B. Paul VI Homélies 23035

27 mars, Jeudi Saint 1975

L’INSTITUTION DE L’EUCHARISTIE ET LE SACERDOCE MINISTÉRIEL

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L’institution de l’Eucharistie et du Sacerdoce catholique, sous le signe du Mandatum novum de la charité réciproque de tous les fils de Dieu, a été célébrée par le Pape l’après-midi du Jeudi-Saint qui ouvre le triduum sacré de la Semaine Sainte destinée à évoquer, avec l’éloquence des plus belles pages de la liturgie, les faits saillants de la Passion de Nôtre-Seigneur. La force méditative de cette journée, parmi les plus sacrées de l’année parce que liée au souvenir du plus généreux don d’amour dont l’humanité ait été témoin et objet, avait pénétré la foule innombrable qui garnissait la Basilique Saint-Pierre au moment où Paul VI s’apprêtait à présider l’extraordinaire concélébration in Coena Domini dans laquelle, depuis des siècles, est insérée l’évocation, plastique pourrions-nous dire, c’est-à-dire vivante, de l’humilité du Seigneur qui se penche affectueusement sur les Apôtres, leur imposant de se laisser laver les pieds par Lui-même sous peine d’être exclus du cercle de ses collaborateurs. Le privilège de représenter les Apôtres dans ce prodigieux service d’amour que le Pape a évoqué en répétant le geste du Christ a été accordé à douze enfants de 8 à 12 ans, résidant à la « Città dei Ragazzi » de Rome et provenant des cinq continents. Au cours de la concélébration à laquelle participaient huit Cardinaux, le Saint-Père a prononcé une homélie dont nous donnons ci-après la traduction :



Puisse l’heure présente faire revivre pour nous un grand souvenir. Nous avons présent à l’esprit tout ce qui a été dit, tout ce qui a été accompli au cours de cette dernière Cène nocturne (
Lc 22,15) que le divin Maître lui-même a tant désirée à la veille de sa passion et de sa mort. Et lui-même aussi, Il a voulu que cette réunion soit si pleinement chargée de sens, si riche de souvenirs, si émouvante dans les mots et dans les sentiments, tellement féconde en actes et préceptes nouveaux que nous ne finirions jamais de les méditer, de les explorer. C’est une Cène testamentaire ; c’est une Cène infiniment affectueuse (Jn 13,1) et infiniment triste (Jn 16,6) et tout ensemble mystérieusement révélatrice de promesses divines, de visions suprêmes. La mort menace ; il y a des présages inouïs de trahison, d’abandon, d’immolation ; tout d’un coup la conversation s’arrête tandis que la parole de Jésus jaillit, continue, neuve, extrêmement douce, tendue vers la suprême confidence, comme balançant entre la vie et la mort. Le caractère pascal de cette Cène s’intensifie et se développe ; l’ancienne alliance, alliance séculaire qui s’y reflétait, se transforme et devient la nouvelle alliance ; la valeur sacrificielle, libératrice et salvifique de l’agneau immolé qui donne aliment et symbole au repas rituel, s’explique et se concentre dans une nouvelle victime, dans un nouveau repas ; Jésus déclare qu’ici, à la table, il est lui-même, son Corps et son Sang, l’objet et le sujet du sacrifice, prévu, signifié, offert pour être, en continuité d’intention et d’action, accompli, consumé ; rendu nourriture pour tous ceux qui auraient aptitude à la vie éternelle et faim d’elle. Et voilà que jaillit de cette Cène d’adieu, de souffrance et d’amour, le sacrifice eucharistique ; nous le savons et nous en demeurons éblouis; et voici une dernière surprise, celle qui pour nous, ce soir, forme le point focal de notre inclination et de notre piété ; qui aurait jamais pu supposer une parole semblable — parole qui résume et perpétue — : le Maître, promis à la mort, déclare qu’il est, lui, le véritable, l’unique agneau pascal et il ajoute : « Faites ceci en mémoire de moi » (1Co 11,24).

