B. Paul VI Homélies 20045

27 avril 1975

CÉSAR DE BUS, BIENHEUREUX

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Le 27 avril dernier, au cours d’une concélébration en la Basilique Vaticane, Paul VI a proclamé Bienheureux le Vénérable César de Bus, prêtre français, fondateur de la Congrégation des Pères de la Doctrine Chrétienne, décédé en 1607.

La Messe solennelle a été présidée par Mgr Eugène Polge, Archevêque d’Avignon. Ont célébré avec lui Mgr Jean Cadilhac, Evêque Auxiliaire d’Avignon, Mgr Jean de Cambourg, Evêque de Valence, Mgr Jean Harmil. Evêque de Viviers et Mgr Ovidio Lari, Evêque d’Aoste.

De nombreuses personnalités religieuses et civiles ont assisté à la cérémonie. Le Gouvernement français s’était fait représenter par une délégation comprenant S. Exe. M. Gérard Amanrich, Ambassadeur de France près le Saint-Siège, M. Bernard Billaud, Conseiller d’Ambassade et le R.P. Olivier de La Brosse, O.P., Conseiller Culturel. Etaient également présents Mgr Pierre Amourier, Vicaire Général d’Avignon, Mgr Brécieux, Curé de Cavaillon, ville natale du nouveau Bienheureux, M. Mitifiot, Maire de Cavaillon accompagné de deux Conseillers Municipaux, M. Berardi, Président de l’Association des Anciens Elèves des Doctrinaires, le Conservateur du Musée de Cavaillon, ainsi que de nombreux descendants de la famille du Bienheureux avec, à leur tête, M. Michel R. A. de Bus.

Parmi les personnalités religieuses assistant à la cérémonie figuraient tous les Recteurs des Maisons des Doctrinaires du monde entier, conduits par leur Supérieur Général le R. P. Orlando Visconti et leur Procureur Général, le R.P. Pierre Centi, Postulateur de la Cause du Fondateur. De nombreux pèlerinages diocésains français, sous la conduite des Evêques respectifs emplissaient l’immense Basilique Vaticane. La solennelle célébration a eu son moment le plus émouvant lorsque Paul VI, après la pétition que lui avait adressée S.Exc. Mgr Polge, a procédé à la lecture de la formule de Béatification.

Le Saint-Père a prononcé, en langue française, une homélie dont voici le texte :



Réjouissez-vous tous, Vénérables Frères et chers Fils ! Que l’Eglise entière exulte parce qu’un nouveau Bienheureux lui est donné en exemple, parce qu’elle peut admirer dans tout leur éclat les merveilles accomplies par Dieu dans la vie d’un homme ! Louons ensemble le Seigneur pour sa sainteté qui resplendit en ses oeuvres !

La cérémonie d’aujourd’hui met à l’honneur la ville de Cavaillon, dans ce Comtat Venaissin alors territoire pontifical ; nous sommes heureux de saluer en premier les représentants de cette cité antique et de participer à leur action de grâces. Nous saluons aussi tous les pèlerins du diocèse d’Avignon : il était juste que leur Archevêque fut associé d’une manière particulière à un événement comme celui-ci, et nous remercions Monseigneur Eugène Polge d’avoir répondu à notre invitation de présider la concélébration eucharistique.

Mais le ministère de César de Bus nous fait réserver ce matin d’autres mots chaleureux pour ceux qui ont marché sur ses traces, nous voulons parler des religieux et des prêtres adonnés à l’enseignement de la Doctrine chrétienne, c’est-à-dire à la transmission de la Foi, de la Parole de Vie. Et comment ne pas mentionner les catéchistes, ces artisans de la première évangélisation missionnaire, et tous les jeunes volontaires qui sacrifiant leur temps libre pour se consacrer à l’annonce de la Bonne Nouvelle, contribuent à nous édifier et à nourrir notre espérance en l’avenir ? A un titre tout à fait spécial, la fête d’aujourd’hui est leur fête.

Ainsi nous venons de procéder solennellement à la Béatification de César de Bus. Une étude approfondie — plus de trois siècles et demi se sont écoulés depuis le terme de sa vie terrestre — a révélé en effet que cette grande figure du passé avait vraiment poussé les vertus évangéliques jusqu’à l’héroïsme, et qu’elle était vraiment digne d’éloge. Rien n’a été négligé de sa biographie ni des idées conductrices de son action. En conscience et avec notre autorité apostolique, nous autorisons donc le culte local de César de Bus ; nous croyons qu’il sera bénéfique, et voici pourquoi.

