Mystici corporis FR 60

Corps mystique et corps purement moral

60 Que si Nous comparons le Corps mystique avec ce qu'on appelle corps moral, il faut alors remarquer que la différence est grande et même d'importance et de gravité extrêmes. Dans le corps moral, en effet, il n'y a pas d'autre principe d'unité que la fin commune et, au moyen de l'autorité sociale, la commune poursuite de cette même fin ; dans le Corps mystique dont Nous parlons, au contraire, à cette commune poursuite s'ajoute un autre principe intérieur qui, existant vraiment dans tout l'organisme aussi bien que dans chacune des parties et y exerçant son activité, est d'une telle excellence que par lui-même il l'emporte sans aucune mesure sur tous les liens d'unité qui font la cohésion d'un corps physique ou social. Ce principe, Nous l'avons dit, n'est pas de l'ordre naturel, mais surnaturel ; bien mieux, c'est en lui-même quelque chose d'absolument infini et incréé, à savoir l'Esprit de Dieu qui, selon saint Thomas, « un et unique, remplit toute l'Eglise et en fait l'unité » 38.

38 S. THOMAS, De Veritate, q. 29, a. 4, c.


61 En conséquence, la signification exacte de ce mot nous rappelle que l'Eglise, qui doit être regardée comme une société parfaite en son genre, n'est pas seulement composée d'éléments et de principes sociaux et juridiques. Elle surpasse, et de beaucoup, toutes les autres communautés humaines 39 ; elle leur est supérieure autant que la grâce surpasse la nature et que les réalités immortelles l'emportent sur toutes les réalités périssables40. Les communautés de cette sorte, surtout la société civile, ne doivent pas être méprisées, certes, ni traitées comme des choses de peu de valeur ; cependant, l'Eglise ne se trouve pas tout entière dans des réalités de cet ordre, pas plus que l'homme ne consiste tout entier dans l'organisme de notre corps mortel41. Ces éléments juridiques, il est vrai, sur lesquels l'Eglise, elle aussi, s'appuie et qui la composent, proviennent de la constitution divine donnée par le Christ et servent à atteindre la fin surnaturelle ; néanmoins, ce qui élève la société chrétienne à un degré qui dépasse absolument tout l'ordre de la nature, c'est l'Esprit de notre Rédempteur qui, comme source des grâces, des dons et de tous les charismes, remplit à jamais et intimement l'Eglise et y exerce son activité. L'organisme de notre corps est, assurément, une oeuvre merveilleuse du Créateur, mais combien est-il dépassé par la haute dignité de notre âme ! De même, la structure sociale de la communauté chrétienne, qui proclame d'ailleurs la sagesse de son divin Architecte, est cependant d'un ordre tout à fait inférieur dès qu'on la compare aux dons spirituels dont elle est ornée et dont elle vit, et à leur source divine.

39 Cf. Léon XIII, Sapientiae christianae, 10 janvier 1890 ; A. S. 5., vol. XXII, p. 392. Cf. SVS n. 875.
40 Cf. Léon XIII, Satis cognitum ; A. S. S., vol. XXVIII, p. 724. Cf. SVS n. 637.
41 Cf. ibid., p. 710. Cf. SVS n. 605.


Eglise juridique et Eglise d'amour

62 De ce que Nous avons traité et expliqué jusqu'ici dans cette lettre, Vénérables Frères, il apparaît avec évidence que ceux-là se trouvent dans une grave erreur qui se représentent à leur fantaisie une Eglise pour ainsi dire cachée et nullement visible ; de même ceux qui la regardent comme une institution humaine avec un certain corps de doctrine et des rites extérieurs, mais sans communication de vie surnaturelle 42. Tout au contraire : comme le Christ, Chef et Modèle de l'Eglise, « n'est pas tout entier si on ne voit en lui que la nature humaine visible..., ou la nature divine invisible, mais il ne fait qu'un par et dans l'une et l'autre natures ; de même son Corps mystique »43 ; car le Verbe de Dieu a pris une nature humaine sujette aux souffrances pour que, une fois la société visible fondée et consacrée par son sang divin, « l'homme fût rappelé par le gouvernement visible aux réalités invisibles » 44.