Frères et Fils, nous sommes en train d’accomplir cette parole du Seigneur. Et lorsque nous célébrons la Messe, que nous renouvelons le sacrifice eucharistique, nous répétons toujours cette parole qui, à l’institution du sacrement de la présence immolée du Christ, c’est-à-dire de l’Eucharistie, associe un autre sacrement, celui du sacerdoce ministériel moyennant lequel la « Commémoration » de la dernière Cène et du sacrifice de la croix n’est pas un simple acte de religieux souvenir (comme le voudraient certains dissidents) mais une mystérieuse, effective, réelle anamnésie de ce que Jésus a accompli au cours de la Cène et au Calvaire : la reproduction fidèle de son sacrifice unique, grâce à un mystérieux dépassement du temps et de l’espace et par une coïncidence prodigieuse et répétée de notre Messe avec la présence et l’action du divin Agneau eucharistique qui règne glorieusement à la droite du Père mais qui, pour nous, dans l’histoire présente, reste pour ainsi dire photographié c’est-à-dire représenté dans son action sacrificielle et rédemptrice.

Mystère de la Foi ! ceci aussi nous le savons et nous continuons toujours à adorer et à contempler, animés d’une ferveur inextinguible : nous en réanimerons le foyer au cours de la fête du « Corpus Domini », la Fête-Dieu.

Mais en ce moment nous y sommes engagés par cette découverte, car c’est toujours sous cet aspect que nous considérons le Sacerdoce catholique, le pouvoir conféré à un ministère humain de renouveler, de perpétuer, de propager le mystère eucharistique.

Disons tout de suite deux choses : d’abord, à l’offrande eucharistique, participe activement tout le Peuple de Dieu, croyant et fidèle, revêtu comme il est d’un Sacerdoce royal ainsi que l’écrivait l’Apôtre Pierre (1, 5 et 9), et que le récent Concile l’a répété avec bonheur (Lumen Gentium, LG 10). En tant que tel, il est particulièrement invité aujourd’hui, Jeudi-Saint, à se réjouir, à rendre grâce pour l’institution de l’Eucharistie, à en exalter les infinis trésors divins d’amour et de sagesse, et à y participer personnellement en réponse aux intentions de diffusion et de multiplication du Christ ; avec Lui, l’Eglise a voulu caractériser ce sublime mystère du Pain Eucharistique rendu disponible pour tous et chacun. En deuxième lieu, nous voudrions rappeler que la distinction entre le Sacerdoce ministériel et le Sacerdoce universel n’est pas fondée sur un privilège aboutissant à une séparation du Prêtre et du Fidèle, mais sur un ministère, sur un service que le premier doit rendre au second ; c’est là, certes, un caractère tout à fait particulier de celui qui est élu à la fonction de ministre sacerdotal du Peuple de Dieu, mais un caractère intentionnellement social, disons mieux, qualifié par la charité, dispensateur amoureux des mystères de Dieu (cf. 1Co 4,1 2Co 5,4 voir M. la taille, Mysterium Fidei, p. MF 237 et ss. ).

Mais ce que, pleinement conscients du caractère sacré de ce moment, nous croyons devoir réaffirmer, c’est le mystère de notre Sacerdoce catholique, tout proche du mystère eucharistique qui le compénétre et se confond avec lui; et inonde spontanément notre coeur la joie ineffable de la communion profonde qui nous unit aujourd’hui à tous nos Confrères dans le Sacerdoce. Qui pourrait plus que nous, vénérés prêtres, dire avec une authentique et mystique réalité : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » ? (Ga 2,20). Quelle plus grande preuve d’amour pouvait nous donner Jésus Christ, qu’en nous appelant, tous et chacun, ses amis (Jn 15,15) et en transférant en chacun de nous le prodigieux pouvoir de consacrer l’Eucharistie ? (cf. Denz.-Sch. DS 1764-957). Pouvait-il nous donner une plus grande preuve de confiance ? Et comment pourrions-nous remettre en question notre élection à un si grand ministère, quand nous nous rappelons que notre choix est dû à Son initiative, (cf. Jn 15,16), à Sa rencontre avec notre réponse personnelle, libre et amoureuse ? Ne devrions-nous pas faire nôtre la simple mais merveilleuse réponse — qu’on nous a répétée récemment — d’un bon prêtre, heurté, comme tant d’autres aujourd’hui, par les anxiétés et les doutes de la contestation qui caractérise notre temps : « Je suis heureux ».

