2002 Magistère Mariage 1041

Les valeurs évangéliques et les devoirs du coeur humain

15 octobre 1980

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1. Au cours des nombreuses rencontres du mercredi, nous avons fait une analyse détaillée des paroles du Discours sur la Montagne où le Christ se réfère au "coeur" humain. Comme nous le savons désormais, ses paroles sont importantes. Le Christ dit: "Vous avez entendu qu'il a été dit: tu ne commettras pas d'adultère; mais moi je vous dis: quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur" Mt 5,27-28. Cette référence au coeur met en lumière la dimension de l'intériorité humaine, la dimension de l'homme intérieur, et cette dimension est propre à l'éthique et, encore plus, à la théologie du corps. Le désir qui surgit dans le cadre de la concupiscence de la chair est en même temps une réalité intérieure et théologique qui d'une certaine manière, se trouve expérimentée par chaque homme "historique". C'est précisément à cet homme, même s il ne connaît pas les paroles du Christ, que s'adresse continuellement la question au sujet de son "coeur". Les paroles du Christ rendent cette question particulièrement explicite: le coeur est-il accusé ou est-il appelé au bien? C'est cette question que nous entendons maintenant prendre en considération. à la fin de nos réflexions et de nos analyses qui sont liées à la phrase si concise et en même temps si catégorique de l'Evangile, si chargée de contenu théologique, anthropologique et éthique.
Il y a une seconde question qui surgit aussitôt et qui est plus "pratique": comment"peut" et "doit" agir l'homme qui accueille les paroles du Christ dans le Discours sur la Montagne, l'homme qui accepte l'ethos de l'Evangile et, en particulier, qui l'accepte dans ce domaine?

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2. Cet homme trouve dans les considérations qui ont été faites jusqu'ici la réponse, au moins indirecte, aux deux questions: comment "peut-il" agir, c'est-à-dire sur quoi peut-il compter en son "for intérieur", à la source de ses actes "intérieurs" ou "extérieurs"? En outre, comment "devrait-il" agir, c'est-à-dire de quelle manière les valeurs connues d'après "l'échelle" révélée dans le Discours sur la Montagne constituent-elles un devoir pour sa volonté et pour son "coeur", pour ses désirs et pour ses choix? De quelle manière l"obligent-elles" dans l'action, dans le comportement si, accueillies à travers la connaissance, elles conditionnent déjà sa manière de "penser" et, d'une certaine manière, sa manière de "sentir"? Ces questions sont significatives pour la "praxis" humaine et montrent un lien organique entre la "praxis" elle-même et l'ethos. La morale vivante est toujours l'ethos de la praxis humaine.

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3. A ces questions précises, on peut répondre de différente manière. En effet, dans le passé comme aujourd'hui, on a donné et on donne des réponses différentes, comme le confirme une vaste littérature. En plus des réponses que nous y trouvons, il faut prendre en considération le nombre infini de réponses que, de lui-même, l'homme donne à ces questions, celles que, dans la vie de chacun, la conscience et la sensibilité morale donnent maintes fois. C'est précisément dans ce cadre que se réalise continuellement une compénétration de l'ethos et de la praxis. C'est ici que vivent leur vie (qui n'est pas exclusivement "théorique") les différents principes, c'est-à- dire les normes de la morale et leurs motivations qui sont élaborées et divulguées par les moralistes, mais aussi celles qu'élaborent - en lien certes avec le travail des moralistes et des chercheurs - tous les hommes, comme auteurs et sujets directs de la morale réelle, comme co-auteurs de son histoire. C'est d'eux que dépend également le niveau de la morale elle-même, son progrès ou sa décadence. En tout ceci se confirme toujours et partout cet "homme historique" à qui le Christ a parlé une fois en annonçant la bonne nouvelle évangélique dans le Discours sur la Montagne où il a notamment prononcé la phrase que nous lisons dans Mt 5,27-28: "Vous avez entendu qu'il a été dit: Tu ne commettras pas d'adultère; mais moi je vous dis: Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur."