Nous relèverons d’abord quelques aspects de la vie du Bienheureux choisis parmi les plus significatifs et les plus aptes à servir de leçon à l’époque qui est la nôtre. 1544, année de sa naissance à Cavaillon : le monde chrétien est en crise, l’une des crises les plus graves de son histoire. Crise non seulement religieuse et doctrinale, mais crise de civilisation aussi, avec l’afflux de courants de pensée nouveaux, certes pas tous négatifs, mais qui désorientent la masse des fidèles. César de Bus vient au monde en cette période troublée, où les hommes s’ouvrent progressivement à la culture, aux arts et au règne du plaisir. Lui-même se laissera entraîner pendant l’adolescence et le début de l’âge adulte sur la pente de la facilité à laquelle le prédisposaient sa condition et sa fortune. Vie légère, insouciante, d’un être doué, brillant en société, poète à ses heures, davantage sensible à la jouissance de tout qu’aux exigences de l’Evangile.

La conversion ne pouvait être que radicale, et elle le fut. Trois personnes très diverses l’aidèrent profondément : Louis Guyot, tailleur, humble sacristain de la cathédrale de Cavaillon au rayonnement tout à fait remarquable ; l’étonnante Antoinette Réveillade, qui vivait dans la proximité de Dieu et s’efforçait d’aider ses proches à en comprendre la volonté, — analphabète, semble-t-il, elle allait jusqu’à supplier César de Bus de lui faire la lecture des vies de saints, lui donnant ainsi l’occasion de réfléchir et de prier — ; et enfin le jésuite Pierre Péquet dont l’expérience spirituelle, la prudence, le discernement et la fermeté seront d’un grand secours pour le jeune César. Sous leur influence, il rompt bientôt avec la frivolité ; il se livre à l’étude et se prépare au sacerdoce. En voyant l’obstination avec laquelle ces trois « mystiques » s’emploient à conseiller et à reprendre sans cesse leur protégé, on ne peut s’empêcher de penser qu’ils furent les instruments de Dieu, chargés de préparer un disciple de choix. Et cette réflexion nous remplit de confiance : Oui, chers Frères et Fils, le Bon Pasteur prend soin de son troupeau ! Oui, il se choisit des ministres pour la mission de demain. Oui, il compte sur chacun de vous pour leur révéler cet appel et pour les guider dans leur cheminement !

L’itinéraire spirituel du Bienheureux ne fut pas, vous vous en doutez, sans à-coups. Moments de découragement, de nuit, d’incertitude. Nous avons été frappé, cependant, par ce qui sera, presque dès l’origine, une caractéristique de toute sa vie. Peut-être est-ce là que réside le secret de sa constance, en tout cas ce qui lui a toujours permis de surmonter ses difficultés et de repartir avec une énergie accrue: nous voulons parler de son esprit de pénitence. La pénitence, ce n’est pas un vain mot pour lui. Il la pousse jusqu’à l’extrême : il revient de loin Il doit dominer les passions dont il s’est fait autrefois l’esclave, combat violent et perpétuel. Il apprend ainsi à rechercher et à aimer le sacrifice, car le sacrifice configure au Christ souffrant et vainqueur. S’offrir en libation, tout abandonner entre les mains de Dieu au prix des renoncements les plus coûteux, tel semble avoir été son leitmotiv, le but perpétuel de ses efforts. Et lorsqu’à la fin de sa vie, perclus de maux et affligé de cécité, il pourra enfin se disposer au don suprême, il réalisera combien l’ascèse lui a été utile pour maîtriser le vieil homme. Il sera prêt à rencontrer le Seigneur. Sa joie sera parfaite.

Le corps de César de Bus repose aujourd’hui à Rome, en l’église Ste Marie in Monticelli. Mais, par un dessein assurément de la Providence, tout n’est pas fini pour nous avec cette mort! Le peuple de Dieu, en proie aux difficultés du monde contemporain, contemple en effet dans la gloire l’un des siens traçant pour lui une route vers le Royaume. Devant les problèmes qui sont actuellement les nôtres, n’y a-t-il pas là une voie étroite, faite de conversion personnelle, de prière et d’austérité, faite de réponse courageuse à un appel intérieur ?

Nous vous laissons répondre à cette question, et en tirer vous-mêmes les conclusions nécessaires pour vous et pour votre apostolat. Toutefois, il nous semble que la personne de César de Bus n’est pas seule riche d’enseignements. Au-delà de l’homme, particulièrement brillant, il y a l’oeuvre accomplie par cet homme, oeuvre considérable dans la région où il vivait, et qui devait influencer d’une manière heureuse la pastorale catéchétique du moment, encore balbutiante.

