B. Paul VI Homélies 11044

12 avril 1974

LE CHEMIN DE LA CROIX AU COLISÉE

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Une des célébrations les plus émouvantes de la Semaine Sainte est sans conteste le parcours symbolique du Chemin de la Croix dans le cadre historique du Colisée de Rome. Après avoir porté lui-même la Croix en fin de parcours, le Saint-Père a adressé à la foule innombrable qui a pieusement suivi la cérémonie, une allocution dont voici la traduction :


Nous venons de faire le Chemin de la Croix, nous venons de parcourir cet itinéraire caractéristique de l’ignominie, de la douleur et de la mort, en cherchant et en retrouvant dans la Passion du Christ le mystère de sa souffrance et de notre propre souffrance.

On pourrait dire qu’il y a eu trois moments dans cette méditation si particulière.

Le premier temps est celui de la répugnance, du bouleversement, de l’horreur. La douleur, surtout lorsqu’elle est consciente, humiliée, abreuvée de cruauté, couverte de sang, provoque notre frayeur. Le prophète Isaïe, entrevoyant longtemps à l’avance le visage défiguré du Christ, disait qu’il était « sans beauté et sans éclat ». Nous voudrions ne jamais voir « l’homme des douleurs » (
Is 53), Lui, le prototype de ceux qui souffrent ; Lui, et tous ses compagnons de souffrance, les hommes méprisés, les hommes atteints de difformités, les hommes qui pleurent, les hommes malheureux. Nous sommes facilement des esthètes, des gens avides de beauté et de bonheur ; nous sommes instinctivement jouisseurs et passionnés de vie saine et florissante ; et trop souvent nous oublions nos frères atteints par la misère et la souffrance. La première leçon qui nous vient de ce Chemin de la Croix est un rappel pénible et intense à la compréhension, au respect, au partage de la profonde douleur du Christ et de nos frères humains qui lui sont associés et se trouvent comme représentés par lui dans le mystère de leur existence souffrante.

Par contre, le second moment de notre méditation est celui de la compassion. Si nous avons vraiment suivi avec attention le drame de la passion de Jésus-Christ, le fait de sa parfaite maîtrise de lui-même n’a pu nous échapper. Face à la trahison perfide dont il est victime, face aux accusations, aux injures et aux outrages, ses paroles sont extrêmement mesurées ; il ne réagit pas, il se tait. Le silence de Jésus est rempli de gravité et de mystère. Les quelques mots tombés de ses lèvres sont véritablement très élevés. Il commence à attirer nos esprits. Il l’avait d’ailleurs prédit : « Lorsque je serai élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi » (Jn 12,32). Pourquoi donc ? Parce que nous arrivons précisément à un nouveau mystère : Jésus était innocent. Le mystère de la souffrance innocente est, pour toute la sagesse humaine, une des choses les plus difficiles à comprendre ; c’est tout à fait le cas de la souffrance du Christ. Mais bien avant de découvrir quelque chose de ce grand problème, nous sentons déjà naître en nous un incoercible mouvement d’affection pour l’innocent qui souffre ; pour Lui, Jésus, dont Pilate lui-même, le magistrat au jugement facile, avait dit : « moi, je ne trouve en lui rien de mal » (Jn 18,38) ; mais aussi pour tous les innocents, jeunes ou adultes, qui souffrent sans que nous puissions expliquer le pourquoi de leur souffrance. Le chemin de la Croix nous fait rencontrer celui qui est le premier dans le douloureux cortège des innocents qui souffrent.

Et ce modèle de patience nous révèle finalement le secret de sa passion. Elle est un sacrifice. Jésus, assurément, est innocent, mais il a pris sur lui le poids écrasant des péchés du monde. Jésus est une victime ; Jésus est la victime qui seule pouvait satisfaire à la dette de l’humanité pécheresse. Jésus, Dieu et homme, aurait pu accomplir notre rédemption à moindre prix, mais pour nous révéler l’énormité du péché et la profondeur de son amour, il a donné à notre rachat le visage héroïque de la Croix. La Croix est notre justice; la Croix est notre salut ; la Croix est la révélation de l’amour (cf. Ga 2,20 Ep 2,4 Ep 5, 2, etc. ). La Croix est le signe et le gage de notre espérance et de notre résurrection future.

Disons-le à notre âme, disons-le au monde : la véritable source de la résurrection et de la vie (cf. Jn 11,25) jaillit sans cesse de la Croix.





28 avril 1974

LA DIMENSION INFINIE DE LA SAINTETÉ

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Le 28 avril dernier le Saint-Père a présidé la cérémonie de la béatification de la Servante de Dieu Franziska Schervier, Fondatrice de la Congrégation des Soeurs des Pauvres. Après l’Evangile il a prononce une, homélie pour célébrer les mérites et les vertus de la nouvelle Bienheureuse. Paul VI a utilisé successivement la langue allemande, la langue italienne, puis pour terminer, de nouveau la langue, allemande. Voici la traduction de l’homélie :



Avant tout, saluons Aix-la-Chapelle, ville historique d’Allemagne Occidentale, Diocèse qui a donné naissance à la nouvelle Bienheureuse que nous fêtons aujourd’hui, Franziska Schervier. C’est avec une joie immense que nous voyons cette grande figure religieuse honorer sa patrie glorieuse et bénie, où l’histoire impériale et civile de l’Europe médiévale et des périodes successives s’entrelace avec la tradition de l’Eglise catholique et où, dans le symbole sublime de sa merveilleuse double cathédrale, semblent se rencontrer, en une inséparable accolade fraternelle, deux expressions stylistiques originales, deux formes d’art et de spiritualité, le style roman et le style gothique, ou plutôt deux formes ethniques, la latine et la germanique, en deux monuments célèbres et magnifiques hautement significatifs d’une même civilisation chrétienne.

