Homélies St Jean-Paul II 31082


10 octobre 1982, Canonisation de Maximilien Marie Kolbe

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Homélie à la messe place Saint-Pierre

Le dimanche 10 octobre, au cours d'une messe célébrée sur la place Saint-Pierre, le Pape Jean-Paul II a canonisé le P. Maximilien Kolbe (béatifié par Paul VI le 17 octobre 1971) et il l'a proclamé martyr de la foi. Il a concélébré la messe avec les cardinaux Krol, archevêque de Philadelphie (d'origine polonaise) ; Hoeffner, archevêque de Cologne ; Macharski, archevêque de Cracovie, et Antonelli franciscain ; l'archevêque de Tokyo, plusieurs évêques polonais, le supérieur général des franciscains conventuels, P. Bommarco. Le primat de Pologne, Mgr Glemp, était resté dans son pays, en raison des événements.
Dans l'assistance de 200 000 personnes, on comptait environ 10 000 Polonais, dont 3 000 venus de Pologne. Au premier rang du corps diplomatique, avait pris place une délégation officielle du gouvernement polonais, conduite par le vice président du Parlement, Jerzy Ozdowski. Après le rite de canonisation, Jean-Paul II a prononcé l'homélie suivante (1) :

(1) Texte italien dans l'Osservatore Romano des 11-12 octobre ; traduction et sous-titres de la DC.

1. « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. » (
Jn 15,13)

À partir de ce jour, l'Église désire donner le titre de « saint » à un homme auquel il a été donné d'accomplir de façon rigoureusement littérale ces paroles du Rédempteur. Voici, en effet, que, vers la fin de juillet 1941, lorsque, sur l'ordre du chef de camp, on fit mettre en rang les prisonniers destinés à mourir de faim, cet homme, Maximilien- Marie Kolbe, se présenta spontanément et déclara qu'il était prêt à aller vers la mort à la place de l'un d'eux. Cette offre fut accueillie et, après plus de deux semaines de tourments causés par la faim, une injection mortelle enleva finalement la vie au P. Kolbe, le 14 août 1941.

Dans le camp d'Auschwitz

Tout ceci arriva dans le camp de concentration d'Auschwitz où, durant la dernière guerre, environ quatre millions de personnes furent mises à mort parmi lesquelles se trouvait aussi la servante de Dieu Édith Stein (Soeur Thérèse-La délégation du gouvernement polonais comprenait le vice-président du Parlement, Jerzy Ozdowski ; le vice-premier ministre Zenon Komender, président de « Pax » ; le ministre des cultes Adam Lopatka ; le membre du Conseil d'État Kazimir Morawsh ; l'ambassadeur de Pologne en Italie Emil Wojtaszek.

Bénédicte de la Croix, carmélite), dont la cause de béatification est en cours auprès de la congrégation compétente. La désobéissance à Dieu, créateur de la vie, qui a dit : « Tu ne tueras pas », a causé en ce lieu l'immense hécatombe de tant d'innocents. Et, en même temps, notre époque est restée ainsi horriblement marquée par l'extermination de l'homme innocent.

2. Le P. Maximilien Kolbe, qui était lui-même un prisonnier du camp de concentration, a revendiqué, sur le lieu de la mort, le droit à la vie d'un homme innocent, l'un des quatre millions. Cet homme (Franciszek Gajowniczek) vit encore et est présent parmi nous. Pour celui-ci, le P. Kolbe a revendiqué le droit à la vie, en se déclarant prêt à mourir à sa place, parce que c'était un père de famille et que sa vie était nécessaire pour les siens. Le P. Maximilien-Marie Kolbe a ainsi réaffirmé le droit exclusif du Créateur sur la vie de l'homme innocent et il a rendu témoignage au Christ et à l'amour. L'apôtre saint Jean écrit, en effet : « À ceci, nous avons connu l'amour : celui-là a donné sa vie pour nous. Et nous devons, nous aussi donner notre vie pour nos frères. » (1Jn 3,16)

En donnant sa vie pour un frère, le P. Maximilien que l'Église vénère déjà depuis 1971 comme « bienheureux », s'est rendu d'une manière particulière semblable au Christ.

3. Nous tous, donc, réunis en ce dimanche 10 octobre devant la basilique Saint-Pierre de Rome, nous voulons montrer la valeur spéciale qu'a, aux yeux de Dieu, la mort en martyr du P. Maximilien Kolbe : « Elle est précieuse aux yeux du Seigneur, la mort de ses amis » (Ps 115,15), avons-nous répété au psaume responsorial. Elle est vraiment précieuse et inestimable ! À travers la mort que le Christ a subie sur la croix, la rédemption du monde s'est réalisée, car cette mort a la valeur de l'amour suprême. À travers la mort subie par le P. Maximilien Kolbe, un signe transparent de cet amour s'est renouvelé en notre siècle menacé à un si haut degré et de multiples manières par le péché et par la mort.

Voici qu'en cette liturgie solennelle de la canonisation, ce « martyr de l'amour » d'Auschwitz (comme l'appela Paul VI) semble se présenter parmi nous et dire : « Je suis, Seigneur, ton serviteur, le fils de ta servante, moi dont tu brisas les chaînes. » (Ps 115,16)

Et comme s'il rassemblait en un seul acte le sacrifice de toute sa vie, lui, prêtre et fils spirituel de saint François, semble dire : « Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu'il m'a fait ? J'élèverai la coupe du salut, j'invoquerai le nom du Seigneur. » (Ps 115,12-13)

Ce sont là des paroles de gratitude. La mort subie par amour, à la place d'un frère, est un acte héroïque de l'homme, par lequel, en même temps que le bienheureux, nous glorifions Dieu. Car c'est de lui que vient la grâce d'un tel héroïsme, la grâce de ce martyre.


L'accomplissement d'une vocation

4. Nous glorifions donc aujourd'hui la grande oeuvre de Dieu en l'homme. Devant nous tous ici réunis, le P. Maximilien Kolbe élève sa « coupe du salut » dans laquelle est recueilli le sacrifice de toute sa vie, scellé par la mort de martyr « pour un frère ».

Maximilien se prépara à ce sacrifice définitif en suivant le Christ dès les premières années de sa vie en Pologne. De ces années date le songe mystérieux de deux couronnes, une blanche et une rouge, entre lesquelles notre saint ne choisit pas : il les accepta toutes les deux. Dès sa jeunesse, en effet, il était pénétré d'un grand amour pour le Christ et du désir du martyre.

Cet amour et ce désir l'accompagnèrent sur le chemin de la vocation franciscaine et sacerdotale, à laquelle il se préparait tant en Pologne qu'à Rome. Cet amour et ce désir le suivirent en tous lieux où il accomplit son service sacerdotal et franciscain en Pologne, et aussi son service missionnaire au Japon.