Oui, vénérés Frères, et vous tous aussi, bien-aimés Fils ; nous devons aujourd’hui remercier le Seigneur d’avoir institué ce divin et mystérieux Sacrement, l’Eucharistie ; et nous devons tous dire pour sa gloire et pour notre réconfort : nous sommes heureux qu’à côté de l’Eucharistie et pour la rendre actuelle, pour la multiplier et pour la répandre, vous avez, Seigneur, dans votre Eglise, communiqué à quelques élus et responsables, votre saint et merveilleux ministère sacerdotal.

Que ceci soit notre expression spirituelle pour ce Jeudi-Saint.




28 mars 1975

CHEMIN DE CROIX AU COLISÉE

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L’émouvante cérémonie du Chemin de la Croix, cette puissante évocation de la passion et de la mort de Jésus conçue en 1750 par le missionnaire franciscain Saint Léonard de Port Maurice, s’est déroulée le Vendredi-Saint, comme chaque année, dans le cadre historique et sacré du Cotisée de Rome. Le Saint-Père y a pris une part active, portant la Croix tout au long des cinq dernières stations, cinq moments des dernières heures de la vie terrestre de Jésus. Puis à la fin de la Célébration, Paul VI a prononcé le discours suivant :



Et maintenant, à la dernière station du Chemin de Croix, comme les Femmes fidèles de l’Evangile (cf.
Mt 27,55-56 Mt 61), nous devrions nous arrêter et méditer ; et après avoir observé de l’extérieur, peut-être avec les yeux pleins de larmes et le coeur rempli d’horreur et d’épouvanté, la tragique et cruelle histoire du condamné à la croix, nous devrions y repenser en nous recueillant à l’intérieur de nous-mêmes, avec les questions habituelles, douloureuses, qui viennent à l’esprit devant la mort, devant une Personne bonne et chère, victime de la cause qu’elle a soutenue et de la cruauté des autres.

Autrement dit, nous devrions nous interroger nous-mêmes sur le sens du Chemin de Croix.

Il ne nous sera pas possible d’obtenir une réponse de notre seule réflexion, toujours un peu perdue dans une semblable recherche ; mais sous l’éclairage de la foi, le cadre posthume du Chemin de Croix se remplit d’une lumière très instructive et émouvante, même s’il s’agit d’une lumière plus forte que notre oeil, la lumière du mystère de la croix (cf. 1Co 1,18).

Le sens du Chemin de Croix. Qui était le Crucifié ? Nous sommes, hélas, habitués aux malheurs humains, répandus à travers l’histoire et à tous les coins du monde ; les monuments funéraires, dédiés aux grands, aux héros, aux personnalités de choix, n’égalent pas celui du sépulcre vide du Christ. Qui était le Crucifié ? Il était, par excellence, le Fils de l’homme, il était, éminemment, le Fils de Dieu fait homme ! Le centurion lui-même l’a reconnu, lui qui présida à l’exécution du supplice : « Vraiment celui-ci était Fils de Dieu ». Première pensée qui nous donne le vertige, qui provoque l’extase chez les Saints contemplant la Croix.

Mais d’autres demandes nous pressent. Qu’est-ce donc que la mort du Christ a de spécial, d’unique, d’universel ? Elle était et elle est une mort qui mérite le qualificatif le plus élevé qu’une mort puisse mériter, à savoir un sacrifice ; bien plus, le vrai sacrifice capable de sauver le monde. Oui, c’est là un chapitre inépuisable de la théologie et de l’anthropologie. Par conséquent, cela vaut aussi pour nous, aussi pour moi ? Oui, chacun peut dire : pour moi aussi. Donc un sacrifice humano-divin intentionnel, voulu, prévu, librement consommé ; un sacrifice d’amour ? Oui, un sacrifice d’amour; d’amour sans frontière, sans limite. Vraiment pour moi, vraiment pour nous ? Oui. Et alors surgit ici un sentiment de reconnaissance, de sympathie, d’expérience, qui sera l’âme, désormais, de ma religion chrétienne, un sentiment d’amour pour le Christ ! Oui, Frères, souvenez-vous en ! Souvenons-nous en à l’occasion de l’une de ces circonstances, malheureusement communes et inévitables de notre vie temporelle : quand la souffrance nous éprouve et nous consume ; elle peut être associée à la souffrance de la Croix, et en acquérir la valeur; ne maudissons plus la douleur, ne la privons pas de la valeur morale et spirituelle qu’elle peut revêtir dans la mesure où elle est unie à celle du Christ.