Saluons ensuite le vénérable Evêque d’Aix-la-Chapelle, notre pieux et dévoué Frère Mgr Jean Pohlschneider et avec lui, le Clergé et les fidèles de son diocèse, ceux de la toute proche et très digne Eglise métropolitaine de Cologne et ceux, encore, de toute l’Allemagne Catholique, une multitude, présente ici en personne ou en esprit, et que nous affectionnons de tout coeur ; nos salutations déférentes s’adressent également aux autorités civiles allemandes qui ont voulu participer à cette cérémonie solennelle.

Et enfin nous saluons les Filles de la Bienheureuse, les Soeurs Franciscaines des Pauvres qui ont aujourd’hui, avec nous et avec l’Eglise tout entière, la joie de voir officiellement reconnues les vertus, exaltés les mérites, autorisé le culte de leur Fondatrice, la nouvelle Bienheureuse, Françoise Schervier.


Le Saint-Père a poursuivi en langue italienne :

Nous devons sans tarder offrir à la nouvelle Bienheureuse le tribut de notre vénération, qui nous impose de faire le récit historique de la vie de Françoise Schervier ; mais nous n’oserions pas tracer en ce moment le profil biographique de la nouvelle Bienheureuse, parce que cela exigerait un trop long discours et parce que nous pensons que sa figure est suffisamment bien connue des auditeurs et auditrices présents à cette cérémonie qui couronne les longues recherches analytiques et hagiographiques toujours requises pour une béatification solennelle et officielle.

Nous rappellerons seulement que le cadre historique dans lequel se déroula la vie de Françoise Schervier est celui, si riche et si complexe, du XIX° siècle et précisément la période qui va de 1819, année de sa naissance à 1876, année de sa mort ; cinquante sept années, peu de chose si l’on pense à l’activité qui les a comblées et aux oeuvres qui y ont trouvé leur origine ; une période historique d’intense transformation politique et spirituelle qui dériva de la nouvelle configuration de l’Europe après l’épopée napoléonienne et qui aboutit à l’affirmation des deux empires alors rivaux, l’Empire français et l’Empire allemand, dont nous nous rappelons tous les aventureuses vicissitudes. Le cadre géographique, d’autre part, est celui, disions-nous, de l’Allemagne occidentale, le territoire confinant à la Belgique et à la France, à laquelle le diocèse d’Aix-la-Chapelle était resté annexé de 1797 à 1815. Il y aurait beaucoup à dire au sujet de l’influence que les conditions sociales de l’époque et de la région, exercèrent sur la famille Schervier, employée dans les bureaux administratifs d’Aix-la-Chapelle, et sur la formation de notre Bienheureuse, et par conséquent au sujet de son éducation spirituelle et de sa sensibilité sociale. Le nouveau développement civil et industriel était alors à ses débuts mais déjà en. plein développement: une grande activité, mais de grands besoins ; et ceux-ci étaient d’autant plus ressentis que les premiers progrès économiques et sociaux avaient révélé et mis en évidence de pénibles et intolérables différences de niveau entre les éléments de la population. L’ambiance était catholique : pour cette raison on se rendit compte plus rapidement et plus douloureusement de la présence du pauvre dans une société en évolution et qui peu à peu prenait cette conscience d’elle-même qui trouvera, vers le milieu du siècle, ses expression les plus amères, les plus caractéristiques, tant doctrinales qu’activés, dont notre époque ressent encore aujourd’hui les lourdes et colossales conséquences.

Nous avons nommé les pauvres ; et nous nous rappelons aussitôt que la nouvelle Bienheureuse a reçu de ceux-ci son titre le plus caractéristique : elle était appelée « Mère des Pauvres », cette promotrice audacieuse et forte, cette fondatrice au génie organisateur — caractéristique de son peuple — d’institutions qui avaient pour objet l’assistance, alors inexistante, dans ses prestations les plus humbles et les plus généreuses en faveur des pauvres, des nécessiteux de toutes catégories, de ceux qui manquaient totalement d’aide matérielle et spirituelle. Il nous plaît de voir cette figure de femme surgir, jeune et désarmée, parmi d’autres, rayonnantes de vertus semblables, que le siècle dernier donna à l’Eglise, ou mieux : que l’Eglise donna au siècle ; il serait extrêmement intéressant et édifiant d’étudier dans son ensemble cette nombreuse et lumineuse constellation — apparue dans le ciel obscur du XIX° siècle — d’âmes saintes, dédiées à la charité, au point, non seulement de s’immoler elles-mêmes à l’amour du prochain, mais encore d’engendrer une phalange innombrable d’héroïques et silencieux disciples voués au même amour, au même sacrifice. Et à ce point-là, notre réflexion s’oriente spontanément vers un sujet immense que nous ne pourrions certainement pas épuiser en ces brèves et simples paroles : la sainteté, c’est-à-dire la perfection qui, admirée dans une vie comme celle de Françoise Schervier, semble devenir attrayante et admirable et révéler, également à un regard rapide comme le nôtre, la richesse de ses secrets. Mais la sainteté, même si on la considère sous l’aspect qui nous est le plus accessible, celui de la charité, c’est-à-dire de son humanité, nous amène à constater aussitôt qu’elle a des dimensions illimitées : qui peut mesurer la sainteté de la charité ? qui peut l’explorer à fond ? et, précisément parce que la sainteté assume ici le profil de la charité, qui osera se croire capable de la définir en tenant compte de la double et mystérieuse source qui la forme ? celle de la charité divine, charisme surnaturel par excellence, qui se fait humaine comme nous le dit Saint Paul : « la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné » (
Rm 5,5) ; et celle de la charité humaine qui, toujours selon Saint Paul, est décrite en termes sans mesure : « La charité (vous vous souvenez ?) est patiente, serviable... elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. La charité ne passera jamais... » et ainsi de suite (cf. 1Co 13,4 ss.).

