B. Paul VI Homélies 27014

2 février 1974

CÉRÉMONIE DE L’OFFRANDE DES CIERGES À SAINT-PIERRE

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Parmi les cérémonies auxquelles la Basilique Vaticane a servi de naturel et incomparable décor au cours des siècles, l’une des plus significatives et des plus pénétrantes est, sans conteste, celle de l’offrande des cierges qui se déroule depuis deux ans, à l’occasion de la fête liturgique de la présentation de l’Enfant Jésus au Temple. C’est l’antique commémoration qui, avant la réforme liturgique, était célébrée sous le nom de Fête de la Purification de la Vierge ou connue selon l’appellation plus populaire, comme fête de la Chandeleur. Une fête célébrée de manière très solennelle dans l’Eglise d’Orient comme dans l’Eglise Latine et qui se conclut par la bénédiction, la procession et la distribution des cierges symbolisant la lumière du Christ ressuscité. Cette année, comme l’an dernier, le Saint-Père a voulu que la célébration à Saint-Pierre se déroulât devant une assemblée toute particulière : les religieuses de Rome étaient les invitées de Paul VI. Par milliers elles se pressèrent dans le plus grand temple du monde.

Après la célébration de la Parole, le Saint-Père prononça l’homélie que voici :



Cette assemblée d’âmes vibrantes de piété et d’amour envers le Christ et la Vierge nous offre des motifs de toute particulière consolation.

Nous désirons d’abord adresser nos saluts aux vénérés Frères les Cardinaux Paolo Marella, Archiprêtre de cette Patriarcale Basilique Vaticane, Arturo Tabera Araoz, Préfet de la S. Congrégation pour les Religieux et les Instituts Séculiers et Ugo Poletti, notre Vicaire Général pour le Diocèse de Rome, qui, par leur présence très significative, nous donnent un nouveau témoignage de leur sensibilité pastorale et de leur esprit de service ecclésial.

Nous saluons et remercions également les membres des Chapitres des quatre Basiliques Romaines qui, suivant l’antique tradition, nous offrent, le cierge, symbole de cette foi qui brûle et resplendit, et dont le rayonnement se propage tout autour des temples qu’ils représentent ; le cierge, signe également de leur pur attachement à la Chaire et au Successeur de Pierre.

Nous retrouvons aujourd’hui la joie d’une importante rencontre spirituelle avec la grande famille des Religieuses de Rome, en ce jour de la Présentation du Seigneur qui a tant de points de contact, tant d’affinités spirituelles avec votre vocation d’âmes consacrées à Dieu... C’est pour cela que nous avons voulu célébrer avec vous cette fête de lumière et d’amour, accentuant le caractère que nous avons déjà voulu lui imprimer l’année dernière : si, à ce moment vous avez occupé une place privilégiée dans la chaleureuse rencontre traditionnelle, nous avons voulu, cette année-ci, vous la dédier principalement et quasi-exclusivement à vous, très chères Soeurs.

Pourquoi ? Vous le savez pourquoi, et nous ne voudrions pas répéter ce que nous avons eu l’occasion de vous dire il y a un an (cf. L’Osser. Rom., édit. en langue franc., du 9 février 1973, n. de la rédact.). Et tout autant, parce que cela peut être résumé en peu de paroles, ces grandes, splendides, consolantes paroles du Concile Vatican II, adressées à tous les Religieux : « Puisque les conseils évangéliques, par la charité à laquelle ils conduisent, unissent ceux qui les suivent d’une façon spéciale à l’Eglise et à son mystère, il faut que la vie spirituelle de ceux-ci soit consacrée aussi au bien de toute l’Eglise » (Lumen Gentium,
LG 44). Oui, Filles bien-aimées dans le Christ : vous êtes consacrées au bien de toute l’Eglise ! Voilà votre définition, voilà votre mérite, voilà votre sacrifice quotidien, voilà votre objectif, voilà votre couronne ; il n’y a rien d’autre, il n’y a aucun autre motif qui vous ait poussé à donner votre vie à Jésus-Christ, entre les mains de Marie, rien que ceci : servir, servir les âmes, servir l’Eglise, toute l’Eglise. Laissez dire ceux qui ne connaissent pas, ou ont oublié, cette réalité ; laissez qu’ils mettent en cause votre état, qu’ils le critiquent, qu’ils le discutent, qu’ils le méprisent même ; votre vocation est ici, elle est tout entière ici, dans ce don total à l’Eglise, soit que vos vies se passent dans le secret laborieux et crucifiant de la clôture, soit qu’elles se déroulent sur les innombrables voies de la charité où vous vous démontrez infatigables et disponibles pour le service de toutes les nécessités humaines. Votre virginité — nous employons les paroles mêmes du Pape Jean XXIII de vénérée mémoire, prononcées à l’occasion de la clôture du Synode de Rome — votre virginité « est consacrée aux malades, aux personnes âgées, aux pauvres, aux orphelins, aux veuves, aux adolescents, aux petits enfants : elle passe comme un ange lumineux et bienfaisant dans les couloirs des hôpitaux et des hospices, elle se penche pleine de bonté sur les élèves des écoles et sur la solitude de ceux qui souffrent, elle essuie des larmes que le monde ignore et fait briller des sourires et des regards reconnaissants. Virginité sainte qui trouve le chemin sûr et irrésistible des coeurs pour éclairer les illettrés, conseiller les hésitants, enseigner les ignorants, réprimander les pécheurs, consoler les affligés, rappeler les égarés, soulever des enthousiasmes de coopération apostolique et missionnaire » (29 janvier 1960, cf. Discorsi, II, p. 183).

