Homélies St Jean-Paul II 180


Visite Pastorale à Turin (Italie) (13 avril 1980)


13 avril 1980, Parvis du Duomo

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Dimanche 13 avril 1980
1. « Le soir de ce même jour qui était le premier de la semaine, alors que par crainte des juifs les portes de la maison où se trouvaient des disciples étaient verrouillées. » (
Jn 20,19) La lecture de l’Évangile selon saint Jean commence aujourd’hui par ces paroles.

« Les portes étaient verrouillées… par crainte. »

Déjà, le matin, la nouvelle que la tombe dans laquelle avait été déposé le Christ était vide, était arrivée aux apôtres réunis au Cénacle. La pierre scellée par l’autorité romaine sur la demande du Sanhédrin avait été enlevée. Les gardes qui devaient veiller près de la tombe sur l’initiative et sur l’ordre du Sanhédrin, étaient absents.

Les femmes, qui de « bon matin » s’étaient rendues au tombeau de Jésus, purent entrer dans la tombe sans difficulté. Ensuite, Pierre également qui avait été informé par elles et, avec lui, Jean purent faire de même. Pierre entra dans le tombeau ; il vit les bandelettes et le suaire mis à part, avec lequel le corps du Seigneur avait été enveloppé. Tous les deux constatèrent que la tombe était vide et abandonnée. Ils crurent en la véracité des paroles avec lesquelles les femmes, surtout Marie-Madeleine, étaient venues vers eux ; en effet…, ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle il devait ressusciter des morts (cf. Jn Jn 20, 1, s.).

Ils retournèrent donc au Cénacle, attendant le développement ultérieur des événements. Si l’évangéliste Jean, qui a pris une part active à tout cela, écrit qu’ils « se trouvaient » (dans le cénacle) alors que les portes étaient verrouillées par crainte des juifs, cela veut dire que la crainte au cours de cette journée a été en eux plus forte que les autres sentiments. Ils n’attendaient donc rien de bon du fait que la tombe était demeurée vide ; ils s’attendaient plutôt à de nouveaux ennuis, à de nouvelles vexations de la part des représentants de l’autorité juive. Ce fut une simple crainte humaine provenant d’une menace immédiate. Cependant, au fond de cette peurcrainte immédiate pour eux-mêmes, il y avait une crainte plus profonde causée par les événements des derniers jours. Cette crainte qui avait commencé au cours de la nuit du jeudi, était arrivée à son sommet au cours du Vendredi saint et, après la déposition de Jésus, durait encore paralysant toutes leurs initiatives.

C’était la crainte née de la mort du Christ.

En effet, une fois interrogés par lui : « Au dire des hommes, qui est le fils de l’homme ? » (Mt 16,13) ils avaient rapporté différentes versions et opinions sur le Christ ; ensuite, interrogés directement : « Vous, qui dites-vous que je suis ? » (Mt 16,15), ils avaient écouté et accepté en silence les paroles de Simon Pierre comme étant les leurs : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant. » (Mt 16,16)

Le fils du Dieu vivant est donc mort sur la croix.

La crainte par laquelle furent pris les coeurs des apôtres avait ses racines les plus profondes dans cette mort : elle a été la crainte née, pour ainsi dire, de la mort de Dieu.

2. La crainte tourmente également la génération contemporaine des hommes. Ils l’éprouvent d’une manière accentuée. Ceux qui sont plus conscients de la situation totale de l’homme et qui, en même temps, ont accepté la mort de Dieu dans le monde humain, la ressentent peut-être davantage.

182 Cette crainte ne se trouve pas à la surface de la vie humaine. À la surface, elle est compensée par les différents moyens de la civilisation et de la technique moderne qui permettent à l’homme de se libérer de sa profondeur et de vivre dans la dimension de l’ « homo oeconomicus », de l’ «homo technicus », de l’ « homo politicus » et, à un certain degré, également dans la dimension de l’ « homo ludens ».

En effet, la conscience d’un progrès accéléré de l’homme dans la sphère de sa domination sur le monde visible et sur la nature demeure et en même temps croît avec une motivation suffisante.

