Discours 1996






1996

Janvier 1996

À L'OCCASION DE LA PRÉSENTATION DES VOEUX DU CORPS DIPLOMATIQUE ACCRÉDITÉ PRÈS LE SAINT-SIÈGE

Samedi 13 janvier 1996

Excellences,
Mesdames, Messieurs,

1. Je vous remercie de votre présence et des voeux formulés par votre Doyen, avec une grande délicatesse de sentiments et d'expression. Veuillez recevoir à votre tour les souhaits fervents que je forme pour que Dieu vous bénisse, avec vos familles et vos nations ; qu'Il accorde à tous une année heureuse!

C'est avec joie que je vois chaque année augmenter le nombre de pays qui entretiennent des relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Ils sont aujourd'hui plus de cent soixante. Un tel développement nous paraît montrer la réelle considération que beaucoup portent au Siège apostolique et à sa mission au sein des nations. Cela constitue, pour le Pape et ses collaborateurs, un appel constant à coopérer toujours plus intensément avec le plus grand nombre de personnes et d'organisations qui, dans le respect de la morale et du droit, s'efforcent de faire en sorte que règnent sur notre terre la justice et la paix. C'est dire par là combien j'ai apprécié les paroles de Monsieur l'Ambassadeur Joseph Amichia qui, en votre nom, a bien voulu souligner quelques-unes des initiatives grâce auxquelles le Pape et, avec lui, le Saint-Siège se sont faits les interprètes de tous ceux qui dans le monde aspirent ardemment à la paix, à la sérénité et à la solidarité.

2. Nous ne pouvons que nous réjouir aujourd'hui de voir ici, pour la première fois réunis le Représentant du Peuple palestinien. Depuis plus d'un an, comme vous le savez, le Saint-Siège entretient des relations diplomatiques avec l'État d'Israël. Nous attendions cet heureux état de choses, car il est le signe éloquent que le Moyen-Orient a résolument pris le chemin de la paix annoncée aux hommes par l'Enfant né à Bethléem. Veuille Dieu aider Israéliens et Palestiniens à vivre désormais les uns à côté des autres, les uns avec les autres, en paix, dans l'estime réciproque et dans une collaboration sincère ! Les générations futures le demandent et toute la région en bénéficiera.

Mais laissez-moi vous confier que cette espérance pourrait se révéler éphémère s'il n'était pas donné aussi une solution équitable et adéquate au problème particulier de Jérusalem. La dimension religieuse et universelle de la Ville sainte réclame un engagement de toute la communauté internationale pour qu'elle conserve sa spécificité et qu'elle demeure une réalité vivante. Les Lieux saints, chers aux trois religions monothéistes, sont certes importants pour les croyants, mais ils perdraient beaucoup de leur signification s'ils n'étaient entourés de manière permanente par communautés actives de juifs, de chrétiens et de musulmans, jouissant d'une authentique liberté de conscience et de religion et développant leurs propres activités de caractère religieux, éducatif et social. L'année 1996 devrait voir commencer des négociations sur le statut définitif des territoires sous administration de l'Autorité nationale Palestinienne et également sur la délicate situation de la Ville de Jérusalem. Je souhaite que la Communauté internationale offre aux partenaires politiques plus directement concernés par ce problème des instruments juridiques et diplomatiques susceptibles d'assurer que Jérusalem, unique et sainte, soit vraiment un «carrefour de paix».

Cette recherche sereine et résolue de la paix et de la fraternité contribuera sans nul doute à donner à d'autres problèmes régionaux persistants des solutions qui répondent aux aspirations de peuples encore inquiets sur leur sort et sur leur avenir. Je pense en particulier au Liban, dont la souveraineté reste menacée, et à l'Iraq, dont les populations attendent toujours de mener une existence normale, à l'abri de tout arbitraire.

3. Un climat de paix semble également s'instaurer en certaines parties de l'Europe. La Bosnie-Herzégovine a pu bénéficier d'un accord qui devrait - nous l'espérons - sauvegarder sa physionomie tout en tenant compte de sa composition ethnique. Sarajevo en particulier, autre ville symbole, devrait devenir elle aussi un carrefour de paix. Ne l'appelle-t-on pas d'ailleurs la «Jérusalem d'Europe» ? Si le déclenchement de la première guerre mondiale est lié à cette ville, il faut que son nom devienne désormais synonyme de ville de la paix, et que les rencontres et les échanges culturels, sociaux et religieux, y fécondent la convivialité pluriethnique. Il s'agit d'un processus qui sera long et qui n'est pas sans difficultés. Je voudrais à ce sujet relever qu'une paix durable dans la région des Balkans ne pourra s'établir que si certaines conditions sont respectées : libre circulation des personnes et des idées ; libre retour des réfugiés dans leurs foyers ; préparation d'élections véritablement ?démocratiques ; et enfin une persévérante reconstruction matérielle et morale, à laquelle sont appelées à concourir sans réserve, non seulement la communauté internationale mais encore les Églises et les communautés religieuses. Si cette guerre, que j'ai souvent qualifiée d' «inutile», semble être terminée, l'oeuvre de la paix à construire et à consolider apparaît comme un immense défi lancé en premier lieu aux Européens - mais pas à eux seuls -, afin que l'indifférence ou l'égoïsme n'en viennent pas à entraîner un pan entier de l'Europe dans un naufrage aux conséquences imprévisibles.

