2002 Magistère Mariage 1766

Le ministère des pasteurs et des confesseurs.

La fidélité de l'Eglise au Christ, à sa doctrine et à son commandement, se révèle et se réalise dans la fidélité dont doit être empreint le ministère des pasteurs et des confesseurs. De ce ministère, la lettre rappelle, avant tout, l'aspect doctrinal, qui a un double destinataire: l'un général et commun, l'autre particulier et spécifique. Il s'agit en effet de "rappeler cette doctrine dans l'enseignement à tous les fidèles qui leur sont confiés" n. 6 . Il s'agit en outre de rappeler cette doctrine aux divorcés remariés qui, selon leur conscience, estiment pouvoir accéder à la communion eucharistique: "Un tel jugement de conscience est en opposition patente avec la doctrine de l'Eglise" n. 6 . Dans ce cas, précise la lettre, ce qui est en question, c'est un "grand devoir" d'avertir: le sérieux du devoir dépend et est à la mesure du sérieux des contenus doctrinaux et pratiques impliqués, tels l'indissolubilité du mariage et les conditions morales pour l'accès aux sacrements. Par conséquent, la gravité du devoir dépend et est à la mesure du bien que l'on entend protéger et promouvoir: le bien spirituel de la personne et le bien commun de l'Eglise.

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Le second aspect du ministère des pasteurs et des confesseurs est plus explicitement pastoral: il s'agit d'inviter et d'accompagner les divorcés remariés "à participer à la vie ecclésiale dans la mesure où cela est compatible avec les dispositions du droit divin" n. 6 . En réalité, ces fidèles "ne sont en rien exclus de la communion ecclésiale". Si cela est évident pour les amateurs de théologie et pour les agents de la pastorale, cela ne l'est pas en revanche pour l'opinion ou la conviction d'un grand nombre de fidèles qui pensent, à tort, que les divorcés remariés sont "excommuniés" par l'Eglise, et qu'ils sont donc éloignés et rejetés. Mais en tant que baptisés, ils sont insérés dans la communauté chrétienne. Et pour toujours: aucun désordre de vie - pas même le divorce et le second "mariage" - ne peut effacer le caractère et le lien baptismal. En outre, un grand nombre de divorcés remariés conservent la foi chrétienne, même si, tout au moins sur le plan conjugal, ils ne la vivent pas de manière cohérente. Et avec la foi, ils possèdent une vie religieuse qui a ses expressions.
L'accès à l'eucharistie est certes un aspect fondamental de la participation à la vie ecclésiale. Mais si cet accès n'est pas possible aux divorcés remariés, d'autres formes de participation sont en revanche non seulement possibles, mais constituent même un devoir. En ce sens, "il faut aider les fidèles à approfondir leur compréhension et la valeur de leur participation au sacrifice du Christ dans la messe, de la communion spirituelle, de la prière, de la méditation de la parole de Dieu, des oeuvres de charité et en faveur de la justice" n. 6 . C'est un aspect, pas toujours facile, de l'action pastorale, bien souvent esclave d'une "réduction sacramentelle", comme si la participation à la vie de l'Eglise se réduisait purement et simplement à l'accès à l'eucharistie.

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Conscience, situation matrimoniale et Eglise.

Les numéros 7-9 n. 7-9 de la lettre ont une importance doctrinale et pastorale particulière parce qu'ils développent une analyse précise de la conscience morale personnelle, dont peut découler - et en effet elle en découle - "la conviction erronée, de la part d'un divorcé remarié, de pouvoir accéder à la communion eucharistique" n. 7 . Y sont dénoncées deux graves déformations auxquelles peut être soumise la conscience morale dans son intervention par rapport à la situation matrimoniale.
La première déformation réside dans le fait de mettre l'accent sur le devoir de décision de la conscience au point de l'interpréter uniquement comme un pouvoir de décision sur la base de la conviction intime. Mais comme le relève l'encyclique Veritatis splendor, avec cette position "on se trouve devant une mise en question de l'identité même de la conscience morale face à la liberté de l'homme et à la Loi de Dieu" VS 56. En réalité, le caractère propre de la conscience est celui d'"émettre un jugement moral sur l'homme et sur ses actes, jugement d'absolution ou de condamnation selon que les actes humains sont ou non conformes à la Loi de Dieu écrite dans le coeur" VS 59.