Et alors notre curiosité, guidée par notre piété, se demande si la sainteté, rendue aussi humaine par la charité, nous présente encore ces signes religieux qui semblent plus évidents dans d’autres types de sainteté. La sainteté de la pénitence, par exemple, ou celle de la prière, de la contemplation, celle de la souffrance et du martyre ne sont-elles pas plus transparentes dans la révélation de la présence divine demeurant, ou agissant dans la sainteté ? C’est une confrontation difficile et, qui ne peut trouver de réponse que dans les faits. Et dans le cas présent, les faits parlent d’eux-mêmes.

Et maintenant, nous aimerions inviter les observateurs et encore plus les dévots de la Bienheureuse Françoise à mettre en relief tant la fréquence des moments et des épisodes surnaturels (divins certainement dans leur cause) enregistrés par sa biographie, que la conversation continue de la Bienheureuse avec Dieu, conversation toujours ardente dans l’expérience spirituelle. Elle ne fut pas distraite du colloque divin mais plutôt attirée vers lui, de manière franciscaine, à travers l’activité caritative extérieure elle-même, comme le Christ nous l’enseigne : « Il se rend présent dans le pauvre et le malheureux » (cf. Mt 25,35 ss.).

Lisez l’histoire de la Bienheureuse Françoise Schervier.

Maintenant, nous nous limitons à la citation d’un seul mais caractéristique témoignage : « Tout ce qu’elle faisait était comme si Dieu était toujours avec elle » (Test. Ap. Ap 34). Que ce soit pour nous une leçon inoubliable !



Le Saint-Père a poursuivi en langue allemande :



L’amour de la nouvelle Bienheureuse, Franziska Schervier, n’a pas brillé seulement de cette lumière intérieure, mais il a irradié encore une autre lumière, extérieure, qui démontre la sainteté de sa vie. C’est son exemple. C’est sa perfection chrétienne qui entraîne à l’imitation, et non pas seulement ceux qui ont décidé de suivre son exemple, mais aussi les chrétiens qui veulent réaliser fidèlement leurs promesses de baptême, même s’ils doivent accomplir leur vocation dans le monde. Parfois les Saints sont plus à admirer qu’à imiter. La Bienheureuse Franziska, au contraire, s’offre comme un exemple de sainteté franciscaine, comme un modèle parfaitement imitable.

Si la Sainteté consiste fondamentalement à vivre selon la volonté du Seigneur, nous pouvons constater, dans toute la vie de Franziska, et même dès son âge le plus tendre, cette intention permanente d’agir en harmonie avec la volonté de Dieu ; une intention qui a peut-être connu quelques rares moments d’angoisse, mais qui cependant est demeurée toujours ferme et pleine de confiance. Et c’est cela, comme l’écrit un des ses biographes, le trait de caractère dominant de sa! sainteté.

Puis, ne nous indique-t-elle pas, cette vocation franciscaine qui fut la sienne, qu’elle vécut avec un dévouement et un esprit de décision typiquement allemands et qui, plus tard, transférée dans le Nouveau Monde démontra une admirable faculté d’adaptation à la pédagogie américaine moderne — sa vocation, donc, ne nous indique-t-elle pas une fois de plus, par cet exemple, combien est éternellement valable et cependant toujours adaptable, l’idéal évangélique que personnifie le Saint d’Assise, et combien il continue à exercer sa force d’attraction magique. Ne nous apprend-elle pas comment cette vocation franciscaine, avec ses exigences qui semblent presque contradictoires et cependant sont authentiquement chrétiennes, peut être vécue par des âmes sincèrement chrétiennes de manière toujours nouvelle, en tous les temps et chez tous les peuples. Le caractère exemplaire de notre Bienheureuse nous est notamment démontré et proclamé par vous, bien-aimées Soeurs Franciscaines des Pauvres, et voilà pourquoi, c’est l’Eglise toute entière qui, par notre voix, veut aujourd’hui publier vos louanges et faire connaître votre dévouement.

Et ainsi, nous pouvons aussi parler de la pauvreté que la Bienheureuse Franziska avait voulu pratiquer avec une courageuse rigueur afin de renforcer son action charitable par ses sacrifices et rendre plus convaincant son témoignage évangélique. Cette pauvreté, n’est-elle pas une leçon exemplaire pour nous, catholiques, et principalement pour la société actuelle qui met au premier plan de son programme et de sa vision du monde la possession et la jouissance des biens matériels ?