Et encore ? Sur le chemin de la croix du Christ nous apprenons à connaître, à vénérer, à soigner, à servir la souffrance, quelle qu’elle soit, des hommes qui sont tous désormais nos frères. Le Chemin de Croix est une école de compassion, sentiment fondamental d’humanité et de solidarité, que certains rêves démesurés d’égoïsme ou d’orgueil voulaient bannir du coeur humain devenu dur comme le fer. Ce n’est pas ainsi que se présente le coeur chrétien qui, au rythme de celui du Christ, apprend à battre en harmonie avec celui qui est dans le besoin, dans la douleur, dans le malheur.

Sur un tel sentiment éprouvé en souvenir, de tous ceux qui, encore aujourd’hui, souffrent des conflits de guerre, des conflits politiques et civils, et de tous ceux pour qui le malheur et la maladie rendent la vie amère, se termine ce chemin de Croix, qui devra se poursuivre dans l’espérance de notre rédemption et dans l’exercice de la charité pour les autres.




29 mars 1975

PAUL VI BAPTISE 21 CATÉCHUMÈNES

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Samedi soir, une foule innombrable de pèlerins s’étaient rassemblée à Saint-Pierre au Vatican pour vivre avec Paul VI la liturgie suggestive et émouvante de la Vigile Pascale, et assister au Baptême par le Pape lui-même de 21 catéchumènes originaires de tous les continents. Après la Liturgie de la parole, le Saint-Père a prononcé l’homélie suivante :



Frères très chers,



En cet instant extraordinaire, devant ce rite sacramentel, unique, solennel, définitif, nous nous demandons tous encore une fois : qu’est-ce que le baptême ? Que signifie-t-il ?

Vous savez tout. Toute chose vous a été enseignée et expliquée. Mais le sacrement du baptême est une réalité, c’est un mystère tellement grand, tellement important, tellement profond, que nous devrons toujours, et spécialement en ce jour béni, interroger notre conscience : qu’est-ce que le baptême à notre esprit.

Saurez-vous toujours vous rappeler ce qui se réalise maintenant, cette nouveauté, ce mystère ?

Pour le moment, pensons à ceci : y a-t-il, tout au long de votre vie, un instant plus important, plus décisif que celui-ci ? Non : il est unique !

Et y a-t-il, dans les événements de votre vie, un fait plus beau, plus heureux que celui-ci ? Non : c’est le fait le plus merveilleux de votre existence ! A quoi nous servirait d’être nés à la vie naturelle, enseigne Saint Ambroise, si nous n’avions eu la chance de renaître, par le baptême, à la vie surnaturelle ?

De nombreux enseignements vous ont été donnés au sujet de cet événement : la foi, la grâce, la renaissance à une vie pure et innocente, l’Eglise, la prière nouvelle... Comment résumer tout cela en un seul mot, en une seule formule ? Eh bien ! vous vous souviendrez de tout cela grâce à une expression qui récapitule tout l’essentiel : vous êtes devenus chrétiens ! C’est Saint Paul qui nous répète son expression favorite : avec le Christ. Avec le Christ, vous avez été ensevelis, par le baptême ; avec le Christ, vous êtes ressuscites (
Rm 6,4 Col 2,12) ; votre vie est associée à la sienne (Ga 3,27), et alors vous ne formez plus avec Lui qu’une seule chose, qu’un seul corps, le Corps mystique du Christ, qui s’appelle l’Eglise (1Co 12,12 ss.).

Chers Fils, chers Frères, s’il en est ainsi, voici qu’une nouvelle forme de vie est inaugurée, une nouvelle façon de penser, selon la foi ; une nouvelle vision du temps, des choses, de la douleur et de la mort, selon l’espérance ; un nouveau rapport avec les autres hommes, la charité ! Oh Fils très chers ! Oh Frères dans le Christ, notre chemin, notre vérité et notre vie ! Une obligation importante ressort de ce fait, de cet instant ; oui, une grande obligation, qui est pourtant douce et facile : celle d’être fidèles ; celle qui s’imposera toujours à notre conscience et que nous vous résumons par ces simples paroles dont il faudra sans cesse, sans cesse se souvenir, qu’il s’agisse de vous, de nous, de tous ceux qui ont eu l’immense bonheur de recevoir le baptême : chrétien ! sois chrétien !