C’est cette réalité que nous voulons mettre en évidence devant la communauté ecclésiale de Rome, et, au-delà d’elle, devant toute l’Eglise qui doit trouver en vous, Religieuses, l’exemple vivant d’une existence consacrée à Dieu sans fléchissement et sans regret, avec une ferveur qui, chaque matin, se renouvelle avec joie. Mais tout en louant cette réalité, nous voulons vous encourager, vous qui en êtes les protagonistes, afin que, si jamais la tentation du doute, du découragement de la faiblesse, de l’imitation de mauvais exemples venait vous effleurer, ou (que Dieu veuille l’empêcher) affaiblir vos premières intentions, vous sachiez vous confronter sans cesse avec la grandeur des tâches que vous avez librement choisies et retrouver chaque jour les énergies nécessaires.

La liturgie du jour nous amène à tourner nos regards, nos pensées vers Celui qui est le centre, non seulement de l’épisode évangélique d’aujourd’hui, mais de tout l’Evangile, et mieux : de toute l’histoire humaine et divine, Jésus-Christ, qui s’offre au Père dans l’acceptation totale et déterminante de sa Volonté : son attitude est celle de la disponibilité totale : « Vous n’avez plus eu pour agréables ni holocaustes ni sacrifices pour le péché ; alors j’ai dit : Me voici — car il est question de moi dans le rouleau de la Bible — je viens, ô Dieu, pour faire votre volonté » (Ps 40,7-9 He 10,5-7). Le Christ qui s’avance dans le Temple du Père, porté dans les bras de Marie — accueilli par l’amour en éveil, animé par l’Esprit-Saint, par des âmes grandes et humbles comme le vieux Siméon et la prophétesse Anne — est le modèle, le type, l’inspirateur de toute consécration. Lui, il vous attire avec force et avec douceur à vous conformer à l’offrande constante que demande votre vocation ; Lui, il vous soutient ; Lui, il vous donne la force ; Lui, il vous encourage ; Lui, il vous stimule ; Lui, si c’est nécessaire, il vous réprimande. Et à côté du Divin Modèle de toute sainteté, « fait pour nous sagesse, justice, sainteté, rédemption» (1Co 1,30), la Liturgie nous montre la Vierge de la Présentation, Celle qui, étroitement unie au sacrifice du Fils, est devenue pour toutes les âmes virginales un exemple de don de soi conscient et généreux, de collaboration étroite au dessein de Dieu, de présence silencieuse et efficace pour le salut du monde, aux côtés du Sauveur. Dans les premières lueurs matinales de l’épisode évangélique qui est comme l’offertoire du grand acte sacrificatoire et rédempteur de la vie de Jésus, Marie est à côté du Fils, rendue consciente de son rôle douloureux par la prophétie, et déjà membre précurseur de la Passion. C’est donc elle qui vous interpelle toutes, très chères Filles, qui vous invite à faire vôtre son attitude intérieure ; à imiter, vous aussi, cette disponibilité totale ; à ne jamais vous laisser aller, mais à progresser joyeusement sur la voie que vous avez prise. Et ainsi, le cierge que vous portez, dans son profond et multiple symbolisme, sera même le signe visible de votre affiliation à Jésus et à Marie ; c’est tout un fourmillement de petites flammes, alimentées aux sources mêmes de la sainteté et de la grâce, qui forme un cortège joyeux et interminable dans le sillage du Seigneur et de sa Sainte Mère, faisant resplendir dans le monde, souvent avide et égoïste, la lumière de la charité désintéressée et pure, de l’immolation sans contrepartie, de la fidélité aux graves responsabilités de la vie, avec le « témoignage évangélique » de la propre existence élevée très haut pour donner lumière et chaleur, comme la flamme du cierge.