5. L'inspiratrice de toute sa vie fut Marie Immaculée, à laquelle il confiait son amour pour le Christ et son désir du martyre. Dans le mystère de l'Immaculée Conception se dévoilait devant les yeux de son âme le monde merveilleux et surnaturel de la grâce de Dieu offerte à l'homme. La foi et les oeuvres de toute la vie du P. Maximilien Kolbe montrent qu'il concevait sa collaboration avec la grâce divine comme un combat (une « milice ») sous le signe de l'Immaculée Conception. La caractéristique mariale est particulièrement expressive dans la vie et la sainteté du P. Kolbe. C'est de cette empreinte qu'a été marqué aussi tout son apostolat, dans sa patrie comme dans les missions. Au centre de cet apostolat se trouvèrent en Pologne et au Japon, les villes spécialement dédiées à Marie Immaculée (Niepokalanow, et Mugenzai no Sono).

6. Qu'est-il arrivé dans le bunker de la faim au camp de concentration d'Auschwitz, le 14 août 1941 ?

La liturgie de ce jour répond à cette question. « Dieu a mis à l'épreuve » Maximilien-Marie « et l'a reconnu digne de lui » (cf. Sg Sg 3,5). « Comme on passe l'or au feu du creuset », il l'a mis à l'épreuve, « comme un sacrifice offert sans réserve, il l'a accueilli » (cf. Sg 3,6).

Même si « aux yeux des hommes il a subi un châtiment., par son espérance il avait déjà l'immortalité », car « la vie des justes est dans la main de Dieu, aucun tourment n'a de prise sur eux ». Et lorsque, humainement parlant, les tourments et la mort les atteignent, lorsque « aux yeux des hommes ils ont paru mourir. », lorsque « leur départ de ce monde a passé pour un malheur. » « ils sont dans la paix » : ils reçoivent la vie et la gloire « dans la main de Dieu » (cf Sg 3,1-4).

Cette vie est le fruit de la mort qui ressemble à la mort du Christ. La gloire est la participation à sa résurrection.

Qu'est-il donc arrivé dans le bunker de la faim, le 14 août 1941 ? Là se sont accomplies les paroles adressées par le Christ aux apôtres, afin qu'ils « partent, qu'ils donnent du fruit, et que leur fruit demeure » (cf. Jn 15,16).

Le fruit de la mort héroïque de Maximilien Kolbe demeure d'une façon admirable dans l'Église et dans le monde !

7. Les hommes regardaient ce qui se passait dans le camp d'Auschwitz. Et même s'il semblait à leurs yeux que mourait l'un de leurs compagnons de tourments, même si humainement ils pouvaient considérer « son départ » comme « un malheur », en réalité dans leur conscience cela n'était pas seulement « la mort ».

Maximilien n'est pas mort, mais il a « donné sa vie pour son frère ».

Il y avait dans cette mort, terrible du point de vue humain, toute la grandeur définitive de l'acte humain et du choix humain : lui-même, tout seul, s'est offert à la mort par amour.

Et dans cette mort humaine, il y avait le témoignage transparent donné au Christ : le témoignage donné dans le Christ à la dignité de l'homme, à la sainteté de sa vie et à la force salvifique de la mort, dans laquelle se manifeste la puissance de l'amour.

C'est précisément pour cela que la mort de Maximilien Kolbe est devenue un signe de victoire. Elle a été la victoire remportée sur tout le système de mépris et de haine envers l'homme et envers ce qui est divin dans l'homme, victoire semblable à celle qu'a remportée Notre Seigneur Jésus- Christ sur le calvaire. « Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande. » (Jn 15,14)


Martyr pour notre temps

8. L'Église accepte ce signe de victoire, de la victoire remportée grâce à la force de la Rédemption du Christ, et elle l'accepte avec vénération et gratitude. Elle cherche à en comprendre l'éloquence en toute humilité et amour.

Comme toujours, lorsqu'elle proclame la sainteté de ses fils et de ses filles, dans le cas présent elle cherche à agir avec toute la précision et la responsabilité voulues, en pénétrant tous les aspects de la vie et de la mort du Serviteur de Dieu.

Toutefois, l'Église doit en même temps être attentive, en lisant le signe de la sainteté donné par Dieu en son serviteur terrestre, à ne pas laisser échapper sa pleine éloquence et sa signification définitive.

Et c'est pourquoi, en jugeant la cause du bienheureux Maximilien Kolbe, il a fallu — dès après la béatification — prendre en considération les multiples voix du Peuple de Dieu, et surtout de nos frères dans l'épiscopat de Pologne comme d'Allemagne, qui demandaient de proclamer Maximilien Kolbe saint en tant que martyr.

Devant l'éloquence de la vie et de la mort du bienheureux Maximilien, on ne peut pas ne pas reconnaître ce qui semble constituer le contenu principal et essentiel du signe donné par Dieu à l'Église et au monde dans sa mort.

Cette mort affrontée spontanément, par amour pour l'homme, ne constitue-t-elle pas un accomplissement particulier des paroles du Christ ?

Ne rend-elle pas Maximilien particulièrement semblable au Christ, modèle de tous les martyrs, qui donne sa vie sur la croix pour ses frères ?

Cette mort n'a-t-elle pas une éloquence particulière, une éloquence pénétrante, pour notre époque ?

Ne constitue-t-elle pas un témoignage particulièrement authentique de l'Église dans le monde contemporain ?

9. C'est pourquoi, en vertu de mon autorité apostolique, j'ai décrété que Maximilien Kolbe, qui était vénéré comme confesseur à la suite de sa béatification, sera désormais vénéré aussi comme martyr!

« Elle est précieuse aux yeux du Seigneur, la mort de ses amis ! » Amen.



31 octobre 1982, Canonisation de Marguerite Bourgeoys et Jeanne Delanoue

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Le 31 octobre, avant de quitter Rome pour son voyage en Espagne, le Pape a présidé une messe solennelle au cours de laquelle il a canonisé Marguerite Bourgeoys (1620-1700), fondatrice des Soeurs de la congrégation de Notre-Dame, et Jeanne Delanoue (16661736), fondatrice de la congrégation de Sainte-Anne de la Providence. Voici l'homélie qu'il a prononcée au cours de cette célébration (l) :

(1) Texte italien et français dans l'Osservatore Romano des 1er-2 novembre.

Dimanche, 31 octobre 1982
Cari fratelli e sorelle!


1. “Venite, vedete tutte le opere che Dio ha fatto” (Cantus ad introitum).