Dans sa dimension planétaire, l’homme n’a jamais été aussi conscient de toutes les forces qu’il est capable d’utiliser et d’assigner pour son service et jamais il ne s’est servi d’elle dans cette mesure. De ce point de vue et dans cette dimension, la conviction au sujet du progrès de l’humanité est pleinement justifiée.

Dans les pays et dans les milieux qui connaissent le plus grand progrès technique et le plus grand bien-être matériel, une attitude que l’on a coutume d’appeler « consumérique », va de pair avec cette conviction. Cependant, cela témoigne que la conviction au sujet du progrès de l’homme est seulement en partie justifiée. Cela témoigne même que cette orientation du progrès peut tuer dans l’homme ce qui est le plus profondément et le plus essentiellement humain.

Si Mère Teresa de Calcutta — une de ces femmes qui n’a pas peur de descendre, en suivant le Christ, vers toutes les dimensions de l’humanité, vers toutes les situations de l’homme dans le monde contemporain — était présente ici, elle nous dirait que sur les routes de Calcutta et des autres villes du monde, les hommes meurent de faim…

L’attitude consumérique ne prend pas en considération toute la vérité sur l’homme — ni la vérité historique, ni la vérité sociale, ni la vérité intérieure et métaphysique. Elle est plutôt une fuite de cette vérité. Elle ne prend pas en considération toute la vérité sur l’homme. L’homme est créé pour le bonheur. Oui ! mais le bonheur de l’homme ne s’identifie pas tout à fait avec le plaisir ! L’homme qui est orienté « vers la consommation » perd, dans ce plaisir, la dimension pleine de son humanité la conscience du sens le plus profond de la vie. Cette orientation du progrès tue donc dans l’homme ce qui est le plus profondément et le plus essentiellement humain.

3. Mais l’homme a horreur de la mort.

L’homme a peur de la mort.

L’homme se défend de la mort.

La société cherche à le défendre de la mort.

Le progrès qui a été construit par les générations humaines avec tant de difficultés, avec un gaspillage de tant d’énergies et avec tant de dépenses, contient cependant dans sa complexité un puissant coefficient de mort. Est-il nécessaire de le démontrer dans une société qui est consciente de ces possibilités de destruction qui se trouvent dans les arsenaux militaires nucléaires contemporains ?

183 L’homme contemporain a donc peur. Les superpuissances qui disposent de ces arsenaux ont peur — les autres ont peur : les continents, les nations, les villes…

Cette peur est justifiée. Non seulement il existe des possibilités de destruction et de mort qui étaient inconnues auparavant mais déjà aujourd’hui les hommes tuent abondamment d’autres hommes ! Ils tuent dans les habitations, dans les bureaux, dans les universités. Les hommes armés d’armes modernes tuent des hommes sans défense et innocents. Des accidents de ce genre ont toujours eu lieu mais aujourd’hui c’est devenu un système. Si des hommes affirment qu’il faut tuer d’autres hommes pour changer et améliorer l’homme et la société, alors nous devons nous demander si, en même temps que ce gigantesque progrès matériel auquel participe notre époque, nous ne sommes pas arrivés en même temps à effacer précisément l’homme, une valeur si fondamentale et si élémentaire ! Ne sommes-nous pas arrivés déjà à la négation de ce principe fondamental et élémentaire que l’ancien penseur chrétien a exprimé par la phrase : « Il faut que l’homme vive. » (Irénée) ?

Ainsi donc une crainte justifiée tourmente la génération des hommes d’aujourd’hui. Cette orientation vers un progrès gigantesque qui est devenu le représentant de notre civilisation, ne deviendra-t-il pas le début de la mort gigantesque et programmée de l’homme ?

Ces terribles camps de la mort dont quelques-uns de nos contemporains portent encore les traces sur leur corps, ne sont-ils pas, dans notre siècle, une pré-annonce et une anticipation de cela ?

4. Les apôtres réunis au Cénacle, à Jérusalem ,ont été pris de peur : « Alors que les portes étaient verrouillées… par crainte. » Le Fils de Dieu était mort sur la croix.