Nous sommes très près de vous, Religieuses de Rome et du monde, dans votre engagement de tous les jours, pour lequel nous élevons notre humble prière ; nous vous remercions pour la place que vous tenez dans l’Eglise, pour l’exemple que vous donnez, pour le rayonnement des plus grandes valeurs humaines et chrétiennes ; et nous souhaitons que ces idéaux vous trouvent toujours prêtes et bien exercées, toujours désireuses de mieux faire, toujours sincères dans la recherche de l’authentique esprit évangélique qui qualifie et soutient votre vie consacrée.

Que la Bénédiction Apostolique soit pour vous le gage de notre grande, de notre paternelle bienveillance ! Nous retendons à toutes vos Consoeurs, aux personnes et aux oeuvres auxquelles vous vous consacrez afin qu’il y ait en vous toutes, la paix et la joie de Dieu.




24 mars 1974

LA BÉATIFICATION DE LIBOIRE WAGNER

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Au cours de la Chapelle Papale pour la béatification du martyr allemand Liboire Wagner, Paul VI a prononcé une homélie, mi-partie en italien, mi-partie en allemand. En voici la traduction :



Un martyr, un nouveau martyr est aujourd’hui reconnu par l’Eglise et proposé à l’admiration des fidèles. Son nom : Liboire Wagner, prêtre du Diocèse de Wurzbourg, assassiné à l’âge de 38 ans, le 9 décembre 1631, à cause de sa foi catholique. Différentes causes ont retardé la reconnaissance officielle de son martyre, mais aujourd’hui celui-ci se trouve historiquement et canoniquement établi. Et si, donc, comme le révèlent les faits et le dit la renommée de ce serviteur de Dieu, il est un martyr, Liboire Wagner est citoyen du ciel, il est « bienheureux ».

L’impression première et la plus vive qu’une telle annonce produit dans nos âmes est l’émerveillement ; un sentiment qui naît, non pas seulement de ce moment d’approbation générale de l’Eglise, ni de la splendeur ineffable et imprévue de cette étoile nouvelle qui s’allume sous nos yeux au firmament eschatologique de la Cité Céleste, mais aussi de la considération objective de la personnalité d’un Martyr. En ce moment, ce terme acquiert ici sa pleine et splendide signification.

Martyr ! Dans son langage authentique quelle signification l’Eglise attribue-t-elle à cette parole trop souvent galvaudée ? Le Martyr est un disciple du Christ qui Lui rend témoignage avec son propre sang. Il confesse le Christ par le sacrifice sanglant de sa propre vie. Il annonce sa propre foi en mourant pour elle. Il démontre, avec la plus forte des preuves que puisse donner un homme, la fermeté de sa propre conviction ; de plus, le Martyr atteste d’une manière originale la vérité religieuse d’une telle conviction, car, de lui-même, le Martyr n’aurait pas la force d’âme nécessaire pour supporter volontairement l’atrocité du martyre sans essayer d’opposer la violence à la violence, si la puissance du Saint-Esprit ne s’infiltrait pas dans sa faiblesse pour la transformer en pur héroïsme (cf.
Mt 10,19). Il proclame ainsi, et rend étonnamment évidente la réalité d’une valeur, la foi, qui vaut plus que la vie, au point de démontrer que la foi elle-même est la véritable vie.

Nous sommes habitués aux nouvelles de scènes sanglantes et aux histoires où la violence et la méchanceté se manifestent sous des aspects dramatiques et impressionnants et nous troublent profondément; mais lorsque ces événements concernent une personne, que nous appelons martyr, nous ne pouvons manquer de relever deux notes saillantes qui, sans atténuer l’horreur pour la cruauté du fait, y ajoutent un étonnement qui confine à l’admiration et à la pitié ; ces notes sont, la première, le non-résistance du patient qui, à l’arrogance de l’agression, préfère opposer une singulière douceur ; la deuxième note est celle d’une affirmation spirituelle voulue par la victime, une affirmation qui s’exprime dans le sang et dans la mort et qui Confère au tragique épisode le sens et la valeur d’un sacrifice. La figure de la victime prend l’aspect de l’agneau ; et le symbole de l’« Agnus Dei » qui se présente aussitôt à l’esprit, éveille le souvenir du Christ et suggère l’identification du Martyr au divin Crucifié ; et, comme cela se produit au rappel de la terrible mort de Liboire Wagner, par-delà la douleur et l’indignation pour sa cruelle condamnation, c’est la vision de sa force et de son humble bonté qui prévaut. C’est pour cela, comme nous l’avons dit, qu’un sentiment d’émerveillement nous envahit; et nous reviennent en mémoire les paroles de Saint Augustin « dans les Martyrs, le Christ lui-même est témoin » ; et le Martyr est tel, moins en vertu de la peine qu’il a subie, que grâce à là Cause pour laquelle il l’a endurée : martyrem non facit paena, sed causa.