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4. L'énoncé de Matthieu se révèle d'une étonnante concision par rapport à tout ce qui a été écrit sur ce thème dans la littérature mondiale. Et c'est peut-être en cela que consiste sa force dans l'histoire de l'éthos. Il faut se rendre compte en même temps que l'histoire de l'ethos coule dans un lit multiforme où les différents courants se rapprochent et s'éloignent mutuellement. L'homme "historique" évalue toujours à sa manière son "coeur" tout comme il juge également son "corps": il passe ainsi du pessimisme à l'optimisme, de la sévérité puritaine à la permissivité contemporaine. Il est nécessaire de s'en rendre compte pour que l'ethos du Discours sur la Montagne puisse toujours avoir la transparence voulue à l'égard des actions et des comportements de l'homme. Il faudra encore, dans ce but, faire quelques analyses.

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5. Nos réflexions sur la signification des paroles du Christ selon Mt 5,27-28 ne seraient pas complètes si nous ne nous arrêtions pas - au moins brièvement - à ce que l'on peut appeler la résonance de ces paroles dans l'histoire de la pensée humaine et de l'évaluation de l'ethos. La résonance est toujours une transformation de la voix et des paroles que la voix exprime. Nous savons par expérience que cette transformation est parfois pleine de charme mystérieux. Dans le cas présent, c'est plutôt le contraire qui est arrivé. En effet, les paroles du Christ ont perdu leur simplicité et leur profondeur et il leur a été attribué une signification qui est loin de ce qu'elles expriment vraiment, une signification qui, tout compte fait, contredit leur vrai sens. Nous avons ici à l'esprit tout ce qui est apparu en marge du christianisme sous le nom de manichéisme (**) et qui a même tenté de pénétrer sur le terrain du christianisme en ce qui concerne précisément la théologie et l'ethos du corps. On sait que, dans sa forme ordinaire, le manichéisme, qui est né en Orient en dehors du milieu biblique et qui est issu du dualisme mazdéien, situait la source du mal dans la matière, dans le corps, et proclamait, par conséquent, la condamnation de tout ce qui est corporel dans l'homme. Et puisque, dans l'homme, la corporéité se manifeste surtout à travers le sexe, la condamnation se trouvait alors étendue au mariage et à la connivence conjugale en plus des autres domaines de l'être et de l'agir où s'exprime la corporéité.

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Note (**) -Le manichéisme contient et porte à leur maturation les éléments caractéristiques de toute "gnose", c'est-à-dire le dualisme de deux principes coéternels et radicalement opposés, et le concept d'un salut qui se réalise seulement à travers la connaissance (gnose) ou compréhension de soi-même (autocompréhension). Dans tout le mythe manichéen, il y a un seul héros et une seule situation qui se répète toujours: l'âme déchue est prisonnière de la matière et elle est libérée par la connaissance. -- L'actuelle situation historique est négative pour l'homme parce qu'elle est un mélange provisoire et anormal d'esprit et de matière, de bien et de mal, qui suppose un état antérieur, originel, où les deux substances étaient séparées et indépendantes. Il y a donc trois "Temps": l'"initium " ou séparation initiale; le "medium", C'est-à-dire l'actuel mélange; et le "finis" qui consiste dans le retour à la division originelle, dans le salut, impliquant une rupture totale entre Esprit et Matière. -- La Matière est, au fond, concupiscence, mauvais appétit du plaisir, instinct de mort, comparable, sinon identique, au désir sexuel, à la "libido". Elle est une force qui tente de donner l'assaut à la Lumière; elle est mouvement désordonné, désir bestial, brutal, à demi-inconscient. -- Adam et Eve ont été engendrés par deux démons; notre espèce est née à la suite d'actes répugnants de cannibalisme et de sexualité et conserve les signes de cette origine diabolique qui sont le corps, forme animale des "Archontes de l'enfer", et la libido qui pousse l'homme à s'accoupler et à se reproduire et donc à maintenir l'âme lumineuse toujours prisonnière. -- S'il veut être sauvé l'homme devra chercher à libérer son "ego vivant" ("nous") de la chair et du corps. Comme la Matière a dans la concupiscence sa suprême expression, le péché capital réside dans l'union sexuelle (fornication) qui est brutalité et bestialité et qui fait des hommes les instruments et les complices du mal par la procréation. -- Les élus constituent le groupe des parfaits dont la vertu a une caractéristique ascétique, réalisant l'abstinence commandée par trois "sceaux"; le "sceau de la bouche" qui défend tout blasphème et commande l'abstention de la chair, du sang, du vin, de toute boisson alcoolique, et également le jeûne; le "sceau des mains" qui commande le respect de la vie (de la "Lumière") enfermée dans le corps, dans les semences, dans les arbres; il défend de recueillir les fruits, d'arracher les plantes, d'ôter la vie aux hommes et aux animaux; et le "sceau du giron" prescrit une totale continence (cf. H. Puech: le Manichéisme; son fondateur, sa doctrine, Paris. 1949, Musée Guimet, t. LVI, p. 73-88; H. Ch. Puech. le Manichéisme, dans "Histoire des religions", "Encyclopédie de la Pléiade" II, "Gallimard" 1972, p. 522-645; J. Ries, Manichéisme, dans "Catholicisme hier, aujourd'hui, demain", 34, Lille 1977 "Letouzey-Ané ", p. 314-320).

