B. Paul VI Homélies 8125

8 décembre 1975

DISCOURS DU PAPE À SAINTE-MARIE-MAJEURE POUR LE JUBILÉ DES COMMUNAUTÉS CLOÎTRÉES

8225



Dans l’après-midi du 8 décembre, à la suite du traditionnel hommage à la statue de l’Immaculée sur la Place d’Espagne, le Saint-Père s’est rendu à Sainte-Marie-Majeure pour renouveler la prière mariale qu’il avait déjà récitée le matin à Saint-Pierre et célébrer le Jubilé « Invisible » des communautés cloîtrées de Rome et du monde entier. Au cours de la cérémonie le Saint-Père a prononcé le discours suivant :



Frères et Fils très chers !



Nous sommes réunis dans cette basilique patriarcale de Sainte-Marie-Majeure pour rendre à la Vierge immaculée un hommage particulier de dévotion. Nous y associons non seulement le vôtre, à vous qui êtes présents, mais aussi celui de toutes les communautés cloîtrées, celles de Rome et celles du monde catholique entier, qui ont été invitées à s’unir à ce moment par la prière, pour former un choeur de louange, d’oblation et d’invocation à Marie très sainte.

Nous dirons la même chose des Sanctuaires épars sur la face de la terre, dédiés spécialement au culte de la Vierge, avec leurs foules de pèlerins priant et méditant ; eux aussi, ces Sanctuaires, sont conviés à ce rendez-vous spirituel et jubilaire international.

Nous voulons nous adresser spécialement à ces âmes religieuses.

Avec les yeux de la foi plus clairs et plus perçants que ceux du corps, nous vous voyons réunies ce soir autour de nous, comme pour une audience invisible mais vraie, vivante et vibrante, sous le regard maternel de la Mère de Dieu, pour gagner le Saint Jubilé.

La fête de l’Immaculée Conception que nous célébrons aujourd’hui ainsi que le souvenir du second Concile oecuménique du Vatican dont c’est le dixième anniversaire de la clôture solennelle, confèrent à ce pèlerinage mystique une note particulièrement suggestive, riche de signification spirituelle. Il nous plaît d’en relever quelques aspects, pour votre réconfort et notre édification commune.

Renouvellement et réconciliation, tels sont les thèmes qui définissent le programme de l’Année Sainte, et que nous avons cherché à développer tout au long des nombreux discours adressés aux pèlerins réunis pour les audiences de chaque semaine. Peut-être un tel programme est-il étranger ou superflu pour vos esprits, voués à la vie contemplative ? Bien au contraire ! Vous aspirez à la sainteté par un engagement de tout votre être, à travers un genre de vie fait tout entier de prière liturgique et privée de pratique des conseils évangéliques de discipline monastique sévère et de pénitence. Cette sainteté ne requiert-elle pas aussi de vous, religieux et religieuses voués à la vie cloîtrée, et même de vous à un degré plus intense, un renouvellement progressif du vieil homme que chacun porte en soi, toujours affligé par les conséquences du premier péché, en vue de la nouvelle vie, réconciliée avec Dieu, avec les anges, avec nos frères et avec toutes les créatures, en pleine conformité avec le divin modèle, Jésus-Christ, en qui le Père s’est réconcilié le monde (cf.
2Co 5,19) ? C’est en vous, en vérité, que se réalise plus facilement la mystérieuse nouvelle naissance décrite par l’Apôtre des nations : « Bien que l’homme extérieur s’en aille en ruine, l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Notre tribulation, momentanée et de peu de poids nous procure un poids sans mesure et éternel de gloire, parce que nous ne nous attachons pas aux choses visibles, mais aux choses invisibles ; car les choses visibles sont éphémères, mais les invisibles sont éternelles » (2Co 4,16-18).

Il n’y a aucun doute : votre vocation est sublime, et toujours actuelle et nécessaire pour l’Eglise et pour le monde. Vous êtes confirmés et soutenus en elle par la promesse, éternellement vraie, faite par le Divin Maître : « Une seule chose est nécessaire ! Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera point enlevée » (Lc 10,41).