L’objectif du Père de Bus est de communiquer la doctrine chrétienne au peuple. L’idée est loin d’être neuve. Dès les origines, les premiers chrétiens se montrèrent soucieux de transmettre — et de transmettre avec exactitude — l’essentiel de ce qu’ils avaient reçu. L’on vit rapidement se former des recueils rapportant les faits et dits les plus marquants de la Révélation. L’ère apostolique et les décennies postérieures en donnent plusieurs témoignages. Il importe plus que jamais, au milieu d’un monde païen et face aux dangers des déviations doctrinales, d’inculquer aux catéchumènes et de rappeler aux disciples un kérygme, c’est-à-dire un noyau central, un résumé de la foi axé sur l’essentiel, qui puisse servir de base à des développements adaptés aux circonstances et à la psychologie des auditeurs. Il faut donner un fondement solide à leur foi, étayer leur attachement affectif et caritatif au Dieu vivant, par une connaissance des vérités de la foi qui corresponde à cet amour.

Dans la deuxième moitié du seizième siècle — que l’on ne se fasse pas d’illusions — la masse des catholiques est généralement peu instruite, même si sa conviction est extérieurement renforcée par un cadre de chrétienté ou par les oppositions religieuses où se mêlent de temps en temps des considérations d’un tout autre ordre. L’intuition, le génie pourrait-on dire, de César de Bus, est de mettre le doigt sur un besoin primordial, pressenti avec tant de perspicacité par les Pères du Concile de Trente avec le catéchisme dont ils ordonnèrent la rédaction, afin que tous les pasteurs, de l’évêque au curé d’une modeste paroisse, possèdent un manuel de référence. Mais le terrain est encore en friche. Le dénuement du peuple est extrême et le dévouement de ses ministres ne suffit pas à lui seul à le pallier.

Intelligemment formé à l’école ignatienne, par les soins de son directeur Péquet, César de Bus va aussi, ce qui est très important, apprendre à connaître la vie, la doctrine spirituelle et l’oeuvre d’autres maîtres à penser de l’époque, Pierre Canisius, Robert Bellarmin, Philippe Néri et Charles Borromée. Les deux derniers surtout laissent en lui une empreinte indélébile ; il se pénètre de leurs inspirations, nourrit son action de la leur et brûle du même zèle qu’eux. Avec un cousin, Jean-Baptiste Romillon, qui a partagé sa recherche et suit à présent la même orientation que lui, il commence à sillonner bourgs et campagnes pour catéchiser ceux qu’il appelle ses « ouailles ». Sa méthode est l’enseignement de la foi à toutes les catégories de la population, en distinguant des degrés, bien sûr entre ceux qui sont capables d’accueillir beaucoup et ceux pour lesquels il faudra se contenter, dans un premier temps, d’un minimum. Mais le point important est que tous soient évangélisés, que tous reçoivent un enseignement à leur portées. Les paroles sont simples; les formules, peu nombreuses, sont bien frappées et faciles à retenir. Autour de ce schéma vient se greffer une prédication pétrie d’Ecriture Sainte, adaptée aussi afin que les notions apprises ne restent jamais sans suite, et qu’elles se traduisent dans l’attitude spirituelle et dans la manière d’agir, dans la vie en mot.

Comment ne pas voir en cet apostolat de notre bienheureux une parenté étroite avec celui de Saint Charles Borromée qui, dès 1569, obligeait chaque diocèse de sa province à organiser des écoles de la doctrine chrétienne ? le Cardinal Borromée les multipliait lui-même à Milan et il n’hésita pas à en réunir les maîtres dans une Compagnie et à fonder une Congrégation séculière pour assurer la durée et la bonne marche de l’oeuvre: ce furent les « Operarii Doctrinae Christianae », les Ouvriers de la Doctrine chrétienne (cf. Acta Ecclesiae Mediolanensis... Mediolani MDXCIX, pp. 864-865 ; Giussano Pietro, Vita di San Carlo, livre VIII, ch. VI, tome II, pp. 254-261). Quelle place, quels encouragements le Saint Archevêque de Milan n’accorde-t-il pas à cette oeuvre ? Ne formerait-il qu’un seul vrai chrétien, un catéchiste n’aurait pas perdu sa peine. Commentant l’Evangile de la Samaritaine, il s’adresse directement à ses chers « ouvriers » : « Voyez l’importance de votre labeur ! N’auriez-vous ramené qu’une seule enfant à l’Eglise... comprenez que vous avez accompli une oeuvre de grand prix ! Le Christ avait le monde entier à racheter et pour cette oeuvre immense il n’avait qu’un court espace de trois ans... Et cependant, sur ce temps si court, quelle part considérable n’a-t-il pas pris pour la seule Samaritaine ? Que ce soit pour vous le plus grand des stimulants » (cf. Homilia 100 in Evangelium Joannis, dans S. Caroli Borromei... Homiliae... Joseph Antonii Saxii praefatione et annotationibus illustratae, t. III, Mediolani MDCCXLVII, p. 340). Mais il faut s’attacher à la formation des parents : N’est-ce pas « la charge des pères, leur fonction, de conduire au Christ les enfants qu’ils ont eux-mêmes reçus du Christ ? » (id t. 1 p. 247).