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La seconde déformation réside dans le fait de mettre l'accent sur l'individualisme de la conscience, dans le sens où l'on attribue à l'individu le pouvoir de décider d'une réalité - l'existence ou non du précédent mariage et la valeur de la nouvelle union - qui concerne certes l'individu, mais qui comporte une dimension publique essentielle. C'est la dimension qui ressort immédiatement d'une considération aussi bien théologique qu'anthropologique du mariage, qui se présente comme "image de l'union sponsale entre le Christ et son Eglise et noyau de base et facteur important de la vie de la société civile" n. 7 . La lettre insiste avec raison sur ce point, relevant la nature spécifique du consentement matrimonial "(Ce) n'est pas une simple décision privée, puisqu'il crée pour chacun des époux et pour le couple une situation spécifiquement ecclésiale et sociale" n. 8 . La conséquence est évidente: "Dès lors, le jugement de la conscience sur sa propre situation matrimoniale ne regarde pas seulement un rapport immédiat entre l'homme et Dieu, comme si on pouvait se passer de cette médiation ecclésiale qui inclut également les lois canoniques qui obligent en conscience" n. 8 .
Or, en ce qui concerne la discipline de l'Eglise, la lettre renvoie les divorcés remariés "qui sont subjectivement certains, en conscience, que le mariage précédent, irréparablement détruit, n'a jamais été valide" à l'examen de la validité du mariage à travers la voie du for externe, qui attribue, entre autres, une importance particulière aux déclarations des parties CIC 1536Par. 2 et CIC 1679. La justification de cela est une fois encore ecclésiologique et atteint son sommet précisément dans l'accès à l'eucharistie: "L'Eglise est le Corps du Christ, et vivre dans la communion ecclésiale c'est vivre dans le Corps du Christ et se nourrir du Corps du Christ. En recevant le sacrement de l'eucharistie, la communion avec le Christ-tête ne peut jamais être séparée de la communion avec ses membres, c'est- à-dire avec son Eglise... Recevoir la communion eucharistique quand on est en contraste avec les normes de la communion ecclésiale est donc une chose contradictoire en soi" n. 9 .

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La signification ecclésiale de la lettre.

Au terme de la présentation de la lettre, quelques brèves réflexions sur sa signification peuvent s'avérer utiles.
Tout d'abord, il faut relever le 'sujet' de la lettre, la Congrégation pour la doctrine de la foi: ses devoirs de gardienne et de promotrice de la foi - "faire resplendir la vérité de Jésus-Christ dans la vie et la pratique de l'Eglise" - disent déjà l'importance du document, qui a en outre reçu l'approbation du Saint-Père. La lettre constitue en particulier une réaffirmation claire et détaillée de la doctrine et de la discipline de l'Eglise, qui ont été présentées par Familiaris consortio. Et la lettre est un interprète autorisé de cette exhortation, surtout en ce qui concerne la validité universelle de la non-admission à la communion eucharistique des divorcés remariés qui demeurent dans cette situation: " La structure de l'exhortation et la teneur de ses paroles font comprendre clairement que cette pratique, présentée comme obligatoire, ne peut être changée sur la base des différentes situations " n. 5

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'L'objet' de la lettre est ponctuel et spécifique: l'accès à la communion eucharistique. C'est indubitablement un point fondamental dans la pastorale des divorcés remariés, de par la signification objective que possède l'eucharistie dans la vie de l'Eglise et du chrétien. De l'eucharistie en effet, il faut prêcher ce que le Concile dit de la liturgie: " (C')est le sommet auquel tend toute l'action de l'Eglise, et en même temps la source d'où découle toute sa vertu " SC 10 Par conséquent, la lettre n'entend pas affronter l'ensemble du domaine de la pastorale des divorcés remariés, même si elle ne manque pas d'aborder - parfois directement, parfois indirectement - de nombreux points d'intérêt particulier.

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Les destinataires de la lettre sont les évêques de l'Eglise catholique: ce sont eux, en communion avec le pape et entre eux, qui sont les premiers responsables de la doctrine et de la discipline de l'Eglise. Et ils le sont par rapport au peuple de Dieu, qui constitue par conséquent le destinataire ultime de la lettre. Ainsi émerge la nécessité de développer, avec l'aide de la réflexion théologique et pastorale, une oeuvre vaste et constante de catéchèse et de formation de la conscience morale, qui puisse amener les fidèles à connaître la position de l'Eglise selon la vérité et selon les raisons qui la justifient. Il s'agit de communiquer, par la parole et le témoignage de vie, le message évangélique du mariage dans le contexte social et culturel d'aujourd'hui dans lequel les chrétiens eux-mêmes sont tentés ou frappés par la 'sclerokardia' Mt 19,8. Avec courage et confiance. Et avec une grande bonté "Les pasteurs et la communauté des fidèles devront nécessairement souffrir et aimer avec les intéressés, pour que ceux-ci reconnaissent, même au sein de leur difficulté, le joug facile et le fardeau léger de Jésus" n. 10 .