13 avril 1975

MESSAGE JUBILAIRE POUR LES ÉPOUX

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Le dimanche 13 avril dernier le Saint-Père a célébré en la Basilique Saint-Pierre une Messe Jubilaire pour les Epoux, au cours de laquelle il a donné lui-même la Bénédiction nuptiale à 13 jeunes couples. Après l’Evangile, le Saint-Père a prononcé une homélie dont voici notre traduction :



En ce moment, deux faits suscitent dans notre coeur des sentiments profonds et suaves. D’abord : la douce et forte impression que nous a laissée la merveilleuse page de l’Evangile de Saint Luc que nous venons d’entendre ; nous sentons encore « le coeur nous brûler dans la poitrine » comme au moment où nous écoutions les paroles inspirées de l’Ecriture, les propres paroles de Jésus qui, annoncées par l’Eglise, résonnent encore aujourd’hui bien haut dans le monde. Ensuite : l’occasion qui nous a conduit ici : la bénédiction à quelques couples d’époux ; dans cette Basilique de Saint-Pierre, près de l’autel de la Confession, dans la floraison spirituelle du temps pascal de l’Année Sainte, ils vont aujourd’hui s’unir en mariage, ou mieux, ils célébreront eux-mêmes leur mariage, étant constitués par le Christ ministres du « grand sacrement » (
Ep 5,32), en vertu de la fonction sacerdotale (cf. Lumen Gentium, LG 34) que le baptême confère au Peuple de Dieu. Deux moments, deux aspects, deux éléments successifs de notre rencontre actuelle ; trop riches et inépuisables pour nous permettre, en ce bref entretien familier, de nous pencher sur eux de manière satisfaisante ; ils méritent toutefois une pause sereine de réflexion en commun.



1. La scène d’Emmaüs, avant tout. Elle est trop connue pour ne pas réveiller dans notre coeur, à sa seule évocation, des images et des souvenirs désormais familiers dont l’art chrétien de tous les temps a fait l’objet favori de ses admirables, de ses anxieuses et lumineuses recherches. N’avons-nous pas l’impression que le doute des deux disciples a été parfois le nôtre ? Notre foi n’a-t-elle pas été trop limitée, trop faible, trop terre-à-terre, comme celle de ces hommes méfiants qui attendaient « la libération d’Israël » (Lc 24,21) dans une perspective uniquement terrestre, sans comprendre que le Christ « devait supporter ces souffrances pour entrer dans sa gloire » (ib. 24, 36) ? C’est nous, ces disciples d’Emmaüs ! Et il suffit que nous ayons des oreilles pour écouter, un coeur pour suivre la Parole du Christ, et le voilà qui nous rejoint ; il nous accompagne, il se fait notre ami, notre compagnon le long de la route, notre commensal à la table de la charité fraternelle et à la communion eucharistique ; il suffit que nous ayons une étincelle d’amour pour que nos yeux s’ouvrent et reconnaissent sa présence (cf. 24, 31), pour que notre coeur s’embrase. « Ce feu, dit Saint Ambroise, commentant les paroles des disciples d’Emmaüs — ce feu illumine les replis les plus secrets du coeur » (Exp. Ev. sec. Luc. VII, 132).

Frères ! que la foi et l’amour vous fassent reconnaître et suivre le Christ, toujours ! C’est la première réflexion, évidente mais tellement importante, à laquelle nous invite l’Evangile.