Laissons maintenant l’admiration envahir nos âmes, et avec l’admiration, la joie inhérente à la victoire du martyre. « La victoire qui triomphe du monde, c’est notre foi » (1Jn 5,4).



Le Saint-Père poursuit son homélie en langue allemande :



Nous devons nous réjouir avec la vénérable Eglise de Wurzbourg qui voit aujourd’hui sa séculaire tradition religieuse honorée par la béatification de son fils Liboire Wagner qui, en tant que Martyr de la foi catholique, est offert à sa vénération et montré en exemple. Nous-même, cette glorification nous emplit d’allégresse, et nous souhaitons que cet événement apporte un renouveau de vie chrétienne, non seulement à l’Eglise qui eut Liboire pour fils, mais aussi à la sainte Eglise catholique tout entière.

La trame de cette courte vie qui se conclut sur terre pour s’ouvrir le ciel avec sa mort douloureuse, a une grande importance en chacune de ses parties et maintenant, à la lumière de la présente glorification, elle mérite d’être considérée sous ses différents aspects afin d’inspirer une réflexion nouvelle sur le cadre historique et spirituel dans lequel elle s’est écoulée.

Bien des circonstances, très significatives, de la biographie du Bienheureux Liboire se prêtent à de sérieuses et fructueuses considérations. Sa naissance dans une bonne et exemplaire famille protestante, n’est-ce pas déjà un motif de respectueuse estime pour le patrimoine religieux chrétien conservé par les populations allemandes, malgré les bouleversements de cette époque tourmentée ?

L’adhésion de Liboire à la religion catholique confessée pendant tant de siècles en ces régions, justement renommées pour leur riche floraison de vie chrétienne et de civilisation humaine, n’est-ce pas pour nous un sujet de réflexion historique et une raison de croire à une restauration depuis toujours espérée, de la parfaite unité — unité dérivant du Christ et fondée sur le Christ — de l’Eglise qui ne peut pas ne pas souffrir des divisions qui persistent encore, qui ne peut pas ne pas espérer que les chrétiens retrouvent dans la foi unique et dans une charité ranimée, l’heureuse recomposition de leur unité ?

Qu’il nous soit permis, en cette circonstance, d’adresser à nos Frères Chrétiens qui ne sont pas encore en pleine communion avec se Siège Apostolique, un respectueux et cordial salut, et ceci, précisément au nom du bienheureux Liboire qui semble vouloir intensifier dans nos coeurs l’aspiration à un oecuménisme rénovateur de paix et de concorde. Il est, lui le Bienheureux, un exemple, il est, lui, un Martyr, et si nous le célébrons, ce n’est certainement pas pour en faire un « témoin à charge », c’est-à-dire pour faire de son martyre un sujet de polémique, un chef d’accusation; au contraire, l’exemple du bienheureux Liboire est une invitation à la réconciliation et à la fraternité!

Dans le fait que Liboire ait fréquenté des écoles de grand prestige, puis qu’il ait consacré sa jeune vie au sacerdoce et au ministère pastoral nous découvrons tant de motifs pour manifester notre estime au monde de la culture et pour exprimer notre conviction qu’une profonde harmonie entre la pensée scientifique et la foi chrétienne est, non pas seulement possible, mais nécessaire ! Et comme il nous plairait aussi, en ce moment, de disposer de plus de temps pour adresser une pensée toute spéciale et un salut paternel et fraternel aux prêtres et aux religieux qui, aujourd’hui encore, consacrent leur existence au Christ et à l’Eglise, entièrement et pour toujours ! Nous commencerons par invoquer sur eux, et de manière toute particulière non seulement la lumière de l’exemple, mais aussi la secrète et propice vertu de la protection du bienheureux Liboire Wagner !

Et, confiant que nous le prendrons tous pour modèle de force chrétienne, pour protecteur de notre foi chrétienne, dans une constante adhésion à l’Eglise du Christ, nous bénissons le pasteur de l’Eglise de Wurzbourg et tous les autres Evêques allemands ici présents, ainsi que les Autorités officielles et tous les fidèles qui assistent à cette glorieuse et religieuse cérémonie.




7 avril 1974

LE DIMANCHE DES RAMEAUX

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Frères et Fils ! Et vous amis Jeunes que nous avons spécialement invités aujourd’hui à cette célébration !