Et n’allons-nous pas, nous aussi, précisément en ce jour où l’Eglise rend hommage à cette « Mère des Pauvres », prendre à coeur de suivre son exemple, de répondre à son invitation, à son appel en faveur des Pauvres, pour les aimer comme le commande le Seigneur ? Ne découvrons-nous pas aussi dans cette nouvelle défense du Pauvre qui s’impose à l’Eglise et au monde de notre époque, une exhortation convaincante à trouver dans notre profession de foi chrétienne l’impulsion et l’esprit voulus pour élaborer un authentique et fécond programme social tendant à aider tant et tant de nos frères pauvres ou malheureux qui vivent parmi nous (cf. Jn 12,8) ?

Que la Bienheureuse Franziska nous aide à comprendre et à tirer profit de sa leçon !

A cet effet nous vous donnons à tous très cordialement notre Bénédiction Apostolique.






13 juin 1974

L’EUCHARISTIE, POINT CENTRAL DE NOTRE FOI CHRÉTIENNE

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A l’occasion de la Fête-Dieu qui, en Italie n’est pas seulement une fête religieuse, mais aussi une fête légale, le Saint-Père s’est rendu, comme il le fait chaque année à cette occasion, dans un quartier populaire de la banlieue romaine. Au cours de la Messe à laquelle il a présidé il a prononcé une homélie dont voici notre traduction :



Très chers Fils et Frères !



Ecoutez-nous ! Nous voulons vous faire part d’un doute qui a effleuré notre âme, quand nous nous sommes proposé de venir parmi vous pour célébrer ensemble la fête du Corpus Domini. Ce doute, le voici : notre présence parmi vous allait-elle vraiment être bénéfique pour la célébration d’une solennité religieuse comme celle-ci, centrée tout entière sur le culte on ne peut plus ardent, extérieur et intérieur, personnel et communautaire, de la Sainte Eucharistie, sur le mystère de la présence sacramentelle et sacrificielle de Notre Seigneur Jésus-Christ, ou si, au contraire, ma venue dans ce quartier, dans cette paroisse allait être un motif, oui, de joie mais surtout de distraction et non d’attraction vers l’objet véritable de votre dévotion. C’est-à-dire que, dans le fond du coeur, nous nous sommes demandé si notre présence aurait plus attiré votre attention que la présence, seule digne de votre allégresse et de votre adoration, de Jésus caché et manifesté dans le sacrement eucharistique. Deux présences : la nôtre, extraordinaire, visible, humaine, représentative, oui, du Seigneur, mais infiniment inférieure, négligeable même en comparaison de la présence, habituelle il est vrai, mais prodigieuse, sacrée, divine, incomparable du Christ Seigneur.

Aussi nous sommes-nous proposé, quand nous avons décidé de nous rendre ici aujourd’hui, dans cette paroisse encore jeune dédiée à l’Assomption de la Très-Sainte Vierge Marie, de vous adresser les quelques brèves paroles que nous prononçons en ce moment, non tant sur notre présence personnelle, la présence du Pape (nous y ferons quelqu’allusion plus tard, à la fin de la cérémonie) que sur la présence réelle, mystérieuse mais vraie, de Lui, de Jésus, ici, dans cette communauté naissante ; présence divine du Seigneur, qui mérite tout notre intérêt et qui est le motif principal de cette fête du « Corpus Domini », de cette « Fête-Dieu ».

Et cette invitation à faire converger votre attention sur Jésus, sur le Jésus de l’Evangile, sur le Jésus de la Dernière Cène, sur le Jésus de la Croix, sur le Jésus ressuscité, sur le Jésus actuellement dans la gloire du ciel, « assis à la droite du Père », (comme nous le chantons dans le Credo), découle d’une première raison très simple, mais décisive : notre personne ne mériterait aucune considération spéciale si elle n’était celle d’un Evêque, d’un Pape, c’est-à-dire de quelqu’un qui remplace, d’un Vicaire, d’un représentant, d’un ministre en somme, c’est-à-dire d’un serviteur qui tire toute sa dignité et toute son autorité de Celui qui l’a fait élire et le fait agir en son nom. C’est pourquoi, plus vous vous tournez vers nous, plus vous nous regardez avec filiale affection, avec plaisir, plus vous vous tournez vers Lui, vers le Christ, présent dans notre ministère.

Et fixez votre pensée, aujourd’hui plus que jamais — pour en faire une habitude et un facteur d’inspiration — sur le fait mystérieux et central de toute notre foi, celui justement de la Présence parmi nous du Fils de Dieu fait homme, mystère de l’Incarnation qui nous autorise à répéter le vrai nom de Jésus, né de Marie et habitant à Nazareth, le nom de « Dieu avec nous » (cf. Is
Is 7,14 Mt 1,23) : Nobiscum Deus ! Et alors nous voyons se grouper sous cette appellation, propre à Jésus, le dessein, le sens de la venue en ce monde, l’intention orientatrice de son apparition dans l’histoire de l’humanité, parmi nous les hommes : cette histoire se résout en un mot, un nom, si commun et si souvent profané, qui atteint ici les sommets de la divinité; ce nom est : l’Amour. « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils Unique » pour son salut (Jn 3,16 cf. Ep 2,4 Ep 5,2 etc. ). Toute notre religion est une révélation de la bonté, de la miséricorde, de l’amour de Dieu pour nous. « Dieu est charité » (1Jn 4,16), c’est-à-dire amour qui se répand et se prodigue ; et tout se résume en cette vérité suprême, qui explique tout et illumine tout. L’histoire de Jésus, il faut la voir sous se jour : « Il m’a aimé » écrivait Saint Paul, et chacun de nous peut et doit répéter après lui et pour soi-même : « Il m’a aimé moi, et il s’est livré pour moi » (Ga 2,20).

