise. Il est évident que l'analogie personnelle de l'appartenance s'oppose vigoureusement à une semblable signification. Et cette opposition est le signe que ce qui, dans les relations mutuelles de l'homme et de la femme, "vient du Père", se maintient avec persistance et continuité à l'égard de ce qui vient "du monde". Cependant, la concupiscence entraîne ipso facto l'homme à posséder l'autre comme un objet, l'entraîne à en jouir; et ceci comporte la négation même de la signification conjugale du corps. Dans son essence même, le don désintéressé est exclu de la "jouissance" égoïste. N'est- ce pas déjà le sens des paroles que Dieu-Yahvé adresse à la femme dans Gn 3,16?

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5. Suivant 1Jn 2,16, la concupiscence indique surtout l'état de l'esprit humain. De même, la convoitise de la chair atteste en premier lieu l'état d'esprit humain. Il conviendra de dédier une ultérieure analyse à ce problème.
Appliquant la théologie johannique au terrain des expériences décrites dans Genèse 3, et de même aux paroles que Jésus prononça dans son Discours sur la Montagne Mt 5,27-28 nous retrouvons, pour ainsi dire, une dimension concrète de cette opposition entre le corps et l'esprit qui est née dans le coeur de l'homme avec le péché. Ses conséquences se font sentir dans les rapports mutuels des personnes dont l'unité dans leur humanité est déterminée dès l'origine du fait qu'ils sont homme et femme. Depuis que dans l'homme a pris place une autre loi qui lutte contre la loi de la raison" Rm 7,23, il existe presque constamment le danger qu'avec cette façon de voir, d'évaluer, d'aimer, "le désir du corps" se révèle plus puissant que le "désir de l'esprit". Et c'est précisément de cette vérité au sujet de l'homme, de cet élément anthropologique que nous devons toujours tenir compte si nous voulons comprendre à fond l'appel que dans le Discours de la Montagne le Christ adresse au coeur de l'homme.



Le discours dur la montagne et l'homme d'aujourd'hui

6 août 1980

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1. Pour poursuivre notre cycle, nous reprenons aujourd'hui le Discours sur la montagne et précisément l'énoncé: "Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur." Mt 5,28. Ici, Jésus fait appel au "coeur".
En se référant à l'"origine" dans son entretien avec les pharisiens (cf. les analyses précédentes), Jésus a prononcé les paroles suivantes au sujet de l'acte de répudiation: "C'est à cause de la dureté de votre coeur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes; mais à l'origine il n'en était pas ainsi". Mt 19,8. Cette phrase comporte sans aucun doute une accusation. "La dureté du coeur" indique ce qui, selon l'éthos du peuple de l'Ancien Testament, avait fondé la situation contraire au dessein originel de Dieu-Yahvé de Gn 2,24

Note -(Le terme grec "sklerokardia" a été forgé dans la septante pour exprimer ce qui signifiait en hébreu: "l'incirconcision du coeur" cf. par ex,: Dt 10,16 Jr 4,4 Si 3,26 et qui, dans la traduction littérale du Nouveau Testament, n'apparaît qu'une seule fois Ac 7,51. -- "incirconcision" signifiait le "paganisme", l'"impucidité", l'"éloignement de l'alliance avec Dieu"; l' "incirconcision du coeur" exprimait l'indomptable obstination dans l'opposition à Dieu. L'apostrophe du diacre Etienne le confirme: "Hommes à la nuque raide et païens dans le coeur (littéralement: incirconsis de coeur) ... toujours vous résistez à l'Esprit-Saint; vous êtes bien comme vos pères" Ac 7,51. -- C'est donc dans ce contexte philosophique qu'il faut comprendre "la dureté du coeur".).
Et c'est là qu'il faut chercher la clé pour interpréter toute la législation d'Israël dans le domaine du mariage et, dans un sens plus large, dans l'ensemble des rapports entre l'homme et la femme. En parlant de la "dureté du coeur", le Christ accuse, pour ainsi dire, "le sujet intérieur" tout entier qui est responsable de la déformation de la loi. Dans le Discours sur la montagne Mt 5,27-28, il fait aussi référence au "coeur" mais les paroles qui y sont prononcées ne semblent pas seulement des paroles d'accusation.