42 Cf. ibid., p. 710.
43 Cf. ibid., p. 710.
44 S. Thomas, De Veritate, q. 29, a. 4 ad 3.

63 C'est pourquoi Nous déplorons et Nous condamnons l'erreur funeste de ceux qui rêvent d'une prétendue Eglise, sorte de société formée et entretenue par la charité, à laquelle — non sans mépris — ils en opposent une autre qu'ils appellent juridique. Mais c'est tout à fait en vain qu'ils introduisent cette distinction : ils ne comprennent pas, en effet, qu'une même raison a poussé le divin Rédempteur à vouloir, d'une part, que le groupement des hommes fondé par lui fût une société parfaite en son genre et munie de tous les éléments juridiques et sociaux, pour perpétuer sur la terre l'oeuvre salutaire de la Rédemption45 ; et, d'autre part, que cette société fût enrichie par l'Esprit-Saint, pour atteindre la même fin, de dons et de bienfaits surnaturels. Le Père éternel a voulu qu'elle fût « le royaume de son Fils bien-aimé » (Col 1,13) ; mais pourtant un royaume où tous les croyants feraient un hommage parfait de leur intelligence et de leur volonté46, et se conformeraient avec humilité et soumission à Celui qui pour nous « s'est fait obéissant jusqu'à la mort » (Ph 2,8). Il ne peut donc y avoir aucune opposition, aucun désaccord réel entre la mission dite invisible du Saint-Esprit et la fonction juridique, reçue du Christ, des pasteurs et des docteurs ; car — comme en nous le corps et l'âme — elles se complètent et s'achèvent mutuellement, elles proviennent d'un seul et même Sauveur qui n'a pas seulement dit en insufflant l'Esprit divin : « Recevez le Saint-Esprit » (Jn 20,22), mais qui a encore ordonné hautement et clairement : « Comme mon Père m'a envoyé, ainsi je vous envoie » (Jn 20,21), et « Celui qui vous écoute m'écoute » (Lc 10,16).

45 Concile du Vatican, Sess. IV, Const. dogm. de Eccl., prol. DS 1821.
46 Concile du Vatican, Sess. III, Const. de fide cath., c. III. DS 1790.

64 Que si l'Eglise manifeste des traces évidentes de la condition de notre humaine faiblesse, il ne faut pas l'attribuer à sa constitution juridique, mais plutôt à ce lamentable penchant au mal des individus, que son divin Fondateur souffre jusque dans les membres les plus élevés de son Corps mystique dans le but d'éprouver la vertu des ouailles et des pasteurs et de faire croître, en tous, les mérites de la foi chrétienne. Le Christ, en effet, comme Nous l'avons dit, n'a pas voulu que les pécheurs fussent exclus de la société formée par lui ; si donc certains membres de l'Eglise souffrent de maladie spirituelle, ce n'est pas une raison de diminuer notre amour envers l'Eglise, mais plutôt d'augmenter notre piété envers ses membres.

65 Assurément, notre pieuse Mère brille d'un éclat sans tache dans les sacrements où elle engendre ses fils et les nourrit, dans la foi qu'elle garde toujours à l'abri de toute atteinte, dans les lois très saintes qu'elle impose à tous et les conseils évangéliques qu'à tous elle propose, enfin, dans les grâces célestes et les charismes surnaturels par lesquels elle engendre avec une inlassable fécondité 47 des troupes innombrables de martyrs, de confesseurs et de vierges. Ce n'est cependant pas à elle qu'il faut reprocher les faiblesses et les blessures de certains de ses membres, au nom desquels elle-même demande à Dieu tous les jours : « Pardonnez-nous nos offenses », et au salut spirituel desquels elle se consacre sans relâche, avec toute la force de son amour maternel.

47 Cf. Concile du Vatican, Sess. III, Consf. de fide catholica, c. III.
DS 1794.

66 Lors donc que nous nommons « mystique » le Corps du Christ, le sens même de ce mot nous donne une grave leçon. C'est, en somme, l'avertissement qui résonne dans ces paroles de saint Léon : « Reconnais, ô chrétien, ta dignité ; et, entré en participation de la nature divine, veille à ne pas retomber par une conduite indigne dans ton ancienne bassesse : souviens-toi de quelle Tête et de quel Corps tu es le membre ! » 48.