Vous aussi cependant, à l’image des disciples dans le jardin des oliviers, vous expérimenterez plus d’une fois l’amère vérité des paroles du Christ : « L’esprit est prompt, mais la chair est faible » (Mt 26,41). Mais ne perdez pas courage ! Que votre vie soit soulevée par une pleine confiance et par une dévotion très ardente à l’Esprit du Christ, esprit de force et de piété, âme du Corps mystique ! Et qu’elle trouve aussi la douceur que procure une dévotion filiale et sans limite envers Marie temple de l’Esprit Saint et, parce qu’elle est Mère de Dieu et Mère de l’Eglise, modèle insurpassable d’amour contemplatif et de toutes les vertus chrétiennes.

C’est à elle, la Mère de l’Eglise, que nous recommandons avec une prédilection particulière chacun et chacune d’entre vous, ainsi que toutes vos familles religieuses. En Marie, imitez surtout « la charité, avec laquelle elle coopéra à la naissance des fidèles dans l’Eglise » (Const. dogm. Lumen Gentium, LG 53). En la contemplant assidûment, vous dilaterez aussi vos âmes aux dimensions de la charité, vous sentant unis tous et toutes à l’Eglise et à l’humanité tout entière, afin que votre vie, séparée en apparence par les murs de vos couvents et de vos monastères, s’ouvre en vérité et soit féconde en prières, en mérites, en expiations, en bons exemples, pour le bien de tout le Corps mystique du Christ et du monde entier.

Fils et Filles très chers ! l’Année Sainte a voulu être d’abord un acte solennel de charité, envers Dieu et envers le prochain comme le fut le Concile Vatican II. C’est l’amour de Dieu, en effet, qui est la source première et inépuisable de tout renouveau spirituel et de la réconciliation universelle, car « l’amour est vainqueur de tout ». De ce triomphe de l’amour de Dieu, nous attendons aussi le triomphe de la véritable paix entre les hommes de bonne volonté. Soyez parmi les premiers à jouir de la béatitude évangélique proclamée par le Christ : « Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5,9).

A l’approche des saintes fêtes de Noël, nous vous adressons d’un coeur plein d’affection paternelle le souhait que : « La paix de Dieu qui surpasse toute intelligence, garde vos coeurs et vos esprits dans le Christ Jésus » (Ph 4,7).

Récitons maintenant ensemble l’invocation à la très sainte Vierge Marie, pour renouveler notre confiance filiale envers elle, et pour demander, par son intercession auprès du Christ Jésus, son Fils et notre frère, les dons qu’il nous a promis, les grâces nécessaires pour notre salut.



Dimanche 14 décembre 1975: RENCONTRE OECUMÉNIQUE ENTRE L'EGLISE DE ROME ET L'EGLISE DE CONSTANTINOPLE

14125
« CONSTRUIRE ENSEMBLE UNE NOUVELLE ÈRE DE CONCORDE FRATERNELLE »



Le dimanche 14 décembre le Saint-Père a célébré la messe dans la Chapelle Sixtine, en présence d’une délégation officielle du Patriarcat de Constantinople, à l’occasion du dixième anniversaire de la rencontre oecuménique entre les Eglises de Rome et de Constantinople. A l’adresse qui fut lue par le Métropolite Meliton, le Saint-Père a répondu en ces termes :



Nous venons d’écouter avec une vive émotion le Message que nous adresse en ce jour Sa Sainteté Dimitrios Ier, Patriarche de Constantinople. Oui, ces mots suscitent en nous beaucoup de joie et d’espérance, et nous prions Votre Eminence qui avez eu l’honneur de nous porter ce Message, d’exprimer à notre Frère bien aimé, le Patriarche de Constantinople, toute notre reconnaissance et notre affection particulière dans le Seigneur. Puisse la rencontre d’aujourd’hui marquer une nouvelle étape sur la route de l’unité !

« Grandes et admirables sont tes oeuvres, Seigneur Tout-Puissant. Justes et véritables sont tes voies, Roi des Nations. Qui ne craindrait, Seigneur, et ne glorifierait ton nom ? Car toi seul es saint. Toutes les nations viendront et se prosterneront devant Toi, car tes jugements se sont manifestés (
Ap 15,3-4). C’est là le cantique de l’Agneau que chantent sur les harpes divines ceux qui ont vaincu le mal.

Soyez les bienvenus parmi nous, Frères très chers, envoyés par la vénérable Eglise de Constantinople afin de rendre avec nous honneur, gloire et grâces au Dieu Tout-Puissant pour les grandes et merveilleuses actions qu’il a accomplies de nos jours pour son Eglise. Soyez les bienvenus parmi nous, Frères très chers, venus pour vous unir à nous dans la prière et pour vous prosterner avec nous devant la Sainteté de Dieu qui nous a rendu manifestes ses jugements et nous a indiqué ses justes et véritables voies.