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2. Nous devons encore une fois réfléchir sur elles en les insérant le plus possible dans leur dimension "historique". L'analyse qui a été faite jusqu'ici et qui visait à définir "l'homme de la concupiscence" au moment de sa naissance, presque au point de départ où son histoire se noue avec la théologie, constitue une vaste introduction, surtout anthropologique au travail qu'il faut encore entreprendre. L'étape suivante de notre analyse devra être de caractère éthique. Le Discours sur la montagne et en particulier ce passage que nous avons choisi comme centre de nos analyses, fait partie de la proclamation du nouvel éthos: l'éthos de l'évangile. Dans l'enseignement du Christ, il est profondément lié à la conscience de l'"origine" et donc au mystère de la création dans sa simplicité et dans ses richesses originelles. En même temps, l'éthos que le Christ proclame dans le Discours sur la montagne est adressé de manière réaliste à "l'homme historique" devenu l'homme de la concupiscence. En effet, la triple concupiscence est un héritage pour toute l'humanité et le "coeur" humain y participe réellement. Le Christ qui sait "ce qu'il y a dans tout homme" Jn 2,25 (cf. Ap 2,23 "Je suis celui qui scrute les reins et les coeurs ..." Ac 1,24 "Toi, seigneur qui connais les coeurs de tous ..." (Kardiognostes)), ne peut pas parler autrement si ce n'est avec une conscience semblable. De ce point de vue, dans les paroles de Mt 5,27-28 ce n'est pas l'accusation qui prévaut mais le jugement: un jugement réaliste sur le coeur humain, un jugement qui, d'une part, a un fondement anthropologique et, d'autre part, un caractère directement éthique. Pour l'èthos de l'évangile c'est un jugement constitutif.

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3. Dans le Discours sur la montagne, le Christ s'adresse directement à l'homme qui appartient à une société bien définie. Même le Maître appartient à cette société, à ce peuple. Il faut donc chercher dans les paroles du Christ une référence aux faits, aux situations, aux institutions auxquels il était quotidiennement lié. Il faut que nous soumettions ces références à une analyse, au moins sommaire, afin que ressorte plus clairement la signification éthique des paroles de Mt 5,27-28. Cependant, avec ces paroles, le Christ s'adresse aussi, de manière indirecte mais réelle, à tout homme historique (cet adjectif étant surtout compris dans une fonction théologique). C'est cet homme qui est précisément l'"homme de la concupiscence" dont le mystère et le coeur sont connus par le Christ ("il savait, en effet, ce qu'il y a dans tout homme" Jn 2,25). Les paroles du Discours sur la montagne nous permettent d'établir un contact avec l'expérience intérieure de cet homme presque à chaque latitude et à chaque longitude géographique aux différentes époques dans les diverses conditions sociales et culturelles. L'homme d'aujourd'hui se sent appelé par son nom par cet énoncé du Christ, pas moins que l'homme d'"alors" à qui le Maître s'adressait directement.

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4. C'est en cela que consiste l'universalité de l'évangile qui n'est pas du tout une généralisation. Ceci se manifeste peut-être avec une particulière clarté, précisément dans cet énoncé du Christ, que nous soumettons à l'analyse. En vertu de cet énoncé, l'homme de tous les temps et de tous les lieux se sent appelé de manière adéquate concrète et unique: parce que, justement, le Christ fait appel au "coeur" humain qui ne peut être sujet à aucune généralisation. Par la catégorie du "coeur", chacun est individualisé de manière encore plus spécifique que par le nom; il se trouve atteint dans ce qui le détermine de manière unique et spécifique, il est défini "de l'intérieur" dans son humanité.

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5. L'image de l'homme de la concupiscence le touche au plus profond de lui-même ("Mais ce qui sort de la bouche provient du coeur et c'est cela qui rend l'homme impur. C'est du coeur, en effet, que proviennent les intentions mauvaises, les meurtres, les adultères, l'inconduite, les vols, les faux témoignages, les injures" Mt 15,19-20.). L'histoire du "coeur" humain, après le péché originel, est écrite sous la pression de la triple concupiscence a laquelle se relie aussi l'image la plus profonde de l'ethos dans ses différents documents historiques. Cependant ce caractère intime est aussi la force qui décide du comportement humain "extérieur" et également de la forme des multiples structures et des multiples institutions au plan de la vie sociale. Si, dans ses différentes formulations historiques, nous tirons les contenus de l'ethos de ces structures et de ces institutions, nous rencontrons toujours cet aspect intime de l'image intérieure de l'homme. Cette image est, en effet, la composante la plus essentielle. Les paroles du Christ dans le Discours sur la montagne et spécialement celles de Mt 5,27-28 le montrent de manière très claire. Aucune étude sur l'ethos humain ne peut passer à coté de cela sans indifférence.
C'est pour cela que, dans nos prochaines réflexions, nous chercherons à soumettre à une analyse plus détaillée cette affirmation du Christ qui dit: "Vous avez entendu qu'il a été dit: vous ne commettrez pas d'adultère; mais moi je vous dis: 'Quiconque regard une femme pour la désirer a déjà, dans son coeur, commis l'adultère avec elle' (ou bien: 'l'a déjà rendue coupable d'adultère dans son coeur')"
Pour mieux comprendre ce texte, nous analyserons d'abord chaque partie afin d'obtenir ensuite une vision globale plus profonde. Nous prendrons en considération non seulement, les destinataires d'alors qui ont écouté le Discours sur la montagne, mais aussi, autant que possible, nos contemporains, les hommes de notre époque.