Celebriamo oggi ciò che lo Spirito di Dio ha realizzato in Margherita Bourgeoys e in Giovanna Delanoue, vissute circa tre secoli fa. Già il mio predecessore Pio XII le aveva dichiarate “Beate” in base alla eroicità delle loro virtù. Iscrivendole oggi nel numero dei “Santi”, con la certezza e l’autorità che caratterizzano il rito della canonizzazione, noi le proponiamo come esempio non più soltanto alle loro diocesi di Troyes, di Angers, alla città di Saumur o alle due Congregazioni da esse fondate, ma all’insieme della Chiesa, invitando tutti i cristiani ad onorarle come Sante e a ricorrere alla loro intercessione.

Questo dunque è un giorno di gioia e di fierezza per i loro connazionali francesi e canadesi, qui rappresentati da delegazioni importanti. Li saluto tutti cordialmente. Ma questo è soprattutto un giorno di ringraziamento a Dio da parte della Chiesa universale. In questo giorno, che coincide felicemente con la vigilia della solennità di Tutti i Santi, è rafforzata la nostra speranza nella vita eterna, alla quale partecipano in cielo santa Margherita Bourgeoys e santa Giovanna Delanoue, ripiene della presenza di Dio che è Amore. E la nostra vita quotidiana su questa terra è stimolata dal modo con cui esse hanno risposto alla chiamata di questo Amore. Esse lo hanno fatto in forma autentica, cioè del tutto incarnata nel contesto della loro epoca. Ciò che importa, più che imitarle alla lettera, e di imitare con esse Gesù Cristo. Ma le loro intuizioni, ispirate dallo stesso Spirito Santo, restano per noi e per il mondo d’oggi delle preziose indicazioni.

2. Pour comprendre la vocation des deux saintes, une première clé nous est fournie par l’Evangile de cette messe. “Marie se mit en route rapidement . . . salua Elisabeth . . . Alors Elisabeth fut remplie de l’Esprit Saint et s’écria . . .: “L’enfant a tressailli d’allégresse au dedans de moi. Heureuse celle qui a cru””!

C’est bien l’Esprit Saint qui a opéré un changement subit et décisif en chacune des deux nouvelles saintes, quand elles atteignaient l’âge adulte, vingt ans et vingt-sept ans, et cela dans le contexte d’une prière à la Vierge Marie. Pour Marguerite Bourgeoys, c’était en la fête de Notre-Dame du Rosaire, et dès lors, durant toute sa vie, la Vierge a soutenu intérieurement ses initiatives risquées: “Va, je ne t’abandonnerai pas”. Si Marguerite se lance alors dans une vie missionnaire, qui sera une “vie voyagère” gravitant précisément autour de la “Ville-Marie” du nouveau monde canadien, elle imite la Vierge de la Visitation qui apportait à Elisabeth et à Jean-Baptiste, à la mère et au fils, avec les services humains de sa charité, le don divin qu’elle portait en elle, pour les sanctifier. La première chapelle qu’elle fait construire est dédiée à Notre-Dame du Bon Secours, et sa Congrégation le sera à Notre-Dame. De même, la “conversion” de Jeanne Delanoue, survenue dans le temps de Pentecôte, est inséparable du sanctuaire Notre-Dame des Ardilliers, à Saumur, dont une fervente et pauvre pèlerine, Françoise Souchet, lui transmet des exhortations dans lesquelles Jeanne reconnaît l’appel de l’Esprit de charité. Jeanne Delanoue gardera une familiarité mystique avec la Vierge Marie. Et l’exemple du jeune Père Grignion de Montfort ne pouvait que l’encourager dans cette voie.

Certes, la grâce tombait dans un bon terrain; il s’agissait de jeunes filles élevées par des familles sérieuses, besogneuses, bien chrétiennes; mais l’Esprit Saint, par la Vierge Marie, introduit en elles, sans jamais leur enlever une vision réaliste des choses, comme une folie de l’amour, qui sera l’épanouissement de leur grâce de baptisées à un degré extrême. “Heureuses, celles qui ont cru”!

Arrêtons-nous maintenant à un trait spécifique de leur apostolat.

3. Pour sainte Marguerite Bourgeoys, on retiendra surtout sa contribution originale à la promotion des familles, enfants, futurs époux, parents. Elle qu’on a pu appeler à Montréal la “Mère de la Colonie”, elle aurait pu dire comme saint Paul: “Avec vous, nous avons été pleins de douceur, comme une mère qui entoure de soins ses nourrissons. Ayant pour vous une telle affection, nous voudrions vous donner non seulement l’Évangile de Dieu, mais tout ce que nous sommes”.

Déjà, jeune fille à Troyes, elle avait su rejoindre, avec d’autres compagnes, les familles pauvres des faubourgs pour y instruire leurs enfants, et dans sa propre famille de douze enfants, elle avait dû prendre en charge la maison paternelle et l’éducation de ses frères à la mort de sa mère. Mais son souci missionnaire l’ayant attirée au nouveau monde d’Amérique, sur les traces des saints martyrs canadiens, dépouillée de tout, sans bagages et sans argent, elle s’y consacre d’abord aux enfants comme laïque institutrice. Cette oeuvre de maîtresse d’école populaire, elle l’accomplit avec compétence, sans faire de discrimination entre les indiennes et les filles de colons français, les estimant toutes précieuses “comme des gouttes du sang de Notre-Seigneur”. Elle veut les préparer à être de bonnes mères de famille, par une éducation complète. Il s’agit bien sûr de les former à la foi, à la piété, à la vie chrétienne et à l’apostolat, mais aussi de les initier aux arts domestiques et aux travaux pratiques qui leur permettront de subsister avec le produit de leur travail et surtout d’ordonner ou d’enjoliver leur vie de foyer, riche ou pauvre. La bienséance et la formation intellectuelle sont également au programme, et le résultat sera que ses filles en sortiront quasi plus lettrées que les garçons, signe précurseur et rare à cette époque d’une authentique promotion féminine. Elle savait faire confiance aux capacités des Indiennes qui ne tarderont pas à devenir maîtresses d’école. Il faut aussi noter cette particularité: au lieu d’attirer les élèves en pensionnat dans la grande cité - c’est d’ailleurs une des raisons qui lui fera refuser une vie cloîtrée pour ses Soeurs de la Congrégation séculière de Notre-Dame -, elle préfère des écoles sur le terrain, proches de la population, sans cesse ouvertes à la présence et aux suggestions des parents, car il importe de ne pas se substituer à eux.