C’est pourquoi notre coeur est aujourd’hui plein de joie. Et nous sommes également heureux qu’une délégation envoyée par nous se trouve aujourd’hui en prière avec le Patriarche oecuménique dans l’église Saint-Georges du Phanar.

Oui, il est encore présent de façon vivante à nos yeux le spectacle magnifique de la célébration au cours de laquelle, il y a dix ans, dans la basilique Saint-Pierre, parallèlement à ce qui s’accomplissait dans l’église Saint-Georges du Phanar, nous avons posé l’acte ecclésial solennel et sacré de la levée des anciens ana-thèmes, acte par lequel nous avons voulu ôter pour toujours de la mémoire et du coeur de l’Eglise le souvenir de ces événements.

L’enthousiasme et la piété avec lesquels cette action a été reçue dans la basilique Saint-Pierre par l’assemblée en prière nous a montré clairement que cet événement était vraiment voulu par le Seigneur. En effet se trouvaient alors présents les Pères du concile qui achevaient, avec la bénédiction de Dieu, leurs travaux conciliaires ; les familles religieuses étaient également présentes, ainsi qu’une multitude immense de laïcs venant de diverses parties du monde.

La conscience des fidèles de l’Eglise a vu là un signe de réparation pour des gestes mutuels regrettables et la manifestation d’une volonté de construire ensemble, dans l’obéissance au Seigneur, une nouvelle ère de fraternité, qui devra conduire l’Eglise catholique et l’Eglise orthodoxe, « Dieu aidant, à vivre de nouveau, pour le plus grand bien des âmes et l’avènement du règne de Dieu, dans la pleine communion de foi, de concorde fraternelle et de vie sacramentelle qui exista entre elles au cours du premier millénaire de la vie de l’Eglise » (Déclaration Commune du 7 décembre 1965 : AAS 58, 1966, p. 21 ; « Tomos Agapis » n. 127).

Dix ans après cet événement, nous renouvelons au Seigneur notre fervente et humble gratitude, enrichie maintenant de raisons nouvelles et plus importantes encore. En effet cet acte a libéré tant de coeurs jusqu’alors prisonniers de leur amertume et noués par une méfiance réciproque. La charité mutuelle a retrouvé son intensité et elle est redevenue active. Tous, au même moment, nous avons entendu la voix du Seigneur demandant à chacun de nous : « Où est ton frère ? » (Gn 4,9). Nous nous sommes alors mis à la recherche l’un de l’autre et nous nous sommes rencontrés comme frères, deux nouvelles fois avec le vénéré Patriarche Athénagoras de sainte mémoire, que nous avons tellement estimé et aimé, et bien d’autres fois avec tant de dignes pasteurs des Eglises d’Orient et d’Occident. Ces nouvelles dispositions d’esprit se sont répandues de plus en plus par l’action de l’Esprit Saint au sein du peuple chrétien.

Ainsi, une purification intime de la mémoire se fraie un chemin de plus en plus large. C’est dans cette perspective que le deuxième concile du Vatican avait clairement déclaré que « c’est du renouveau de l’âme, du renoncement à soi-même et d’une libre effusion de charité que partent et mûrissent les désirs de l’unité » (Décret Unitatis Redintegratio, UR 7).

Le Saint-Esprit a illuminé nos intelligences et nous a conduits à voir avec une lucidité accrue que l’Eglise catholique et l’Eglise orthodoxe sont unies par une communion tellement profonde qu’il lui manque bien peu pour qu’elle atteigne la plénitude autorisant une célébration commune de l’Eucharistie du Seigneur « qui exprime et réalise l’unité de l’Eglise » (ibid n. UR 2). Se trouve ainsi mis en meilleure lumière le fait que nous avons en commun les mêmes sacrements, signes efficaces de notre communion avec Dieu, et particulièrement le même sacerdoce qui célèbre la même Eucharistie du Seigneur, ainsi qu’un même épiscopat reçu dans la même succession apostolique pour diriger le peuple de Dieu ; et aussi que « durant des siècles, célébrant ensemble les conciles oecuméniques qui ont défendu le dépôt de la foi contre toute altération », nous avons vécu « cette vie d’Eglises-soeurs » (Bref Anno Ineunte AAS 59, 1967, p. 853 ; « Tomos Agapis » n. 176).