MGR DIONIGI TETTAMANZI,
secrétaire général de la Conférence épiscopale italienne.





2. PROBLEMATIQUE CANONIQUE


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La récente lettre adressée aux évêques de l'Eglise catholique par la Congrégation pour la doctrine de la foi, sur l'accès à la communion eucharistique des fidèles divorcés remariés (ORLF, n 42, 18 octobre 1994), se réfère, en son numéro 9 Lettre n.9 , et de manière concise quoique avec une formulation tout à fait exacte, à un problème en soi typiquement juridico-canonique, mais touchant et concernant la conscience des individus. C'est le problème que certains ont parfois voulu présenter comme une question préjudicielle évidente mais qui reste à prouver, comme "conflit entre for interne et for externe": une situation qui, si elle se vérifiait dans la législation canonique ou, peut-être plus justement, dans la vie de l'Eglise, ne pourrait jamais ni en aucun cas laisser indifférent.
Il est donc bon de s'arrêter un peu sur le problème même, parce que nous pensons aussi que cela contribuera grandement à mieux comprendre la lettre, et plus encore son esprit authentiquement pastoral.

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Il convient tout d'abord de relire les paroles de la lettre sur lesquelles il est intéressant de porter notre réflexion: "La discipline de l'Eglise trouvons-nous au n. 9 Lettre n.9 -, tout en confirmant la compétence exclusive des tribunaux ecclésiastiques dans l'examen de la validité du mariage de catholiques, offre également de nouvelles voies pour démontrer la nullité de l'union précédente, afin d'exclure le plus possible quelque discordance que ce soit entre la vérité vérifiable dans le procès et la vérité objective connue par la conscience droite."
Nous affronterons donc successivement les questions abordées ici, pour avoir des critères de juste estimation des affirmations contenues dans la lettre et surtout pour écarter les préjugés sans fondement et irréels.

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a) - Caractère ecclésial, c'est-à-dire "public", du

mariage.

Il y a des personnes qui soutiennent aujourd'hui encore la thèse selon laquelle la "publicité" que l'Eglise attribue au mariage n'aurait pas d'autre signification et tirerait son origine uniquement dans la volonté d'exercer une domination d'autorité, et donc de contrôle sur ce mariage. La thèse pourrait encore avoir des conséquences de vérité, si elle ne tendait pas - avec un esprit férocement laïc - à faire rentrer dans le domaine purement "privé" un acte (qui, en l'occurrence, est surtout et avant tout un sacrement) dont l'intérêt public est sans égal même dans toute organisation civile étatique.
Il est certain que le mariage-sacrement, qui engage aussi la conscience des individus, qui naît d'un choix de don libre et amoureux de deux êtres sexuellement distincts, qui ne peut être imposé à personne de même qu'il ne peut être refusé à personne, pourvu qu'il soit apte et capable, et est donc d'une importance vitale, fondamentale et primordiale pour les sujets, c'est-à-dire pour l'homme, a dans le même temps, mais d'une manière qui n'est pas moins forte ni radicale, une valeur dans et pour la société ecclésiale. Cela vaut pour l'existence tout entière de chacun des conjoints de là la préoccupation toujours plus aiguë de préparer les époux au mariage; de là la vérification pastorale avant même celle d'ordre juridique, du fait que rien n'empêche la célébration valide et licite du mariage CIC 1066; de là la "solennité" (qui ne se confond certes pas avec le faste uniquement extérieur de certains rites) conférée au mariage par la présence active du témoin qualifié qui est l'ordinaire du lieu ou le curé, et donc à travers ce que l'on appelle la "forme canonique" CIC 1108; de là l'assistance pastorale qui émane explicitement du Code canonique en vigueur concernant aussi ceux qui vivent déjà dans l'état conjugal CIC 1063.

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Du reste, il suffirait de rappeler que le mariage entre baptisés est sacrement, vrai sacrement CIC 1055 Par. 2, pour devoir en déduire avec une argumentation irréfutable que l'Eglise a le devoir, avant même que le droit, de défendre sa sainteté, et donc sa célébration valide et licite. Ce n'est donc qu'une erreur, attribuable à la Réforme protestante, que d'affirmer que l'Eglise n'a pas le pouvoir de fixer des empêchements au mariage.
Mais s'il revient à l'Eglise de veiller à ce que le mariage soit validement et licitement célébré, il s'ensuit qu'il lui revient aussi d'examiner, de juger, là où surgissent par la suite des doutes, si en l'espèce la célébration a en fait et réellement été valide. Et même, le Code canonique établit expressément qu'il n'est pas permis de contracter un nouveau mariage avant que le précédent n'ait été légitimement et avec certitude reconnu nul ou dissous CIC 1085 Par. 2.
Tout cela, de manière cohérente avec le principe de l'intérêt "public", c'est-à-dire ecclésial du mariage- sacrement, amène à comprendre dans le cadre général du droit de l'Eglise ce qui vient d'être affirmé dans la lettre en question, c'est-à-dire la confirmation de la compétence exclusive des tribunaux ecclésiastiques dans l'examen de la validité du mariage des catholiques.