L'Irlande du Nord continue, elle aussi, à cheminer vers un avenir plus serein et le processus en cours permet d'espérer une paix stable et durable. Tous sont désormais appelés à bannir à jamais deux maux qui ne sont point inéluctables : l'extrémisme sectaire et la violence politique. Puissent les catholiques et les protestants de cette terre se respecter, construire ensemble la paix et collaborer dans la vie quotidienne !

Parmi les signes encourageants, je ne puis manquer d'évoquer l'évolution politique de l'Amérique du Sud, où vivent des populations majoritairement catholiques, dont la vitalité spirituelle constitue une richesse pour l'Église. De nombreux processus électoraux ont eu lieu ces mois derniers et se sont déroulés dans des conditions que les observateurs internationaux ont jugées normales. Mais les inégalités sociales sont encore très criantes et le problème de la production et du commerce de la drogue demeure irrésolu. Ce sont autant d'éléments qui doivent inciter les responsables politiques et économiques de ce continent à une gestion de la chose publique et de l'économie toujours plus attentive aux aspirations et aux nécessités réelles des populations. Ce type de conduite, ne l'oublions pas, a permis aux processus de paix en Amérique centrale de progresser. Au Nicaragua et au Salvador, les armes se sont tues. Au Guatemala, la réconciliation est en bonne voie. Certes, la cessation des hostilités ne signifie pas toujours la pacification de la société. La démilitarisation est difficile à imposer et le respect des droits de l'homme n'est pas total. Mais, là encore, un nouveau climat s'instaure peu à peu. Pour sa part, l'Église catholique ne manque pas d'y contribuer.

Il faut que ce nouveau climat, porteur d'espérance, qui se développe grâce au travail acharné de négociateurs courageux auxquels va notre gratitude, ne soit pas seulement une trêve. Entre des extrémismes menaçants, la paix doit être une réalité. Et s'il en est ainsi, elle sera contagieuse.

4. Mais il y a encore trop de foyers de conflits, plus ou moins larvés, qui tiennent des populations sous le joug insupportable de la violence, de la haine, de l'incertitude et de la mort.

Je pense bien sûr, tout près de nous, à l'Algérie, où le sang coule presque tous les jours : nous ne pouvons que souhaiter ardemment voir enfin s'instaurer, dans le juste respect des différences, une logique de la concertation et un projet national où chacun puisse être tenu pour un partenaire.

Toujours dans la région méditerranéenne, je voudrais mentionner une île divisée depuis 1974 : Chypre. Aucune solution n'a été encore trouvée. Une telle situation, qui empêche des populations séparées ou dépossédées de leurs biens de construire leur avenir, ne peut être maintenue indéfiniment. Que les négociations entre les parties concernées s'intensifient et soient animées d'une sincère volonté d'aboutir !

La coopération en Méditerranée est un facteur indispensable à la stabilité et à la sécurité européennes, comme l'ont affirmé les participants au récent Sommet européen de Barcelone. Dans ce contexte, nous ne devons pas oublier les identités, les territoires et les voisinages, ainsi que les religions : autant d'éléments à concilier pour faire de cette zone un espace de coopération culturelle, religieuse et économique dont tous les peuples riverains ne pourraient que bénéficier.

5. Si nous portons notre regard vers l'Orient, nous devons encore constater, hélas, que les combats se poursuivent en Tchétchénie. L'Afghanistan est toujours dans une impasse politique, tandis que la population se trouve traitée sans respect et plongée dans la plus grande détresse. Au Cachemire et au Sri Lanka, les combats ont continué à décimer les populations civiles. Les habitants du Timor-Oriental continuent eux aussi à attendre des propositions susceptibles de permettre la réalisation de leurs légitimes aspirations à voir reconnaître leur spécificité culturelle et religieuse.