Vous savez que deux lectures évangéliques sont aujourd’hui offertes à notre attention. La première concerne l’entrée solennelle de Jésus à Jérusalem, quelques jours avant sa passion ; la seconde, au cours de la messe, nous présente le long récit par l’évangéliste Saint Luc de la passion même du Seigneur, que nous .relirons le Vendredi Saint dans la version de l’évangéliste Jean : nous nous arrêtons donc aujourd’hui à la première lecture, dite des rameaux, qui caractérise plus spécialement ce dimanche.

Il est très important de comprendre le sens de cette scène de l’Evangile. Vous vous la rappelez ; vous venez d’en écouter la lecture. Jésus, humble dans sa royauté (
Mt 21,5), assis sur un petit âne, venant de Béthanie et de Bethphagé, monte vers une des portes orientales de Jérusalem. Ce qu’il faut noter, c’est la foule, une foule immense, regroupée à cet endroit. L’affluence s’explique aussi par l’énorme quantité de personnes qui se rendaient à Jérusalem, en provenance de toutes les régions de la Palestine, à l’occasion de la Pâque juive que l’on célébrait justement ces jours-là. Il faut noter également que Jésus, sur sa modeste monture, devient le centre d’une manifestation extraordinaire. Tous se pressent autour de lui, le Maître, qui par ses miracles et ses enseignements faisait tant parler de lui, après la résurrection de Lazare, surtout pour une question qui tourmentait beaucoup l’opinion publique et que les chefs religieux de Jérusalem ne voulaient même pas voir posée. La question était celle-ci : qui est ce Jésus de Nazareth ? qui est ce jeune Maître, qui fait tant parler de lui ? qui est-il ? un prophète ? un séducteur du peuple ? qui est-il ?

Le Messie ? Voilà un mot important pour comprendre le sens de cet événement. Le Messie, c’est-à-dire l’oint de Dieu, était un personnage prophétique, dont le nom prestigieux s’insère depuis David (cf. 2S 7) dans l’histoire aventureuse et malheureuse du peuple juif, comme un signe d’espérance, de libération, de grandeur. Cette idée de la venue du Messie s’était imposée à l’opinion publique sous la domination des Romains, précisément a l’époque de Jésus. La prédication de Jean, ce prophète impétueux et rude, au langage vigoureux, qui conférait un baptême de pénitence vers l’embouchure du Jourdain, avait ravivé l’attente du Messie, annonçant la venue de celui-ci comme imminente. La prédication séduisante et la figure surprenante de Jésus avaient fortifié ce pressentiment, mais avaient soulevé en même temps, dans le milieu pharisien qui dominait alors, une sourde opposition à l’hypothèse que Jésus, un ouvrier de Nazareth, dépourvu de tout signe de puissance politique et de royauté glorieuse, mais fort de sa parole polémique et de ses miracles troublants, puisse être reconnu comme le Messie. C’était à leurs yeux un personnage équivoque et dangereux ; il fallait le supprimer (cf. Jn 7,25 ss.). Or voilà que Jésus, contrairement à son habitude, se faisait connaître ce jour-là, simple et humble, mais pour ce qu’il était : le Fils de David, c’est-à-dire le Messie.

Ici se greffé une circonstance décisive, celle qui nous intéresse pour le moment : l’acclamation de la foule. La foule en effet, qui devait être immense et animée d’un sentiment unanime, reconnut et proclama Jésus de Nazareth, l’humble prophète, qui se dirigeait vers Jérusalem sur cette monture populaire, sans victoires militaires et politiques, pour ce qu’il était vraiment, en tant que « Fils de David », c’est-à-dire comme envoyé de Dieu, comme héritier des espérances séculaires des Hébreux, comme celui qui venait libérer et sauver son peuple et instaurer les temps nouveaux. Authentique fut l’identification de la Personne, illusoire toutefois l’interprétation du royaume: il ne s’agissait plus du royaume terrestre de David, mais du « royaume des cieux » (Mt), du « royaume de Dieu », prêché par le Christ dans l’Evangile. Cependant, sur la croix de Jésus, la phrase que Pilate fera écrire en trois langues pour énoncer le motif de la condamnation du Seigneur à ce supplice effroyable, répétera l’accusation dont il fut l’objet : « Roi des Juifs ». C’est comme tel qu’il fut crucifié.