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b) - Conflit entre for "interne" et for "externe"?

Il est bon de ne pas perdre de vue l'objectif des procès ouverts auprès des tribunaux ecclésiastiques en ce qui concerne la validité ou la nullité du mariage: ils ne tendent et ne peuvent que tendre à vérifier qu'un motif légitime quelconque (vice de forme, défaut ou vice de consentement, existence d'empêchements) a fait que le lien conjugal ne s'est pas formé, les deux époux étant conscients ou non, peu importe, puisqu'il s'agit de la vérification d'une vérité objective.
Mais personne, car le principe de contradiction ne le permet pas, ne pourra jamais affirmer qu'existent deux vérités objectives opposées, dont l'une serait vérifiable dans le procès canonique (et donc au for externe), et l'autre connaissable par la conscience droite.
Il faudrait même dire que, là où se vérifierait une telle situation de conflit (certainement pas par une condition objective de faits, mais uniquement par leur évaluation subjective), avec tout le respect dû à la conscience individuelle, le résultat obtenu au for externe devrait prévaloir: et cela pour deux sortes de raison.

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Il faut avant tout rappeler le principe juridique bien connu selon lequel personne ne peut être juge et partie; cela vaut à plus forte raison lorsqu'il s'agit d'une matière ayant une valeur publique (ne disons pas prioritaire, mais) indubitablement vitale et radicale, ce qu'est le mariage- sacrement, comme on l'a rappelé plus haut. Et même si l'on ne voulait pas tenir compte de cela - ce qui ne semble pourtant pas juste - il faudrait toujours avoir présent à l'esprit le fait que le mariage engage aussi l'intérêt de l'autre, et qu'il sort donc de la sphère strictement subjective, et aussi l'intérêt de tiers, qui sont les enfants.
Mais on ne peut pas non plus oublier l'autre sorte de raison, c'est-à-dire la possibilité extrême, nous pourrions presque dire l'éventualité presque nécessaire d'erreur, dans des situations subjectives évidentes en elles-mêmes, d'un jugement porté sur son propre mariage; éventualité d'erreur possible aussi chez qui juge de l'extérieur, mais non nécessaire en soi.
Si nous voulions ensuite porter tout cela, et nous devons en effet le faire, sur le plan pratique (qui est du reste celui du procès canonique), il semblerait téméraire d'attribuer au préalable une plus grande probabilité d'erreur au jugement de personnes qualifiées, préparées, expertes, avec un examen collégial même à deux niveaux de procès, qu'au jugement d'une seule personne, intéressée et donc conditionnée, pas toujours ou plutôt presque jamais préparée à traduire en termes juridiques (et donc objectivement valides ou non) des faits, circonstances et intentions, ayant le plus souvent une signification allant jusqu'à l'ambigu ou le polyvalent.

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c) - Formalisme juridique ou garantie substantielle de

vérité?

Sur un plan abstrait et théorique, il ne semble pas légitime de parler ou d'émettre l'hypothèse de conflit entre for interne et for externe, mais l'on se trouve toujours en présence d'une vérification de vérité objectivement réelle.
Le caractère conflictuel pourrait plutôt apparaître sur un autre plan, auquel fait implicitement référence la lettre, lorsqu'elle parle de "nouvelles voies pour démontrer la nullité de l'union précédente": c'est là un problème éminemment juridico-canonique (dans le procès), auquel la sagesse du Législateur ecclésial a donné dans le Code en vigueur une solution typiquement pastorale dans la mesure où elle respecte la dignité due à l'homme et où elle se situe dans la lignée des principes fondamentaux du droit naturel.
Cherchons tout d'abord à comprendre en quoi consiste exactement le problème.
Il se réduit nécessairement à un nombre très mince de cas possibles de nullité de mariage, c'est-à-dire à ceux qui sont liés aux vices ou défauts de consentement. Il s'agit ici de connaître exactement quelle a été la volonté du ou des futurs époux, si elle a été volontairement limitée ou même inexistante, si le consentement a été conditionné par des circonstances externes ou internes.
Or donc il ne fait pas de doute que, de manière abstraite et par principe, personne mieux que les parties contractantes ne connaît la volonté intérieure qui a été la sienne, son intention véritable au moment où le consentement a été extérieurement exprimé au cours du rite nuptial.
Ce qui toutefois, il faut le noter tout de suite, ne signifie pas que la qualification juridique, l'importance canonique, la conséquence sur la validité ou non du mariage, puissent être jugées par les parties contractantes mieux que quiconque: connaître (avoir conscience) un fait, ce n'est en effet pas la même chose que le qualifier juridiquement.
Ce qui amène nécessairement et par principe aussi bien à limiter les domaines de conflits possibles qu'à ne pas confondre le fait et son importance juridique.
Pourtant, le problème est autre.