C’est la charité qui nous a permis de mieux prendre conscience de la profondeur de notre unité. Au cours des récentes années, nous avons aussi vu se développer un sentiment de responsabilité commune envers la prédication de l’Evangile à toute créature, à laquelle nuit gravement la division qui persiste entre les chrétiens (Cf. Décret Unitatis Redintegratio, UR 1).

Aujourd’hui les relations entre nos Eglises entrent dans une nouvelle étape avec la création de nouveaux instruments de dialogue, qui, se fondant sur les grandes acquisitions de ces dix dernières années, sont appelés à faire croître jusqu’à sa plénitude la communion entre nos deux Eglises.

Frères très aimés, vous nous apportez la bonne nouvelle que les Eglises orthodoxes, sur l’initiative du Patriarcat oecuménique, ont décidé d’établir une commission pan-orthodoxe pour préparer le dialogue théologique avec l’Eglise catholique, et en outre que ce même Patriarcat de Constantinople a constitué sa propre commission spéciale pour converser avec l’Eglise de Rome. Nous apprécions vivement cette initiative et nous vous déclarons que nous sommes pleinement disposé à faire de même de notre côté afin que nous puissions approcher de la pleine communion en progressant ensemble « sur cette voie infiniment supérieure » (1Co 12,31), celle de la charité mutuelle.

Nous espérons que ces nouveaux instruments seront porteurs de fraternité chrétienne et de communion ecclésiale, et inspirés d’un amour sincère de la vérité totale. Il nous vient à l’esprit ce que nous écrivions à notre bien-aimé Frère Athénagoras, de vénérable mémoire : « Il faut en premier lieu qu’au service de notre sainte foi nous travaillions fraternellement à trouver ensemble les formes adaptées et progressives pour développer et actualiser dans la vie de nos Eglises, la communion qui, bien qu’imparfaite, existe déjà » (Cf. Bref Anno Ineunte AAS 59, 1967, p. 854 ; « Tomos Agapis » n. 176).

De cette façon, nos coeurs étant « enracinés et fondés dans l’amour » (Ep 3,17), professant « les dogmes fondamentaux de la foi chrétienne » tels qu’ils « ont été définis dans les conciles oecuméniques tenus en Orient » (Cf. Décret Unitatis Redintegratio, UR 14), vivant de la vie des sacrements que nous avons en commun et dans l’esprit de la communion de foi et de charité qui jaillit de ces dons divins et s’y renforce, armés de puissance, par son Esprit, pour que se fortifie l’homme intérieur (Cf. Ep 3,16), puissions-nous ensemble progresser dans l’identification des divergences et des difficultés qui séparent encore nos Eglises, et finalement les surmonter par une réflexion de foi et une docilité aux impulsions de l’Esprit.

Ainsi, dans le respect d’une légitime diversité liturgique, spirituelle, disciplinaire et théologique (Cf. Décret Unitatis Redintegratio, UR 14-17), puisse Dieu nous accorder de construire, de façon stable et sûre la pleine unité entre nos Eglises !

Un tel dialogue, bien avant d’atteindre son objectif final, doit viser à influencer la vie de nos Eglises, revivifiant la foi commune, augmentant la charité réciproque, resserrant les liens de communion, donnant un témoignage commun que Jésus-Christ est Seigneur et qu’il n’y a « sous le ciel aucun autre nom offert aux hommes qui soit nécessaire à notre salut » (Ac 4,12).

C’est l’Esprit divin lui-même qui nous demande d’accomplir cette tâche. Et l’incroyance qui paraît se répandre dans le monde et tenter même les fidèles de nos Eglises n’exige-t-elle pas aussi que nous rendions un meilleur témoignage de foi et d’unité ? Cette situation ne doit-elle pas nous pousser à faire tout notre possible pour atteindre au plus vite cette unité que le Christ a demandée à son Père pour ceux qui croient en lui afin que le monde croie. (Cf. Jn 17,21) ?

Nous sommes ainsi appelés à communiquer aux autres l’espérance qui est en nous et à en rendre compte (Cf. 1P 3,15).

Encore une fois, Frères très aimés, nous vous souhaitons la bienvenue à cette prière commune avec nous et à nouveau nous vous remercions avec chaleur pour les bonnes nouvelles apportées au nom du Seigneur.