2. Le Christ nous accompagne sur les chemins de la vie : quelle pensée meilleure pourrions-nous vous léguer, chers Epoux, comme vivres et nourriture et soutien tout au long du voyage que vous allez bientôt entreprendre ensemble ? Vous représentez symboliquement devant nos yeux, comme devant toute l’Eglise, l’innombrable phalange des couples qui comme vous ce matin, ont fondé, avec la Bénédiction de Dieu, leur Eglise domestique comme le Concile a appelé la famille (Lumen Gentium, LG 11). A vous, à tous les jeunes couples, à toutes les familles chrétiennes : à tous ceux qui, dans leur amour élevé et transfiguré par la vertu du sacrement, sont dans le monde la présence et le symbole de l’amour réciproque du Christ et de l’Eglise (cf. Ep 5,21-33), nous répétons aujourd’hui : Ne craignez pas, le Christ est avec vous ! Il est à vos côtés pour transfigurer votre amour, pour enrichir ses valeurs déjà si grandes et nobles avec celles tellement plus merveilleuses de sa grâce ; il est près de vous pour rendre ferme, stable, indissoluble le lien qui vous unit dans le réciproque abandon de l’un à l’autre, pour toute la vie ; il est près de vous pour vous soutenir au milieu des contradictions, des épreuves, des crises qui ne peuvent manquer dans la condition humaine. Celles-ci ne sont pas, comme le voudrait certaine funeste mentalité théorique et pratique, insurmontables, fatales, destructives de l’amour qui est aussi fort que la mort (Ct 8,6), qui persiste et survit dans son admirable faculté de se recréer, intact et immaculé. Le Christ est à vos côtés pour vous rendre conscients de votre dignité de collaborateurs du Dieu Créateur dans la transmission du don inestimable de la vie; de collaborateurs de la Divine Providence, dont vous êtes devant vos fils les représentants vivants, dans la tendresse, les soins, la sollicitude dont vous saurez les entourer, avec ces élans des pères et des mères. Oui, frères, vraiment « ce sacrement est grand ; je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Eglise » (Ep 5,32). Le Concile Vatican II l’a également bien souligné lorsqu’il a dit : « De même, en effet, que Dieu prit autrefois l’initiative d’une alliance d’amour et de fidélité avec son peuple, ainsi, maintenant, le Sauveur des hommes, Epoux de l’Eglise, vient à la rencontre des époux chrétiens par le sacrement de mariage. Il continue de demeurer avec eux pour que les époux, par leur don mutuel, puissent s’aimer dans une fidélité perpétuelle, comme Lui-même a aimé l’Eglise et s’est livré pour elle (...) et pour les aider et les affermir dans leur mission sublime de père et de mère » (Gaudium et Spes, GS 48).

Voilà, frères, voilà votre programme; voilà votre ambition : avec Jésus, marchant avec vous sur les chemins harassants et imprévus de la vie ; avec Jésus assis à la table de votre pain quotidien, durement mais sereinement gagné, vous pouvez faire de votre existence à deux une lumière, une mission, une bénédiction : Ce sera notre prière pour vous et pour tous les époux chrétiens durant cette messe ; c’est le voeu que nous formons de toute notre affection paternelle.





20 avril 1975

LA VIE CHRÉTIENNE EST LA RÉPONSE À UN APPEL

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Le 20 avril dernier Journée Mondiale des Vocations, le Saint-Père a présidé, en la Basilique Saint-Pierre une concélébration solennelle au cours de laquelle il a prononcé une homélie dont voici notre traduction.



Vénérables Frères,

très chers Fils,

Journée des vocations ! On en a tant parlé, mais l’importance du sujet et son caractère complexe exigent qu’on en parle encore, qu’on en parle toujours. Et l’Eglise, aujourd’hui, parle de ce thème d’une voix si haute et prophétique qu’il ne suffit pas simplement de l’écouter : il faut la comprendre. Voilà donc venu pour nous le moment où nous devons en saisir profondément le sens pour que sa signification trouve un écho dans notre coeur, pénètre au plus intime de notre propre conscience et se lie à notre expérience historique présente. Nous allons maintenant examiner tout cela de manière assez brève (cf. Seminarium, 1, 1967).

La vocation, que signifie-t-elle, sinon un appel ? Annonce, dialogue par conséquent, début de conversation, invitation à la cohérence, provocation à une communion, à un amour.

Un appel : mais qui appelle ?