Le contenu du commandement "Tu ne commettras pas

d'adultère"

13 août 1980

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1. L'analyse de ce qu'a affirmé le Christ dans le Discours sur la Montagne en se référant à l'adultère et au désir qu'il appelle adultère commis dans le coeur, doit être développée en partant des premières paroles. Le Christ dit: "Vous avez appris qu'il a été dit: Tu ne commettras pas l'adultère ... Mt 5,27. Il a pensé au commandement de Dieu, celui qui figure à la sixième place du Décalogue et qui fait partie de ce qu'on appelle la deuxième Table de la Loi, celle que Dieu- Yahvé avait donnée a Moïse.
Plaçons-nous tout d'abord au point de vue des auditeurs directs du Discours sur la Montagne, de ceux qui ont entendu les paroles du Christ. Ce sont les fils et les filles du peuple élu, un peuple qui avait reçu la Loi de Dieu-Yahvé lui-même et que les prophètes également avaient sans cesse blâmé tout au long des siècles, précisément à cause de leur attitude à l'égard de la Loi et des multiples transgressions de celle-ci. Le Christ parle également de semblables transgressions. Mais il parle plus encore de cette interprétation humaine de la Loi dans laquelle est effacée et disparaît la signification exacte du bien et du mal que le divin législateur a spécifiquement voulue. En effet, la Loi est surtout un moyen - un moyen indispensable pour que "surabonde la justice" Mt 5,20, selon l'ancienne traduction). Le Christ veut qu'une semblable justice "surpasse celle des scribes et des Pharisiens". Il refuse l'interprétation qu'au cours des siècles ceux-ci ont faite du contenu authentique de la Loi, étant donné que dans une certaine mesure ils ont soumis son contenu, c'est-à-dire le dessein et la volonté du législateur. aux nombreuses faiblesses et aux limites de la volonté humaine découlant précisément de la triple concupiscence. C'était là une interprétation casuistique superposée à la vision originaire du bien et du mal liée à la Loi du Décalogue. Si le Christ tend à la transformation de l'ethos, il le fait surtout pour rendre sa clarté fondamentale à l'interprétation: "N'allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les prophètes; je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir." Mt 5,17 La condition de cet accomplissement est la juste compréhension. Et ceci s'applique notamment au commandement: "Tu ne commettras pas l'adultère".

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2. Qui suit dans les pages de l'Ancien Testament l'histoire du peuple élu depuis les temps d'Abraham y trouvera en abondance des faits qui attestent comment ce commandement était mis en pratique et comment, à la suite de cette mise en pratique, s'élaborait l'interprétation casuistique de la Loi. D'abord, on sait parfaitement que l'histoire de l'Ancien Testament est le théâtre d'un abandon systématique de la monogamie: ce qui devait avoir une signification fondamentale pour comprendre la défense: "Tu ne commettras pas l'adultère". L'abandon de la monogamie, spécialement du temps des prophètes, était dictée par le désir de la descendance, d'une nombreuse descendance. Ce désir était si profond et la procréation comme fin essentielle du mariage était si évidente que les femmes qui aimaient leur mari et qui ne pouvaient leur donner une descendance demandaient de leur propre initiative au mari qui les aimait de pouvoir "prendre elles-mêmes sur leurs genoux" - c'est-à-dire d'accueillir - les enfants nés d'une autre femme, par exemple de la servante, c'est-à-dire de l'esclave. C'était le cas, par exemple, de Sara à l'égard d'Abraham Gn 16,2 ou de Rachel à l'égard de Jacob Gn 30,3.
Ces deux récits reflètent le climat moral dans lequel le Décalogue était mis en pratique. Ils indiquent comment l'ethos juif se trouvait préparé à l'accueil du commandement "tu ne commettras pas l'adultère" et quelle application ce commandement trouvait dans la plus antique tradition de ce peuple. En effet, en Israël, la plus haute autorité appartenait aux patriarches et celle-ci avait un caractère religieux. Elle était strictement liée à l'Alliance et à la Promesse.