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Puisqu'il s'agit dans notre cas, comme nous l'avons indiqué plus haut, d'un procès de vérification sur un fait controversé qui est la nullité d'un mariage, il est évident que le juge ecclésiastique pourra se prononcer sur ce sujet en se fondant exclusivement sur des faits certains et prouvés

la théorie des preuves appartient à tout ordre juridique et

ne saurait donc être étrangère au droit canonique.
Le Code de l'Eglise établit par conséquent un ensemble de moyens de preuve, par lesquels on peut obtenir, lors des procès, la certitude morale sur l'objet examiné: notons toutefois qu'est totalement étranger à l'esprit et à la réglementation du droit canonique le système dit de la preuve légale, dans le sens où les moyens de preuve ne servent qu'à atteindre la certitude morale, mais que les preuves elles- mêmes sont évaluées librement par la conscience du juge. Et ici tombe déjà une conception prétendue de formalisme juridique, indubitablement étrangère à l'esprit du droit canonique.
Mais quelles preuves peuvent conduire le juge ecclésiastique à se prononcer avec certitude sur la nullité d'un mariage?
Pour rester dans le domaine restreint des causes qui nous intéressent (et dont on a parlé plus haut), il faut dire que les preuves fondamentales sont généralement les suivantes: les déclarations des parties (en l'occurrence des conjoints), les témoins, les circonstances certaines et objectives liées à l'objet de la cause.
Le problème surgit lorsque, dans un cas singulier et concret, il ne peut y avoir de témoins capables d'éclairer le juge sur la volonté des parties, mais que l'on se trouve en présence des seules affirmations des conjoints ou de l'un d'entre eux seulement.

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Il est logique de penser et d'affirmer que, si ces déclarations des conjoints n'étaient pas juridiquement suffisantes pour engendrer une certitude morale chez le juge ecclésiastique, on se trouverait face à des situations pour lesquelles, au for externe (c'est-à-dire judiciaire), on ne pourrait arriver à une sentence de nullité, car l'on devrait limiter la valeur des déclarations mêmes au for interne.
En fait, il n'en va pas ainsi, parce qu'il est nécessaire de reconnaître que le Législateur canonique, faisant preuve d'un profond respect pour la personne humaine, en conformité avec le droit naturel, et en dépouillant le droit processuel de tout formalisme juridique superflu, le tout dans le respect des exigences imprescriptibles de la justice (en l'occurrence l'obtention d'une certitude morale et la sauvegarde de la vérité qui concerne même ici la valeur d'un sacrement), a établi des normes en vertu desquelles CIC 1536 Par. 2 et CIC 1679 les seules déclarations des parties peuvent constituer une preuve suffisante de nullité, naturellement lorsque ces déclarations, correspondant aux circonstances de la cause, offrent une garantie de pleine crédibilité.
Cf. sur ce délicat problème: M. F. POMPEDDA, "il valore probativo delle dichiarazioni delle parti nella nuova giurisprudenza della Rota romana", Ius Ecclesiae, vol. V, n. 2, 1993, p. 437-468; Studi di diritto matrimoniale canonico, Milan, 1993, p. 493-508.

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S'il nous fallait, à partir de ce qui précède, conclure simplement qu'une fois encore le Législateur a su sagement concilier la rigueur et la certitude du droit avec les exigences d'un sain respect de la personne humaine et de sa dignité, nous pourrions affirmer avec raison que la norme canonique s'est dépouillée de tout formalisme inutile, en plein accord avec la règle suprême du droit naturel. Mais cela, dans le cas précis, semble affaiblir la véritable portée de la norme canonique, qui est imprégnée, nourrie et orientée vers les besoins pastoraux des fidèles, à cette fin ultime et suprême du droit canonique qui est le salut des âmes CIC 1752.

MGR MARIO F. POMPEDDA,
doyen de la Rote romaine.