César sera profondément frappé par cet exemple. Lisant la vie de Saint Charles que lui avait procuré l’Archevêque d’Avignon, il se sent « embrasé d’un si grand désir de faire quelque chose à son imitation, que — dit-il — je n’accorderai sommeil à mes yeux, ni repos à mes jours que je n’aie donné quelque contentement à ma résolution » (H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, II, L’invasion mystique, p. 19 ; cf. A. Rayez, S. J., La spiritualità del Ven. Cesare de Bus, RAM 134, avril 1958, p. 20). Comme l’Archevêque de Milan, loin de se limiter à l’éducation des enfants, il regarde les familles et les milieux, s’attache à l’instruction des parents et à la formation des maîtres. Avec lui est promue une véritable catéchèse familiale qui sera le meilleur remède et le meilleur antidote contre l’hérésie. De cette activité débordante, « Les Instructions familières sur les quatre parties du Catéchisme romain », publiées près de soixante ans après sa mort, ont porté jusqu’à nous le témoignage toujours valable. Elles révèlent ce que doit être le vrai catéchiste : l’homme de la Bible, l’homme de l’Eglise, soucieux de transmettre la véritable doctrine du Christ (cf. A. rayez, S. J., La spiritualità. .. pp. 29-30). Il dispose les coeurs à la foi qui, elle, demeure le secret de la liberté et de la grâce de Dieu.

L’oeuvre de César de Bus suscite toujours, après trois siècles, notre admiration. Voilà quelqu’un qui a vu juste. Il a su déceler les besoins de son époque, et y répondre avec autant de générosité que d’efficacité. Attirés par sa clairvoyance et son rayonnement, d’autres hommes enthousiastes se sont peu à peu groupés autour de lui, s’initiant à sa méthode et prenant exemple sur lui. Rapidement ils formèrent une famille religieuse qui, malgré les vicissitudes de l’histoire, fleurit encore aujourd’hui en divers pays; par un retour aux sources, elle vient de se réimplanter en France, à Cavaillon : que les Pères de la Doctrine chrétienne ici présents sachent en ce jour notre sollicitude particulière pour eux, notre estime, et qu’ils reçoivent nos voeux et nos encouragements ! Nous sommes heureux de les honorer maintenant en la personne de leur fondateur.

Frères et Fils, nous voudrions, pour conclure, vous inviter à un bref regard sur le monde contemporain et, plus précisément, sur l’enseignement de la foi à l’heure actuelle. Les circonstances s’y prêtent, n’est-il pas vrai ? Un effort a été fait ces dernières années, surtout depuis le Concile Vatican II, pour promouvoir une catéchèse accessible, compréhensible, proche de la vie. Il se traduit par une attention plus grande à la diversité des démarches individuelles et collectives, par un souci d’accompagner l’enfant ou l’adulte dans sa lente recherche de Dieu. Nous nous en félicitons, car nous trouvons cette option pastorale vraiment évangélique, inspirée de l’attitude du Christ lui-même avec ses interlocuteurs. César de Bus lui aussi, a choisi cette ligne de conduite. Il nous semble toutefois qu’en une période où le monde, comme jadis, est en crise, où la plupart des valeurs, même les plus sacrées, sont inconsidérément remises en question au nom de la liberté, si bien que beaucoup ne savent plus à quoi se référer, en une période où le danger ne vient certes pas d’un excès de dogmatisme mais plutôt de la dissolution doctrinale et du flou de la pensée, il nous semble qu’un effort supplémentaire devrait être entrepris avec courage pour donner au peuple chrétien, qui l’attend plus qu’on ne le croit, une base catéchétique solide, exacte, facile à retenir. Nous comprenons bien que l’adhésion de la foi soit difficile aujourd’hui, particulièrement chez les jeunes, en proie à tant d’incertitudes. A tout le moins, ont-ils droit de connaître avec précision le message de la Révélation qui n’est pas le fruit de la recherche, et d’être les témoins d’une Eglise qui en vit. C’est le but poursuivi d’ailleurs par le Directoire catéchétique général de la Congrégation pour le Clergé, publié récemment en application du Décret conciliaire Christus Dominus (n. 44). Et nous désirons que les pasteurs et les responsables de la catéchèse s’en servent pour alimenter leur réflexion et guider leurs travaux.