48 S. LÉON LE GRAND, Serm. XXI, 3 ; Migne, P. L., LIV, 192 - 193.



DEUXIÈME PARTIE

L'UNION DES FIDÈLES AVEC LE CHRIST

67 Nous désirons maintenant, Vénérables Frères, parler très spécialement de notre union avec le Christ dans le Corps de l'Eglise. Si cette union, comme l'a fort bien dit saint Augustin 49, est une chose grande, mystérieuse et divine, c'est précisément pour cela que, trop souvent, elle est mal comprise et mal expliquée. Il est évident, tout d'abord, que cette union est très étroite : car, dans les Saintes Ecritures, non seulement elle est comparée au lien du chaste mariage, à l'unité vitale de la vigne et de ses sarments et à la solidarité organique de notre corps (cf. Ep 5,22-23 Jn 15,1-5 Ep 4,16) ; mais elle nous est révélée comme si intime que — selon cette expression de l'Apôtre : « Lui, le Christ, il est la Tête du Corps qui est l'Eglise » (Col 1,18) — la doctrine très ancienne et constante des Pères nous enseigne que le divin Rédempteur, avec son Corps social, constitue une seule personne mystique, ou, comme dit saint Augustin, le Christ total 50. Bien plus, notre Sauveur lui-même, dans sa prière sacerdotale, n'a pas hésité à comparer cet organisme à cette sublime unité qui fait que le Fils est dans le Père et le Père dans le Fils (Jn 17,21-23).

49 Cf. S. Augustin, Contra Faust., XXI, 8 ; Migne, P. L., 42, 392.
50 Cf. S. Augustin, Enarr. in Ps. XVII, 51 et XC, 2, 1 ; Migne, P. L., 36, 154 et XXXVII, 1159

Liens juridiques et sociaux

68 Notre union, donc, avec et dans le Christ, vient d'abord de ce que la société chrétienne, de par 'la volonté de son Fondateur, formant un corps social parfait, il y faut une union de tous les membres qui leur permette de tendre à une même fin. Or, plus noble est la fin à laquelle tend cet accord, plus divine est la source d'où elle procède, plus sublime est aussi 'l'unité qui en résulte. Et précisément, la fin est ici très haute : c'est la sanctification continuelle des membres de ce Corps, à la gloire de Dieu et de l'Agneau qui a été immolé (Ap 5,12-13). Et la source est très divine : c'est non seulement le bon plaisir du Père éternel et la volonté expresse de notre Sauveur, mais, dans nos intelligences et nos coeurs, l'inspiration intérieure et l'impulsion du Saint-Esprit. Si l'on ne peut faire le moindre acte salutaire que dans l'Esprit-Saint, comment les multitudes innombrables de toute nation et de toute origine peuvent-elles conspirer d'un même accord pour la gloire suprême du Dieu un et trine, sinon par la force de Celui qui procède du Père et du Fils par un amour unique et éternel ?


69 Mais parce que, comme Nous l'avons déjà dit, par la volonté de son Fondateur, ce Corps de nature sociale qu'est le Corps du Christ doit être un corps visible, il faut que cet accord de tous les membres se manifeste aussi extérieurement, par la profession d'une même foi, mais aussi par la communion aux mêmes mystères, par la participation au même sacrifice, par la mise en pratique enfin et l'observance des mêmes lois. Il est, en outre, absolument nécessaire qu'il y ait, manifeste aux yeux de tous, un Chef suprême par qui la collaboration de tous en faveur de tous soit dirigée efficacement pour atteindre le but proposé : Nous avons nommé le Vicaire de Jésus-Christ sur la terre. De même, en effet, que le divin Rédempteur a envoyé l'Esprit de vérité, le Paraclet, pour assumer à sa propre place (cf. Jn 14,16 et 26) l'invisible gouvernement de l'Eglise, ainsi, à Pierre et à ses successeurs, il a confié le mandat de tenir son propre rôle sur terre pour assurer aussi le gouvernement visible de la cité chrétienne.

Vertus théologales

70 Mais à ces liens juridiques qui suffiraient déjà par eux-mêmes à surpasser de loin les liens de toute société humaine, fût-elle suprême, il faut nécessairement que s'ajoute une unité d'autre nature en raison de ces trois vertus par lesquelles nous sommes étroitement liés entre nous et avec Dieu : la foi, l'espérance et la charité.