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6. Pour une oreille peu habituée, l'évidente sévérité de ce système pouvait sembler en accord avec les paroles sévères de Mt 5,29-30, où le Christ parle d'"arracher l'oeil" ou de "couper la main" si ces membres étaient la cause du scandale. A travers l'interprétation purement "matérielle" de ces locutions, il était également possible d'obtenir une optique manichéenne de l'énoncé du Christ lorsqu'il parle de l'homme qui a "commis l'adultère dans le coeur ... en regardant la femme pour la désirer". Dans ce cas également, l'interprétation manichéenne tend à condamner le corps comme source réelle du mal, étant donné qu'en lui, selon le manichéisme, se cache et, en même temps, se manifeste le principe "ontologique" du mal. On cherchait à découvrir et parfois on percevait Une telle condamnation dans l'Evangile, en la trouvant là où se trouve exprimée exclusivement une exigence particulière adressée à l'esprit humain.
Notons que la condamnation pouvait - et peut toujours - être un échappatoire pour se soustraire aux exigences qu'a inscrites dans l'Evangile Celui qui "savait ce qu'il y a dans tout homme" Jn 2,25. Les preuves ne manquent pas dans l'Histoire. Nous avons déjà eu, en partie, l'occasion (et nous l'aurons certainement encore) de démontrer dans quelle mesure cette exigence peut naître uniquement d'une affirmation - et non d'une négation ou d'une condamnation - ,si elle doit mener à une affirmation encore plus mûre et plus approfondie objectivement et subjectivement. Et c'est à une telle affirmation de la féminité et de la masculinité de l'être humain, comme dimension personnelle du fait d'"être corps" que doivent conduire les paroles du Christ dans Mt 5,27-28 Telle est l'exacte signification éthique de ces paroles. Elles impriment dans les pages de l'Evangile une dimension particulière de l'ethos afin de l'imprimer ensuite dans la vie humaine.
Nous chercherons à reprendre ce sujet dans nos réflexions ultérieures.