Alors qu’arrivent à leur terme les célébrations de l’Année Sainte, au cours de laquelle l’Eglise catholique a chaque jour demandé au Seigneur le renouveau et la réconciliation, nous rendons grâces au Seigneur pour ce nouvel acte de fraternité entre nos Eglises et pour notre engagement à continuer ensemble la recherche commune de la plénitude de l’unité.

Au Seigneur « soit la gloire dans l’Eglise et en Jésus-Christ pour toutes les générations aux siècles des siècles. Amen » (Cf. Ep 3,21).




24 décembre 1975

à la clôture de la Porte Sainte à minuit

24125
LA CIVILISATION DE L’AMOUR L’EMPORTERA SUR LA FIÈVRE DES LUTTES IMPLACABLES



Fils de l’Eglise !

Frères du monde entier !



Ecoutez maintenant la parole de conclusion de l’Année Sainte. Nous l’avons commencée en invoquant la miséricorde de Dieu sur nous, sur l’Eglise, sur le monde.

Nous avons donné au rite d’ouverture de la Porte Sainte une double signification symbolique — mais terriblement réelle — ; celle, tout d’abord, de la nécessité d’obtenir un pardon, sans lequel une barrière de désespoir empêcherait notre entrée dans le temple de Dieu. Nous avons en effet reconnu la nécessité angoissante et existentielle que nous éprouvons de rétablir des rapports normaux et heureux avec le Dieu vivant. Nous avons ainsi expérimenté spirituellement notre incapacité absolue de renouer tout seuls sur le plan d’une amitié vitale ces rapports indispensables. Nous avons frôlé, non sans en éprouver du vertige, l’abîme d’une ruine fatale. Nous avons anxieusement et courageusement osé, nous hommes de ce siècle splendide, de ce siècle de Babel, frapper à la porte — que nous avions pourtant délaissée — de la maison paternelle : il s’agissait de revivre selon le dessein de l’Evangile, de la réconciliation avec l’harmonie première, avec Toi, ô Dieu de justice et de bonté !

Nous nous en souviendrons toujours : un acte, un pacte de religion a cherché, avec succès à relier notre vie dite moderne, notre vie actuelle, historique, civile, quelle qu’elle soit — avec ses négations, son scepticisme, ses aberrations, son indifférence, ou au contraire avec sa piété et sa fidélité — à la relier à Toi, Dieu, Toi la première, la véritable, l’unique, l’ineffable source de la Vie qui ne s’éteint pas et qui resplendit partout. A tous égards, ô Dieu, tu es l’Etre nécessaire. Aujourd’hui, tu es à nous, ô Dieu, mystère de paix et de béatitude.

Nous le reconnaissons : nous avons courbé nos fronts fous d’orgueil, de suffisance et de sottise, et nous avons rénové nos consciences dans une sage et sincère humilité, devant les exigences du message du Royaume de Dieu. La metanoia chrétienne qui, à la bifurcation des routes de l’existence, guide les pas de l’homme vers le salut, a déterminé notre choix. Ce choix, déjà décidé depuis le baptême pour ceux d’entre nous qui sommes chrétiens, est maintenant confirmé, et il l’est pour toujours. Nous sommes chrétiens convertis.

Et voici l’autre signification que l’Année Sainte a revêtue pour nous : la Foi et la Vie. Nous disons la Vie, parce qu’il s’agit de Te rejoindre, même sur la rive-limite de notre capacité de connaître et d’aimer ; Toi, l’océan de l’Etre, plénitude qui surpasse et qui domine toute existence, ciel de l’insondable profondeur, pas seulement de la terre et du cosmos, mais qui n’est comparable qu’à Toi-même, infini au-delà de l’espace, Père de tout ce qui existe. La Vie, c’est Toi, ô Dieu, suspendu comme une lampe irradiant le bonheur au-dessus de la pénombre de notre expérience balbutiante, en contact avec le monde, avec l’histoire, même avec notre mystérieuse solitude intérieure, qui a d’autant plus besoin de cette lumière souveraine qu’apparaît plus vaste et plus lourd d’inconnu le panorama ouvert par la science et la civilisation à notre regard avide et toujours aussi myope. Et cela aussi restera. Nous puiserons dans la Foi — dont le Christ, Parole du Père, est la source —, la lumière supplémentaire dont le savoir humain a besoin pour avancer dans la liberté et la confiance sur le chemin du progrès, heureux de pouvoir faire alterner l’étude rationnelle et expérimentale, guidée par ses principes autonomes, avec ce gémissement, ce chant de l’âme qui confirme ces principes, les intègre et les sublime. L’homme nouveau de cette Année Sainte n’oubliera donc pas la prière et il ramènera sa mémoire d’enfant à ce langage innocent des fils de Dieu. L’Eglise l’accompagnera en choeur et lui servira de guide.