71 En effet, comme nous en avertit l'Apôtre, « il n'y a qu'un seul Seigneur, une seule foi » (Ep 4,5), la foi par laquelle nous adhérons à un seul Dieu et à Celui qu'il a envoyé, Jésus-Christ (cf. Jn 17,3). Et avec quelle intimité cette foi nous lie à Dieu, c'est ce que nous enseignent les paroles du disciple bien-aimé : « Quiconque a confessé que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu habite en lui et lui en Dieu » (1Jn 4,15). Nous ne sommes pas moins fortement attachés entre nous et avec notre divin Chef par notre foi chrétienne : car nous tous, les croyants, « possédant le même esprit de foi » (2Co 4,13), nous sommes éclairés de la même lumière du Christ, nous sommes nourris de la même nourriture du Christ, nous sommes gouvernés par la même autorité et le même magistère du Christ. Que si c'est le même esprit de foi qui passe en nous comme une sève, tous aussi, dès lors, c'est la même vie que « nous vivons dans la foi du Fils de Dieu qui nous a aimés et qui s'est livré lui-même pour nous » (cf. Ga 2,20) ; et le Christ notre Chef, reçu en nous-mêmes par une foi vive et habitant dans nos coeurs (cf. Ep 3,17) « sera le consommateur de cette foi comme il en est l'auteur » (cf. He 12,2).

72 De même que par la foi nous nous attachons ici-bas à Dieu comme à la source de la vérité, ainsi, par la vertu de l'espérance chrétienne nous tendons vers lui comme vers la source de béatitude, « dans l'attente et le bienheureux espoir de la venue glorieuse de notre grand Dieu» (Tt 2,13). C'est à cause de ce commun désir du royaume céleste, pour lequel nous avons renoncé à posséder ici une cité définitive pour en chercher une à venir (cf. He 13,14) et soupirer vers la gloire céleste, que l'Apôtre des nations n'a pas hésité à dire : « Il n'y a qu'un seul Corps et un seul Esprit, comme aussi vous avez été appelés par votre vocation à une seule espérance » (Ep 4,4) ; bien plus, c'«st le Christ lui-même, comme une espérance de gloire, qui réside en nous (cf. Col 1,27).

73 Si les liens de la foi et de l'espérance qui nous attachent à notre divin Rédempteur dans son Corps mystique sont d'un grand poids et d'une souveraine importance, non moins grandes sont l'importance et la force des liens de la charité. Car si déjà dans la nature c'est une chose excellente que l'amour, source de la véritable amitié, que dire de cet amour céleste répandu par Dieu même dans nos âmes ? « Dieu est charité, et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui » (1Jn 4,16). Or, cette charité, comme par une loi établie par Dieu, a pour effet de le faire descendre par un retour d'amour en nous qui l'aimons, suivant ces paroles : « Si quelqu'un m'aime... mon Père aussi l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure » (Jn 14,23). La charité nous unit donc au Christ plus étroitement qu'aucune autre vertu, et c'est dans l'ardeur de cette flamme céleste que tant de fils de l'Eglise se sont réjouis de subir pour lui les opprobres, de tout affronter, de tout vaincre, jusqu'au dernier souffle de leur vie et à l'effusion de leur sang. C'est pourquoi notre Sauveur nous presse véhémentement par ces paroles : « Demeurez dans mon amour ». Mais comme la charité est sans force et sans vie si elle ne se manifeste et ne se réalise en bonnes oeuvres, il ajoute immédiatement : « Si vous gardez mes commandements, vous resterez dans mon amour ; comme moi aussi j'ai gardé les commandements de mon Père et je reste en son amour » (Jn 15,9-10).


Amour envers le prochain

74 A cet amour envers Dieu, envers le Christ, doit répondre pourtant la charité envers le prochain. Car, comment pouvons-nous affirmer que nous aimons le divin Sauveur si nous haïssons ceux qu'il a fait membres de son Corps mystique en les rachetant lui-même de son sang précieux ? D'où cet avertissement que nous donne l'apôtre que le Christ a aimé plus que les autres : « Si quelqu'un prétend aimer Dieu et hait son frère, il est un menteur. Car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ? Et nous avons de Dieu ce commandement : que celui qui aime Dieu, aime aussi son frère » (1Jn 4,20-21). Bien plus, il faut encore l'affirmer, nous serons d'autant plus unis avec Dieu, avec le Christ, que nous serons davantage les membres les uns des autres (Rm 12,5), « pleins de sollicitude les uns pour les autres » (1Co 12,25) ; comme d'autre part nous serons d'autant plus unis entre nous et liés par la charité que plus fervent sera l'amour qui nous unira à Dieu et à notre divin Chef.


Le Christ nous embrasse d'une connaissance infinie et d'un amour éternel.