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3. Le commandement "Tu ne commettras pas l'adultère" n'a pas changé cette tradition. Tout indique que son développement ultérieur ne se limitait pas aux motifs (plutôt exceptionnels) qui avaient guidé le comportement d'Abraham et de Sara ou de Jacob et de Rachel. Si nous prenons comme exemple les plus illustres représentants d'Israël après Moïse, les rois d'Israël, David et Salomon, le récit de leur vie atteste que la polygamie était effectivement établie et ceci pour d'incontestables motifs de concupiscence.
Dans l'histoire de David, qui avait plusieurs femmes, ce qui doit frapper le plus ce n'est pas seulement le fait qu'il avait pris la femme de l'un de ses sujets, mais aussi celui qu'il avait nettement conscience d'avoir commis un adultère. Ce fait, tout comme la pénitence du roi, sont décrits en détail et de manière suggestive 2S 11,2-27. Par adultère, on entend uniquement la possession de la femme d'autrui, alors que ne l'est pas la possession d'autres femmes comme épouses à côté de la première. Toute la tradition de l'Ancien Testament indique que la conscience des générations qui se sont succédé dans le peuple élu et leur ethos n'a jamais été touchée par l'obligation effective de la monogamie comme implication essentielle et indispensable du commandement: "Tu ne commettras pas l'adultère".

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4. Sur ce plan, il faut également comprendre tous les efforts qui tendent à insérer le contenu spécifique du commandement "Tu ne commettras pas l'adultère" dans le cadre de la législation promulguée. On en trouve la confirmation dans les livres de la Bible qui enregistrent amplement l'ensemble de la législation de l'Ancien Testament. Si l'on prend à la lettre cette législation, il en résulte qu'elle combat l'adultère de manière décidée et sans égards, usant de moyens radicaux, y compris la peine de mort Lv 20,10 Dt 22,22 Elle le fait tout en soutenant effectivement la polygamie, allant même jusqu'à la légaliser pleinement, au moins de manière indirecte. Et ainsi, l'adultère n'est donc combattu que dans les limites déterminées et dans le cadre des prémisses définitives qui donnent sa forme essentielle à l'ethos de l'Ancien Testament.
Par adultère, on y entend surtout (et peut-être exclusivement) l'atteinte au droit de propriété de l'homme à l'égard de toute femme légalement son épouse (d'habitude: l'une parmi toutes les autres); par contre, on n'y comprend pas l'adultère comme il se révèle du point de vue de la monogamie établie par le Créateur. Nous savons désormais que le Christ se réfère à "l'origine", précisément en ce qui concerne ce sujet Mt 19,8.

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5. De plus, la circonstance dans laquelle le Christ prend la défense de la femme surprise en flagrant délit d'adultère et la défend contre la lapidation est significative. Il dit à ses accusateurs: "Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre" Jn 8,7. Lorsque ceux-ci, abandonnant leurs pierres, se furent éloignés, il dit à la femme: "Va, et désormais ne pèche plus." Jn 8,11. Pour le Christ, l'adultère s'identifie clairement avec le péché. D'autre part, lorsqu'il s'adresse à ceux qui voulaient lapider la femme adultère, il fait appel non pas aux prescriptions de la loi d'Israël, mais exclusivement à la conscience. Le discernement du bien et du mal inscrit dans la conscience humaine peut se révéler plus profond et plus correct que le contenu d'une norme légale.
Comme nous l'avons vu, l'histoire du Peuple de Dieu dans l'ancienne Alliance (que nous avons tâché seulement d'éclairer par quelques exemples) se déroulait, dans une large mesure, sur un plan extérieur à la norme que Dieu avait inscrite dans son commandement "Tu ne commettras pas l'adultère"; elle passait, pour ainsi dire, à côté. Le Christ voulait redresser ces déformations. De là les paroles qu'il a prononcées dans le Discours sur la Montagne.




2002 Magistère Mariage 972