Et alors, nous pouvons comprendre quelque chose également à l’Eucharistie que nous célébrons publiquement aujourd’hui. L’Eucharistie est le mystère d’une présence due à l’amour. « Je ne vous laisserai pas orphelins, je viendrai à vous » a dit Jésus en laissant entendre que la fin de sa vie temporelle était proche. Promesse suave qui, après la Résurrection, devient solennelle et marque le destin et la réalité de notre histoire religieuse et humaine : « Voici : Pour moi, je suis avec vous, tous les jours, jusqu’à la fin du monde » (Mt 28,20). Dieu avec nous ; le Christ avec nous ! Tout le christianisme est un fait, un mystère de Présence.

Et ce soir, si nous sommes ici, c’est précisément dans ce but: pour réveiller en nous, en vous, en tous ceux qui percevront l’écho de notre voix, le sentiment de cette réalité, vraie et surnaturelle : ici est Jésus. Là où l’Eucharistie est célébrée, se découvre et se proclame ce « mystère de la foi » : ici est Jésus, le Christ, notre Sauveur, vivant et vrai. Présent !

Lorsque nous laissons pénétrer dans nos coeurs cette suave et écrasante vérité, nous ne pouvons plus demeurer indifférents, impassibles et tranquilles : Il est ici ! notre premier sentiment est d’adoration et d’exaltation ; et presque de confusion : que devons-nous faire ? que devons-nous dire ? chanter ? pleurer ? prier ? ou peut-être nous taire et contempler, comme Marie, la soeur de Marthe toute agitée et anxieuse de servir le Seigneur, tandis qu’elle, Marie, « assise aux pieds de Jésus, l’écoutait parler » (Lc 10,39) ? De ceci est né le culte eucharistique.

Mais un second sentiment nous envahit, celui d’une légitime curiosité. La doctrine catholique, expression de notre foi, nous affirme : le Christ, vivant, vrai, réel, est présent. Et alors toute une série de questions surgit dans notre esprit : il est présent ? mais comment ? où ? pourquoi ? Et lui, se laisse-t-il voir, approcher, toucher, comme le faisaient les gens de l’Evangile (cf. 1Jn 1,1) ? Il est caché ; mais peut-on l’identifier ? et pourquoi se cache-t-il ? et comment peut-il se trouver simultanément en tant d’endroits différents ? ceci serait-il une nouvelle et miraculeuse multiplication des pains, répétée sans cesse ? et comment peut-il être une nourriture pour nous alimenter ? le pain et le vin se transforment en chair et en sang, comme était Jésus sur la Croix ? « ... il est difficile, ce discours ! » (Jn 6,60). De ceci est née la théologie sur l’Eucharistie.

Oui, ce discours est difficile ! Mais vous savez; que Jésus fut inflexible à vouloir que son grand discours sur le mystère eucharistique soit textuellement accepté (cf. Jn 6,61 ,et ss.). Il faut croire! Croire à la Parole et sur la Parole du Christ. Nous, nous disons maintenant : c’est un mystère de foi. Mais pas entièrement incompréhensible, même aux intelligences timides : comme une image unique peut se refléter, toujours identique dans tous les miroirs qui la reprennent ; comme une même voix peut être recueillie par toutes les oreilles qui l’écoutent ; comme une même parole peut se transformer en pensée chez tous ceux qui la comprennent, ainsi un Jésus unique peut être présent dans les nombreux, dans les innombrables signes, sacramentels qui le représentent ; mais non sans un divin prodige, et le prodige consiste dans le fait que, par vertu divine, il ne s’agit pas ici d’une simple représentation, d’un simple signe symbolique, d’une figuration sacramentelle; il s’agit du fait qu’en cette même figuration, c’est-à-dire sous les espèces du pain et du vin, une Réalité se cache, une réalité qui se substitue à la substance du pain et du vin et cette Réalité est Jésus lui-même, la substance de son Corps et de son Sang, Lui-même en un mot, revêtu de ces humbles apparences (cf. St. TH., III 73,6).

Ecoutez un instant ! Précisément à ce point-ci, qui dépasse notre expérience et notre intelligence, nous commençons à comprendre beaucoup de choses merveilleuses qui nous font entendre, sinon comment, du moins pourquoi Jésus a voulu se faire sacrement eucharistique. Pourquoi ? pour être à la disposition de tous. Il s’est multiplié de cette manière extraordinaire afin d’être disponible pour chacun de nous. Et par conséquent pour faire de nous tous une seule chose, son Corps mystique, l’Eglise Une (1Co 10,17). Mais la question se fait plus insistante : pourquoi disponible comme aliment ? n’est-ce pas étrange, impensable que le Christ ait voulu se faire aliment pour nous ? Et voilà une autre merveille : le Christ s’est fait nourriture spirituelle pour nous démontrer qu’il nous est nécessaire : sans aliment, on ne peut vivre; nous démontrer aussi qu’il est, Lui, la véritable nourriture, intérieure et personnelle, de vie éternelle dont nous avons tous besoin et dont nous avons tous, si nous le voulons, le bonheur de pouvoir nous alimenter, de « compénétrer » en communion avec Lui, pour le soutien actuel et la plénitude immortelle de notre existence.