Bienheureux César de Bus, toi qui nous as laissé l’exemple admirable d’une vie toute donnée à Dieu, toi qui brûlais du désir de communiquer la vie de Dieu à tes frères, intercède maintenant pour nous tous auprès du Seigneur, pour que le même feu nous consume et que la même charité nous presse.

Et vous, chers Frères et Fils, nous vous confions à lui et nous vous bénissons de tout coeur.



Saluts aux pèlerins en diverses langues…






1er mai 1975

LA DIMENSION SPIRITUELLE DU TRAVAIL DE L’HOMME

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La fête du travail chrétien dans le cadre de l’Année Sainte a été célébrée sous les auspices du Patron de l’Eglise Universelle, gardien et père de la famille de Jésus, Saint Joseph, le jour où l’Eglise l’honore comme artisan. Le premier mai, des milliers de travailleurs, venus de tous les continents s’étaient rassemblés place Saint-Pierre à Rome pour vivre une heure de prière commune, formant « un seul coeur et une seule âme ». La célébration du premier mai chrétien, volontairement dépouillée de tout apparat, s’est limitée à la Messe du Saint-Père et son homélie. Mais cette simplicité, propre à une vraie fête de famille, a mieux mis en relief l’édifiante piété des participants et leur vibrant enthousiasme à saluer le Vicaire du Christ. Voici, en traduction, le texte de l’homélie de Paul VI :



La bonne éducation chrétienne qui trouve habituellement dans les Ecritures d’excellentes expressions nous fait monter du coeur et sur les lèvres de chaleureuses paroles d’accueil à cette réunion religieuse : que la grâce et la paix (
Rm 1,7) du Seigneur soient avec vous ! Soyez les bienvenus à cette assemblée spirituelle ! Notre salut s’adresse tout spécialement à vous (cf. 2Co 6,11), Travailleurs, que toujours nous avons présents dans notre estime et dans notre ministère. Merci pour votre présence ! elle n’est pas celle d’étrangers, mais de frères et de fils à l’égard desquels nous ressentons le devoir, un devoir agréable, d’une particulière affection et d’une considération toute spéciale. Merci, très chers amis ! Et qu’avec vous soient salués tous les autres, fidèles de Rome ou pèlerins venus ici à l’occasion de l’Année Sainte ; à tous, nos salutations, notre reconnaissance et notre bénédiction !

Nous vous dirons toutefois, très sincèrement que cette célébration sacrée nous fait éprouver quelqu’anxiété. Pourquoi ? parce que cette cérémonie se signale par deux notes qui ne semblent pas, à première vue, facilement consonantes ; première note : ce jour-ci est le premier mai et nous savons quel retentissement cette date a dans l’opinion commune, spécialement dans le monde du travail ; deuxième note, cette réunion-ci revêt un caractère religieux, soit parce qu’elle est consacrée au culte de Saint Joseph, artisan, père putatif de Jésus et votre patron Travailleurs ; soit parce que cette célébration, se rattache à celle du Jubilé qui fait de l’année 1975 une Année Sainte, une année vouée à la révision spirituelle et morale de notre conscience, pour la remettre en ordre, vis-à-vis de Dieu et de l’Eglise ; une Année Sainte qui invite dans les basiliques romaines — dont Saint-Pierre — les croyants qui, sur la tombe du premier Apôtre, Martyr et Evêque de Rome et de l’Eglise Catholique, veulent professer leur foi et implorer pardon et force pour se remettre à vivre, de manière nouvelle et heureuse, en braves gens et en vrais chrétiens.

Ces deux notes, l’une profane, l’autre religieuse, vont-elles ensemble ? ou bien leur conjugaison produit-elle une dissonance, une combinaison forcée, artificielle ? Peut-on conserver au premier mai son caractère de fête du travail, tout en la marquant, simultanément, des sentiments spirituels propres tant à une commémorai-son liturgique en honneur de Saint Joseph, qu’à une célébration jubilaire ? Votre présence ici triomphe de tous les doutes ; elle répond : oui !