Frères et Fils! Tâchons de comprendre. La vie, notre vie même est vocation. L’essence même de notre être, raisonnable et libre, est vocation. L’ancien catéchisme n’a rien perdu de sa sagesse philosophique et théologique : nous avons reçu le don de l’existence pour connaître et aimer Dieu ; oui, ce Dieu qui a voulu susciter devant Lui-même l’homo sapiens : un être voué à la recherche, à l’écoute des voix de l’être, du cosmos, de la science. A cette recherche, à cette écoute, nous pouvons appliquer une phrase de Saint Paul : nihil sine voce. Il n’y a rien sans voix. Tout parle pour celui qui sait écouter. Les secrets de la nature peuvent être des confidences de Dieu pour celui qui sait les découvrir. C’est une première forme de vocation, la vocation à la science qui mériterait pour elle-même un grand discours : elle existe toujours et trouve l’homme subjugué par son merveilleux, son magique enchantement. Hier, précisément, nous en avons honoré l’éternelle, féconde, inépuisable valeur au cours de la rencontre avec les membres de notre Académie Pontificale des Sciences. Mais la vocation scientifique, lorsqu’elle est fidèle à ses aspirations transcendantes, arrive au seuil de la religion et y dépose son humble et solennel cantique : « les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament annonce les oeuvres de ses mains » (
Ps 18,1, cf. Pr Pr 22,11 et ss. ; etc.). Liturgie splendide, débordant elle aussi de mystère, de lumière, qui ne s’oppose certes pas à celle de la foi, mais s’y mesure et en quelque sorte la reflète (cf. Mt 6, 28, 30). Les plus grands savants qui cultivent cette vocation naturelle l’ont compris : la récente commémoration de Copernic — qui enseignait jadis à la « Sapienza » de Roma — a remis en lumière cette harmonie, non seulement possible mais toujours souhaitable, de la science rationnelle avec la foi religieuse. Mais cette vocation scientifique n’épuise pas — souvent elle ne l’ouvre même pas — le dialogue nouveau et subséquent que l’ineffable Dieu veut engager avec l’homme et qui, de par sa nature, se tourne vers des choses extérieures à nous. L’homme ne tarde pas à se griser de cette vocation, à l’orienter vers des fins utilitaires; c’est ainsi que se forme, que se caractérise, que prend son poids, la civilisation moderne, profane et quasi imperméable à la perception des secrets nouveaux que Saint Augustin synthétisait dans cette double aspiration : Noverim Te, noverim me : La connaissance pénétrante et savoureuse de Dieu et de soi-même (cf. Solil. II, 1 ; PL 32, 885).

La vocation naturelle, la première, indispensable, extrêmement riche, révèle toutefois ses limites; mais assez paradoxalement, plus sensibles et accablantes se font ces limites, et plus large s’ouvre l’espace vers l’océan de l’expérience sensible et de la science rationnelle. Tout au plus, l’humanité parvient à s’y adapter, mais finalement elle en souffre et, tristement résignée, penche vers une évaluation plutôt pessimiste de la vie et du monde. Rappelez-vous le vanitas vanitatum de l’Ecclesiaste qui se rend compte, après en avoir joui de la caducité des choses dévorées par le temps, et dépréciées à cause de leur incapacité de rassasier l’âme humaine, trop ample et trop avide pour leur possibilité, de la remplir, de la rassasier ?

Et c’est ici que souvent, Fils et Frères et Amis, c’est ici que dans la trame de la vie, même très jeune, peut, croyons-nous, survenir la seconde vocation de l’homme pèlerin, la vocation que l’on peut appeler évangélique, c’est-à-dire l’écoute, foudroyante, d’une parole de l’Evangile de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ (Jn 15,16). Lui, il en a l’initiative ; oui, mais en respectant une liberté qui assume la décision. Lisez l’Evangile, lisez la vie des Saints, analysez la biographie des convertis ; mais peut-être aimerez-vous mieux les simples récits de jeunes, nos contemporains, hommes ou femmes, qui, à certain moment, ont entendu et compris une parole évangélique qui pénétrait, furtivement d’abord, mais finissait par s’imposer, dans leur conscience. La manière dont agit dans les âmes cette présence intérieure de la Parole divine n’est pas univoque : réponse à un pressant problème spirituel? rêve candide de sainteté ? baume réconfortant d’une inconsolable affliction, remède courageux à un remord inquiétant ? découverte de devoirs d’abord oubliés ? consonance d’une parole évangélique douloureuse ? Je ne sais. Le fait est que le contact intérieur de la voix du Seigneur avec cette pensée du coeur, quasi instinctive et intime, mais dominante, a produit une interrogation, peut-être un, tourment, un vrai cas de conscience, que la parole amoureuse et discrète d’un père, ou encore plus d’une maman pieuse et sagace, saura interpréter, puis soumettre au conseil, immanquable, d’un père spirituel, d’un. ami expert et capable d’accueillir et de garder le secret d’une conversation décisive : voilà, c’est la « vocation ».