Mais nous avons à coeur de vous faire remarquer que la proclamation messianique de Jésus, assurément préparée par lui, se fit par la voix du peuple. Et dans le peuple, ce qui fit davantage retentir cette acclamation prophétique, historique et religieuse, ce fut le cri des jeunes, ce fut la voix aiguë des enfants. Cela, pour Nous, a une valeur symbolique et permanente. Aujourd’hui encore, jeunes qui nous écoutez, nous pouvons vous répéter : c’est à vous, oui c’est à vous de proclamer la gloire de Jésus-Christ, de révéler sa mission, d’affirmer son identité. Il est le Messie, il est au coeur du destin de l’humanité, il est le libérateur, il est le Sauveur. Et nous en comprendrons vite les raisons profondes : il est en même temps Fils de l’Homme, c’est-à-dire l’homme par excellence, et Fils de Dieu, c’est-à-dire le Verbe de Dieu qui s’est fait homme. Il est le Maître, il est le Pain céleste du monde, il est celui sans lequel nous ne pouvons rien faire, il est celui dont nous devons et pouvons tous être les amis. Il nous connaît, il nous aime, il nous sauve. C’est lui la lumière du monde, c’est lui le chemin, la vérité et la vie. L’enthousiasme pour le Christ, lorsqu’on a compris quelque chose de lui, n’a pas de limite. Il est la joie du monde, notre joie !

Jeunes qui nous écoutez, c’est vous spécialement qui devez saisir le message messianique ! Vous devez comprendre le Christ avec une intuition spéciale que nous pourrions appeler charismatique. C’est votre don et votre sagesse de comprendre le Christ (cf. Mt 11,25) !

C’est à partir de là que doit naître en vous la conviction que vous devez rendre témoignage au Christ d’une manière ou d’une autre.

Donner un témoignage nouveau et victorieux au Christ, à l’époque actuelle, revient à la nouvelle génération, revient aux enfants, aux adolescents et à tous les jeunes ! Cela leur revient aujourd’hui, pour que demain ils puissent témoigner comme des adultes.

Nous en arrivons à un point compliqué et délicat : comment les jeunes peuvent-ils être témoins du Christ ? Et ce que nous disons pour l’élément masculin vaut aussi pour l’élément féminin, les jeunes filles le savent bien. Oui, comment être témoins du Christ ? Nous pourrions résumer l’immense et difficile étendue de ce devoir en un seul mot : soyez chrétiens, pour de vrai. Vous avez été baptisés. Est-ce que vous y pensez ? Est-ce que vous priez, c’est-à-dire est-ce que vous parlez au Christ et à Dieu notre Père céleste bien-aimé ? Etes-vous sincères et généreux sous le regard du Seigneur ? Aimez-vous vos familles et vos écoles ? Faites-vous quelque chose pour ceux qui souffrent ? etc. Vous savez tout cela et vous l’accomplissez certainement. Eh bien! vous rendez témoignage au Christ, si vous vivez vraiment en chrétiens.

Mais il y a plus encore à faire : le témoignage comporte un acte positif d’adhésion au Christ. Eh bien ! écoutez ! Nous vous indiquons une échelle, qui permet de parvenir rapidement à témoigner du Christ. Le premier échelon consiste à avoir le courage de porter le nom de chrétien (cf. 1P 4,16) : avez-vous honte d’être chrétiens ? d’aller à l’église ? Voilà une première lâcheté à surmonter; il ne faut pas avoir honte, ni fuir, lorsque le fait d’apparaître religieux et catholique provoque les moqueries des autres, ou crée quelque danger pour notre nom ou notre propre intérêt (cf. Mc Mc 14,51-52). Deuxième échelon à dépasser : celui de la critique malveillante et souvent injuste contre l’Eglise, ses institutions, les personnes qui la composent ; elle est devenue à la mode, la contestation, qui engendre l’amertume et l’orgueil dans les coeurs ; elle dessèche également la charité, même si elle revêt des formes puritaines qui malheureusement finissent souvent par glisser dans la sympathie et même la solidarité avec les ennemis de l’Eglise. Soyez fidèles et humbles et vous serez forts, et vous pourrez donner de bons témoignages, positifs, de votre profession de foi de chrétiens et de catholiques. Enfin, troisième échelon : ayez le désir et la fierté de donner votre nom et votre adhésion active à quelque organisme militant dans le domaine de l’action, de la piété ou de la charité. Aujourd’hui, nous le savons, on ne veut plus militer pour une cause, ou pour une idée qui se présentent comme religieuses, comme catholiques ou chrétiennes, ou même purement et noblement civiques ; on préfère rester libre et exempt de toute obligation liée à une organisation. Ce n’est pas toujours un bien : le témoignage est en effet facilité et fortifié par l’union, par l’engagement communautaire et par la fidélité collective. De plus, nous ne devons pas donner, dans nos esprits, la préférence aux voies faciles de l’indifférence au point de vue idéologique, spirituel et social. L’individualisme, l’isolement, l’insouciance pour les bonnes causes ne sont pas conformes au style chrétien, spécialement sur le plan qui nous intéresse actuellement : le témoignage rendu au Christ Seigneur.