La crainte qui tourmente les hommes d’aujourd’hui n’est-elle pas née aussi, dans sa racine la plus profonde, à la suite de la « mort de Dieu » ?

Elle n’est pas née à la suite de cette mort sur la croix qui est devenue le début de la résurrection et la source de la glorification du Fils de Dieu et, en même temps, le fondement de l’espérance humaine et le signe du salut — non, elle n’est pas née à la suite de cette mort-là.

Elle est née, au contraire, de la mort par laquelle l’homme fait mourir Dieu en lui-même et particulièrement au cours des dernières étapes de son histoire, dans sa pensée, dans sa conscience et dans son travail. Ceci est comme un dénominateur commun de beaucoup d’initiatives de la pensée et de la volonté humaine. L’homme se retire lui-même et il retire le monde de Dieu. Il appelle cela « libération de l’aliénation religieuse ». L’homme se soustrait lui-même et il soustrait le monde à Dieu en pensant que c’est seulement de cette manière qu’il pourra entrer dans leur pleine possession en devenant le maître du monde et de son propre être. L’homme « fait donc mourir » Dieu en lui-même et dans les autres. Des systèmes philosophiques entiers, des programmes sociaux, économiques et politiques servent à cela. Nous vivons donc à une époque qui connaît un gigantesque progrès matériel mais qui est aussi l’époque d’une négation de Dieu, autrefois inconnue.

Telle est l’image de notre société.

Mais pourquoi l’homme a-t-il peur ? Peut-être vraiment parce que, comme conséquence de cette négation qui est la sienne, en dernière analyse il demeure seul : métaphysiquement seul… intérieurement seul.

Ou peut-être ?… Peut-être précisément parce que l’homme qui fait mourir Dieu ne trouvera même pas un frein décisif pour ne pas tuer l’homme. Ce frein décisif est en Dieu. La dernière raison pour que l’homme vive, respecte et protège la vie de l’homme est en Dieu. Et le dernier fondement de la valeur et de la dignité de l’homme, du sens de sa vie, c’est le fait qu’il est image et ressemblance de Dieu !

184 5. Le soir de ce même jour, le premier de la semaine, alors que les apôtres étaient réunis et que les portes étaient verrouillées « par crainte des juifs », Jésus vient vers eux. Il entra, se plaça au milieu d’eux et leur dit : « La paix soit avec vous. » (Jn 20,19)

Mais alors il vit ! La tombe vide ne signifiait rien d’autre sinon qu’il était ressuscité, comme il l’avait prédit. Il vit et voici qu’il vient à eux, dans le même lieu où il les avait laissés le soir du jeudi, après la Cène pascale. Il vit dans son propre corps. En effet, après les avoir salués, il « leur montra les mains et le côté », (Jn 20,20). Pourquoi ? Certainement parce que les signes de la crucifixion y étaient demeurés. C’est donc le même Christ qui a été crucifié et qui est mort sur la croix et qui vit maintenant. C’est le Christ ressuscité. Le matin du même jour, il ne s’est pas laissé arrêter par Madeleine ; et maintenant « il leur montre — aux apôtres — les mains et le côté ».

« À la vue du Seigneur, les disciples étaient remplis de joie. » (Jn 20,20) Ils étaient remplis de joie ! Cette phrase est simple et en même temps profonde. Elle ne parle pas directement de la profondeur et de la puissance de la joie dont les témoins du ressuscité sont devenus participants — mais elle nous permet de la deviner. Si leur crainte avait sa racine la plus profonde dans le fait de la mort du fils de Dieu, alors la joie de la rencontre avec le ressuscité devait être à la mesure de cette crainte. Elle devait être plus grande que la crainte. Cette joie était d’autant plus grande que, humainement, elle était plus difficile à accepter. Cette difficulté, le comportement ultérieur de Thomas, qui « n’était pas avec eux lorsque Jésus est venu » (Jn 20,24), en rend témoignage.