Et Marguerite Bourgeoys estime non moins indispensable de tout faire pour jeter les bases de familles solides et saines. Elle doit alors contribuer à résoudre un problème très particulier à ce lieu et à cette époque. Aux hommes venus en soldats ou en défricheurs sur cette terre du nouveau monde, pour réaliser à Ville-Marie un centre d’évangélisation qui se voulait différent des autres colonisations, il manquait des épouses de valeur. Marguerite Bourgeoys fait chercher et accompagne de son savoir-faire éducatif des filles de France, si possible robustes et de vraie vertu.

Et elle veille sur elles comme une mère, avec affection et confiance, les recevant dans sa maison, pour les préparer à être des épouses et des mères valables, chrétiennes, cultivées, laborieuses, rayonnantes. En même temps, par sa bonté, elle aide ces rudes hommes à devenir des époux compréhensifs et de bons pères.

Mais elle ne s’en tient pas là. Quand les foyers sont formés, elle continue à leur apporter le soutien matériel nécessaire en cas de disette ou d’épidémie, et elle leur procure, notamment aux femmes, l’occasion de goûter ensemble repos, amitié tout en se retrempant dans les bonnes résolutions, aux sources de la spiritualité, dans ce qu’elle appelle les “retraites” et aussi les “congrégations externes”.

Bref, ce que beaucoup s’efforcent aujourd’hui de réaliser avec des méthodes, des institutions et des associations adaptées à notre temps, pour une éducation de qualité, pour la préparation au mariage chrétien, pour une oeuvre de conseil et de soutien aux foyers, semble se trouver en germe, sous d’autres modes, dans l’esprit et les initiatives de Marguerite Bourgeoys. C’est pour les chrétiens une grande joie, et un encouragement à mettre plus résolument en oeuvre ce que le récent Synode a dit sur la famille et que j’ai proposé à l’Église l’an dernier dans l’exhortation “Familiaris Consortio”. Puisse toute la société actuelle, au niveau de ses plus hautes instances civiles, être convaincue elle aussi qu’aucune solution à long terme ne sera trouvée si on ne redonne pas à la famille sa place centrale et les conditions de sa stabilité et de son épanouissement! Si la famille connaît une crise, que l’on s’acharne, non pas à la critiquer et à l’écarter - ce que redoutait notre sainte - mais à la promouvoir, à lui faire confiance et à la seconder dans l’accomplissement de ses tâches, sans se substituer à son dynamisme propre.

Et n’oublions pas que Marguerite Bourgeoys a été soutenue dans son oeuvre étonnante par sa dévotion envers la Sainte Famille et qu’au milieu des pires difficultés - “peines et fatigues” - elle a servi les familles avec la qualité d’amour qui vient de l’Esprit Saint.

246 4. Sainte Jeanne Delanoue, la dernière de douze enfants, est venue elle aussi au secours des familles, mais ce fut dans le contexte de sa ville de Saumur, en cette fin du XVIIe siècle marquée par de grandes difficultés matérielles et sociales, aggravées par les famines, les mauvaises récoltes, les hivers rigoureux. On retiendra surtout son aide efficace aux plus pauvres. Elle qu’on connaissait surtout comme une commerçante prudente et intéressée, elle devint soudain “une très grande prodigue en la charité”, quand l’Esprit Saint, éteignant “le feu de son avarice”, lui fit comprendre que sa foi ardente requérait aussi “le feu de cette charité”, en lui découvrant l’étendue de la pauvreté. Le livre d’Isaïe nous disait à l’instant: “Partage ton pain avec celui qui a faim, recueille chez toi le malheureux sans abri, couvre celui que tu verras sans vêtements, ne te dérobe pas à ton semblable”.

C’est ce que réalise à la lettre Jeanne Delanoue: elle visite ceux qui vivent comme des bêtes dans les étables creusées dans le coteau, leur porte nourriture et vêtements, lave leurs habits et leur donne au besoin les siens, se met en peine de chauffer ces abris précaires, distribue largement à ceux qui passent, commence à les accueillir dans son propre logement, puis aménage successivement trois maisons qu’on lui prête et qu’elle nomme “Providences”, pour y recevoir des enfants orphelins, des jeunes filles livrées à elles-mêmes, des femmes dans la détresse, des vieillards, des indigents de toute sorte, saisis par la faim et le froid, bref tous ceux qui pourraient lui dire au jour du jugement: j’avais faim, soif, j’étais nu, malade, sans abri. Elle n’aime pas faire de distinction entre les pauvres méritants ou non. Elle les secourt tous, mais elle veut aussi les faire participer aux travaux, apprendre un métier aux enfants et aux jeunes filles.

Bien plus, Jeanne Delanoue fait l’expérience des humiliations des pauvres, se risquant parfois à mendier elle-même, prenant une nourriture souvent pire que la leur, sans compter ses jeûnes continuels, ses nuits écourtées et inconfortables. Elle veut que ses Soeurs partagent la même maison que les pauvres, mangent comme eux, soient traitées comme eux en cas de maladie, et vêtues d’un humble habit gris. Quant à ses pauvres, elle sait les entourer de tendresse, parfois leur procurer des repas de fête, exige que ses Soeurs les saluent avec respect, en les servant avant elles.

Les bourgeois de sa ville, des prêtres même, critiqueront ses austérités “excessives” et ses charités “désordonnées”. Mais rien ne l’arrêtera, pas même l’effondrement de son premier logis d’accueil: “Je veux vivre et mourir avec mes chers frères les Pauvres”.

D’autres initiatives, comme celles nées de la charité de saint Vincent de Paul, s’étaient déjà répandues en France. Mais à l’époque, Saumur manquait encore d’hospice et Jeanne Delanoue voulait créer un grand service de charité pour les indigents et les malades abandonnés à eux-mêmes, organiser leur visite, et éventuellement ouvrir de petites écoles pour leurs enfants. En son temps, avec les moyens à sa disposition, elle entendait remédier à la pauvreté et au vagabondage. Son exemple ne manquera pas d’interpeller aussi notre monde moderne. Tant de pays vivent dans une grande pauvreté! Et même les nations industrialisées n’échappent pas aux soucis matériels; elles ont leurs pauvres, de toute sorte. On s’attachera peut-être davantage aujourd’hui à détecter les causes de ces misères, à créer des conditions plus justes pour tous, à établir des mesures de prévoyance, à aider les pauvres à se prendre eux-mêmes en charge sans se laisser seulement assister. Mais l’attention aux indigents, l’amour des pauvres, le secours immédiat et efficace demeurent aussi fondamentaux pour remédier à la dureté que connaît notre monde.

C’est à ce prix, dit Isaïe, que la “lumière se lèvera dans les ténèbres”.