Oui, Frères et Fils bien-aimés, nous recueillons cette claire et franche réponse ; et nous vous disons, après y avoir longuement réfléchi, que c’est là réellement que nous trouvons la seule réponse authentique et sage. Nous aurions d’ailleurs à vous dire beaucoup, énormément, à ce sujet. Nous devons toutefois nous limiter à quelques observations très simples et peu nombreuses. Quant à la première observation, elle est capitale ; la voici : comment pourrait-on, historiquement et logiquement, soutenir qu’il y a opposition entre l’exaltation du concept du travail, comme vos âmes doivent aujourd’hui l’éprouver, et l’accomplissement d’un acte religieux, hautement qualifié, un acte religieux spécialement dédié au saint travailleur de Nazareth, et rattaché au Jubilé que nous célébrons en cette année sainte ? Sont-ils deux faits contradictoires ? s’excluent-ils l’un l’autre ? Nous savons parfaitement que les idées au sujet du travail, diffusées dans le monde moderne, se sont affirmées souvent comme impérieuses et exclusives; mais nous savons aussi, et vous le savez tous, que cette mentalité professionnelle — cet idéalisme en oeuvre, c’est-à-dire le travail — est d’autant plus élevée d’autant plus sacrée, qu’elle s’intègre plus étroitement dans la conscience supérieure et globale de la vie, dans la reconnaissance de la première place que l’homme occupe dans l’échelle des valeurs. L’homme est au sommet. C’est l’homme qui produit le travail ; et le travail, c’est-à-dire l’effort pour dominer la terre, tend à servir l’homme. S’il n’en était pas ainsi, l’homme retournerait à l’esclavage ; et le travail arrêterait au niveau matérialiste, la stature, le développement, la dignité de l’homme. Or si l’homme, c’est-à-dire notre vie, est la valeur primordiale, nous ne pouvons pas décapiter l’homme en lui déniant sa projection essentielle vers la transcendance ; disons simplement : vers Dieu, vers le mystère qui soutient tout, qui explique tout ; oui, vers Dieu qui de l’homme a fait un travailleur, c’est-à-dire un collaborateur (cf. 1Co 3,8) ; mais qui l’a obligé, après la première chute, à gagner, au prix de sa sueur, de sa fatigue, son pain c’est-à-dire sa nourriture, son perfectionnement, précisément dans se rapport de force de l’oeuvre humaine avec le monde à conquérir et à réduire au rang d’instrument utilitaire et de source de vie. Le travail : punition et récompense de l’activité humaine. De sorte que dans cette vision supérieure, qui est la vraie, le travail a, en soi, une autre dimension, et celle-ci est entièrement religieuse ; les moines du Moyen-Age l’ont bien compris : maîtres de vie aujourd’hui encore, ils ont condensé tout leur programme en une formule heureuse : « ora et labora », prie et travaille !

C’est ainsi, frères, c’est ainsi ; et c’est pourquoi notre manière de célébrer le premier mai ne déforme pas son caractère de fête du travail humain, mais lui confère une spiritualité animatrice et rédemptrice. Nous devons comprendre ce lien de parenté entre le travail et la religion, une parenté qui reflète l’alliance, mystérieuse mais réelle et réconfortante, de la causalité humaine avec la providentielle et paternelle causalité divine.

Nous ne pourrons jamais avoir de sociologie organique vraiment humaine — et encore moins chrétienne, aussi longtemps que le monde du travail sera incapable de s’affranchir de la suggestion radicalement matérialiste et ombrageusement laïciste, dont il est aujourd’hui presque envoûté, comme si elle constituait une libération, la libération de celui qui marche sans savoir où il va ; comme si elle offrait la formule inéluctable et résolutive de l’évolution sociale contemporaine et le seul stimulant efficace et fécond du progrès civil; nous n’aurons qu’une écrasante coexistence soumise à de complexes et impersonnels engrenages économiques et légaux et non pas une société vraiment libre, naturelle et fraternelle. Il faut rendre ses ailes au travailleur alors qu’aujourd’hui on les lui a trop souvent coupées ; les lui rendre pour qu’il puisse retrouver sa véritable et pleine dimension humaine et sa « lévitation » native ; les ailes de l’esprit, de la foi, de la prière ; les horizons de l’espérance, de la fraternité, de la justice, de la communauté, de la paix.

Nous connaissons déjà toutes les objections qui seront opposées à ces souhaits ; et la première parmi elles, celle qui accuse la religion d’être inutile, et même de faire obstacle au progrès positif de la civilisation. Nous pensons qu’il n’est personne parmi vous qui puisse encore admettre ce vieil aphorisme « la religion, opium du peuple » ; il est démenti par l’histoire — nous entendons : l’histoire animée par l’Evangile — ; il est surmonté par la documentation des doctrines de l’Eglise, toutes imprégnées d’amour pour le peuple et, aujourd’hui plus que jamais, attestées par l’engagement de ses fidèles et de ses saints. Nous pourrions, si nous le voulions, passer à la contre-attaque, retourner l’objection en demandant si l’appel systématique à la haine, à la révolte, à la violence, à la lutte contre des membres d’une même société pour revendiquer des avantages purement matériels, n’a pas retardé bien plus longuement les légitimes et souhaitables conquêtes du monde du travail exécutif, en suscitant contre ses aspirations de rigides antagonismes et d’implacables égoïsmes. Et nous pourrions, à ce propos, répéter les paroles de notre regretté et vénéré Prédécesseur le Pape Jean XXIII qui, précisément dans un discours du premier mai, en 1959, rappelait certaines de ses paroles publiées à Venise quelques années plus tôt pour conjurer, disait-il « le péril que les esprits puissent se pénétrer du spécieux axiome que, pour faire la justice sociale, pour secourir les misères de tous genres... il faut absolument s’associer avec les négateurs de Dieu et les oppresseurs de la liberté humaine » (cf. AAS 1959, page 358).