Il est difficile de décrire cette joie. Il est difficile de la mesurer avec la mesure de la psychologie humaine. Elle est simple, de toute la simplicité de l’Évangile et, en même temps, elle est profonde de toute sa profondeur. La profondeur de l’Évangile est telle qu’en lui se trouve l’homme tout entier de manière complète. Il s’y trouve de manière surabondante : avec toute sa volonté, avec toute l’aspiration de son esprit et avec tous les désirs de son « coeur ». Il s’y trouve aussi avec toute la profondeur de cette crainte qui est la sienne, qui naît de la « mort de Dieu » — et qui naît aussi dans la perspective de la « mort de l’homme ».

Précisément en ces temps où nous vivons — temps où s’est opérée la perspective de la « mort de l’homme » née de la « mort de Dieu », dans la pensée humaine, dans la conscience humaine dans l’agir humain, — précisément ces temps exigent, d’une manière particulière, la vérité sur la résurrection du crucifié. Ils exigent aussi un témoignage sur la résurrection qui soit éloquent comme il ne l’a jamais été auparavant.

Ce n’est pas en vain que Vatican II a rappelé l’attention de toute l’Église sur le « mystère pascal ».

6. Nous vivons donc aujourd’hui ce mystère avec d’Église qui est ici à Turin. Nous rendons témoignage à la résurrection du Christ devant cette ville et face à la société. Que toute la ville de Turin devienne le Cénacle de cette rencontre avec le ressuscité à laquelle nous conduit aujourd’hui la sainte liturgie.

Il y a à cela de riches raisons historiques qui remontent des temps anciens. Mais, surtout, ces raisons se trouvent dans l’histoire récente de votre ville et de votre Église. Le mystère pascal a trouvé ici quelques-uns de ses témoins et de ses apôtres remarquables en particulier au XIXe et au XXe siècle. Du reste, il ne pouvait en être autrement dans la ville qui garde une relique insolite et mystérieuse comme le saint Suaire, témoin très singulier de la Pâque, de la passion, de la mort et de la résurrection — si nous acceptons les arguments de beaucoup de scientifiques. Témoin muet mais, en même temps, témoin éloquent d’une manière surprenante !

En conséquence, dans tous ces hommes qui ont laissé ici, à Turin, une trace et une semence si merveilleuse de sainteté, Don Bosco, Cottolengo, Cafasso — en ces hommes, je le répète, — le Christ crucifié et ressuscité n’a-t-il pas travaillé ici ?

Mais on dira : c’est de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, c’est différent, radicalement différent. « Aujourd’hui » piétine « hier ». Il n’y a plus la Turin des saints, mais la Turin de la grande industrie et de la grande sécularisation, la Turin d’une quotidienne lutte de classes et d’une violence incessante. Les saints appartiennent au passé, ils ne suffisent pas pour aujourd’hui, dira-t-on.

Mais il y a le Christ et il suffit pour aujourd’hui : « Jésus-Christ est le même hier, aujourd’hui et toujours ! » (He 13,8) Il y a encore davantage. Écoutons l’apocalypse de l’apôtre Jean. Il rend un témoignage particulier à ce Christ d’hier, d’aujourd’hui et de demain : « À sa vue, je tombais comme mort à ses pieds, mais il posa sur moi sa droite et il dit : « Ne crains pas, je suis le Premier et le Dernier, et le Vivant ; je fus mort et voici que je suis vivant pour les siècles des siècles, et je tiens les clefs de la mort et de l’Hadès. » (Ap 1,17-18)

185 Pouvoir sur la mort…

Oui. La clef unique contre la « mort de l’homme », il la possède, lui le fils du Dieu vivant. Lui, le témoin du Dieu vivant : « Le Premier et le Dernier, et le Vivant. »

Cela nous a été dit, à nous, hommes de l’époque d’un gigantesque progrès — et de l’époque d’une peur qui croît avec les succès humains et ses menaces.

Cela a été dit pour nous.

7. Parmi nous les non-croyants sont-ils plus nombreux que les croyants ? Peut-être la foi est-elle morte et a-t-elle été couverte par une couche de quotidiennetés laïques et vraiment de négation et de mépris.