Enfin, lorsque nous proclamons la sainteté de Jeanne Delanoue, il importe de chercher à comprendre le secret spirituel de son dévouement hors pair. Il ne semble pas que son tempérament la portait vers les pauvres par sentimentalisme ou par pitié. Mais, l’Esprit Saint lui fit voir le Christ dans ces pauvres, le Christ-Enfant dans leurs enfants - elle avait une dévotion particulière envers Lui -, le Christ Ami des pauvres, le Christ lui-même humilié, crucifié. Et avec le Christ, elle voulait montrer aux pauvres la tendresse du Père. A ce Dieu, elle recourait avec une audace d’enfant, attendant tout de lui, de sa Providence, nom qui devait désigner ses maisons et sa fondation à l’origine: la Congrégation de Sainte-Anne de la Providence. Sa dévotion constante à Marie était inséparable de la Sainte Trinité. Le mystère eucharistique était aussi au coeur de sa vie. Tout cela était bien loin du jansénisme ambiant. Son attachement à l’Église la dissuadait de prendre de nouveaux chemins sans consulter ses confesseurs et l’Évêque du diocèse. Mais il serait bien insuffisant ici de parler d’une saine théologie, d’une riche spiritualité, héritée d’ailleurs du meilleur de l’Ecole française. Très vite Jeanne Delanoue a atteint, non seulement l’héroïcité des vertus évangéliques, celles du Sermon sur la montagne, mais aussi une profonde contemplation des personnes divines, avec des signes mystiques de la plus haute union à Dieu, selon la voie unitive, brûlant notamment d’amour pour Jésus, “son Époux”. C’est bien là que prennent leur inspiration et leur achèvement la “folie” de sa charité, l’audace de ses initiatives. Que l’Église d’aujourd’hui se garde de l’oublier: comme en ce XVIIe siècle finissant ou en ce début du XVIIIe, il n’y aura pas aujourd’hui de vraie réforme ni de mouvements féconds sans un authentique courant mystique!

5. Chers Frères et Soeurs, je vous laisse maintenant le soin de contempler vous-mêmes de plus près la vie admirable de ces deux saintes. On lisait dans le psaume: “Le Roi est séduit par sa beauté”. Oui, Dieu les a accueillies dans sa joie éternelle. Qu’elles intercèdent pour nous! Pour les Soeurs de la Congrégation de Notre-Dame, qui poursuivent l’oeuvre éducative et missionnaire de sainte Marguerite Bourgeoys auprès des jeunes et des familles, en tant de pays! Pour les Servantes des Pauvres, Soeurs de Jeanne Delanoue, qui continuent à aller aux pauvres, à les accueillir et à les aider en partageant leurs conditions de vie, afin de leur révéler la tendresse de Dieu! Pour tous ceux qui oeuvrent à la promotion des familles et au service des indigents! Pour les communautés diocésaines des deux saintes, et pour l’Église entière, afin que, stimulée par une telle sainteté de vie, elle trace de nouveaux chemins de charité et de miséricorde!

Amen. Alléluia!


Voyage apostolique en Espagne (31 octobre - 9 novembre 1982)


1er novembre 1982, Messe pour le IVème centenaire de la mort de Sainte Thérèse de Jésus à Avila

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Le moment central de la matinée du 1er novembre a été la concélébration du Pape avec tous les évêques d'Espagne à Avila.

Cette eucharistie marquait la fin des manifestations organisées pour le 4e centenaire de la mort de sainte Thérèse d'Avila. On sait que cette célébration aurait dû avoir lieu le 1er octobre 1981, mais qu'elle avait dû être reportée à la suite de l'attentat du 13 mai contre le Pape. Voici l'homélie que le Saint-Père a prononcée après la liturgie de la parole (1). Après la messe, il a visité successivement le monastère de San José, premier couvent des carmélites déchaussées fondé par sainte Thérèse le 24 août 1562, le couvent des carmes déchaussés, où s'élevait autrefois la maison natale de sainte Thérèse, et, enfin, le « noviciat de la compagnie de sainte Thérèse ».

(1) Texte espagnol dans l'Osservatore Romano du 1er novembre. Traduction, titre, sous-titres et notes de la DC.


Avila, image de la cité de Dieu - L’exemple de sainte Thérèse d’Avila

1. « J’ai prié, et le discernement m’a été donné ; j’ai imploré, et l’esprit de la Sagesse est venu en moi. Plus que la santé et la beauté, je l’ai aimée, et je décidai de l’avoir pour lumière. Avec elle, elle m’a apporté tous les biens à la fois. J’ai profité de tous ces biens, les sachant dirigés par la Sagesse. » (
Sg 7,7 Sg 7,10-12)

Je suis venu aujourd’hui à Avila pour adorer la Sagesse de Dieu, à l’achèvement de ce 4e centenaire de la mort de sainte Thérèse de Jésus, qui a été une fille singulièrement aimée de la Sagesse divine. Je veux adorer la Sagesse de Dieu, uni au pasteur de ce diocèse, à tous les évêques d’Espagne, aux autorités d’Avila et d’Alba de Tormes, ayant à leur tête leurs majestés et les membres du gouvernement, à tant de fils et de filles de la sainte, et enfin au Peuple de Dieu tout entier ici rassemblé, en cette fête de tous les saints.

Thérèse de Jésus est un ruisseau qui conduit à la source, elle est un éclat qui conduit à la lumière. Et sa lumière est le Christ, le « Maître de la Sagesse » (cf. Chemin de la perfection, CV 21,4), le « Livre vivant » dans lequel elle a appris les vérités (cf. VIE 26,5) ; le Christ est cette « lumière du ciel », l’Esprit de la Sagesse qu’elle invoquait pour qu’il parle en son nom et guide sa plume (cf. Châteaux de l'âme, 4D 1,1 ; 5D 1,1 et 5D 4,11). Nous allons unir notre voix à son chant éternel des miséricordes divines (cf. Ps 88,2 VIE 14,10-12) pour rendre grâces à ce Dieu qui est « la Sagesse elle- même » (Chemin de perfection CV 22,6).

2. Et je me réjouis de pouvoir le faire dans cette Avila de sainte Thérèse qui l’a vu naître et qui conserve les souvenirs les plus émouvants de cette Vierge de Castille. Une cité célèbre par ses murailles et ses tours, par ses églises et ses monastères. Avec son ensemble architectural, comme elle évoque plastiquement ce château intérieur et lumineux qu’est l’âme du juste, au centre duquel Dieu a sa demeure (cf. Château de l'âme, I, 1, 1, 3). Une image de la cité de Dieu, avec ses portes et ses murailles, éclairée par la lumière de l’Agneau (cf. Ap 21, 11-14, 23).