Il faut admirer et soutenir le courage de tant d'hommes et de femmes qui parviennent à sauver l'identité de leurs peuples et qui transmettent aux jeunes générations le flambeau de la mémoire et de l'espérance.

6. Nous tournant vers l'Afrique, nous sommes contraints de déplorer la persistance de foyers de guerre et de conflits ethniques qui constituent un handicap permanent pour le développement du continent. La situation au Libéria ou en Somalie, que l'aide internationale n'a pas encore réussi à pacifier, demeure régie par la loi de la violence et des intérêts particuliers. Une action armée diffuse a plongé aussi la Sierra Leone dans un climat de tension, aggravant l'insécurité. Le Sud-Soudan reste une région où le dialogue et la négociation n'ont pas droit de cité. Nous aimerions également pouvoir constater des progrès plus décisifs en Angola, où les antagonismes politiques et la décomposition sociale empêchent de parler de normalisation. Le Rwanda et le Burundi sont encore tentés par un repli ethnico-nationaliste, dont les populations ont pourtant éprouvé les tragiques conséquences.

L'an passé, en pareille occasion, j'avais sollicité un peu plus de solidarité internationale pour l'Afrique et, dans les circonstances présentes, je ne puis que renouveler instamment cet appel. Mais, aujourd'hui, je voudrais m'adresser tout particulièrement à la conscience des responsables politiques africains : si vous ne vous engagez pas plus résolument en faveur d'un dialogue national démocratique, si vous ne respectez pas plus nettement les droits de l'homme, si vous ne gérez pas de manière rigoureuse les fonds publics et les crédits extérieurs, si vous ne dénoncez pas l'idéologie ethnique, le continent africain demeurera toujours en marge dans la communauté des nations. Pour être aidés, les gouvernements africains doivent être politiquement crédibles. Les Évêques africains réunis en Assemblée spéciale du Synode des Évêques ont souligné l'urgence d'une bonne gestion des affaires publiques et de la bonne formation de responsables politiques - hommes et femmes - qui «aiment leur peuple jusqu'au bout et qui désirent servir plutôt que se servir» (Cf. Exhort. apost. Ecclesia in Africa ).

7. Ces situations de conflit, auxquelles je viens de faire brièvement allusion, ne sont pas des fatalités. Les développements positifs qu'ont connus certaines régions, prises elles aussi dans les filets de la violence, montrent qu'il est possible de retrouver la confiance en l'autre, qui est en réalité confiance en la vie. La paix assurée et courageusement sauvegardée est victoire sur les forces de mort toujours à l'affût.

Dans cet esprit, je ne puis qu'encourager la reprise des travaux à Genève, dans quelques jours, de la Conférence de révision de la Convention sur les armes conventionnelles causant des souffrances excessives, et la conclusion, au cours de l'année 1996, du traité sur l'interdiction des essais nucléaires. À cet égard, le Saint-Siège est d'avis que, dans le domaine des armes nucléaires, l'arrêt des essais et du perfectionnement de ces armes, le désarmement et la non-prolifération sont intimement liés et doivent être au plus tôt réalisés sous un contrôle international effectif. Ce sont là des étapes vers un désarmement général et complet auquel la Communauté internationale dans son ensemble devrait parvenir sans retard.

8. Comme j'ai eu l'occasion de le rappeler plusieurs fois, ce que la Communauté internationale rassemble, ce ne sont pas seulement des États mais des Nations, formées d'hommes et de femmes qui tissent une histoire personnelle et collective. Ce sont leurs droits qu'il s'agit de définir et de garantir. Mais il faut, à l'image de ce qui se passe dans une famille, les nuancer en rappelant l'importance des devoirs corrélatifs. À l'occasion de ma récente visite au siège des Nations Unies à New York, j'ai employé l'expression de «famille des nations». Je faisais alors remarquer que «le concept de "famille" évoque immédiatement quelque chose qui va au-delà des seuls rapports fonctionnels et de la seule convergence des intérêts. Par sa nature, la famille est une communauté fondée sur la confiance réciproque, sur le soutien mutuel, sur le respect sincère. Dans une famille authentique, il n'y a pas de domination des forts : au contraire, les membres les plus faibles sont, précisément en raison de leur faiblesse, doublement accueillis et servis» (Discours à l'Assemblée générale, 5 octobre 1995, n. 14).