Dans l’événement évangélique et liturgique d’aujourd’hui, il y a aussi un apôtre incrédule et obstiné dans sa non-foi : « Si je ne vois pas… je ne croirai pas. » (
Jn 20,27)

Le Christ dit : « Regarde…, vérifie… et ne sois plus incrédule…» (Jn 20,27) Ou peut-être, sous la non-foi, y a-t-il vraiment le péché, le péché invétéré que les hommes évolués ne veulent pas appeler par son nom afin que l’homme ne l’appelle pas ainsi et qu’il ne cherche pas la rémission. Le Christ dit : « Recevez l’Esprit-Saint ; à qui vous remettrez les péchés, ils seront remis ; et à qui vous ne les remettrez pas, ils ne seront pas remis. » (Jn 20,22-23) L’homme peut appeler le péché par son nom, il n’est pas obligé de le falsifier en lui-même parce que l’Église a reçu du Christ le pouvoir et la puissance sur le péché pour le bien des consciences humaines.

Ce sont là aussi les caractéristiques essentielles du message pascal aujourd’hui.

L’Église tout entière annonce aujourd’hui à tous les hommes la joie de Pâques dans laquellc résonne ta victoire sur la crainte de l’homme. Sur la crainte des consciences humaines, nées du péché. Sur la crainte de toute l’existence, née de la « mort de Dieu » dans l’homme dans laquelle s’ouvre les perspectives d’une multitude de « morts de l’homme ».

C’est là la joie des apôtres réunis au Cénacle à Jérusalem. C’est la joie pascale de l’Église qui a son origine dans ce Cénacle. Elle a son origine dans le tombeau désert sous le Golgotha et dans le coeur de ces hommes simples qui, « le soir de ce même jour, le premier de la semaine » ont vu le ressuscité et ont écouté de sa bouche le salut : « La paix soit avec vous ! »

Que cette Église et cette ville, « Augusta Torinorum », vers laquelle il m’a été donné de faire un pèlerinage, moi qui suis l’indigne successeur de Pierre, participe à cette joie qui est plus puissante que toute crainte !

Amen !




Pèlerinage Apostolique en Afrique (2-12 mai 1980)



3 mai 1980, Messe pour les familles À KINSHASA

30580
Kinshasa (Zaïre)
Samedi 3 mai 1980
Chers époux chrétiens, pères et mères de famille,


1. L’émotion et la joie envahissent mon coeur de Pasteur universel de l’Eglise, parce que la grâce m’est donnée de méditer pour la première fois avec des foyers africains ? et pour eux ? sur leur vocation particulière: le mariage chrétien. Que Dieu ? qui s’est révélé être « Un en Trois personnes » ? nous assiste tout au long de cette méditation! Le sujet est merveilleux, mais la réalité est difficile! Si le mariage chrétien est comparable à une très haute montagne qui met les époux dans le voisinage immédiat de Dieu, il faut bien reconnaître que son ascension exige beaucoup de temps et beaucoup de peine. Mais serait-ce une raison de supprimer ou de rabaisser un tel sommet? N’est-ce pas par des ascensions morales et spirituelles que la personne humaine se réalise en plénitude et domine l’univers, plus encore que par des records techniques et même spatiaux, si admirables soient-ils?

Ensemble, nous ferons un pèlerinage aux sources du mariage, puis nous essaierons de mieux mesurer son dynamisme au service des époux, des enfants, de la société, de l’Eglise. Enfin, nous rassemblerons nos énergies pour promouvoir une pastorale familiale toujours plus efficace.

2. Tout le monde connaît le célèbre récit de la Création par lequel commence la Bible. Il y est dit que Dieu fit l’homme à sa ressemblance en le créant homme et femme. Voilà qui surprend au premier abord. L’humanité pour ressembler à Dieu, doit être un couple de deux personnes en mouvement l’une vers l’autre, deux personnes qu’un amour parfait va réunir dans l’unité. Ce mouvement et cet amour les font ressembler à Dieu, qui est l’Amour même, l’Unité absolue des trois Personnes. Jamais on n’a chanté de manière aussi belle la splendeur de l’amour humain que dans les premières pages de la Bible: « Celle-ci, dit Adam en contemplant sa femme, est la chair de ma chair, les os de mes os. C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils ne seront qu’une seule chair » [1]. En paraphrasant le Pape saint Léon, je ne puis m’empêcher de vous dire: « O époux chrétiens, reconnaissez votre éminente dignité! ».