La valeur du corps

22 octobre 1980

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1. Au centre de nos réflexions au cours de nos rencontres du mercredi, il y a depuis longtemps désormais l'énoncé suivant du Christ dans le Discours sur la Montagne: "Vous avez entendu qu'il a été dit: Tu ne commettras pas d'adultère; mais moi je vous dis: Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur." Mt 5,27-28. Ces paroles ont une signification essentielle pour toute la théologie du corps contenue dans l'enseignement du Christ. C'est pour cela que nous attribuons justement une grande importance à leur compréhension et à leur interprétation correcte. Dans notre précédente réflexion, nous avons déjà constaté que la doctrine manichéenne dans ses expressions primitives et postérieures, était en opposition avec ces paroles.
En effet, il n'est pas possible d'interpréter la phrase du Discours sur la Montagne qui est ici analysée, comme une "condamnation" ou comme une accusation du corps. Au plus, pourrait-on entrevoir une condamnation du coeur humain. Cependant, nos réflexions faites jusqu'ici montrent que si les paroles de Mt 5,27-28, contiennent une accusation, c'est l'homme de la concupiscence qui est surtout l'objet de cette accusation. Par ces paroles, le coeur n'est pas tellement accusé, mais plutôt soumis à un jugement ou, mieux, appelé à un examen critique ou autocritique pour voir s'il succombe ou non à la concupiscence de la chair. En pénétrant dans la signification profonde de l'énoncé de Mt 5,27-28, nous devons cependant constater que le jugement qui y est contenu sur le "désir" comme acte de concupiscence de la chair, renferme non pas la négation mais plutôt l'affirmation du corps comme élément qui, avec l'esprit, détermine la subjectivité ontologique de l'homme et participe à sa dignité de personne. Ainsi donc, le jugement sur la concupiscence de la chair a une signification essentiellement différente de celle que peut supposer l'ontologie manichéenne du corps et qui en découle nécessairement.

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2. Dans sa masculinité et dans sa féminité, le corps est, "depuis l'origine", appelé à devenir la manifestation de l'esprit. Il le devient aussi par l'union conjugale de l'homme et de la femme quand ils s'unissent de manière à former "une seule chair". Ailleurs Mt 19,5-6, le Christ défend les droits inviolables de cette unité par laquelle le corps, dans sa masculinité et dans sa féminité, prend la valeur de signe sacramentel. En outre, en mettant en garde contre la concupiscence de la chair, il exprime la même vérité au sujet de la dimension ontologique du corps et il en confirme la signification éthique qui est cohérente avec l'ensemble de son enseignement. Cette signification éthique n'a rien de commun avec la condamnation manichéenne. Au contraire, elle est profondément pénétrée par le mystère de la "Rédemption du corps" dont parlera saint Paul dans l'Epître aux Romains Rm 8,23.
La Rédemption du corps ne montre cependant pas le mal ontologique comme attribut constitutif du corps humain. Il montre seulement le péché de l'homme par lequel celui-ci a, entre autre, perdu le sens limpide de la signification sponsale du corps où s'exprime la domination intérieure et la liberté de l'esprit. Comme on l'a déjà noté précédemment, il s'agit ici d'une perte "partielle", potentielle, où le sens de la signification sponsale du corps se confond, d'une certaine manière, avec la concupiscence et permet d'être assimilé par elle.

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3. L'interprétation adéquate des paroles du Christ selon Mt 5,27-28, de même que la "praxis" où se réalisera par la suite l'ethos authentique du Discours sur la Montagne, doivent être absolument libérées des éléments manichéens dans la pensée et dans le comportement. Un comportement manichéen devrait conduire à un "anéantissement" sinon réel du moins intentionnel du corps, à une négation de la valeur du sexe humain, de la masculinité et de la féminité de la personne humaine ou au moins à leur "tolérance" dans les limites du "besoin" délimité par le besoin de la procréation. Sur la base des paroles du Christ dans le Discours sur la Montagne, l'ethos chrétien est au contraire caractérisé par une transformation de la conscience et des comportements de la personne humaine, de l'homme et de la femme, de manière à manifester et à réaliser, selon le dessein originel du Créateur, la valeur du corps et du sexe, qui ont été mis au service de la "communion des personnes", substrat le plus profond de l'éthique et de la culture humaines. Alors que, pour la mentalité manichéenne, le corps et la sexualité constituent, pour ainsi dire, une "anti-valeur", pour le christianisme, au contraire, ils demeurent toujours une "valeur insuffisamment appréciée", comme je l'expliquerai mieux ailleurs. Le second comportement montre quelle doit être la forme de l'ethos dans lequel le mystère de la "Rédemption du corps" s'enracine, pour ainsi dire, dans le sol "historique" du péché de l'homme. Cela se trouve exprimé par la formule théologique qui définit l'"état" de l'homme "historique" comme status, naturae lapsae simul ac redemptae.