Mais nous ne voulons en ce moment heureux que nous recueillir dans des pensées plus sereines.

Permettez-nous, Fils bien-aimés, de saluer en vous tout le monde du travail que nous assurons de notre affection et de notre amitié chrétienne.

Laissez-nous adresser tout particulièrement une pensée spéciale à ceux qui souffrent à cause du poids et de l’insalubrité de leur labeur, du manque de sécurité de leur emploi, de l’insuffisance de leur habitation et de leurs salaires. Nous partageons leurs souffrances et voudrions être en mesure de les aider.

Pour toutes ces peines et pour toutes ces carences, nous osons solliciter une action opportune, et intelligente de la part des autorités compétentes; nous adressons nos encouragements, et nos éloges à tous ceux qui n’épargnent ni leurs soins ni leurs moyens pour que les travailleurs trouvent des conditions toujours plus justes et plus stables pour leur activité et leur bien-être.

Et pour vous, très chers amis, et pour tous ceux, prêtres et laïcs, qui vous aiment et, au nom du Christ et de la solidarité humaine, vous viennent en aide et vous réconfortent, nous élevons aujourd’hui notre prière vers le Seigneur et, sous les auspices de votre collègue et protecteur Saint Joseph, nous implorons de Lui une grande bénédiction consolatrice.




8 mai 1975

ASCENSION : FÊTE DE L’ESPÉRANCE

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Le 8 Mai dernier, le Saint-Père a célébré en la Basilique Vaticane la Messe de l’Ascension du Seigneur en présence d’innombrables pèlerins venus à Rome pour l’Année Sainte. Voici, en traduction, le texte de l’homélie que le Saint-Père a prononcée :



Vénérés Frères et Fils bien-aimés,



Fidèle à la règle liturgique, nous suspendons un instant la célébration pour fixer notre attention sur le mystère qui met aujourd’hui l’Eglise en fête : le mystère de l’Ascension de Notre Seigneur Jésus-Christ au ciel, où Il est assis dans sa gloire à la droite du Père.

Mystère de l’Ascension ! oh ! vraiment mystère ! Mystère pour ce qui se réfère au Christ ; mystère pour la manière qui nous est encore donnée de concevoir et d’avoir présente sa figure divine et humaine et mystère pour la répercussion de cet extrême et suprême destin du Christ sur celui de l’humanité, sur l’Eglise qu’il a fondée, sur la terre et sur chacune de nos existences.

Oh ! oui, mystère, soit dans le sens ontologique que cet événement ultime et conclusif de la vie de Jésus sur la terre a dans le dessein divin de l’Incarnation et de la Rédemption : quelle révélation nouvelle nous apporte sa disparition de la scène sensible et historique de ce monde ! Soit dans le sens phénoménique : le Christ se soustrait à notre conversation terrestre et mystérieusement disparaît à notre regard sensible. Rappelons le bref mais surprenant récit que nous en donne Saint Luc au premier chapitre des Actes des Apôtres dont nous venons d’écouter la laconique mais sculpturale lecture: après l’ultime adieu aux apôtres et la prophétique promesse de la mission du Saint Esprit et de la diffusion de l’Evangile parmi les peuples, « Jésus s’éleva vers le ciel en leur présence, et une nuée vint le dérober à leurs yeux » (
Ac 1,9).

Premier aspect de l’événement, le seul expérimental : Jésus s’élève vers le ciel, c’est-à-dire qu’il se détache de la terre et disparaît ; il se cache : nos yeux brûleront du désir toujours ardent de le revoir, de le voir encore ; mais jusqu’à sa « parousie », c’est-à-dire jusqu’à son ultime et apocalyptique apparition dans un monde totalement différent de notre monde actuel, nous ne le verrons plus ! La génération des Apôtres disparaîtra sans que leur attente avide ait été comblée ; et ainsi, pour toutes les générations successives et pour la nôtre qui continue à vivre dans son souvenir et attend- toujours sa finale et triomphale réapparition, Jésus demeure invisible.

Attention à ceci, Frères et Fils ! Invisible et non pas absent !