Tout dans cette cité conserve le souvenir de sa ville de prédilection. « La Santa », lieu de sa naissance et demeure de ses ancêtres, la paroisse ou elle fut baptisée ; la cathédrale, avec l’image de la Vierge de la Charité qui a accepté sa précoce consécration (cf. Vie, 1, 7) ; le monastère de l’Incarnation, qui a accueilli sa vocation religieuse et où elle parvint au sommet de l’expérience mystique ; San José, premier petit colombier thérésien d’où elle est partie comme « voyageuse de Dieu », pour fonder à travers toute l’Espagne.

Ici aussi, je voudrais resserrer davantage mes liens de dévotion envers les saints du Carmel, nés dans ces régions, Thérèse de Jésus et Jean de la Croix. En eux, j’admire et vénère non seulement les maîtres spirituels de ma vie intérieure, mais aussi deux phares lumineux de l’Église en Espagne, qui ont éclairé de leur doctrine spirituelle les sentiers de ma patrie, la Pologne, depuis le moment où, au début du XVIIe siècle, arrivèrent à Cracovie les premiers fils du Carmel.

La circonstance providentielle de la clôture du 4e centenaire de la mort de sainte Thérèse m'a permis de réaliser ce voyage que je désirais depuis si longtemps.


Parole vivante sur Dieu

3. Je désire répéter en cette occasion les paroles que j’ai écrites au début de cette année centenaire : « Sainte Thérèse de Jésus est vivante, et sa voix résonne encore aujourd’hui dans l’Église » (Lettre Virtutis exemplum et magistra : LXXIII, 1981, p. 699) (2). Les célébrations de l’année jubilaire, ici en Espagne et dans le monde entier, ont ratifié mes prévisions.

Thérèse de Jésus, première femme docteur de l’Église universelle, est devenue une parole vivante sur Dieu, elle a invité à l’amitié avec le Christ, elle a ouvert de nouveaux sentiers de fidélité et de service envers la sainte Mère l’Église. Je sais qu’elle a pénétré jusqu’au coeur des évêques et des prêtres pour renouveler en eux des désirs de sagesse et de sainteté, pour être « lumière de son Église » (cf. Château de l'âme, V, I, 7) . Elle a exhorté les religieux et les religieuses à « suivre les conseils évangéliques en toute perfection » (cf. Chemin, 1,2), pour être des « serviteurs de l’amour » (Vie 11, 1). Elle a éclairé l’expérience des laïcs chrétiens par sa doctrine sur l’oraison et la charité, chemin universel de sainteté, car l’oraison, comme la vie chrétienne, ne consiste pas « à penser beaucoup, mais à aimer beaucoup », et « tous sont naturellement capables d’aimer » (cf. Château de l'âme, IV, 1-7 et Fondations, 5, 2).

Sa voix a résonné au-delà de l’Église catholique, suscitant des sympathies au niveau oecuménique et jetant des ponts de dialogue avec les trésors de spiritualité des autres cultures religieuses. Je me réjouis surtout de savoir que la parole de sainte Thérèse a été accueillie avec enthousiasme par les jeunes. Ils se sont emparés de cette suggestive consigne thérésienne que je voudrais offrir comme message à la jeunesse d'Espagne : « Ce temps a besoin de vigoureux amis de Dieu. » (VIE 15,5)

De tout cela je veux exprimer ma gratitude à l'épiscopat espagnol qui a promu cet événement ecclésial de rénovation. Je remercie également de leurs efforts le Bureau national du centenaire et celui des délégations diocésaines. À tous ceux qui ont collaboré à la réalisation des objectifs du centenaire s'adresse la gratitude du Pape, qui est un remerciement au nom de l'Église.

(2) DC, 1981, n° 1818, p. 1001.


Un petit coin de Dieu

4. Les paroles du psaume responsorial nous rappellent la grande entreprise de fondation de sainte Thérèse : « Bienheureux ceux qui demeurent en ta maison, et qui sans cesse te louent, Puisqu'un jour dans tes parvis en vaut plus de mille. Le Seigneur donne la grâce et la gloire, il ne refuse pas le bonheur. Heureux l'homme qui compte sur toi. » (Ps 83,5 Ps 83,11-13)

Ici, à Avila, s'est accompli, avec la fondation du monastère de San José, suivie de seize autres fondations, un dessein de Dieu pour la vie de l'Église. Thérèse de Jésus a été l'instrument providentiel, la dépositaire d'un nouveau charisme de vie contemplative qui devait porter tant de fruits.

Chaque monastère de carmélites déchaussées doit être « un petit coin de Dieu », « demeure » de sa gloire et « paradis de ses délices » (cf. Vie, 32, 11 ; 35, 12). Il doit être une oasis de vie contemplative, « un petit colombier de Notre-Dame » (cf. Fondations, 4, 5) où se vive en plénitude le mystère de l'Église qui est l'épouse du Christ, avec ce ton d'austérité et de joie qui caractérise l'héritage thérésien ; où le service apostolique en faveur du Corps mystique, selon les désirs et les consignes de la Mère fondatrice, puisse toujours s'exprimer dans une expérience d'immolation et d'unité : « Toutes ensemble elles se sacrifient pour Dieu » (Vie, 35, 10.) Dans la fidélité aux exigences de la vie contemplative que j'ai récemment rappelées dans la Lettre aux carmélites déchaussées (cf. Lettre du 37 mai 1982), elles seront toujours l'honneur de l'Épouse du Christ, dans l'Église universelle et dans les Églises particulières où elles sont présentes comme des sanctuaires d'oraison.

Et il en va de même pour les fils de sainte Thérèse, les carmes déchaux, héritiers de son esprit contemplatif et apostolique, dépositaires des aspirations missionnaires de la Mère fondatrice. Que les célébrations du centenaire fassent naître en vous aussi une volonté de fidélité sur le chemin de l'oraison, une volonté de fécond apostolat dans l'Église. Pour maintenir toujours vivant le message de sainte Therèse de Jésus et de saint Jean de la Croix.


La source profonde de la prière chrétienne

5. Les paroles de saint Paul que nous avons écoutées dans la seconde lecture de cette eucharistie nous conduisent à cette source profonde de la prière chrétienne d'où jaillissent l'expérience de Dieu et le message ecclésial de sainte Thérèse. Nous avons reçu « l'esprit d'adoption, par lequel nous crions : Abba Père. Enfants, et donc héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ, puisque, ayant part à ses souffrances, nous aurons part aussi à sa gloire » (Rm 8,15 Rm 8,17).