C'est le vrai sens de ce que le droit international érige en théorie, par la notion de «réciprocité». Chaque peuple doit être disposé à accueillir l'identité de son voisin : nous sommes aux antipodes des nationalismes dominateurs qui ont déchiré et déchirent encore l'Europe et l'Afrique ! Chaque nation doit être prête à partager ses ressources humaines, spirituelles et matérielles pour venir en aide à ceux qui sont plus démunis que ses membres. Rome se prépare justement à accueillir, en novembre prochain, le Sommet mondial de l'alimentation, convoqué par la l'Organisation pour l'Alimentation et l'Agriculture. Je souhaite que le sens de la solidarité et du partage inspire ses travaux, d'autant plus que 1996 a été décrétée par l'Organisation des Nations Unies «année de l'éradication de la pauvreté».

9. La reconnaissance de l'autre et de son patrimoine, ce dernier terme étant entendu dans son sens large, s'applique évidemment aussi à un domaine particulier des droits de la personne humaine : celui de la liberté de conscience et de religion. Je considère en effet de mon devoir de revenir une fois de plus sur cet aspect fondamental de la vie spirituelle de millions d'hommes et de femmes, car la situation - et je le dis avec une réelle tristesse - est loin d'être satisfaisante.

Comme les pays de tradition chrétienne accueillent les communautés musulmanes, certains pays à majorité musulmane accueillent eux aussi généreusement les communautés non islamiques, leur permettant même de construire leurs propres édifices cultuels et d'y vivre selon leur foi. D'autres, cependant, continuent à pratiquer une discrimination à l'égard des juifs, des chrétiens et d'autres familles religieuses, allant jusqu'à leur refuser le droit de se réunir en privé pour prier. On ne le dira jamais assez : il s'agit là d'une violation intolérable et injustifiable non seulement de toutes les normes internationales en vigueur, mais de la liberté humaine la plus fondamentale, celle de manifester sa foi, qui est pour l'être humain sa raison de vivre.

En Chine et au Viêt-Nam, dans des contextes certes différents, les catholiques sont en butte à des obstacles constants, surtout en ce qui regarde la manifestation visible du lien de communion avec le Siège apostolique.

On ne peut indéfiniment opprimer des millions de croyants, les soupçonner ou les diviser sans que cela entraîne des conséquences négatives, non seulement sur la crédibilité internationale de ces États, mais aussi à l'intérieur même des sociétés concernées : un croyant persécuté aura toujours de la peine à faire confiance à l'État qui entend régenter sa conscience. Au contraire, de bons rapports entre les Églises et l'État contribuent à l'harmonie de tous les membres de la société.

10. Mesdames, Messieurs, ces simples réflexions avaient pour but d'actualiser les voeux que nous échangeons. Elles ont tracé un cadre fait de lumières et d'ombres, à l'image de l'âme humaine.

Mais c'est l'impérieux devoir du Successeur de Pierre que de rappeler aux responsables des nations, que vous représentez ici avec compétence, que la stabilité mondiale ne peut faire l'économie de certaines valeurs telles que le respect de la vie, de la conscience, des droits humains les plus fondamentaux, de l'attention aux plus démunis, de la solidarité, pour n'en citer que quelques-unes.

Le Saint-Siège, souverain et indépendant parmi les nations et, pour cela, membre de la Communauté internationale, désire offrir sa contribution spécifique à cet engagement commun. Sans ambition politique, il est soucieux avant tout que le chemin de l'humanité soit éclairé par la lumière de Celui qui, en venant en ce monde, s'est fait notre compagnon de route, lui «en qui sont cachés les trésors de la sagesse et de la connaissance» (Col 2,3).

À Lui, une nouvelle fois, je confie vos personnes, vos familles et vos nations, en particulier les jeunes générations auxquelles j'ai pensé en lançant cet appel : «Donnons aux enfants un avenir de paix» (Message pour la célébration de la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 1996) ! Sur tous, j'invoque, pour l'année qui commence, d'abondantes Bénédictions divines.



DISCOURS DE SA SAINTETÉ JEAN-PAUL II À S.Exc. M. JACQUES CHIRAC, PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Bibliothèque, Samedi 20 janvier 1996




Monsieur le Président,

1. Il m'est particulièrement agréable d'accueillir en la personne de Votre Excellence le Chef d'État de la République française. L'histoire et la culture de votre nation ont étroitement lié la France à l'Église catholique et au Saint-Siège. Depuis les premiers siècles du christianisme, les fils des provinces de la Gaule, puis de la France, n'ont cessé de prendre une place de premier plan dans la vie de l'Église: ce sont les saints et les saintes, les martyrs et les pasteurs qui donnent ses racines les plus profondes à l'Église en France; ce sont les bâtisseurs, les artistes et les écrivains, au rayonnement fécond; ce sont, au cours des siècles, les penseurs, théologiens et philosophes, qui ont pris part, avec leur génie propre, à la constitution du patrimoine intellectuel et spirituel du christianisme.