Sachez donc, chers jeunes, que l’Eglise, et peut-être aussi l’histoire, attendent précisément de vous en ce moment une profession de foi chrétienne, qui ne se démente pas, qui ne soit ni simulée ni indifférente, mais franche, cohérente, joyeuse, qui constitue aussi un exemple pour le monde moderne et entraîne sa conviction.

Nous écoutez-vous ? Etes-vous disposés à lever bien haut vos palmes, vos rameaux d’olivier, et à acclamer le Christ avec nous : Vive, vive le Christ Seigneur !

Tous ensemble, brandissons les rameaux de la joie et de la paix, et répétons : vive le Christ Jésus !




11 avril 1974

JEUDI SAINT : HOMÉLIE DU SAINT-PÈRE À SAINT-JEAN-DE-LATRAN

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L’après-midi du 11 avril, Jeudi-Saint, Paul VI s’est rendu à l’Archibasilique Saint-Jean-de-Latran pour y présider à la célébration de la liturgie in coena Domini propre à ce jour. Après la lecture de l’Evangile, le Saint-Père a prononcé une homélie, dont voici la traduction :



Chers Frères et Fils bien-aimés,



Ou sommes-nous ? pourquoi nous trouvons-nous ici réunis ? que sommes-nous en train de faire ? La célébration de ce rite nous impose un moment de profonde méditation.

Il est vrai, que, substantiellement cette Sainte Messe ne diffère pas de celle que nous célébrons chaque jour, de celles qui se multiplient en tant de lieux divers. Mais aujourd’hui il s’agit d’une célébration qui doit retrouver sa signification pleine et originelle. Elle est destinée à rappeler, ou mieux, à renouveler les raisons de son institution et elle acquiert pour nous, sous chacun de ses aspects, un relief tout particulier ; nous voulons honorer sa mystérieuse et complexe réalité ; son origine : c’est-à-dire la dernière Cène du Seigneur ; sa nature, qui est le sacrifice eucharistique ; ses rapports avec la Pâque juive, commémoration de la libération du peuple hébreu de l’esclavage et puis signe de la promesse messianique concernant les destinées futures de ce peuple ; son aspect novateur c’est-à-dire, l’inauguration d’un Nouveau Testament, d’une nouvelle alliance, soit donc d’un nouveau plan religieux, éminemment plus élevé et plus parfait, entre Dieu et l’humanité, moyennant le sacrifice d’une victime unique et nouvelle, Jésus-Christ lui-même...

Nous sommes situés à la croisée des grandes lignes axiales des destins historiques, prophétiques et spirituels de l’humanité ; ici, l’Ancien Testament se conclut et ici le Nouveau commence ; ici, la rencontre avec le Christ, d’évangélique et particulière, se fait sacramentelle et universellement accessible ; ici, l’intention fondamentale de sa présence dans le monde avec la célébration des deux mystères essentiels de sa vie dans le temps et sur la terre, l’Incarnation et la Rédemption, se dévoile grâce à des gestes et des paroles inoubliables : « ... sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui sont en ce monde, il les aima jusqu’à la fin » (
Jn 13,1), c’est-à-dire jusqu’à l’extrême limite, jusqu’au don suprême de Soi.

Ceci est le thème sur lequel nous devons maintenant fixer notre attention. Nous n’en serons pas vraiment capables, de même que nos yeux ne sont pas capables de soutenir la lumière directe du soleil.

Mais nos yeux d’hommes et de fidèles ne doivent pas se lasser de contempler ce que, dans son mystérieux éclat, la dernière Cène fait resplendir devant nous ; les gestes de l’amour qui s’offre et se donne, et qui assume l’aspect et la dimension d’un amour absolu, divin : l’amour qui s’exprime dans le sacrifice.

L’amour, dans l’expérience humaine, est un terme terriblement équivoque, et dont le sens dépend le ce qui en est l’objet ; il peut signifier les passions les plus abjectes ; il peut se déguiser dans l’égoïsme le plus exigeant et le plus malveillant; il peut n’être que l’équilibre d’un échange légitime et se considérer payé de ce qu’il a donné par ce qu’il a reçu ; il peut se donner par calcul, presque sans s’en rendre compte ; et, finalement, il peut se donner gratuitement, réalisé ainsi dans sa définition essentielle : par amour, ne considérant ni le mérite de celui qui le reçoit, ni la compensation qui pourrait lui être due.

Pur, total, gratuit, amour sauveur; tel a été l’amour du Christ pour nous ; et ce dernier soir de sa vie terrestre nous en offre la preuve émouvante et profonde.