Avant tout : cet éloignement eschatologique de la conversation humaine est déjà, en soi, une confirmation de sa divinité et une garantie de son dessein salvifique dans l’histoire universelle de l’humanité. Dans ses discours de la nuit proche de sa Passion et de sa mort, Jésus déclara : « Je vous reverrai et alors votre coeur sera rempli de joie (...) Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde ; et maintenant je quitte le monde et je retourne à mon Père » (Jn 16,22 et 28) ; « il est bon que je m’en aille, parce que si je ne m’en allais pas, le Paraclet (quelle annonce!) ne viendrait pas à vous » (ibid. 7).

Nous nous trouvons ici dans un climat que nous pourrions définir « surréel ». Mais cette révélation nous introduit finalement dans le dessein super-cosmique de l’économie surnaturelle : « nous attendons, écrira l’Apôtre Pierre, de nouveaux deux et une terre nouvelle» (2P 3,13). Sauf que nous, et spécialement nous les modernes, entraînés à la connaissance scientifique du monde, satisfaits et fiers des richesses surabondantes de nos conquêtes expérimentales et culturelles, nous ne sommes pas facilement prédisposés à admettre un ordre différent de celui qui constitue le cadre de notre présente exploration ; et bien que dans toutes nos recherches nous découvrions sous tous ses aspects une sagesse ordonnatrice, polyvalente et nous sommes même sur le point de dire : une libre imagination créatrice divine, mais nous nous trouvons peut-être aux prises avec le doute au sujet de la possibilité, de la future réalité d’un ordre surnaturel ; et nous nous mettons facilement à murmurer, comme le mauvais serviteur de la parabole : « mon patron tarde à venir... » (Mt 24,28) ; pour conclure, à propos de la doctrine eschatologique de l’Evangile : sera-ce vrai ? ne manque-t-on pas de preuves rationnelles ? Et nous oublions ainsi que, comme nous le disions, Jésus, maintenant invisible et admettant que les vicissitudes de la nature et du temps procèdent selon leur rythme inexorable, tandis que le drame de la liberté humaine poursuit son jeu — que Jésus, donc, n’est pas absent ; bien au contraire il est encore avec nous ; c’est-à-dire qu’il suffit de cueillir sa présence multiforme : dans le signe, c’est-à-dire dans le sacrement de sa parole (Jn 8,25) ou de celui de son image reflétée dans l’humanité souffrante (Mt 25,40) ou encore dans son Eglise qui vit et rend témoignage (cf. Lumen Gentium, LG 1 Ac 9,4) et finalement dans la sacramentelle et sacrificielle réalité eucharistique. Comme d’ailleurs Jésus lui-même l’avait promis lors de l’ultime adieu : « Voilà, je serai avec vous jusqu’à la fin du monde » (Mt 28,20). Mais comment, comment le voir, comment le reconnaître, comment entendre de nouveau sa voix, comment ouvrir notre coeur, si les voies normales de notre conversation sont impuissantes à surmonter l’abîme que le mystère de l’Ascension a creusé entre Lui et nous? Nous le savons. Jésus s’est caché pour que nous le cherchions ; et nous savons quel est l’art, quelle est la vertu qui nous rend apte à cette recherche, et mieux, à cette science « supra-rationnelle » de la présence du Christ parmi nous. C’est la foi, la foi qui nous a été infusée dans le baptême et qui se détermine ex auditu (cf. St Th. in IV Sent. 4, 2, 2, sal 3) en accueillant donc la parole du Christ enseignée par l’Eglise ; la foi qui, dans son exercice, comme l’enseigne St Augustin, a également ses yeux : « habet namque fides oculos suos » (cf. Ep Ep 120, P.L. 33, 456 ; et En. In Ps 146, P.L. 4, 1897) ; entraînée avec amour et par amour à la divine vérité, avec « les yeux du coeur », croît dans sa certitude, approfondit sa vision et devient une exigence d’action » (cf. Ga 3,11).

Aussi, cette fête de l’Ascension est-elle une fête de la foi ; une foi qui ouvre largement la fenêtre sur l’« outre-temps » par rapport au Christ ressuscité, et nous laisse entrevoir quelque chose de sa gloire immortelle ; et sur Poutre-tombe par rapport à nous, mortels destinés à la fin de nos jours dans le temps, à la survivance dans la communion des saints et à la résurrection du dernier jour pour l’éternité. La foi devient alors espérance (He 11,1) ; une espérance victorieuse qui émane du mystère de l’Ascension, source et exemple de notre destin futur et qui peut et doit soutenir la fastidieuse démarche de notre pèlerinage terrestre. Et l’espérance, Saint Paul nous le garantit, ne déçoit jamais « spes autem non confundit » (Rm 5,5). Amen !





B. Paul VI Homélies 20045