Dans tous les domaines de la culture, l'apport français suscite de par le monde une estime générale. Vos compatriotes ont souvent fait franchir des seuils décisifs à la recherche scientifique et à la connaissance de l'univers, à la production des biens et à l'organisation économique, à l'élaboration du droit et à la réflexion politique. Qu'il suffise de rappeler ici d'un mot la contribution de votre pays à la prise de conscience des droits de l'homme. Je tiens aussi à évoquer le rayonnement de la langue française, que j'aime à pratiquer, et qui demeure un instrument précieux de pensée et d'échanges pour des milieux très divers et dans de nombreux pays.

2. Certes, l'épanouissement d'une société et la prospérité que l'on croit un moment accessible ne sont jamais acquis une fois pour toutes. À chaque époque surgissent des épreuves nouvelles, phénomènes complexes où des progrès réels entraînent cependant des conséquences néfastes. Les conditions économiques présentes provoquent le terrible revers du chômage. On assiste à de dommageables fractures dans le tissu social. L'institution fondamentale de la famille se trouve ébranlée et dévaluée; trop souvent, des foyers connaissent la pauvreté ou des ruptures telles qu'ils renoncent à donner la vie ou bien qu'ils ne parviennent plus à remplir pleinement leur fonction éducative. Une partie de la population résiste mal à des fléaux porteurs de violence, tels que la diffusion de la drogue ou l'avilissement des moeurs.

La fonction politique trouve sa véritable noblesse quand sont affrontés avec lucidité et avec courage les maux de la société, à l'échelle d'une nation comme à celle de la planète. Jacques Maritain disait que la société est «une tâche à accomplir et une fin à atteindre». La première condition, c'est de permettre à tout homme de prendre conscience des valeurs qui ne se peuvent renier, pour un usage de la liberté qui respecte la vérité et la dignité de l'homme, et pour un exercice des droits égaux de chaque citoyen qui tienne compte la fraternité naturelle de tous. En somme, à ce niveau essentiel, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, la devise de la République française est largement inspirée par les valeurs évangéliques.

3. Monsieur le Président, l'estime portée par l'Église aux institutions civiles repose sur sa conception du rôle de l'État. La réflexion sur l'action politique entre dans le cadre de la doctrine sociale et suppose une réflexion morale constante. Et c'est bien dans ce sens que la tradition juridique et sociale de votre pays donne à l'État une responsabilité de premier plan pour assurer à tous le respect des droits fondamentaux, ainsi que pour réunir les conditions légales et matérielles de l'exercice des libertés.

Certains de ces droits se trouvent encore trop souvent mis en cause, sous diverses formes, dans les sociétés les plus favorisées comme dans les plus démunies. Je pense naturellement au droit à la vie des personnes, de la conception jusqu'à la mort, un droit qui reste toujours à protéger. Je pense aussi au droit à la liberté de religion qui suppose, pour être pleinement assuré, des conditions satisfaisantes pour l'éducation religieuse, mais aussi la possibilité pour tous les croyants d'exprimer leurs convictions et de les voir publiquement respectées.

L'État, par ses institutions et par ses services, peut aussi jouer un rôle considérable pour faciliter le dialogue de tous les membres de la société, quels que soient leurs milieux, leurs origines, leurs capacités personnelles ou leurs moyens. Ce dialogue représente un premier pas vers une solidarité assez généreuse pour que les plus faibles ne restent pas sans toit, sans nourriture, sans soins, sans sécurité ou encore sans éducation. Et cela revient à dire qu'une nation se doit d'être réellement solidaire, afin de permettre aux plus démunis de ses membres de ne pas perdre l'espérance et de trouver un sens positif à leur vie. Puis-je dire à ce propos qu'un pays comme le vôtre a tout spécialement vocation de se montrer fidèle à la haute conception de la dignité humaine dont il a montré au monde l'inestimable valeur?

4. Les principales attentes de l'homme aujourd'hui ne peuvent plus être satisfaites sans une large coopération entre les nations. Je désigne volontiers l'ensemble des nations comme une « famille ». Et cette notion s'applique bien entendu à l'Europe: elle a fait de grands pas vers la paix, en surmontant les divisions et les conflits qu'elle a connus. J'apprécie les efforts déployés par les dirigeants actuels pour renforcer son union, tout en sauvegardant la spécificité de chaque nation, et pour rendre plus efficace son action en vue de résoudre les tensions qui l'ont déchirée récemment encore.