75 C'est dès avant l'origine du monde que le Fils unique de Dieu nous a enveloppés de sa connaissance éternelle et infinie et de son amour sans fin. Et c'est afin de manifester cet amour d'une manière visible et vraiment admirable qu'il s'est uni notre nature dans l'unité de sa personne ; faisant ainsi — comme le remarquait avec une certaine candeur Maxime de Turin — que, « dans le Christ, c'est notre chair qui nous aime » 51.

51 MAXIME de Turin, Setm. XXIX ; Migne, P. L., LVII, 594.

L'Eglise « plêrome > du Christ

76 Une telle connaissance tout aimante dont le divin Sauveur nous a poursuivis dès le premier instant de son Incarnation dépasse l'effort le plus ardent de tout esprit humain : par la vision bienheureuse dont il jouissait déjà, à peine conçu dans le sein de sa divine Mère, il se rend constamment et perpétuellement présents tous les membres de son Corps mystique, et il les embrasse de son amour rédempteur. O admirable condescendance envers nous de la divine tendresse ! Et dessein inconcevable de l'immense charité ! Dans la crèche, sur la croix, dans la gloire éternelle du Père, le Christ connaît et se tient unis tous les membres de son Eglise, d'une façon infiniment plus claire et plus aimante qu'une mère ne fait de son enfant pressé sur son sein, et que chacun ne se connaît et ne s'aime soi-même.


77 De tout ce que Nous venons de dire, Vénérables Frères, il est facile de comprendre pourquoi saint Paul écrit si souvent que le Christ est en nous et que nous sommes dans le Christ. On peut encore le prouver par une raison plus subtile : le Christ est en nous, comme Nous l'avons exposé plus haut avec détail, par son Esprit même, qu'il nous communique et par lequel il agit en nous de telle sorte que tout ce que le Saint-Esprit opère en nous de divin, il faut dire que c'est le Christ aussi qui l'y opère52. « Si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ, dit l'Apôtre, celui-là n'est pas du Christ ; mais si le Christ est en vous... votre esprit est vie à cause de la justice » (Rm 8,9-10).

52 Cf. S. Thomas, Comm. in Ep. ad Eph., c. II, lect. 5.

78 C'est par cette même communication de l'Esprit du Christ qu'il se fait que l'Eglise est comme la plénitude et le complément du Rédempteur ; car tous les dons, toutes les vertus, tous les charismes qui se trouvent éminemment, abondamment et efficacement dans le Chef, dérivent dans tous les membres de l'Eglise et s'y perfectionnent de jour en jour selon la place de chacun dans le Corps mystique de Jésus-Christ : ainsi peut-on dire d'une certaine façon que le Christ se complète à tous égards dans l'Eglise53. Et par ces mots, nous touchons la raison même pour laquelle, selon la pensée déjà brièvement indiquée de saint Augustin, le Chef mystique qu'est le Christ et l'Eglise, qui sur terre est comme un autre Christ et en tient la place, constituent un homme nouveau unique dans lequel le ciel et la terre s'allient pour perpétuer l'oeuvre de salut de la croix : à savoir le Christ, Tête et Corps ; le Christ total.

53 S. Thomas, Comm. in Ep. ad Eph., c. 1er, lect. 8.

L'habitation du Saint-Esprit dans les âmes

79 Assurément Nous n'ignorons pas que dans l'intelligence et l'exposition de cette doctrine mystérieuse de notre union avec le divin Rédempteur et spécialement de l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes, s'interposent bien des voiles qui enveloppent comme d'une nuée cette doctrine mystérieuse à cause de la faiblesse de l'intelligence qui l'étudié. Mais nous savons aussi que de l'étude sincère et constante de cette vérité ainsi que du heurt des diverses opinions et du concours des diverses théories — pourvu que l'amour de la vérité et le respect dû à l'Eglise dirigent ces investigations — peuvent jaillir de précieuses lumières, qui constituent, en ce genre de disciplines sacrées comme ailleurs, un réel progrès. Nous ne désapprouvons donc pas ceux qui ouvrent diverses routes, tentent divers systèmes pour saisir et tâcher d'éclairer ce si profond mystère de notre union merveilleuse avec le Christ. Cependant, voici un principe qui s'impose à tous et doit rester inébranlable, s'ils ne veulent pas s'égarer loin de la doctrine authentique et de l'enseignement exact de l'Eglise : c'est qu'il faut rejeter tout mode d'union mystique par lequel les fidèles, de quelque façon que ce soit, dépasseraient l'ordre du créé et s'arrogeraient le divin au point que même un seul des attributs du Dieu éternel puisse leur être attribué en propre. Qu'ils maintiennent en outre fermement cet autre principe certain, qu'en cette matière tout doit être tenu commun aux personnes de la Sainte Trinité de ce qui a rapport à Dieu envisagé comme cause efficiente suprême.