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4. Il faut interpréter les paroles du Christ dans le Discours sur la Montagne Mt 5,27-28 à la lumière de cette vérité complexe sur l'homme. Si elles contiennent une certaine "accusation" contre le coeur humain, elles contiennent encore plus un appel qui lui est adressé. L'accusation du mal moral que le "désir" né de la concupiscence charnelle intempérante cache en lui est, en même temps, un appel à vaincre ce mal. Si la victoire sur le mal doit consister à se séparer de lui (d'où les paroles sévères dans le contexte de Mt 5,27-28), il s'agit cependant seulement de se séparer du mal de l'acte (dans le cas précis, de l'acte intérieur de la "concupiscence") et non pas de transférer la négativité de cet acte à son objet. Un tel transfert signifierait une certaine acceptation - peut- être pas pleinement consciente - de l'"antivaleur" manichéenne. Il ne constituerait pas une véritable et une profonde victoire sur le mal de l'acte qui est un mal d'essence morale et donc un mal d'essence spirituelle; il s'y cacherait même le grand danger de justifier l'acte au détriment de l'objet (ce en quoi consiste précisément l'erreur essentielle de l'ethos manichéenne). Il est évident que, dans Mt 5,27-28, le Christ exige un détachement du mal de la "concupiscence" (ou du regard de désir désordonné), mais son énoncé ne laisse supposer en aucune manière que l'objet de ce désir, c'est-à-dire la femme que l'on "regarde pour la désirer", soit un mal. (Cette précision semble cependant manquer dans quelques textes "sapientiaux".)

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5 Nous devons donc préciser la différence entre l'"accusation" et l'"appel". Etant donné que l'accusation contre le mal de la concupiscence est en même temps un appel à le vaincre, cette victoire doit par conséquent être liée à un effort pour découvrir la valeur authentique de l'objet pour que l"antivaleur" manichéenne ne s'enracine pas dans l'homme, dans sa conscience et dans sa volonté. En effet, le mal de la "concupiscence", c'est-à-dire de l'acte dont parle le Christ dans Mt 5,27-28, fait que l'objet auquel il s'adresse constitue pour le sujet humain "une valeur insuffisamment appréciée". Si, dans les paroles analysées du Discours sur la Montagne Mt 5,27-28, le coeur humain est accusé de concupiscence (ou s'il est mis en garde contre cette concupiscence), en même temps, par les mêmes paroles, il est appelé à découvrir le sens plénier de ce qui, dans l'acte de concupiscence, constitue pour lui une "valeur insuffisamment appréciée". Comme nous le savons, le Christ a dit: Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur." L'"adultère commis dans le coeur" peut et doit être compris comme une "dévalorisation" ou comme un appauvrissement d'une valeur authentique, comme une privation intentionnelle de cette dignité à laquelle, dans la personne en question, correspond la valeur intégrale de sa féminité. Les paroles de Mt 5,27-28 contiennent un rappel à découvrir cette valeur et cette dignité et à les réaffirmer. Il semble qu'en comprenant de cette manière les paroles de Matthieu, on respecte leur portée sémantique.
Pour conclure ces brèves considérations, il faut encore une fois constater que la manière manichéenne de comprendre et d'évaluer le corps et la sexualité de l'homme est essentiellement étrangère à l'Evangile et non conforme à la signification exacte des paroles que le Christ a prononcées dans le Discours sur la Montagne. Le rappel à dominer la concupiscence de la chair naît précisément de l'affirmation de la dignité personnelle du corps et du sexe et il sert uniquement cette dignité. Celui qui voudrait utiliser ces paroles dans une perspective manichéenne commettrait une erreur essentielle.