3. L'"EPIKEIA" DANS LA PASTORALE DES DIVORCES REMARIES

les questions des anciens

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On a avancé de divers côtés l'hypothèse selon laquelle la doctrine traditionnelle de l'epikeia pourrait permettre d'aboutir à une solution morale différente pour le problème des divorcés remariés. Etant donné l'importance et le caractère délicat de ce problème, cette hypothèse mérite une attention particulière.
La tradition catholique en théologie morale a accordé une large place à l'epikeia. Sur la trace d'Aristote, que l'on doit considérer comme le locus classicus en la matière, saint ALBERT le Grand, saint THOMAS D'AQUIN, le bienheureux JEAN DUNS SCOT, GAETANO, SUAREZ, le Cursus theologicus des théologiens carmes de Salamanque, saint ALPHONSE et de nombreux chercheurs du XX ème siècle ont apporté des éclairages importants. Renvoyant le lecteur intéressé à l'étude analytique des sources, publiée dans la livraison d'automne de la revue Acta philosophica (Acta philosophica, n. 6 (1997), 197-236; n. 7 (1998), 65-88), nous nous limiterons à un exposé synthétique, qui tiendra compte pourtant de la diversité d'accentuation entre les docteurs et théologiens mentionnés ci-dessus.
L'étude des sources classiques ne laisse aucun doute sur le fait que l'epikeia a été considérée, avec toutes les conséquences et au sens le plus rigoureux, comme une vertu morale II-II 120,1, autrement dit comme une qualité appartenant à la formation morale accomplie de l'homme. Ce fait a deux conséquences importantes. La première est que l'epikeia est le principe de choix non seulement bons, mais tout à fait excellents pour ARISTOTE, "l'équitable est juste, et même meilleur qu'un certain type de juste"; pour saint ALBERT LE GRAND l'epikeia est une " superjustice". Elle n'est donc pas quelque chose de moins bon - une sorte de mitigatio iuris, ou une réduction ou déviation de la vraie justice qui pourrait être toléré en certains cas. L'epikeia est plutôt la perfection et le couronnement de la justice et des autres vertus. La seconde conséquence est que le transfert de l'epikeia dans un contexte épistémologique et éthique différent de l'éthique classique des vertus requiert des précautions méthodologiques particulières.

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La situation originelle de l'epikeia est le domaine des comportements régulés par les lois de la polis, auxquelles les scolastiques ajoutèrent les comportements régulés par le droit canonique: dans tous les cas, des lois humaines perfectibles. Reprenant fidèlement la pensée d'ARISTOTE et de saint THOMAS, GAETANO explique en résumé la nature de l'epikeia par ces mots "Directio legis ubi deficit propter universale", autorité sur la loi là où elle est défectueuse à cause de son universalité. L'homme bien formé, non seulement sait quels comportements sont commandés ou interdits, mais il comprend également pourquoi. Or, comme la loi parle à l'universel, il peut advenir une chose qui, malgré les apparences, n'entre pas dans la norme universelle, et l'homme vertueux s en rend compte, car il comprend qu'en ce cas l'observance littérale de la loi donnerait lieu à un comportement qui léserait la ratio iustitiae ou la communis utilitas, principes suprêmes qui inspirent toute loi et tout législateur. C'est alors un devoir, là où le Législateur humain a négligé une circonstance et est passé à côté pour avoir parlé en général, d'orienter l'application de la loi, et de considérer comme prescrit ce que le Législateur lui- même dirait s'il était présent, et qu'il aurait inclus dans la loi s'il avait pu connaître le cas en question. Et tout cela est fait non pas faute de mieux, mais parce que autrement on aboutirait à un comportement injuste et ruineux du bien commun. L'epikeia n'est pas une chose qui peut être invoquée par bienveillance, elle n'a rien à voir avec le principe de tolérance, mais quand c'est le cas elle devient la règle à suivre nécessairement.
Saint THOMAS estime même que la justice est prêchée per prius par l'epikeia, et per posterius par la justice légale, puisque celle-ci est dirigée par celle-là; il ajoute même que l'epikeia "est comme une règle supérieure des actes humains" II-II 120,1. Cela ne signifie évidemment pas que l'epikeia soit au-dessus du bien et du mal, mais simplement que, quand les critères communs de jugement manquent pour les raisons déjà signalées, l'acte à poser doit être déterminé par un jugement directif, appelé "gnome" par saint THOMAS, qui doit s'inspirer directement de principes plus élevés (altiora principia): la ratio iustitiae et le bien commun, en sautant la médiation du précepte qui, hic et nunc, est défectueux. L'epikeia est "une règle supérieure" dans la mesure où, pour juger des cas exceptionnels, elle se réclame directement de principes moraux du plus haut niveau.