Et où irons-nous maintenant, dans l’ivresse d’un bonheur retrouvé et toujours jaillissant, dans l’ivresse de cette paix, qui est tout entière énergie et qui tend sans cesse à se répandre de façon plus prodigue et plus fraternelle ? O Christ, Toi qui t’es fait pasteur devant nous qui marchons à ta suite, pressés d’attendre dès maintenant — dans ce laps de temps si bref et fugitif que tu réserves à l’expérience de tes disciples authentiques — un but qui soit à la fois digne et concret: comprendrons-nous le « signe des temps », qui n’est autre que l’amour dû au prochain? Dans la définition de ce prochain, tu as inclus tout homme qui a besoin de compréhension, d’aide, de réconfort, de sacrifice, même s’il nous est personnellement inconnu, même s’il nous ennuie, s’il est hostile, car il est toujours revêtu de l’incomparable dignité de frère. La sagesse de l’amour fraternel, qui a caractérisé le cheminement historique de l’Eglise en s’épanouissant en vertus et en oeuvres qui sont à juste titre qualifiées de chrétiennes, explosera avec une nouvelle fécondité, dans un bonheur triomphant, dans une vie sociale régénératrice. Ce n’est pas la haine, ce n’est pas la lutte, ce n’est pas l’avarice qui sera sa dialectique, mais l’amour, l’amour générateur d’amour, l’amour de l’homme pour l’homme. Ce n’est pas quelque intérêt provisoire et équivoque qui l’inspirera, ni une condescendance imprégnée d’amertume et d’ailleurs mal tolérée, mais l’amour même que nous te portons, à Toi, ô Christ, découvert dans la souffrance et dans le besoin de notre semblable quel qu’il soit. La civilisation de l’amour l’emportera sur la fièvre des luttes sociales implacables et donnera au monde la transfiguration tant attendue de l’humanité finalement chrétienne.

Qu’ainsi, oui, qu’ainsi se conclue cette Année Sainte, Seigneur ! Et qu’ainsi, frères humains, nous reprenions avec courage et joie notre cheminent dans le temps, vers la rencontre finale, qui met dès maintenant sur nos lèvres l’invocation suprême : « Viens, ô Seigneur Jésus ! » (
Ap 22,20).





Homélies 1976

Eglise et documents, vol. IX – Libreria editrice Vaticana
II. (DISCOURS ET HOMÉLIES) DU PAPE EN DIVERSES CIRCONSTANCES




1 er janvier 1976

NOUVEL APPEL DE PAUL VI POUR LA PROMOTION DE LA PAIX

10176

Le 1er Janvier, solennité de la Vierge Marie Mère de Dieu, le Pape Paul VI a présidé à Saint-Pierre la célébration pour la IX° Journée Mondiale de la Paix. Après le chant de l’Evangile, le Saint-Père a adressé aux assistants l’homélie dont voici la traduction :



Vénérables Frères, très chers Fils !



Aujourd’hui, il y a trois thèmes, trois pensées qui vont alimenter notre méditation de Nouvel-An.