Ce pèlerinage aux sources nous révèle également que le couple initial, dans le dessein de Dieu, est monogame. Voici de quoi nous surprendre encore, alors que la civilisation ? au temps où prennent corps les récits bibliques ? est généralement loin de ce modèle culturel. Cette monogamie, qui n’est pas d’origine occidentale mais sémitique, apparaît comme l’expression de la relation interpersonnelle, celle où chacun des partenaires est reconnu par l’autre dans une égale valeur et dans la totalité de sa personne. Cette conception monogame et personnaliste du couple humain est une révélation absolument originale, qui porte la marque de Dieu, et qui mérite d’être toujours plus approfondie.

3. Mais cette histoire qui commençait si bien dans l’aube lumineuse du genre humain connaît le drame de la rupture entre ce couple tout neuf et le Créateur. C'est le péché originel. Pourtant cette rupture sera l’occasion d’une nouvelle manifestation de l’Amour de Dieu. Comparé très souvent à un Epoux infiniment fidèle, par exemple dans les textes des psalmistes et des prophètes, Dieu renoue sans cesse son alliance avec cette humanité capricieuse et pécheresse. Ces alliances répétées culmineront dans l’Alliance définitive que Dieu scella en son propre Fils, se sacrifiant librement pour l’Eglise et pour le monde. Saint Paul ne craint pas de présenter cette Alliance du Christ avec l’Eglise comme le symbole et le modèle de toute alliance entre l’homme et la femme [2], unis comme époux d’une manière indissoluble.

Telles sont les lettres de noblesse du mariage chrétien. Elles sont génératrices de lumière et de force pour la réalisation quotidienne de la vocation conjugale et familiale, au bénéfice des époux eux-mêmes, de leurs enfants, de la société dans laquelle ils vivent, et de l’Eglise du Christ. Les traditions africaines judicieusement utilisées peuvent avoir leur place dans la construction des foyers chrétiens en Afrique; je pense notamment à toutes les valeurs positives du sens familial, si ancré dans l’âme africaine et qui revêt des aspects multiplex, assurément susceptibles de porter à la réflexion des civilisations dites avancées: le sérieux de l’engagement matrimonial au terme d’un long cheminement, la priorité donnée à la transmission de la vie et donc l’importance accordée à la mère et aux enfants, la loi de solidarité entre les familles qui ont fait alliance et qui s’exerce spécialement en faveur des personnes âgées, des veuves et des orphelins, une sorte de coresponsabilité dans la prise en charge et l’éducation des enfants, qui est capable d’atténuer bien des tensions psychologiques, le culte des ancêtres et des défunts qui favorise la fidélité aux traditions. Certes, le problème délicat est d’assumer tout ce dynamisme familial, hérité des coutumes ancestrales, en le transformant et en le sublimant dans les perspectives de la société qui est en train de naître en Afrique. Mais de toute façon la vie conjugale des chrétiens se vit ? à travers des époques et des situations différentes ? sur les pas du Christ, libérateur et rédempteur de tous les hommes et de toutes les réalités qui font la vie des hommes. « Tout ce que vous faites, que ce soit au nom de notre Seigneur Jésus-Christ » comme nous a dit saint Paul [3].

187 4. C’est donc en se conformant au Christ qui s’est livré par amour à son Eglise que les époux accèdent jour après jour, à l’amour dont nous parle l’Evangile: « Aimez-vous, comme je vous ai aimés », et plus précisément à la perfection de l’union indissoluble sur tous les plans. Les époux chrétiens ont fait promesse de se communiquer tout ce qu’ils sont et tout ce qu’ils ont. C’est le contrat le plus audacieux qui soit, le plus merveilleux également!

L’union de leurs corps, voulue par Dieu lui-même comme expression de la communion plus profonde encore de leurs esprits et de leurs coeurs, accomplie avec autant de respect que de tendresse, renouvelle le dynamisme et la jeunesse de leur engagement solennel, de leur premier « oui ».