Une autre question surgit : et pourquoi Jésus a-t-il voulu scinder ce sacrement en deux espèces différentes, le pain et le vin, enveloppes sensibles d’un bien différent contenu substantiel ? uniquement pour donner, sous cette apparence, nourriture et boisson à la faim de notre âme (cf. St. TH., III 73,2). Oui ; mais la réponse serait plus longue et plus complexe. Du reste, vous, chrétiens fidèles, vous la connaissez comme ceci : Jésus a voulu donner à ce Sacrement une double signification de sacrifice : l’une, substitutive de la signification de la Pâque juive, se faisant lui-même agneau de la libération ; figurative, l’autre, de celle de sa crucifixion qui, de la chair martyrisée fit jaillir le sang de la rédemption. Dans l’Eucharistie, Jésus est la victime qui reflète en lui-même l’unique sacrifice rédempteur Valable, celui de la Croix ; et lorsque nous y participons par la Communion, nous sommes associés aux fruits de l’immolation salvatrice du Christ.

Que de choses ! Que de mystères convergent dans ce mystère central de notre foi en la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie ! Comment les rappeler tous ? comment les revivre dans notre vie, individuelle et ecclésiale ? Eh bien : rappelez-vous au moins une parole du Christ ; écoutez sa voix, celle de son invitation évangélique : « Venez à moi ! ». Oui : « Venez à moi, vous tous qui êtes las et opprimés, et je vous consolerai » (Mt 11,28).

Oui, l’Eucharistie est une présence qui nous invite. Jésus invite comme un ami, s’approchant tacitement, attendant sans trêve, prêt à nous accueillir tous. Il nous invite à une table qui est toute une très douce célébration d’union, de douleur, d’amour. C’est un appel adressé de préférence à celui qui souffre et peine le plus ; à celui qui est pauvre et qui pleure ; à celui qui est seul et sans aide ; à celui qui est petit et innocent. Jésus appelle et invite. Sa voix parvient également aux éloignés, aux utopistes, aux fugitifs hors du bon chemin. Venez, l’entrée est libre pour les repentis et pour les croyants. Venez, Il dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » (Jn 14,6).

C’est là sa voix qui aujourd’hui s’élève du sacrement silencieux, présent au milieu de nous. Haut dressé, dans cette fête-ci, la sienne, devant tout le Peuple, il clame, Lui, de son accent divin et humain, comme autrefois quand, cheminant sur les ondes, il apparut à ses disciples, dans la bourrasque nocturne de l’Evangile. « Ayez confiance ! c’est moi, n’ayez pas peur » (Mt 14,27). Venez !

Ainsi soit-il !






30 juin 1974

PAUL VI A ORDONNÉ SEPT ÉVÊQUES

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Le 30 juin, en la Basilique Saint-Pierre, au cours d’une Messe solennelle, Paul VI a commémoré simultanément sa fête patronymique et le XI° anniversaire de son couronnement. Il a voulu, à cette occasion, conférer personnellement l’ordination épiscopale à 7 Evêques récemment élus. Voici, en traduction, l’homélie prononcée par le Saint-Père :



Chers Fils,

Vénérables Frères,

et parmi tous, vous, les candidats à la dignité et à la charge épiscopale dans l’Eglise de Dieu !

Le rite sacré que nous sommes en train d’accomplir exige, à ce point de son déroulement, une pause ; une pause de réflexion.

De même que, pendant l’ascension fatigante vers le sommet d’une montagne, l’alpiniste arrête un instant sa marche pour reprendre son souffle, étudier sa route et contempler le panorama qui s’offre à ses yeux, suspendons nous aussi pour quelques minutes prières, chants et cérémonies, et essayons de nous rendre compte, dans toute la mesure du possible, de notre itinéraire spirituel particulier, et d’en relever les axes religieux; essayons aussi d’éclaircir, pour mettre de l’ordre dans notre esprit, le sens et la valeur de l’ordination épiscopale que nous-mêmes, ministre de ce sacrement, sommes en train de conférer, et que ces Frères, destinés à la plénitude du sacerdoce, sont en train de recevoir.

Quelle immense méditation s’offre à notre esprit ! Nous n’osons certainement pas prétendre la contenir dans le cadre étroit de temps et de réflexion permis pour ces paroles toutes simples, ni la dessiner comme il faut en une rapide synthèse qu’un rite aussi grave, aussi solennel et aussi important suggérerait toutefois de tracer. Nous dirons seulement, par souci de brièveté et de clarté, qu’en ce moment d’attention intérieure intense, une prise de conscience humble et confiante nous est demandée.