80 Il importe aussi de remarquer qu'il s'agit ici d'un mystère caché qui, dans l'exil de cette terre, recouvert qu'il est d'un certain voile, ne pourra jamais être totalement pénétré et exprimé en langage humain. Les Personnes divines sont dites habiter en nous en tant que présentes d'une façon impénétrable dans les créatures vivantes douées d'intelligence, elles s'en laissent atteindre par voie de connaissance et d'amour54, mais d'une manière qui dépasse toute la nature et qui est absolument intime et unique. Si nous voulons pourtant tenter d'en avoir au moins quelque idée, nous ne devons pas négliger cette méthode que dans de pareils sujets recommande le Concile du Vatican 55 : pour s'efforcer de trouver la lumière qui permettra de discerner au moins un peu les secrets de Dieu, comparer les mystères entre eux et avec la fin dernière à quoi ils sont ordonnés. Notre très sage prédécesseur, Léon XIII, d'heureuse mémoire, a donc raison en parlant sur le même sujet de notre union au Christ et de l'habitation en nous du Saint-Esprit, de tourner nos regards vers cette vision béatifique où, dans le ciel, cette même union mystique trouvera sa consommation et son achèvement. « Cette union admirable qu'on appelle « inhabitation », dit-il, ne diffère que par la condition ou l'état de celle où Dieu embrasse ses élus en les béatifiant » 56. C'est dans cette vision que, d'une façon inexprimable, il nous sera donné de contempler le Père, le Fils et l'Esprit divin des yeux de notre esprit renforcés d'une lumière divine, d'assister nous-mêmes de très près pendant toute l'éternité aux processions des personnes divines et d'être comblés d'une joie très semblable à celle qui fait le bonheur de la très sainte et indivisible Trinité.

54 Cf. S. Thomas,
I 43,3.
55 Concile du Vatican, Sess. III, Const. de fide cath., c. IV. DS 1795.
56 Cf. LÉON XIII, Lettre encyclique Divinum illud du 9 mai 1897 ; A. S. S., vol. XXIX, p. 653. Cf. SVS n. 17.

L'Eucharistie, signe d'unité et d'union

81 Ce que Nous avons exposé jusqu'ici de cette très étroite union du Corps mystique du Christ avec son Chef Nous semblerait incomplet si Nous n'ajoutions au moins quelques mots sur la sainte Eucharistie, par laquelle une telle union trouve comme son sommet en cette vie mortelle.

82 Car, par la volonté du Christ Notre-Seigneur, ce lien admirable, qu'on n'exaltera jamais assez, qui nous unit entre nous et avec notre divin Chef, est manifesté d'une manière spéciale aux fidèles par le sacrifice eucharistique. Là, en effet, les ministres sacrés ne tiennent pas seulement la place de notre Sauveur, mais de tout le Corps mystique et de chacun des fidèles ; là encore, les fidèles eux-mêmes, unis au prêtre par des voeux et des prières unanimes, offrent au Père éternel l'Agneau immaculé rendu présent sur l'autel uniquement par la voix du prêtre ; ils le lui offrent par les mains du même prêtre, comme une victime très agréable de louange et de propitia-tion, pour les nécessités de toute l'Eglise. Et de même que le divin Rédempteur mourant sur la croix s'est offert, comme Chef de tout le genre humain, au Père éternel, ainsi, « en cette offrande pure » (Ml 1,11), non seulement il s'offre comme Chef de l'Eglise au Père céleste, mais en lui-même il offre aussi ses membres mystiques, puisqu'il les renferme tous, même les plus faibles et les plus infirmes, dans son Coeur très aimant.

83 Le sacrement de l'Eucharistie, tout en constituant une vive et admirable image de l'unité de l'Eglise — puisque ce pain destiné à la consécration est formé par l'union de beaucoup de grains 57 — nous communique l'Auteur même de la grâce céleste pour que nous puisions en lui cet Esprit de charité par lequel nous vivons, non plus notre vie, mais la vie du Christ, et par lequel aussi, dans tous les membres de son Corps social, nous aimons notre Rédempteur lui-même.