L’union de leurs caractères: aimer un être, c’est l’aimer tel qu’il est, c’est l’aimer au point de cultiver en soi l’antidote de ses faiblesses ou de ses défauts, par exemple le calme et la patience si l’autre en manque notoirement.

L’union des coeurs! Les nuances qui différencient l’amour de l’homme de celui de la femme sont innombrables. Chacun des partenaires ne peut exiger d’être aimé comme il aime. Et il importe ? de part et d’autre ? de renoncer aux secrets reproches qui séparent les coeurs et de se libérer de cette peine au moment le plus favorable. Une mise en commun très unifiante est celle des joies et, davantage encore, des souffrances du coeur. Mais c’est tout autant dans l’amour commun des enfants que l’union des coeurs se fortifie.

L’union des intelligences et des volontés! Les époux sont aussi deux forces diversifiées mais conjuguées pour leur service réciproque, au service de leur foyer, de leur milieu social, au service de Dieu. L’accord essentiel doit se manifester dans la détermination et la poursuite d’objectifs communs. Le partenaire le plus énergique doit épauler la volonté de l’autre, la suppléer parfois, s’en faire adroitement - éducativement - le levier.

Enfin l’union des âmes, elles-mêmes unies à Dieu! Chacun des époux doit se réserver des moments de solitude avec Dieu, de « coeur à coeur » où le conjoint n’est pas la première préoccupation. Cette indispensable vie personnelle de l’âme vers Dieu est loin d’exclure la mise en commun de toute la vie conjugale et familiale. Elle stimule au contraire les conjoints chrétiens à chercher Dieu ensemble, à découvrir ensemble sa volonté et à l’accomplir concrètement avec les lumières et les énergies puisées en Dieu lui-même.

5. Une telle vision et une telle réalisation de l’alliance entre l’homme et la femme dépassent singulièrement le désir spontané qui les réunit. Le mariage est véritablement pour eux chemin de promotion et de sanctification. Et source de Vie! Les Africains n’ont-ils pas pour la vie naissante un respect admirable? Ils aiment profondément les enfants. Ils les accueillent avec une grande joie. Les parents chrétiens sauront mettre leurs enfants sur la voie d’une existence référée aux valeurs humaines et chrétiennes. En leur montrant par tout un style de vie, courageusement revu et perfectionné, ce que signifient le respect de toute personne, le service désintéressé des autres, le renoncement aux caprices, le pardon souvent répété, la loyauté en toutes choses, le travail consciencieux, la rencontre de foi avec le Seigneur, les époux chrétiens introduisent leurs propres enfants dans le secret d’une existence réussie qui dépasse singulièrement la découverte d’une « bonne place ».

6. Le mariage chrétien est aussi appelé à être un ferment de progrès moral pour la société. Le réalisme nous fait reconnaître les menaces qui pèsent sur la famille comme institution naturelle et chrétienne, en Afrique comme ailleurs, du fait de certaines coutumes, du fait aussi des mutations culturelles qui se généralisent. Ne vous arrive-t-il pas de comparer la famille moderne à une pirogue qui vogue sur la rivière, et poursuit sa course au milieu des eaux agitées et des obstacles? Vous savez comme moi combien les notions de fidélité et d’indissolubilité sont battues en brèche par l’opinion. Vous savez aussi que la fragilité et la brisure des foyers engendrent un cortège de misères, même si la solidarité familiale africaine essaie d’y remédier en ce qui concerne la prise en charge des enfants. Les foyers chrétiens ? solidement préparés et dûment accompagnés ? ont à travailler sans découragement à la restauration de la famille qui est la première cellule de la société et doit demeurer une école de vertus sociales. L’Etat ne doit pas craindre de tels foyers mais les protéger.

7. Ferment de la société, la famille chrétienne est encore une présence, une épiphanie de Dieu dans le monde. La constitution pastorale Gaudium et Spes [4] contient des pages lumineuses sur le rayonnement de cette « communauté profonde de vie et d’amour » qui est en même temps la toute première communauté ecclésiale de base. « La famille chrétienne, parce qu’elle est issue d’un mariage, image et participation de l’alliance d’amour qui unit le Christ et l’Eglise, manifestera à tous les hommes la présence vivante du Sauveur dans le monde et la véritable nature de l’Eglise, tant par l’amour des époux, leur fécondité généreuse, l’unité et la fidélité de leur foyer, que par la coopération amicale de tous ses membres ». Quelle dignité et quelle responsabilité!