C’est elle, la vocation évangélique, authentique, que le jugement autorisé de l’Eglise éprouve et rend valide (cf. décret Presb. Ord., 11). L’appel devient élection, option, détachement, mise à part (cf. Ac 13,2) ; c’est-à-dire qu’il rend candidat à un service spécial qui offre cette première caractéristique, aujourd’hui la moins tolérée, d’imposer un genre de vie différent du genre habituel ; un genre de vie peu ambitionné, peu estimé dans le milieu social ordinaire, alors qu’autrefois il bénéficiait d’une grande considération sociale et qu’on le tenait en honneur; aujourd’hui, il n’en est plus ainsi ; or cette vie est la caractéristique de l’amour unique au Christ, à Dieu, sans mesure, de manière exclusive; la caractéristique du sacrifice, de l’anéantissement de soi-même (cf. Ph 2,7 et ss.) ; une caractéristique pénétrée d’une autre qui en découle aussitôt, celle de sa consécration dans la prière ou dans le ministère pour autrui, au service sans réserve des hommes ses frères, avec une préférence pour ceux qui ont le plus besoin d’amour, d’assistance, de consolation. L’appel devient élection, se fait dévouement, immolation, héroïsme silencieux et gratuit.

La vocation se fait ecclésiale. C’est à dire qu’elle se greffe sur un corps, certes social, humain, organisé, juridique, hiérarchique, admirablement compact et obéissant; on peut dire tout ce qu’on veut de cette agrégation extérieure, traditionnelle, disciplinée, dans laquelle l’individu semble perdre sa personnalité ; semble, disons-nous, alors qu’il l’acquiert dans l’acte même où il s’agrège au corps ecclésial, terrestre et visible, car il s’agit du Corps mystique qu’est l’Eglise du Christ. C’est elle qui inonde l’élu des charismes divins, des dons, des fruits de l’Esprit Saint (cf. Ga 5,22 et ss.) : il y a, dans le prêtre, une accumulation mystérieuse et miraculeuse de pouvoirs divins, celui d’annoncer la parole de Dieu, celui de ressusciter à la grâce les âmes mortes et, plus encore, celui de rendre réellement et sacramentellement présente l’immolation de Jésus, victime de notre Rédemption. Puis il y a ce mystère de l’unité qu’il faut toujours avoir présent, comme sommet de la charité. Ce mystère se revêt de formes sensibles et sociales et nous stupéfie dans ce monde historique qui, par des efforts contradictoires souvent simultanés, engendre et détruit sa paix unitaire ; ce mystère est par excellence confié à ceux qui sont appelés à la suite sacerdotale et religieuse du Christ ; « Pour qu’ils soient un » (Jn 17,11).

Frères et Fils, et Amis, poursuivez de vous-mêmes cette méditation sur la vocation : naturelle, évangélique, ecclésiale ; vous ne l’épuiserez jamais (cf. Ep 3,18 et ss.) dans la plénitude de sa signification, de la grandeur spirituelle qu’elle promet et garantit. Ne la minimisez pas en croyant pouvoir la réaliser en faisant économie de la durée du sacrifice et de l’amour. Ne l’isolez pas de la fonction toujours supérieure qu’elle acquiert par le lien avec l’Eglise toujours vivante ; n’oubliez pas le besoin urgent que le monde en a aujourd’hui; et ne répétez pas sans leur donner tout leur sens les paroles sacrées qui en situent la responsabilité et qui en annoncent le destin bienheureux : « hodie si vocem Ejus audirietis, nolite obdurare corda vestra ! » (Ps 94,8) (si aujourd’hui vous entendez Sa voix, ne lui fermez pas votre coeur). Ecoutez la Voix !

Avec notre Bénédiction !





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