La doctrine de Thérèse de Jésus est en parfaite harmonie avec cette théologie de la prière que présente saint Paul, l'Apôtre avec lequel elle s'identifiait si profondément. En suivant le maître de l'oraison, en pleine consonance avec les Pères de l'Église, elle a voulu enseigner les secrets de l'oraison en commentant la prière du Notre Père.

Dans le premier mot, « Père ! » la sainte découvre la plénitude que nous confie Jésus-Christ, maître et modèle de la prière (cf. Chemin, 26, 10 ; 27, 1, 2). Dans la prière filiale du chrétien se trouve la possibilité d'engager un dialogue avec la Trinité qui habite l'âme de celui qui vit dans la grâce, comme l'a tant de fois expérimenté la sainte (cf. Jn 14,23 cf. Château l'âme, VII, I, Jn 6) : « Entre un tel fils et un tel Père, écrit-elle, ce ne peut être que l'Esprit Saint qui imprègne d'amour votre volonté et la lie d'un si grand amour. » (Chemin, 27, 7.) Telle est la dignité filiale des chrétiens : pouvoir invoquer Dieu comme Père, se laisser guider par l'Esprit, pour être en plénitude des enfants de Dieu.


La recherche du Christ

6. Par le moyen de l'oraison, Thérèse a cherché et trouvé le Christ. Elle l'a cherché dans les paroles de l'Évangile qui, dès sa jeunesse, « régnait sur son coeur » ( Vie, 3, 3) ; elle l'a trouvé « en le rendant présent au-dedans de soi » (cf. Vie, 4, 7) ; elle a appris à le regarder avec amour dans les images du Seigneur pour lesquelles elle avait tant de dévotion (cf. Vie, 7, 2 ; 22, 4). Avec cette Bible des pauvres — les images — et cette Bible du coeur — la méditation de la parole — elle a pu revivre intérieurement les scènes de l'Évangile et se rapprocher du Seigneur dans une immense confiance.

Combien de fois Thérèse n'a-t-elle pas médité ces scènes de l'Évangile qui rapportent les paroles de Jésus à certaines femmes ! Quelle joyeuse liberté intérieure lui a procurée, à une certaine époque d'antiféminisme accentué, cette attitude compréhensive du Maître à l'égard de Marie-Madeleine, de Marthe et de Marie de Béthanie, de la Cananéenne et de la Samaritaine, ces figures féminines que la sainte rappelle si souvent dans ses écrits! Il ne fait pas de doute que Thérèse a pu défendre la dignité de la femme et ses possibilités de rendre un service approprié à l'Église, dans cette perspective évangélique : « Seigneur de mon âme, vous n'avez pas méprisé les femmes lorsque vous marchiez à travers le monde, mais vous les avez au contraire toujours entourées de grande piété. » (Chemin, autographe de l'Escurial, 3, 7.)

La scène de Jésus et de la Samaritaine près du puits de Sychar que nous avons rappelée dans l'Évangile est significative. Le Seigneur promet à la Samaritaine l'eau vive : « Quiconque boira de cette eau-ci aura encore soif ; mais celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif, car l'eau que je lui donnerai deviendra en lui source jaillissant en vie éternelle. » (Jn 3,13-14)

Parmi les saintes femmes de l'histoire de l'Église, Thérèse de Jésus est sans nul doute celle qui a répondu au Christ avec la plus grande ferveur du coeur : Donne-moi de cette eau ! Elle-même nous le confirme quand elle rappelle ses premières rencontres avec le Christ de l'Évangile : « Oh ! que de fois je me rappelle l'eau vive dont le Seigneur a parlé à la Samaritaine ! Et c'est pourquoi je suis si attachée à cet évangile. » ( Vie 30, 19.) Thérèse de Jésus, comme une nouvelle Samaritaine, nous invite tous aujourd'hui à nous approcher du Christ, la source d'eau vive.

Le Christ Jésus, le Rédempteur de l'homme, a été le modèle de Thérèse. En lui, la sainte a trouvé la majesté de sa divinité et la compréhension de son humanité : « C'est grande chose, tant que nous vivons et sommes humains, de le fréquenter comme un vivant » ( Vie 22, 9) ; elle voyait, bien qu'il fût Dieu, qu'il était homme et ne s'effrayait pas des faiblesses des hommes. Quels horizons de familiarité avec Dieu nous découvre Thérèse dans l'humanité du Christ ! Avec quelle précision elle affirme la foi de l'Église dans le Christ, vrai Dieu et vrai homme! Comme elle le ressent tout proche « notre compagnon dans le très saint sacrement » (cf. ibid. 22, 6).

À partir du mystère de l'humanité très sainte, qui est porte, chemin et lumière, elle est arrivée jusqu'au mystère de la Très Sainte Trinité (cf. ibid., VII, 1, 6), source et but de la vie de l'homme, « miroir où est gravée notre image » (ibid, 2, 8). Et, de la hauteur du mystère de Dieu, elle a compris la valeur de l'homme, sa dignité, sa vocation d'infini.


Jésus, I'unique chemin de l'oraison

7. Se rapprocher du mystère de Dieu, de Jésus, « s'entretenir avec Jésus présent » ( Vie, 4, 8), constitue toute son oraison. Celle-ci consiste dans une rencontre personnelle avec Celui qui est l'unique chemin pour nous conduire au Père (cf. Château de l'âme, VI, 7, 6). Thérèse a réagi contre les ouvrages qui proposaient la contemplation comme une vague immersion dans la divinité (cf. Vie, 22, 1) ou comme un « penser à rien » (cf. Château de l'âme, IV, 3, 6), car elle y voyait un danger de se replier sur soi-même, de s'éloigner de Jésus de qui « nous viennent tous les biens » (cf. Vie, 22, 4). D'où son cri : « S'éloigner du Christ. je ne puis le souffrir. » ( Vie, 22, 1.)

Ce cri est également valable de nos jours, contre certaines techniques d'oraison qui ne s'inspirent pas de l'Évangile et tendent pratiquement à se dispenser du Christ, en faveur d'un vide mental qui, dans le christianisme, n'a aucun sens. Toute technique d'oraison est valable dans la mesure où elle s'inspire du Christ et conduit au Christ, le chemin, la vérité et la vie (cf. Jn 14,6).

Il est bien vrai que le Christ de l'oraison thérésienne va au-delà de toute imagination corporelle et de toute représentation figurative (cf. Vie, 9, 6) ; c'est le Christ ressuscité, vivant et présent, qui dépasse les limites de l'espace et du lieu, étant à la fois Dieu et homme (cf. Vie, 27, 7, 8). Mais il est en même temps Jésus-Christ, fils de la Vierge, qui nous accompagne et nous aide (cf. Vie, 27, 4).