57 Didachè, 9, 4 ; cf. Billmeyer, Die apostolischen Vàter, 1924, p. 6.

84 Si donc, dans les circonstances si tristes qui nous angoissent à l'heure présente, beaucoup d'hommes s'attachent au Christ Notre-Seigneur caché sous les voiles eucharistiques, au point que ni la tribu-lation, ni l'angoisse, ni la faim, ni la nudité, ni les périls, ni la persécution, ni le glaive ne puissent les séparer de son amour (cf. Rm 8,35), alors sans aucun doute, la sainte Communion, providentiellement ramenée de nos jours à un usage plus fréquent même des l'enfance, pourra devenir la source de cette force qui va souvent jusqu'à exciter et entretenir l'héroïsme chez les chrétiens.



TROISIÈME PARTIE - EXHORTATION PASTORALE


I. — ERREURS SUR LA VIE ASCÉTIQUE

85 Ce sont ces vérités, Vénérables Frères, qui, pieusement et correctement comprises des fidèles, et par eux diligemment gardées, les aideront aussi à éviter plus facilement les erreurs qui naissent de l'étude de cette doctrine difficile, menée par certains selon leurs propres idées, non sans grand danger pour la foi catholique et perturbation pour les esprits.

Faux « mysticisme »

On en trouve en effet qui, ne remarquant pas assez que saint Paul n'emploie ici les mots qu'au sens figuré et ne distinguant pas, comme il le faut absolument, les sens particuliers et propres de corps physique, moral, mystique, introduisent une fausse notion d'unité quand ils font s'unir et se fondre en une personne physique le divin Rédempteur et les membres de l'Eglise ; et tandis qu'ils accordent aux hommes des attributs divins, ils soumettent le Christ Notre-Seigneur aux erreurs et à l'inclination au mal de l'humaine nature. Ce n'est pas seulement la foi et la doctrine des Pères qui répudient absolument cette doctrine erronée, mais aussi la pensée et l'enseignement de l'Apôtre des gentils qui, tout en unissant d'un lien merveilleux le Christ et son Corps mystique, les oppose pourtant l'un à l'autre comme l'Epoux et l'Epouse (cf. Ep 5,22-23).

Faux « quiétisme »

86 Non moins éloignée de la vérité l'erreur dangereuse qui, de l'union mystérieuse du Christ avec nous tous, tente à dégager un quiétisme malsain, attribuant toute la vie spirituelle des chrétiens et leur progrès dans la vertu uniquement à l'action du divin Esprit, en excluant et négligeant la coopération qui doit lui être fournie de notre part. Personne, assurément, ne peut nier que l'Esprit de Jésus-Christ soit la source unique d'où toute force divine s'écoule dans l'Eglise et dans ses membres. « C'est le Seigneur, dit le psalmiste, qui donnera la grâce et la gloire » (Ps 83,12). Cependant, que les hommes persévèrent constamment dans les bonnes oeuvres, qu'ils progressent allègrement en grâce et en vertu, qu'enfin, non seulement ils marchent courageusement vers le sommet de la perfection chrétienne, mais excitent aussi les autres à y tendre autant qu'ils peuvent, tout cela l'Esprit divin ne veut pas l'opérer sans que les hommes y jouent leur rôle par leur effort quotidien. « Les bienfaits divins, dit saint Ambroise, ne sont pas pour ceux qui dorment, mais pour ceux qui agissent » 58. Car si dans notre corps mortel nos membres se fortifient et deviennent vigoureux par un exercice incessant, c'est beaucoup plus vrai dans le Corps social de Jésus-Christ, où chaque membre jouit de sa liberté propre, de sa responsabilité et de son activité. Aussi celui qui a dit : « Si je vis, ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20), ne craignait pas en même temps d'affirmer : « La grâce de Dieu en moi n'a pas été vaine, mais j'ai travaillé plus qu'eux tous : non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi » (1Co 15,10). Il est donc manifeste que par ces doctrines fallacieuses le mystère dont nous traitons ne tourne pas au progrès spirituel des fidèles, mais, hélas ! à leur ruine.