Création et Rédemption

29 octobre 1980

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1. Depuis longtemps déjà, nos réflexions du mercredi sont désormais centrées sur l'énoncé suivant de Jésus Christ dans le Discours sur la Montagne: "Vous avez entendu qu'il a été dit: Tu ne commettras pas d'adultère; mais moi je vous dis: Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère avec elle (à son égard) dans son coeur" Mt 5,27-28 Nous avons montré dernièrement que ces paroles ne peuvent être comprises ni interprétées dans le sens où le fait le manichéisme. Elles ne contiennent en aucune manière la condamnation du corps et de la sexualité. Elles contiennent seulement un appel à vaincre la triple concupiscence et, en particulier, la concupiscence de la chair: ce qui, précisément, naît de l'affirmation de la dignité personnelle du corps et de la sexualité et qui confirme cette affirmation.
Préciser cette formulation ou déterminer la signification précise des paroles du Discours sur la Montagne où le Christ fait appel au coeur humain Mt 5,27-28 est important non seulement en raison d'"habitudes invétérées" issues du manichéisme, dans la manière de penser et d'évaluer les choses mais aussi en raison de certaines positions contemporaines qui interprètent le sens de l'homme et de la morale. Ricoeur a qualifié Freud, Marx et Nietzsche de "maîtres du soupçon" (*), en ayant à l'esprit l'ensemble des systèmes que chacun d'eux représente et peut-être surtout la base cachée et l'orientation de chacun dans la compréhension et dans l'interprétation de l'homme lui-même.
Note (*) - ("Le philosophe formé à l'école de Descartes sait que les choses sont douteuses, qu'elles ne sont pas telles qu'elles apparaissent; mais il ne doute pas que la conscience ne soit telle qu'elle apparaît à elle-même..., depuis Marx, Nietzsche et Freud nous en doutons. Après le doute sur la chose, nous sommes entrés dans le doute sur la conscience.-- Mais Ces trois maîtres du soupçon ne sont pas trois maîtres de scepticisme; ce sont assurément trois grands "destructeurs". -- A partir d'eux, la compréhension est une herméneutique: chercher le sens, désormais, ce n'est plus épeler la conscience du sens, mais en déchiffrer les expressions. Ce qu'il faudrait donc confronter, c'est non seulement un triple soupçon, mais une triple ruse. -- Du même coup se découvre une parenté plus profonde encore entre Marx, Freud et Nietzsche. Tous trois commencent par le soupçon concernant les illusions de la conscience et continuent par la ruse du déchiffrage ... " (Paul Ricoeur, le Conflit des interprétations. Paris 1969 Seuil, p. 149-150.)
Il semble nécessaire de faire allusion, au moins brièvement, à cette base et à cette orientation. Il faut le faire pour découvrir une convergence significative d'une part et, d'autre part, une divergence également fondamentale avec l'herméneutique qui a sa source dans la Bible et dont nous essayons de donner une expression dans nos analyses. En quoi consiste la convergence? Elle consiste dans le fait que les penseurs mentionnés ci-dessus, qui ont exercé et qui exercent une grande influence sur la manière de penser et d'évaluer des hommes de notre époque, semblent aussi en définitive juger et accuser le "coeur" de l'homme. Bien plus, ils semblent le juger et l'accuser en raison de ce qui, dans le langage biblique, surtout dans le langage johannique, est appelé concupiscence, la triple concupiscence.

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2. On pourrait ici faire une certaine distribution des parties. Dans l'herméneutique nietzschéenne, le jugement et l'accusation du coeur humain correspondent, d'une certaine manière, à ce qui est appelé dans le langage biblique "l'orgueil de la vie"; dans l'herméneutique marxiste, à ce qui a été appelé "la concupiscence des yeux"; dans l'herméneutique freudienne, au contraire, à ce qui est appelé "la concupiscence de la chair". La convergence de ces conceptions avec l'herméneutique de l'homme fondée sur la Bible consiste dans le fait que, découvrant dans le coeur humain la triple concupiscence, nous aurions pu, nous aussi, nous limiter à mettre ce coeur en état de soupçon continuel. Cependant, la Bible ne nous permet pas de nous arrêter ici. Les paroles du Christ dans Mt 5,27-28 sont telles que, même en manifestant toute la réalité du désir et de la concupiscence, elles ne permettent pas que l'on fasse de cette concupiscence le critère absolu de l'anthropologie et de l'éthique ou le noyau même de l'herméneutique de l'homme. Dans la Bible, la triple concupiscence ne constitue pas le critère fondamental ni surtout unique et absolu de l'anthropologie et de l'éthique bien qu'elle soit indubitablement un facteur important pour comprendre l'homme, ses actions et leur valeur morale. L'analyse que nous avons faîte le montre.