L'Europe plus solidaire contribuera aussi à soutenir les peuples défavorisés. La France a établi des liens particuliers avec l'Afrique; elle apporte son appui à de nombreux pays de ce continent, et il est souhaitable que, malgré les difficultés économiques ou autres, une coopération positive et désintéressée soit poursuivie. Dans le monde actuel, favoriser le développement est une responsabilité pour tous envers la famille humaine. La France a également un rôle déterminant à jouer en Méditerranée et au Proche-Orient où, depuis des siècles, elle est un facteur de stabilité, dans le respect des cultures et des religions.

5. Monsieur le Président, vous le savez, l'Église ne revendique aucun pouvoir temporel, elle remplit sa mission spirituelle qui est une mission de service. Cherchant à être fidèles à l'Évangile du Christ, les catholiques se situent avec humilité, mais aussi avec l'assurance de la foi, en partenaires du dialogue national. Ils désirent aider à discerner le bien pour la personne humaine, à rappeler le sens de la destinée et la valeur de la gratuité et à soutenir l'espérance de chacun.

L'action des fidèles, des communautés, des mouvements et des associations catholiques s'inscrit dans les efforts de toute la nation, en vue du bien commun, pour plus de justice et de solidarité entre les citoyens, dans une collaboration loyale avec les autres instances du pays. Je mentionnerai simplement deux domaines où l'Église a une longue expérience. D'une part, elle voudrait stimuler une pratique sociale favorable à la famille, cellule de base de la société et école de solidarité, en vue d'assurer l'avenir de la nation. D'autre part, grâce à ses institutions et ses mouvements éducatifs - je pense en particulier des écoles catholiques - elle souhaite contribuer a donne, une formation qui leur permette d'épanouir leur personnalité de manière complète, dans la fidélité au patrimoine, spirituel et culturel a modelé le visage de la France.

6. D'ici quelques mois, lors d'un nouveau voyage pastoral en France, j'aurai la joie de visiter plusieurs régions et deux grands anniversaires, à Tours celui de Saint Martin et à Reims celui du baptême de Clovis, roi des Francs, acte essentiel pour les liens entre votre nation et l'Eglise. Dès maintenant, je tiens à vous remercier, Monsieur le Président, de m'accueillir sur la terre de France à cette occasion. De même, je suis particulièrement heureux de ce que les Autorités françaises aient bien voulu accueillir la célébration à Paris de la Journée mondiale des Jeunes de 1997.

Je forme des voeux fervents pour vous-même, Monsieur le Président, dans l'accomplissement de votre haute mission au service de votre pays. J'étends ces voeux à vos proches, aux personnalités qui vous accompagnent, ainsi qu'a l'ensemble de vos compatriotes. Sur tous, j'appelle de grand coeur la Bénédiction de Dieu.



Mars 1996 DISCOURS DU SAINT-PÈRE JEAN-PAUL II AUX ÉVÊQUES DU MALI EN VISITE «AD LIMINA APOSTOLORUM»

Vendredi 8 mars 1996




Chers Frères dans l'Épiscopat,

1. C'est avec grande joie que je vous reçois dans cette maison au moment où vous accomplissez votre visite ad Limina. A travers vous, Pasteurs de l'Église qui est au Mali, c'est tout votre peuple que je voudrais saluer, gardant encore en mémoire le souvenir de l'accueil chaleureux qu'il m'a réservé lors de ma venue à Bamako. J'adresse un salut particulier aux prêtres, aux religieux et aux religieuses, aux catéchistes et à tous les laïcs de vos diocèses qui, petite minorité fervente, témoignent avec générosité de l'Évangile du Christ au milieu de tous leurs frères et soeurs maliens. Les aimables paroles que Mgr Julien-Marie Sidibe, Évêque de Ségou, m'a adressées en votre nom attestent de l'attachement que portent vos communautés au Successeur de Pierre. Je vous en remercie vivement.

2. Le pèlerinage aux tombeaux des Apôtres est l'occasion pour les Pasteurs de l'Église, dans la communion avec L'Évêque de Rome, de raviver leur souci missionnaire afin que soit annoncé l'Évangile du Christ jusqu'aux limites de la terre. Cette année, notre rencontre a lieu alors que vous venez de célébrer solennellement le centenaire du diocèse de Ségou. Et je suis heureux de m'associer à la joie et à l'espérance de son Évêque et de tous ses diocésains. Votre visite vient aussi dans le prolongement de ce grand événement de l'Église universelle qu'a été l'Assemblée spéciale pour l'Afrique du Synode des Évêques, que vous avez préparée et vécue avec beaucoup de zèle, en y associant vos communautés. Je souhaite que l'exhortation apostolique Ecclesia in Africa que j'ai promulguée l'an dernier lors de mon voyage sur votre continent, au cours de la phase célébrative de ce Synode, soit, pour chacun de vos diocèses, une source de renouveau dans l'attachement au Christ et l'engagement missionnaire de tous les chrétiens, et, pour votre nation, un appel fraternel à regarder l'avenir avec confiance.