Quel bonheur pour nous si, avides comme nous le sommes de grandeur et d’extraordinaire, nous savons consacrer un moment à l’étude, à la contemplation inépuisable de cet amour du Christ, un peu comme on se laisse charmer à la vue — sensible — de l’infini, du ciel profond, de la mer sans rivages, du panorama aux limites inaccessibles ! Et d’autant plus que nous savons, nous, que l’Eucharistie, qui maintenant nous éblouit, est la figure de la Croix, une figure éloquente pour la foi : ce Jésus, qui se trouve maintenant dans toute sa gloire à la droite de son Père, veut que nous le découvrions sans cesse dans l’acte éternel du Sacrifice ; tel est en effet la signification sanglante du Corps et du Sang, immolés sur la Croix, rendus apparents dans le symbole non sanglant des espèces du pain et du vin. Le Crucifix est devant nous. Nous sommes envahis par la douleur et l’amour. La scène du Calvaire semble se dérouler devant nous. La table est devenue un autel : « Prenez et mangez, ceci est mon Corps ; prenez et buvez, ceci est mon Sang ».

Le prodige continue, prend de l’ampleur : « Faites ceci en mémoire de moi » : le sacerdoce catholique naît de cet amour et pour cet amour : ainsi chaque fidèle chrétien sera invité à cette table ineffable, à cette incomparable communion : « nous, dira l’Apôtre, nous ne sommes qu’un seul corps malgré notre grand nombre, attendu que nous recevons tous notre part du pain unique » (1Co 10,17).

Ici, l’esprit, plongé dans l’étude du mystère eucharistique, découvre le profil du « Christ total » : Jésus, la tête formant avec les membres un corps mystique unique, son Eglise, vivant en Lui et animée par l’Esprit-Saint : voilà les mille et mille êtres élus à la participation du sacerdoce du Christ, une souche que le Seigneur a bénie, isti sunt semen eut benedixit Dominas comme nous l’avons lu dans la Missa chrismalis (Is 61,9) de ce matin ; ils sont nos confrères, ils sont nos collaborateurs ; il leur a été conféré le sacerdoce ministériel, cette sorte de pouvoir prodigieux qui nous identifie, sous certains aspects, au Christ lui-même, qui nous donne le pouvoir de rendre le Christ sacramentellement présent et, en vertu de sa miséricorde agissante, de ressusciter les âmes mortes à cause du péché.

C’est à vous Prêtres qui nous assistez dans cette fonction liturgique, à vous et à tous les Prêtres de la Sainte Eglise, répartis sur la surface de la Terre, que s’adresse le joyeux et frémissant salut — in osculo pacis — de notre communion en Jésus-Christ, Prêtre Suprême et Unique de la Nouvelle Alliance qu’il a sanctionnée pendant la Cène du Sacrifice et du Souvenir du Jeudi-Saint.

Et c’est ainsi que subitement resplendit l’autre prodige de la multiplication sacramentelle de l’Eucharistie, que notre humble et sublime ministère sacerdotal rend accessible, dans sa plénitude immédiate de communion avec le Christ, à chaque fidèle disposé à l’ineffable rencontre : à tous les fidèles et à chacun d’entre eux nous adressons aujourd’hui le salut joyeux de notre charité et de notre paix.

Que disons-nous donc ? et que célébrons-nous ? L’Eglise tout entière, nourrie du Christ unique, victime immolée pour notre rédemption, une rédemption consumée dans la transfusion ; en nous de sa vie divine et humaine, moyennant la communion avec Lui qui s’est fait notre nourriture sacramentelle : « Celui qui me mange, vivra, lui aussi, par moi » (Jn 6,56-57), proclame Jésus-Christ. En est-il vraiment ainsi ? Nous, nous l’écoutons avec foi, stupéfaits, en extase, vivant presque un songe irréel ; quel bonheur est le nôtre !

Mais le monde, notre monde, peut-il accueillir ce message ? Ne crée-t-il pas une distance infranchissable entre l’Eglise vivante et le monde moderne, séculaire et profane ? Oh ! c’est vrai ! : durus est hic sermo ! ; ce discours est difficile ! (Jn 6,60). Oui, il est difficile ; mais c’est le discours de l’unité, de l’amour, de la joie, du salut, de la vérité ; n’est-ce donc pas un discours qui doit intéresser également l’homme moderne, l’homme authentique, l’homme éternellement en quête de nouveauté et de vie ? Nous formons des voeux pour que lui aussi, l’homme moderne, puisse, pour son bonheur, le comprendre.





B. Paul VI Homélies 27014