Le Christ traverse le chemin de l'oraison thérésienne de part en part, depuis les premiers pas jusqu'à la cime de la communion parfaite avec Dieu. Le Christ est la porte par laquelle l'âme accède au stade mystique (cf. Vie, 10, 1). Le Christ l'introduit dans le mystère trinitaire (cf. Vie, 27, 2-9). Sa présence dans le développement de ce « commerce d'amitié » qu'est l'oraison est obligée et nécessaire. C'est le Christ qui fait naître l'oraison et la met en oeuvre. Et c'est lui aussi l'objet de l'oraison. Il est le « livre vivant », parole du Père (cf. Vie, 26, 5). L'homme apprend à demeurer dans un profond silence, quand le Christ l'enseigne intérieurement « sans bruit de paroles » (cf. Chemin, 25, 2) : il se vide de lui- même « en regardant le Crucifié » (cf. Château de l'âme, VIII,  4, 9). La contemplation thérésienne n'est pas une recherche de virtualités cachées, par le moyen de techniques compliquées de purification intérieure, mais une ouverture dans l'humilité au Christ et à son Corps mystique qui est l'Église.


Les valeurs religieuses de l'homme

8. Dans mon ministère pastoral, j'ai affirmé avec insistance les valeurs religieuses de l'homme, avec lesquelles le Christ lui-même s'est identifié (cf. Gaudium et spes, GS 22) ; cet homme, qui est le chemin de l'Église, détermine donc sa sollicitude et son amour, pour que tout homme atteigne la plénitude de sa vocation (cf. Redemptor hominis, RH 13, 14, 18).

Sainte Thérèse de Jésus a un enseignement très explicite sur l'immense valeur de l'homme : « Oh ! mon Jésus, s'écrie-t-elle dans une belle oraison, qu'il est grand l'amour que vous portez aux enfants des hommes, et le meilleur service que l'on puisse vous rendre est de s'abandonner à vous pour son amour et bénéfice, et c'est alors que vous êtes plus entièrement possédé. Quiconque n'aime pas le prochain ne vous aime pas, Seigneur ; car tout ce sang versé nous montre l'amour si grand que vous portez aux enfants d'Adam. » (Exclamation 2, 2.) L'amour de Dieu et l'amour du prochain, indissolublement unis : à la racine surnaturelle de la charité qui est l'amour de Dieu, et à la manifestation concrète de l'amour du prochain, ce « signe le plus sûr » que nous aimons Dieu (cf. Château de l'âme, V, 3, 8).


L'amour de l'Église

9. L'axe de la vie de Thérèse, comme projection de son amour pour le Christ et de son désir du salut des hommes, a été l'Église. Thérèse de Jésus « a senti l'Église », elle a vécu « la passion pour l'Église », comme membre du Corps mystique.

Les tristes événements de l'Église de son temps furent comme des blessures progressives qui ont suscité des vagues de fidélité et de service. Thérèse a profondément ressenti la division des chrétiens comme une déchirure de son propre coeur. Elle a répondu efficacement par un mouvement de rénovation pour conserver dans tout son éclat le visage de l'Église sainte. Les horizons de son amour et de son oraison sont allés en s'élargissant à mesure qu'elle prenait conscience de l'expansion missionnaire de l'Église catholique, le regard et le coeur fixés sur Rome, le centre de la catholicité, avec une filiale affection pour « le Saint-Père », comme elle appelle le Pape, qui la poussa même à engager une correspondance épistolaire avec mon prédécesseur, le Pape Pie V. Nous sommes émus en lisant cette confession de foi par laquelle elle conclut le livre des Demeures : « En tout je me soumets à ce que tient la sainte Église catholique romaine, car en elle je vis et promets de vivre et de mourir. » (Château de l'âme, épilogue, 4.)

C’est à Avila que s’est allumé ce foyer d’amour ecclésial qui donnait lumière et ferveur aux théologiens et aux missionnaires. C’est ici qu’a débuté ce service original de Thérèse dans l’Église de son temps. À une époque tendue de réformes et de contre-réformes, elle a opté pour la voie radicale de la marche à la suite du Christ, pour l’édification de l’Église avec des pierres vivantes de sainteté ; elle a dressé le drapeau de l’idéal chrétien pour donner courage aux capitaines de l’Église. À Alba de Tormes, au terme d’une épuisante journée de fondation, Thérèse de Jesus, la vraie chrétienne et l’épouse qui désirait voir bien vite l’Époux, s’écrie : « Merci, mon Dieu, de m’avoir fait la fille de ta sainte Église catholique! » (Déclaration de Maria de San Francisco : bibliothèque mystique carmélitaine, 19, p. 62-63.) Ou, comme le rappelle un autre témoin : « Dieu soit béni. que je sois fille de l’Église. » (Déclaration de Mariana de l'incarnation ; ibid, 18, p. 89.) Je suis fille de l’Église! Voici le titre d’honneur et d’engagement que la sainte nous a légué pour aimer l’Église, pour la servir avec générosité.


Les yeux vers le Christ

10. Chers frères et soeurs : nous avons rappelé la figure lumineuse et toujours actuelle de Thérèse de Jésus, la fille singulièrement aimée de la divine Sagesse, la voyageuse de Dieu, la réformatrice du Carmel, gloire de l’Espagne et lumière de la sainte Église, honneur des femmes chrétiennes, présence distinguée dans la culture universelle.

Elle veut continuer à cheminer avec l’Église jusqu’à la fin des temps. Elle qui, sur son lit de mort, disait : « Il est l’heure de marcher. » Sa figure courageuse de femme en chemin nous suggère l’image de l’Église, épouse du Christ, qui chemine dans le temps, à l’aube déjà du troisième millénaire de son histoire.

Thérèse de Jésus, qui a connu les difficultés du chemin, nous invite à cheminer en portant Dieu dans notre coeur. Pour orienter notre route et fortifier notre espérance, elle nous lance cette consigne qui a été le secret de sa vie et de sa mission : « Levons les yeux vers le Christ notre bien » (cf. Château de l'âme, 1D 2,11), pour ouvnr toutes grandes les portes du coeur de tous les hommes. Et ainsi le Christ lumineux de Thérèse de Jésus sera dans son Église « Rédempteur de l’homme, centre du Cosmos et de l’histoire ».

Les yeux vers le Christ ! (Cf. Chemin, CV 2,1 ; Château de l'âme, VII, 7D 4,8, cf. He 12,2) Afin que, sur le chemin de l’Église, comme sur les chemins de Thérèse qui sont partis de cette cité d’Avila, le Christ soit « chemin, vérité et vie » (cf. Jn 14,5).



Homélies St Jean-Paul II 31082