3. La vitalité de l'Église dans votre pays, s'exprime particulièrement par le développement de Communautés ecclésiales de base qui réalisent chaque jour l'engagement exprimé dans votre lettre pastorale de 1990, intitulée Une Église communion fraternelle; par la suite, vous avez opportunément jalonné le chemin à travers plusieurs autres documents pastoraux.

Alors que l'Église au Mali entre dans son deuxième siècle d'existence, vous voulez inciter vos fidèles à prendre en main le présent et l'avenir de l'Évangile sur votre terre. Cela nécessite une véritable conversion du coeur et de profonds changements de mentalité. Les obstacles à l'accueil de la foi sont souvent considérables en raison de l'influence de certaines pratiques traditionnelles, des difficultés socio-économiques, ou encore des distances entre les lieux où vivent les communautés chrétiennes ou des chrétiens isolés.

Chers Frères, je vous encourage à construire des communautés ecclésiales qui soient vivantes, rayonnantes et ouvertes aux autres. Que s'y manifeste l'amour universel du Christ qui surpasse les barrières des solidarités naturelles [1]! Que partout où se trouvent les disciples du Christ soient rendus visibles les signes de l'amour de Dieu pour les hommes d'aujourd'hui! L'engagement des chrétiens dans la société, pour une vie plus fraternelle, en collaboration avec tous leurs compatriotes, en est une expression de grande signification.

Dans les mutations actuelles de la société, la jeunesse, malgré les tentations de découragement ou de fuite dans une vie facile, cherche à bâtir un monde plus humain et plus juste, plus conforme à ses aspirations. Soyez pour les jeunes un appui fraternel, leur permettant de découvrir la valeur du don de soi pour le bien de tous, aidez-les à prendre leur place dans la vie de l'Église et de la nation.

4. Comme je l'ai rappelé dans l'exhortation post-synodale, « le Synode considère l'inculturation comme une priorité et une urgence dans la vie des Églises particulières pour un enracinement réel de l'Évangile en Afrique, "une exigence de l'évangélisation", "un cheminement vers une pleine évangélisation", l'un des enjeux majeurs pour l'Église dans le continent à l'approche du troisième millénaire » [2]. L'enracinement de l'Évangile dans votre culture est une tâche difficile qui exige la fidélité au message évangélique dans toute sa force, tout en respectant les valeurs africaines authentiques.

Dans cette perspective, la famille est l'un des lieux les plus importants où peut se développer cette inculturation. L'attention que vous portez depuis plusieurs années au mariage afin de permettre que les réalités de votre société soient profondément pénétrées par les valeurs chrétiennes, est une heureuse contribution à l'évangélisation de la vie familiale. Dans vos diocèses, en collaboration avec les prêtres et les religieuses, un effort appréciable est fait pour la préparation des futurs couples aux engagements qu'ils prendront pour toute leur vie. J'invite les jeunes chrétiens à entrer avec générosité dans cette démarche. C'est leur avenir qui s'y dessine. Et je voudrais souligner ici la mission particulière qui revient aux familles des catéchistes, notamment par rapport aux jeunes, de manifester la grandeur du mariage chrétien comme voie de sainteté pour répondre à la vocation baptismale. L'exemple quotidien des couples unis nourrit souvent le désir de les imiter. Qu'ils soient en toute occasion de vrais défenseurs de la vie! Qu'ils soient des modèles par leur respect de la dignité de la femme et qu'ils témoignent du sens de la responsabilité des parents dans l'éducation humaine et chrétienne de leurs enfants!

5. Chers Frères, « un autre défi reconnu par les Pères synodaux porte sur les diverses formes de divisions qu'il faut apaiser par une pratique honnête du dialogue. Il a été remarqué avec raison qu'à l'intérieur des frontières héritées des puissances coloniales la coexistence de groupes ethniques, de traditions, de langues et même de religions différentes rencontre souvent des difficultés dues à de graves hostilités réciproques [...] C'est pourquoi l'Église en Afrique se sent appelée précisément à réduire ces fractures » [3]. À cet égard, comme Pasteurs de tout le troupeau qui vous est confié, vous êtes attentifs à toutes les formes de division qui, dans votre pays, peuvent être des obstacles à la paix et vous savez rappeler les devoirs de justice envers ceux qui ne peuvent encore rejoindre le sol national, menant la vie difficile des réfugiés.