La première pensée a trait au calendrier civil qui s’ouvre en marquant un jour non différent des autres qui suivent et qui enregistrent le cours de notre vie présente, la vie dans le temps. Le fait que la numération des jours recommence au numéro Un qui inaugure une année nouvelle, et que cette période du cycle solaire que nous désignons sous l’appellation d’année reprend dans l’espace solaire sa ronde ponctuelle et inexorable nous fait penser à une grande et indéfinissable réalité cosmique et philosophique qui investit notre existence présente : c’est le temps ! Et le temps, qu’est-ce que c’est ? C’est le mouvement d’un être créé, c’est la vie passagère et précaire des choses qui n’ont pas en elles-mêmes le principe de leur propre être, et, par conséquent, ne possèdent pas l’immobilité, l’éternité. C’est un devenir de moins en moins continu pour se retrouver dans un état successif « Cotidie morior » (
1Co 15,31), chaque jour j’affronte la mort, a dit Saint Paul. C’est la précarité de notre existence qui, dans le mouvement, fuit sa propre déficience radicale. Il s’agit là d’une méditation difficile et les plus grands génies y ont réfléchi non sans peine (cf. saint augustin, Confessions, XI, 24 ; Pl, 32, 821). Elle se traduit facilement toutefois dans la mentalité religieuse, la nôtre, qui se souvient des paroles du Seigneur : « N’y a-t-il pas douze heures dans le jour ? Quand on marche le jour, on ne trébuche pas... » (Jn 11,9). Dans ces paroles il y a tout l’enseignement que nous avons le devoir de rappeler : le temps est précieux, le temps passe, le temps est une phase d’expérience au sujet de notre sort décisif et définitif. De la preuve que nous donnons de la fidélité à nos devoirs dépend notre sort futur et éternel. Le temps est un don de Dieu ; c’est une interrogation de l’amour de Dieu qui attend notre réponse libre et, on peut le dire, fatale. Il faut que nous soyons avares de notre temps pour l’employer convenablement, agir, aimer, souffrir intensément. Le repos, oui, il est nécessaire (cf. Mt 6,31) mais toujours en vue d’une attention vigilante, qui, au dernier jour, s’ouvrira sur une lumière sans déclin (sur l’emploi du temps, cf. Qo Qo 3,2 et ss. ; Dn 5, 19).

Deuxième pensée : celle de la fête à laquelle est consacré ce premier jour de l’année liturgique : la maternité de Marie, Mère de Dieu. Elle est comme une conclusion, comme le couronnement du mystère de Noël. Un thème des plus beaux, des plus riches, des plus suaves. Que de choses à rappeler, à célébrer, combien de choses dont on peut jouir dans ces prémices liturgiques qui ouvrent notre démarche dans le temps qu’il nous est encore permis de vivre en cette veille de l’éternité qu’est la vie présente. La personne de Marie, celle qui nous est présentée par l’Evangile, celle que le culte catholique nous présente sous son profil immaculé et virginal, dans son humilité et dans sa pauvreté, dans sa candeur, si douce et si humaine, d’une innocence qu’on ne saurait trouver dans aucune autre créature, la liturgie nous la montre dans son incomparable, ineffable et, pour nous, indispensable mystère, la figure de la mère de Jésus-Christ, Fils de Dieu, notre Sauveur. Ici s’impose une promesse, un engagement : chaque jour de l’année nous porterons avec nous, dans notre esprit, dans notre dévotion, dans notre confiance, la pensée, le culte, l’affection que nous devons à Marie ; elle sera comme le miroir exemplaire de toute vertu humaine et chrétienne ; comme l’image de la femme très pure et très douce qui nous accompagnera dans notre laborieux pèlerinage ; comme l’image d’une Mère dont le coeur est si grand qu’il peut contenir la plénitude de l’amour du Christ, son Fils, de Dieu Père, Verbe et Esprit-Saint et puis l’amour pour l’humanité, pour l’Eglise entière, pour chacun de nous. Mater puchrae dilectionis, comme la qualifie la dévotion intelligente de l’Eglise ; ne l’oublions plus jamais. (Et ayons soin de relire ce que le chapitre VIII de la grande constitution au sujet de l’Eglise Lumen Gentium du Concile oecuménique Vatican II, nous résume à propos de la théologie mariale et de la dévotion à Marie; et, si cela vous plaît, relisez également notre exhortation consacrée au culte à la Vierge, écrite en février 1974). Marie mérite que nous lui manifestions notre filial intérêt ; nous ne saurions en tirer que profit et espérance.

Quant à la troisième pensée elle ne saurait être, vous le devinez, que celle qui nous a réunis ici, comme chaque année dans les diverses églises de Rome. Aujourd’hui c’est la Journée de la Paix, c’est l’exaltation de la Paix ; un avertissement en faveur de la Paix ; la réflexion sur la fragilité, sur la valeur unique de la Paix.