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3. Bien que nous voulions arriver à une interprétation complète des paroles du Christ sur l'homme qui "regarde avec concupiscence" (cf. Mt 5,27-28), nous ne pouvons pas nous contenter de n'importe quelle conception de la "concupiscence" même si elle arrivait à la plénitude de la vérité "psychologique" qui nous est accessible; nous devons, au contraire, arriver à la 1Jn 2,15-16 et à la "théologie de la concupiscence" qui y est contenue. L'homme qui "regarde pour désirer" est en effet l'homme de la triple concupiscence, il est l'homme de la concupiscence de la chair. C'est pour cela qu'il "peut" regarder de cette manière et qu'il doit même être conscient qu'en abandonnant cet acte intérieur à la merci des forces de la nature, il ne peut éviter l'influence de la concupiscence de la chair. Dans Matthieu 5,27-28, le Christ traite aussi de cela et demande qu'on y prête attention. Ses paroles se réfèrent non seulement à l'acte concret de la "concupiscence" mais également, indirectement, à l'"homme de la concupiscence".

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4. Pourquoi ces paroles du Discours sur la Montagne, malgré la convergence de ce qu'elles disent concernant le coeur humain (cf. Mt 5,19-20) avec ce qui a été exprimé dans l'herméneutique des "maîtres du soupçon" ne peuvent- elles pas être considérées comme base de l'herméneutique en question ou d'une autre analogue? Et pourquoi constituent- elles une expression, une configuration ayant un ethos totalement différent? Pourquoi cet ethos est-il différent non seulement de l'ethos manichéen mais aussi de l'ethos freudien? Je pense que l'ensemble des analyses et des réflexions qui ont été faites jusqu'ici, apporte une réponse à cette interrogation. En les reprenant, on peut dire brièvement que les paroles du Christ dans Mt 5,27-28 ne permettent pas de nous arrêter à l'accusation du coeur humain et de le mettre dans un état de continuel soupçon mais qu'elles doivent être comprises et interprétées surtout comme un appel adressé au coeur. Cela découle de la nature même de l'ethos de la Rédemption. Sur le fondement de ce mystère que saint Paul Rm 8,23 définit "Rédemption du corps", sur le fondement de la réalité appelée "Rédemption", sur le fondement de l'ethos de la Rédemption du corps, nous ne pouvons pas nous arrêter seulement à l'accusation du coeur humain sur la base du désir et de la concupiscence de la chair. L'homme ne peut pas s'arrêter à mettre le "coeur" en état de soupçon continuel et irréversible à cause des manifestations de la concupiscence de la chair et de la libido qu'entre autre, un psychanalyste fait ressortir par les analyses de l'inconscient.
Note - (cf. par exemple, l'affirmation caractéristique du dernier ouvrage de Freud: "Le noyau de notre être est donc formé par le "Çà" obscur qui n'entretient pas de relation directe avec le monde extérieur, et n'est accessible à notre connaissance que par l'intermédiaire d'une autre instance. Dans le "Çà" agissent les pulsions organiques, elles-mêmes constituées, selon des dosages différents, par le mélange de deux forces primordiales (Eros et Destruction), et se différenciant l'une de l'autre par leur rapport avec les organisations ou les systèmes d'organisation. -- L'unique effort de ces pulsions se porte vers la satisfaction que l'on attend de certaines modifications effectuées dans les organes, à l'aide des objets du monde extérieur" (s. Freud, Abriss der Psychoanalyse. Das Unbehagen der Kultur. Frankfurt M. Hamburg 1955 (Fisher), p. 74-75). -- Ce "noyau" ou "coeur" de l'homme serait alors dominé par l'union entre l'instinct érotique et l'instinct destructeur, et la vie consisterait à les satisfaire.).
La Rédemption est une vérité, une réalité au nom de laquelle l'homme doit se sentir appelé et "appelé avec vigueur". Il doit aussi se rendre compte de cet appel à travers les paroles du Christ dans Matthieu 5,27-28 lorsqu'elles sont relues dans tout le contexte de la révélation du corps. L'homme doit se sentir appelé a redécouvrir, même à réaliser la signification sponsale du corps et à exprimer de cette manière la liberté intérieure du don, c'est-à-dire de cet état et de cette force spirituels qui découlent de la domination de la concupiscence de la chair.