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Tous sont d'accord (de saint THOMAS à saint ALPHONSE) que la loi n'est pas observée quand, dans un seul cas, elle est défectueuse 'aliquo modo contrarie' et pas seulement 'negative'. Autrement dit, la loi n'est pas observée littéralement si son observance donne lieu à un comportement de quelque façon contraire à la justice ou au bien commun; en revanche, on ne peut en appeler à l'epikeia seulement parce que la ratio legis ne semble pas, dans tel cas concret, être particulièrement pertinente ou pressante (cessation simplement négative de la ratio legis). Dans cette ligne, saint Thomas estime que quand l'exécution littérale de la loi est nocive pour le bien commun, si le péril n'est pas imminent, il faut recourir au Législateur. Cette observation démontre qu'un problème vivement ressenti par la conscience juridique et politique contemporaine n'a pas échappé à saint THOMAS. Si chacun se sentait autorisé à évaluer les dispositions légales à la lumière de sa propre idée du bien commun ou sur la base exclusive de ses propres circonstances, on finirait par aboutir non seulement à l'arbitraire, mais à la dissolution de tout le système légal, tant civil qu'ecclésiastique. Le jugement par lequel tout citoyen pourrait éventuellement se réclamer de sa propre situation menacerait, telle une épée de DAMOCLES, toute certitude juridique, et le vivre-ensemble deviendrait plus ou moins impossible.

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En termes plus concrets, quand peut-on considérer qu'une loi est défectueuse aliquo modo contrarie? Sur la signification exacte de l'aliquo modo, il n'y a pas accord complet. Pour saint Thomas et pour GAETANO, il faut une opposition véritable de l'observance de la loi à la justice ou au bien commun. Pour Suarez cette opinion est nimis regida et limitata . Il estime qu'une loi humaine fait défaut aliquo modo contrarie également dans les trois hypothèses suivantes

- l) quand son exécution, sans être inique, est très

difficile et onéreuse: par exemple, si elle implique un risque sérieux pour sa propre vie; - 2) quand il est certain que le Législateur humain, tout en pouvant obliger aussi dans ce cas, n'a pas eu et n'a pas l'intention de le faire; - 3) quand l'observance de la loi, même si elle ne lèse pas le bien commun, nuirait au bien de la personne en question, à condition que - précise Suarez - "le dommage soit grave et que nulle exigence du bien commun n 'oblige â causer ou â permettre un tel dommage". Au-delà des observations que, sur le plan scientifique, on pourrait faire sur ce point à Suarez, il faut rappeler ici que sa position a été quasi universellement acceptée par la théologie morale catholique jusqu'à nos jours, tout comme a été paisiblement reçue la thèse suarézienne selon laquelle ni les lois irritantes ni la loi divine positive ne peuvent être corrigées par l'epikeia.

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Venons-en au problème de la loi morale naturelle. Le premier à poser explicitement la question fut GAETANO. Expliquer pourquoi, dans son commentaire de la Somme théologique, il se pose une question que saint THOMAS ne s'était pas posée, nous amènerait à étudier des problèmes liés aux orientations volontaristes du XIV ème siècle que nous n'avons pas la place de traiter. Peut-il y avoir des cas où l'epikeia devra corriger la loi morale naturelle? GAETANO, les théologiens carmes de SALAMANQUE et saint ALPHONSE répondent oui; SUAREZ, au contraire, répond non. Mais les premiers et le second soutiennent en réalité une thèse substantiellement identique. GAETANO observe que les lois humaines peuvent contenir deux types d'éléments de droit naturel. Certains sont universellement valides, à tel point qu'ils ne peuvent jamais manquer, et parmi eux il mentionne le mensonge et l'adultère (ce sont, en définitive, les actions intrinsèquement mauvaises); vis-à-vis de tels comportements, il n'y a pas de place pour l'epikeia. D'autres, en revanche, sont des exigences généralement valides, mais qui peuvent manquer: c'est le cas, par exemple, du précepte de restituer ce qui a été consigné en dépôt; l'application de ce type de préceptes devra parfois être régulée par l'epikeia, en ce sens que l'epikeia, en commandant de ne pas observer la loi, permettra de poser un acte vertueux et excellent là où, à cause de l'infinie diversité des circonstances humaines, on vient à créer une situation qui ne peut manifestement pas rentrer dans la ratio legis.
Si l'on réfléchit sur le sens de ce qu'affirme GAETANO, il est clair qu'il entend par loi naturelle la morale naturelle, ou encore, le domaine des comportements régulé par les vertus morales, bien différent de celui régulé par la loi divine positive. Plus concrètement, quand il affirme que l'epikeia a aussi pour objet la loi naturelle, il entend se référer aux lois positives qui expriment, au moyen de formules linguistiques normatives humaines, des conséquences découlant des vertus, mais non leurs exigences essentielles ou les actes qui les contredisent (actes intrinsèquement mauvais). En ce sens, il est évident que l'epikeia s'applique au domaine de la loi naturelle. Mais cela n'est pas vrai - comme le précise explicitement GAETANO - si par loi naturelle nous entendons les normes qui interdisent les actes intrinsèquement mauvais, à savoir les actes qui en vertu de leur identité essentielle sont contraires à la droite raison.