Nous n’avons pas besoin de souligner ces concepts : vous savez à quel point ils nous tiennent à coeur, car nous les avons sans cesse soumis à votre attention ; et encore tout récemment confiés au message que, en vue de la célébration au seuil de cette année de la Journée de la Paix, nous avons adressé à tous les Gouvernants, à tous ceux qui dirigent les peuples, à tous les responsables — aux divers niveaux — de la vie sociale et internationale, aux disciples des Religions, aux croyants, aux fils fidèles de l’Eglise. Dans ce message nous avons parlé des vraies armes de la Paix, celles qui garantissent à la coexistence civile sa sereine stabilité et font pénétrer à fond, toujours plus à fond dans la conscience des hommes, le sens de la fraternité universelle ; nous y avons, une fois de plus, indiqué les dangers, les trépidations, les étincelles porteuses de mines fatales dans un monde encore fondé sur un équilibre précaire quand ce n’est pas sur l’hostilité latente ou déclarée ; nous y avons décrit, comme en une vision prophétique, le cortège de la Paix qui s’avance « armé seulement d’un rameau d’olivier » garantie unique et irremplaçable du progrès de la civilisation. Et, scrutant avec angoisse les symptômes pas toujours encourageants du temps où nous vivons, nous avons, avec affliction, exhorté à la paix « armée seulement de bonté et d’amour ».

Aujourd’hui, à l’aube de l’année, nous avons la ferme espérance que cette démarche procédera avec plus de fermeté, plus de sécurité, d’un pas plus rapide, qu’elle groupera une suite plus nombreuse de partisans fervents et décidés : la Paix est possible, la Paix est obligatoire, la Paix est nécessaire. Dans la conscience des Peuples pénètre toujours plus profondément la conviction ferme et décidée que l’on ne peut rien construire d’efficace et de durable pour le bien de l’homme, si ce n’est dans l’entente mutuelle, dans le respect des droits réciproques, dans le patient exercice de discussions constructives et de tractations équitables et loyales. Lorsque nous prêtons attention à ce qui se passe dans le monde un jour comme celui-ci — et chaque année nous en parviennent plus amplement, les joyeux échos — un jour où, dans les capitales des divers Etats du monde, aux sièges des Organisations internationales, dans les communautés ecclésiales, les responsables civils et religieux se concèdent un moment de pause pour réfléchir, pour méditer, mieux, pour prier en commun, alors une joie immense envahit notre âme : voilà les vraies armes de la Paix qui font leur percée, fut-ce même difficilement, lentement, et qui progressent dans le coeur des hommes éclairés par la lumière de Dieu.

De cette Chaire de vérité et de Paix, interprète authentique du Message du Fils de Dieu, nous répétons notre appel, notre invitation: à tous ceux qui ont en main le sort des Peuples, ou plus exactement la vie ou la mort de millions de frères, nous répétons avec passion notre exhortation : les yeux innocents et implorants des petits, des pauvres, de ceux qui souffrent dans le corps ou dans l’esprit à cause des blessures de la guerre, leur adressent leurs supplications : le jugement de l’histoire les attend au tournant, mais, plus sévère et infaillible les attend le jugement de Dieu. Que rien ne soit laissé sans être tenté pour aplanir les différends, pour surmonter les difficultés, pour promouvoir le progrès humain et social, particulièrement là où plus grand est le besoin, plus pressantes les difficultés.

Mais nous nous adressons également à chacun : à vous qui nous écoutez en cette assemblée dévote et lumineuse, à ceux qui nous entendent à la radio ou à la télévision, à l’« homme de la rue ». Tous, nous sommes tous responsables de la Paix, nous sommes tous appelés à collaborer à la Paix, en apportant dans nos milieux, dans la profession, dans nos rapports quotidiens, notre contribution personnelle à l’édification d’une société fondée sur l’amour. Nous sommes tous appelés à combattre avec les armes puissantes de l’amour et de la fraternité pour établir, pour protéger, pour répandre la Paix autour de nous. Que chacun commence à partir de lui-même ; le monde grandira sans mesure ; c’est une oeuvre à laquelle nul ne saurait demeurer étranger.

Ces voeux ardents, nous les confions à la Sagesse et à la Bonté de Celui qui est le Prince de la Paix : qu’il daigne valoriser de sa grâce les bonnes dispositions ; et nous confions également nos espérances à Celle qui, Le montrant au monde comme auteur de la Paix, peut implorer de Lui, pour l’humanité, le don immense et indispensable de la vraie Paix. Qu’ainsi, ayant pitié de nous, daigne nous répondre la Sainte Mère de Dieu, en ce jour de l’Année qui lui est dédié ; qu’Elle veuille nous accompagner au long des jours qui nous attendent ! Amen, amen !





B. Paul VI Homélies 8125