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5. L'homme est appelé à cela par la parole de l'Evangile, donc de l'"extérieur", mais en même temps il est appelé de l'"intérieur". Dans le Discours sur la Montagne, le Christ se réfère au "coeur" et ses paroles conduisent, dans un certain sens, l'auditeur à cet appel intérieur. S'il accepte qu'elles agissent en lui, il pourra entendre en même temps à l'intérieur de lui-même comme l'écho de cette "origine", de cette bonne "origine" à laquelle le Christ fait référence une autre fois pour rappeler à ses auditeurs qui est l'homme, qui est la femme et qui ils sont réciproquement l'un pour l'autre dans l'oeuvre de la création. Les paroles prononcées par le Christ dans le Discours sur la Montagne ne sont pas un appel lancé dans le vide. Elles ne sont pas adressées à l'homme totalement engagé dans la concupiscence de la chair, incapable de chercher une autre forme de rapports réciproques dans le cadre de l'attirance éternelle qui accompagne l'histoire de l'homme et de la femme précisément depuis l'"origine". Les paroles du Christ témoignent que la force originelle (donc aussi la grâce) du mystère de la création devient pour chacun d'eux force (c'est-à-dire grâce) du mystère de la Rédemption. Cela concerne la même "nature", le même substrat de l'humanité de la personne, les impulsions les plus profondes du "coeur". L'être humain n'éprouve-t-il pas, en même temps que la concupiscence, un profond besoin de conserver la dignité des rapports réciproques qui trouvent leur expression dans le corps grâce à sa masculinité et à sa féminité? N'éprouve-t-il pas le besoin de leur conférer la suprême valeur qu'est l'amour?

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6. Lorsqu'on le relit, cet appel contenu dans les paroles du Christ du Discours sur la Montagne ne peut être un acte détaché du contexte de l'existence concrète. Il signifie toujours - bien que seulement dans la dimension de l'acte auquel il se réfère - la redécouverte de la signification de toute l'existence, de la signification de la vie où se trouve également comprise cette signification du corps que nous appelons ici "sponsale". Dans un certain sens, la signification du corps est l'antithèse de la libido freudienne. La signification de la vie est l'antithèse de l'herméneutique du "soupçon". Cette herméneutique est très différente, elle est radicalement différente de celle que nous découvrons dans les paroles du Christ contenues dans le Discours sur la Montagne. Ces paroles dévoilent non seulement un autre ethos mais aussi une autre vision des possibilités de l'homme. Il est important que lui, précisément dans son "coeur", ne se sente pas seulement irrévocablement accusé et livré à la concupiscence de la chair mais que, dans le même coeur, il se sente appelé avec énergie, qu'il se sente appelé précisément à cette suprême valeur qu'est l'amour. Appelé comme personne dans la vérité de son humanité, donc aussi dans la vérité de sa masculinité et de sa féminité, dans la vérité de son corps. Appelé dans cette vérité qui est un patrimoine "de l'origine", un patrimoine de son coeur, plus profond que le péché héréditaire, plus profond que la triple concupiscence. Situées dans la réalité tout entière de la création et de la Rédemption, les paroles du Christ réactualisent cette hérédité plus profonde et lui donne une force réelle dans la vie de l'homme.




2002 Magistère Mariage 1041