Prise de conscience, surtout, de l’élection personnelle, que la collation de ce sacrement met clairement en évidence. Nous qui avons été revêtus déjà d’une si grande grâce, et vous, Frères, qui vous apprêtez à l’être, nous sommes ici parce que nous avons été appelés. Nec quisquam sumit sibi honorent, sed qui vocatur a Deo : « nul ne s’arroge à soi-même cet honneur, on y est appelé par Dieu » (
He 5,4). Qui oserait assumer cette charge de sa propre initiative — même si ses fonctions providentielles peuvent être désirables en elles-mêmes, comme l’écrit Saint Paul à son fidèle disciple Timothée : 1 Tm 3, 1 — s’il n’était sûr que son investiture lui est conférée par la volonté de Dieu ? Et qui pourrait avoir la garantie de sa prodigieuse valeur s’il ne savait qu’elle dérive, par la succession apostolique, de l’institution d’origine, irremplaçable, du Christ lui-même ? Non vos me elegistis, sed ego elegi vos : « ce n’est pas vous qui m’avez choisi, dit le Seigneur, mais c’est moi qui vous ai choisis » (Jn 15,16). Quels que soient les événements de notre vie passée qui nous ont conduits jusqu’ici, du moment qu’ils reposent sur des bases canoniques, c’est-à-dire sur l’économie légitime de l’Esprit, nous découvrons une intention divine qui porte sur chacun de nous personnellement, une histoire rétrospective, analogue à celle par laquelle la vie nous a été donnée, qui nous révèle un dessein, une élection, un amour du Christ pour chacun de nous. Dans la clarté d’une aube évangélique, raconte l’Evangile, après avoir passé la nuit en prière (et quelle prière), Jésus « appela ses disciples et en choisit douze, auxquels il donna le nom d’apôtres » (Lc 6,13). Cette veillée, pour notre temps, cette prière, pour notre destin, ne sont pas terminées. Comme des phares qui, du coeur divin, rayonnent dans l’obscurité des siècles, se reflètent secrètement et aujourd’hui ouvertement sur chacun de vous, Frères, ainsi l’écho des dernières paroles du Christ à ses disciples parvient maintenant au coeur de cette scène, de ce moment béni : « Je prie, dit-il, pas seulement pour eux (les disciples choisis les premiers, qui étaient présents aux adieux du Seigneur la veille de sa passion), mais pour ceux-là aussi qui, grâce à leur parole, ajouta-t-il, croiront en moi, afin qu’ils soient un ; comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé » (Jn 17,20-21). Ce message sacerdotal du Christ arrive à présent jusqu’à nous ; un mystère d’unité s’accomplit ; une mission apostolique en dérive et se prolonge dans le temps et dans l’humanité.

Nous vous disons cela, à vous nos Frères appelés à l’épiscopat, pour qu’une mentalité nouvelle, une psychologie nouvelle, un esprit nouveau se forment en vous et se reforment aussi en nous, comme si tous ensemble nous avions été investis et magnétisés par le rayon de lumière et de vertu qui vient de l’Esprit Saint pour nous rendre aptes au ministère supérieur de gouverner, tout en la servant, l’Eglise de Dieu (cf. Ac 20,28). Nous vous disons cela, à vous nos Frères appelés à l’épiscopat, pour que, imprégnés de cette certitude surhumaine, vous soyez joyeux, vous soyez forts, vous soyez toujours confiants (cf. Ph 1,20), et pour que vous puissiez vous-mêmes être des sources de consolation, dans leurs vicissitudes, pour les autres fidèles (cf. 2Co 1,4).

Et voici que l’acuité de cette nouvelle prise de conscience nous ouvre maintenant une vision intérieure : celle d’être nous-mêmes les porteurs qualifiés d’un trésor fragile et précieux (cf. 2Co 4,7), confié à nos mains pour le distribuer, l’accroître, le protéger et le défendre. Quel est ce trésor ? C’est l’Evangile vivant et éternel du Christ, c’est sa Vérité libératrice et rédemptrice, c’est le fameux « dépôt » de la foi à garder jalousement et à authentifier dans son intégrité toujours vivante, avec l’aide de l’Esprit Saint (cf. 1Tm 6,20 2Tm 1,14).

Oui, Frères, vous aurez aussi une grande responsabilité, celle du ministère de la Parole qui proclame la vérité divine, celle du magistère autorisé et fidèle dans l’Eglise de Dieu, celle de l’annonce missionnaire de la doctrine chrétienne, celle de la protection et de l’accroissement du patrimoine de la culture catholique. L’exercice d’une telle responsabilité magistérielle sera un des devoirs principaux de votre fonction épiscopale ; il est aujourd’hui d’autant plus grave et utile au salut que plus grands sont la diffusion et le désarroi de la pensée spéculative moderne. La culture humaniste, abandonnant la sagesse expérimentée de la tradition, préfère, et souvent exclusivement, se complaire dans la science du calcul et de l’observation expérimentale, en se limitant à la connaissance, empirique et sensible, du monde extérieur, par laquelle il est tellement difficile à l’esprit de l’homme contemporain d’accéder à la connaissance rationnelle et métaphysique, et encore plus à celle, bien que toujours accessible à la raison, de la religion et de la foi. L’art de la pensée vraiment humaine et vitale exigera de votre ministère un effort pédagogique particulier et persévérant. Vous découvrirez vous aussi dans l’exercice du ministère doctrinal auquel vous ne pouvez renoncer, qu’une recherche inquiète et parfois rebelle est préférée à la possession sûre et féconde de la vérité connue, qu’une opinion souvent servile et changeante est préférée à la cohérence positive et dynamique de la raison, qu’une hypothèse gratuite et à la mode est préférée à l’exigence — qui tient toujours — du sens commun, et qu’ainsi une critique a priori et subversive prévaudra facilement sur l’analyse objective de la réalité, comme aussi un état de doute systématique sur l’adhésion équilibrée et féconde de la certitude.