Fort heureusement, les relations entre la communauté chrétienne et les croyants de l'Islam sont faites, le plus souvent, de convivialité et d'estime réciproque. C'est un chemin difficile, il est vrai, que celui d'une véritable rencontre de l'autre. Les obstacles qui peuvent s'y dresser devraient inciter les croyants à donner à leurs rapports mutuels une intensité plus grande capable de dépasser les causes de discorde. Comme vous l'avez souvent souligné, le dialogue de vie que les chrétiens entretiennent avec les musulmans va beaucoup plus loin que la simple cohabitation, convaincus que vous êtes de constituer une communauté de destin enracinée dans votre tradition, Dans les engagements que vous menez en commun pour développer la solidarité dans la société, le dépassement significatif d'une tolérance confuse, comprise comme la simple acceptation de l'autre, conduit peu à peu à construire une communauté de frères qui s'estiment et qui s'aiment.

C'est ainsi que les croyants témoignent de Dieu «...dans le respect des valeurs et des traditions propres à chacun, travaillant ensemble pour la promotion humaine et le développement à tous les niveaux. Loin de vouloir être celui au nom duquel on tuerait d'autres hommes, il engage les croyants à se mettre ensemble au service de la vie, dans la justice et la paix » [4]. Le témoignage de l'Église doit ainsi manifester la gratuité de l'amour de Dieu offert à tous sans distinction, notamment à travers les relations d'amitié et de collaboration tissées au long des jours et des événements de la vie.

6. Pour que vos communautés soient toujours plus fortes dans la foi et plus généreuses dans la charité, vous donnez à juste titre une grande place à la formation. Dans vos diocèses, vous avez un grand souci des vocations sacerdotales et religieuses, notamment dans la pastorale de la jeunesse et grâce à la prière assidue de tous les fidèles. La formation permanente de vos collaborateurs dans la pastorale est une nécessité croissante, dans tous les domaines qui touchent à la vie du peuple de Dieu, à son évangélisation et à son témoignage. Soyez proches de vos prêtres, qu'ils trouvent en vous des Pasteurs prêts à les écouter, dans des relations de confiance et d'amitié [5]. La formation de laïcs animateurs doit tenir une place centrale dans les préoccupations de vos communautés. Laissez-moi vous féliciter pour les nombreuses structures et initiatives que vous avez mises en place à différents niveaux: la formation première des enfants et des catéchumènes, la formation des catéchistes et des responsables de communauté, sans oublier l'initiation au dialogue entre chrétiens et musulmans. Une bonne connaissance des langues et des cultures locales permet aussi une rencontre en vérité avec le message évangélique. Car, en définitive, c'est chaque chrétien qui doit recevoir ce qui lui est nécessaire, selon sa vocation particulière au sein de la communauté, pour connaître sa foi et en vivre pleinement. « L'Église en Afrique, pour être évangélisatrice, doit "commencer par s'évangéliser elle-même [...] Elle a besoin d'écouter sans cesse ce qu'elle doit croire, ses raisons d'espérer, le commandement nouveau de l'amour. Peuple de Dieu immergé dans le monde et souvent tenté par les idoles, elle a toujours besoin d'entendre proclamer les grandes oeuvres de Dieu" (Paul VI, Evangelii nuntiandi EN 15) » [6].

7. Alors que se profile la célébration du grand Jubilé de l'an 2000, je voudrais vous inviter à vous tourner vers le nouveau millénaire en vous engageant résolument à renouveler votre adhésion au Christ, l'unique Rédempteur de l'homme. En lui trouvent leur achèvement les attentes et les espérances de toute l'humanité. Que la préparation de cet anniversaire soit l'occasion pour l'Église qui est au Mali de rendre encore plus forte sa foi et son témoignage au Christi Ce sont les voeux que je confie à la maternelle sollicitude de la Vierge Marie, Notre-Dame du Mali, si vénérée dans votre pays. Je lui demande tout particulièrement d'être votre guide dans le ministère épiscopal que vous exercez avec abnégation au service du peuple qui vous a été confié. Et de grand coeur je vous donne ma Bénédiction Apostolique, à vous, à vos prêtres, aux religieux et aux religieuses, aux catéchistes et à tous les fidèles du Mali.

[1] Cf. (Ecclesia in Africa ).
[2] Ibid. ()
[3] (Ecclesia in Africa ).
[4] (Ecclesia in Africa ).
[5] Cf. (CD 16).
[6] (Ecclesia in Africa ).





Discours 1996