Oui, ce sacrement est grand! Et que les époux aient confiance: leur foi les assure qu’ils reçoivent, avec ce sacrement, la force de Dieu, une grâce qui les accompagnera tout au long de leur vie. Qu’ils ne négligent jamais de puiser à cette source jaillissante qui est en eux!

8. Je ne voudrais pas terminer cette méditation sans encourager très vivement les évêques d’Afrique à poursuivre ? en dépit des difficultés bien connues ? leurs efforts de « pastorale des foyers chrétiens », avec un dynamisme renouvelé et une espérance a toute épreuve. Je sais que tel est déjà le souci constant de beaucoup et je les admire. Je félicite également les nombreuses familles africaines qui réalisent déjà l’idéal chrétien dont j’ai parlé, avec des qualités spécifiquement africaines, et qui sont pour tant d’autres un exemple et un attrait. Mais je me permets d’insister.

188 Sans rien abandonner de leurs préoccupations pour la formation humaine et religieuse des enfants et des adolescente, et en tenant compte de la sensibilité et des coutumes africaines, les diocèses doivent peu à peu instaurer une pastorale visant les deux époux ensemble et pas seulement l’un ou l’autre des partenaires. Qu’on intensifie la préparation des jeunes au mariage, en les encourageant à suivre une véritable préparation à la vie conjugale, qui leur révélera le sens de l’identité chrétienne du couple, les mûrira pour leurs relations interpersonnelles et pour leurs responsabilités familiales et sociales. Ces centres de préparation au mariage ont besoin de l’appui solidaire des diocèses et du concours généreux et compétent d’aumôniers, d’experts et de foyers susceptibles d’apporter un témoignage de qualité. J’insiste surtout sur l’entraide que chaque couple chrétien peut apporter à un autre.

9. Cette pastorale familiale doit aussi accompagner les jeunes foyers, au fur et à mesure de leur fondation. Journées de reprise spirituelle, retraites, rencontres de foyers soutiendront les jeunes couples dans leur cheminement humain et chrétien. Qu’on veille en toutes ces occasions à un bon équilibre entre la formation doctrinale et l’animation spirituelle. La part de méditation, de conversation avec le Dieu fidèle, est capitale. C’est près de Lui que les époux puisent la grâce de la fidélité, comprennent et acceptent la nécessité de l’ascèse génératrice de vraie liberté, reprennent ou décident leurs engagements familiaux et sociaux qui feront, de leur foyer, des foyers rayonnants. Il serait sans doute très utile que les foyers d’une paroisse et d’un diocèse se regroupent pour constituer un vaste mouvement familial, non seulement pour aider les couples chrétiens à vivre selon l’Evangile, mais pour contribuer à la restauration de la famille en défendant ses valeurs contre les assauts de tout genre, et au nom des droits de l’homme et du citoyen. Sur ce plan capital de la pastorale familiale, toujours plus adéquate aux besoins de notre époque et de vos régions, je fais pleine confiance à vos évêques, mes Frères très chers dans l’épiscopat.

10. Puissiez-vous trouver dans cet entretien le signe de l’intérêt majeur que le Pape porte aux graves problèmes de la famille, le témoignage de sa confiance et de son espérance en vos foyers chrétiens, et le courage d’oeuvrer vous-mêmes plus que jamais, sur cette terre d’Afrique, pour le plus grand bien de vos nations et pour l’honneur de l’Eglise du Christ, à la solide construction de communautés familiales « de vie et d’amour » selon l’Evangile! Je vous promets de toujours porter dans mon coeur et ma prière cette grande intention. Que Dieu, qui s’est révélé être famille dans l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit, vous bénisse, et que sa bénédiction demeure à jamais sur vous!

[1] Gn 2, 23-24.

[2] Cf. Ep 5, 25.

[3] Col 3, 17.

[4] Gaudium et Spes,
GS 48.


Homélies St Jean-Paul II 180