Nous savons bien que la possession et l’étude de la vérité religieuse telle que la révélation chrétienne l’offre à notre esprit s’affirment et se développent, non seulement dans la sphère rationnelle, mais dans le règne du mystère, de ce « pietatis sacramentum » dont parle Saint Paul et qui contient de manière synthétique le dessein transcendant de notre salut (cf. 1Tm 3,6 et 9) ; mais nous savons en même temps qu’un tel mystère, loin d’affaiblir notre faculté native et divine de penser « en esprit et en vérité » (cf. Jn 4,24), l’exige et la fortifie. Grande responsabilité donc que celle de l’Evêque ! Il perçoit dans l’appel urgent de sa conscience le devoir d’être en même temps le disciple le plus fidèle et le maître le plus zélé de la divine doctrine (1Tm 4,13 et 16). Mais ce n’est pas tout. Le cheminement de la conscience intime de ce qu’est un Evêque ne s’achève pas à ce niveau subjectif quoique très vaste, mais s’ouvre plutôt sur une nouvelle exigence que nous pourrions dire constitutive de sa personnalité. L’Evêque, comme le prêtre, et à un degré supérieur, n’est pas tel pour lui-même, il l’est pour le peuple de Dieu. L’épiscopat n’est pas une simple dignité pour celui qui en est revêtu ; c’est une fonction, un ministère, un service pour l’Eglise. « Tu dois savoir, écrit Saint Cyprien vers le milieu du III° siècle, que l’Evêque est dans l’Eglise et que l’Eglise est dans l’Evêque » (Ep 66,8 cf. Lumen Gentium, LG 23, note 31) ; et cela, non seulement pour célébrer un mystère d’unité, mais aussi pour accomplir une obligation, un don de soi, un sacrifice de charité. L’Evêque est pasteur. Or le bon pasteur, comme le Christ le dit de lui-même, en personnifiant et en illustrant par son exemple la vie de tous ceux qui sont appelés à reproduire son image et à assumer sa fonction dans l’Eglise de Dieu, le bon pasteur donne sa vie pour son troupeau (Jn 10,11). Don total, don suprême, don joyeux ! Comme nous le savons, il découle de l’amour : « Si tu m’aimes, dit Jésus à Pierre, pais mon troupeau (cf. Jn 21,15 ss.) ; assurément une telle consigne vaut pour tout vrai pasteur. Pensez, et pensez toujours aux conséquences d’un tel principe : il faut se dépouiller de tout égoïsme, de tout intérêt personnel, de tout domaine réservé. La charité pastorale s’élève au primat de l’amour : « Personne, dit Jésus, n’a de plus grand amour que celui qui donne sa vie pour ses amis » (Jn 15,13). Et ce que Jésus a dit à l’intention des Apôtres, vaut pour leurs successeurs, les Evêques.

Qui sont les amis d’un Evêque ? Ils appartiennent à deux catégories, nous le savons tous bien. La première catégorie est celle des Evêques eux-mêmes, c’est-à-dire des membres du Collège épiscopal, auxquels, dans la personne des Apôtres, a été donné par excellence le commandement nouveau de s’aimer les uns les autres. « Comme moi, dit encore Jésus, je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. A ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à cet amour que vous aurez les uns pour les autres (Jn 13,34-35) : unité, solidarité, collaboration feront, en se fondant sur les paroles si explicites et si solennelles du Seigneur, de tous les Evêques de l’Eglise catholique une communion de Frères (cf. Lumen Gentium, LG 23). L’autre catégorie est composée de tous les hommes. Soit parce que la collégialité, comme l’avait déjà enseigné notre vénéré prédécesseur Pie XII, rend chaque Evêque coresponsable « de la Mission apostolique de l’Eglise, selon les paroles du Christ à ses Apôtres : "Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie" (Jn 20,21). Cette mission, qui doit embrasser toutes les nations et tous les temps, n’a pas cessé avec la mort des Apôtres : elle demeure permanente en la personne de tous les Evêques en communion avec le Vicaire du Christ » (Fidei donum, 1957). Soit parce que chaque Evêque est mandaté pour le ministère pastoral d’une Eglise déterminée, organisée réellement pour ce qui concerne les sièges résidentiels, symboliquement et virtuellement par rapport à l’Eglise entière pour ce qui concerne les sièges titulaires. On ne conçoit pas d’Evêque qui ne soit voué au service et à l’amour du peuple de Dieu dans la plus large acception des termes. L’Evêque est comme un coeur où toute l’humanité trouve accueil. Assurément, cela ne va pas sans l’observance de normes sages dont la Regula Pastoralis de Saint Grégoire le Grand, qui repose lui-même en cette Basilique, nous dicte, avec tant d’autres maîtres, l’unique inspiration dans la charité et l’infinie variété psychologique et pédagogique de son application.

Pauvre coeur de l’Evêque ! Comment fera-t-il pour assumer de si vastes horizons, et comment pourra-t-il s’exprimer avec toute la sagesse requise ? Non, mes Frères, il n’est pas pauvre ! Il est heureux plutôt, le coeur d’un Evêque, destiné à se modeler sur celui du Christ et à perpétuer à travers le temps et l’espace les merveilles de la charité du Christ. Oui, ce coeur est heureux ! Puisse-t-il en être ainsi du coeur de chacun d’entre vous, nouveaux Evêques de l’Eglise du Christ !





B. Paul VI Homélies 11044