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La position de Suarez est très charpentée. Il reprend la distinction de GAETANO: la loi morale naturelle peut être considérée en elle-même, ou bien en tant que jugement de la raison droite, ou encore en tant que contenue et ultérieurement déterminée par une loi humaine. La thèse de SUAREZ est que nul précepte naturel considéré en soi ne peut avoir besoin de l'intervention de l'epikeia. Pour fonder inductivement sa thèse, Suarez rappelle la distinction entre préceptes positifs et préceptes négatifs. Les préceptes négatifs sont de nature à "ut semper et pro semper obligent, vitando mala quia mala sunt". Ces préceptes ne peuvent être d'aucune manière corrigés par l'epikeia. On peut comprendre, au contraire, qu'un changement de l'objet ou des circonstances intrinsèques donne lieu à un acte moral fondamentalement différent (mutatio materiae). Sont proposés les exemples du vol en cas d'extrême nécessité et celui du dépôt. Dans ces cas-là, le changement d'évaluation morale répond au changement subi par l'acte dans le genus moris, et pas à proprement parler à l'epikeia. Un exemple plus exceptionnel de mutatio materiae serait la situation qui se créerait si, après une guerre, ne restaient sur la terre qu'un seul homme et sa soeur, ou bien un homme, son épouse stérile, et une autre femme féconde. Les actes qui devraient être posés, en vue de la continuité du genre humain, auraient un rapport à la raison droite et au droit naturel essentiellement diffèrent de celui que nous connaissons aujourd'hui sous les noms d'inceste et d'adultère. C'est pourquoi, même en considérant ces situations tout à fait exceptionnelles, SUAREZ estime pouvoir affirmer, avec une certitude absolue et universelle, qu'un acte interdit par un précepte naturel négatif, stande eadem materia, ne pourra jamais devenir moralement licite en vertu de l'epikeia.

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Les théologiens carmes de SALAMANQUE sont sur la même ligne que GAETANO et SUAREZ, et sont explicitement cités par saint Alphonse quand il traite de l'epikeia. A la lumière de ce que nous avons dit, on voit parfaitement ce que veut dire saint ALPHONSE quand il affirme que l'intervention de l'epikeia est parfois nécessaire également dans le domaine de la loi morale naturelle, quand une action concrète est privée de sa négativité morale par les circonstances ("ubi actio possit ex circumnstantis a malitia denudari"). Saint ALPHONSE pense à l'acte de ne pas restituer un dépôt, qui serait en soi mauvais, mais qui en certaines circonstances devient non seulement bon, mais vertueux et obligatoire.
On a invoqué récemment l'autorité de saint ALPHONSE et sa réflexion sur l'epikeia pour critiquer l'enseignement de l'encyclique Veritatis splendor sur l'existence d'actions intrinsèquement mauvaises, et donc sur la valeur universelle des normes morales négatives qui interdisent de telles actions. L'objection répond à une perspective morale étrangère à saint Alphonse et à la tradition catholique en théologie morale. Il y a dans cette objection, d'une part, l'idée que les normes morales catégorielles, c'est-à-dire celles qui déterminent ce qui correspond concrètement à la justice, à la chasteté, à la véracité, etc. sont des normes simplement humaines VS 36. Il y a, ensuite, l'erreur de décrire de manière " physiciste " et donc forcément prémorale l'objet des actes humains VS 78, de sorte que l'on fait rentrer sous une même norme des actes physiquement semblables (genus naturae) mais moralement hétérogènes (genus moris), avec la conséquence inévitable que toute norme morale négative aurait de multiples exceptions. En décrivant les actes sans accorder d'attention à leur intentionnalité intrinsèque (finis operis) considérée en rapport avec l'ordre de la raison, certains affirment que la légitime défense est une exception au cinquième commandement, mais la même logique les conduirait à soutenir la thèse ridicule selon laquelle la sainteté des rapports conjugaux est une exception à la norme interdisant de forniquer. I-II 18,5


2002 Magistère Mariage 1766