58 S. AMBROISE, Expos. Evang. sec. Luc. IV, 49 ; Migne, P. L., 15, 1626.


Erreurs concernant la confession et la prière

87 C'est ce qui résulte aussi de la doctrine erronée d'après laquelle il ne faut pas faire tant de cas de la confession fréquente des fautes vénielles, puisqu'elle le cède en valeur à cette confession générale que l'Epouse du Christ, avec ceux de ses enfants qui lui sont unis dans le Seigneur, fait tous les jours par ses prêtres avant de monter à l'autel. Il est vrai qu'il est plusieurs façons, toutes très louables, comme vous le savez, Vénérables Frères, d'effacer ces fautes ; mais pour avancer avec une ardeur croissante dans le chemin de la vertu, Nous tenons à recommander vivement ce pieux usage introduit par l'Eglise sous l'impulsion du Saint-Esprit, de la confession fréquente, qui augmente la vraie connaissance de soi, favorise l'humilité chrétienne, tend à déraciner les mauvaises habitudes, combat la négligence spirituelle et la tiédeur, purifie la conscience, fortifie la volonté, se prête à la direction spirituelle, et, par l'effet propre du sacrement, augmente la grâce. Que ceux donc qui diminuent l'estime de la confession fréquente parmi le jeune clergé sachent qu'ils font là une oeuvre contraire à l'Esprit du Christ et très funeste au Corps mystique de notre Sauveur.

88 Il y en a aussi qui dénient à nos prières toute valeur d'impé-tration proprement dite ou qui tentent de répandre l'opinion que les prières privées ont peu de valeur, celles qui ont une vraie valeur étant plutôt les prières publiques présentées au nom de l'Eglise, puisqu'elles partent du Corps mystique même de Jésus-Christ. C'est là aussi une erreur, car le Sauveur ne s'unit pas seulement son Eglise comme une Epouse très chère, mais encore, en elle, les âmes de chacun des fidèles avec lesquelles il est très désireux de s'entretenir intimement, surtout après la sainte Communion. Et quoique la prière publique, comme procédant de notre Mère l'Eglise, à cause de sa qualité d'Epouse du Christ, l'emporte sur toute autre, cependant toutes les prières, même les plus privées, ne manquent ni de valeur ni d'efficacité et contribuent même beaucoup à l'utilité du Corps mystique dans lequel rien de bien, rien de juste n'est opéré par chacun des membres qui, par la communion des saints, ne rejaillisse aussi sur le salut de tous. Et, pour être membres de ce Corps, les chrétiens individuels ne perdent pas le droit de demander pour eux-mêmes des grâces particulières, même d'ordre temporel, tout en restant dépendants de la volonté de Dieu : ils demeurent, en effet, des personnes indépendantes, soumises chacune à des nécessités spéciales 59. Quant à l'estime que tous doivent avoir de la méditation des vérités célestes, ce ne sont pas seulement les documents de l'Eglise qui l'indiquent et la recommandent, mais aussi l'usage et l'exemple de tous les saints.

59 S. Thomas,
II-II 83,5-6.

89 Enfin, certains prétendent que nos prières ne doivent pas être adressées à la personne même de Jésus-Christ, mais plutôt à Dieu ou au Père éternel par le Christ, puisque notre Sauveur, comme Chef de son Corps mystique, doit être considéré seulement comme « médiateur de Dieu et des hommes » (1Tm 2,5). Cette manière de voir est cependant opposée non seulement à l'esprit de l'Eglise et à la coutume des chrétiens, mais même à la vérité. Le Christ, en effet, pour parler avec exactitude et précision, est la Tête de toute son Eglise à la fois selon sa nature divine et sa nature humaine 60 ; et d'ailleurs c'est lui-même qui a déclaré solennellement : « Si vous me demandez quelque chose en mon nom, je le ferai » (Jn 14,14). Et bien que, surtout dans le Sacrifice eucharistique — où le Christ étant à la fois prêtre et hostie remplit spécialement le rôle de conciliateur — les prières s'adressent la plupart du temps au Père éternel par son Fils, cependant il n'est pas rare, même dans le saint sacrifice, qu'elles soient adressées au divin Sauveur. Tous les chrétiens, en effet, doivent savoir clairement que l'homme qui est le Christ Jésus est en même temps le Fils de Dieu et Dieu même. Et, par conséquent, lorsque l'Eglise militante adore et prie l'Agneau immaculé et la sainte Hostie, elle semble ne faire que répondre à la voix de l'Eglise triomphante qui chante sans cesse : « A Celui qui siège sur le Trône et à l'Agneau : bénédiction et honneur et gloire et puissance dans les siècles des siècles » (Ap 5,13).

60 Cf. S. Thomas, De Veritate, q. 29, a. 4. c.


Mystici corporis FR 60