Homélies St Jean-Paul II 21182

2 novembre 1982, Messe pour les familles à Madrid

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Au cours de l'après-midi du 2 novembre, le Pape a d'abord reçu à la nonciature les représentants des moyens des communications sociales, puis il a rejoint la « plaza de Lima » où l'attendaient plus d'un million de personnes pour la messe pour les familles. Voici l'homélie qu'il a prononcée au cours de la célébration (1) :

(1) Texte original espagnol dans l'Osservatore Romano du 4 novembre. Traduction, titre, sous-titres et notes de la DC.

La famille, communion d’amour indissoluble


CHERS FRÈRES ET SOEURS, ÉPOUX ET PARENTS:

1. Permettez-moi, en suivant la Parole de Dieu proclamée dans la liturgie d’aujourd’hui, de vous rappeler le moment où, par le sacrement de l’Église, vous êtes devenus époux devant Dieu et devant les hommes. En un moment si important, l’Église a surtout invité et invoqué solennellement l’Esprit- Saint pour qu’il soit avec vous, conformément à la promesse que les apôtres ont reçue du Christ : « Le Paraclet, l’Esprit- Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit. » (
Jn 14,26)

C’est lui qui apporte l’amour et la paix, et c’est pourquoi le Christ dit : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix. Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. » (Jn 14,27)

Lui, l’Esprit-Saint est l’Esprit de force et c’est la raison pour laquelle le Christ lui-même déclare : « Que votre coeur cesse de se troubler et de craindre. » (Jn 14,27)

Ainsi donc, en même temps que, par la prière à l’Esprit Saint, vous êtes devenus conjoints en vertu du sacrement de l’Église — et vous resterez fidèles à ce sacrement durant les jours, les semaines et les années de votre vie —, dans ce sacrement, en tant que conjoints, vous devenez parents et formez la communauté fondamentale, humaine et chrétienne, composée de parents et d’enfants, la communauté de vie et d’amour. Aujourd’hui, je m’adresse avant tout à vous, je veux prier avec vous et vous bénir aussi, en renouvelant la grâce à laquelle vous participez par le sacrement du mariage.


Le projet chrétien de la famille

2. Avant de quitter ce monde, le Christ nous a promis son Esprit et nous en a fait don pour que nous n’oublions pas ses paroles. Nous avons été confiés à l’Esprit pour que les paroles du Seigneur au sujet du mariage restent pour toujours dans le coeur de chaque homme et de chaque femme qui sont unis dans le mariage.

Aujourd'hui, cette présence de l’Esprit est plus nécessaire que jamais : une présence qui continue à fortifier parmi vous le sentiment traditionnel de la famille et qui vous fasse heureusement éprouver, au plus profond de votre être, un élan constant pour orienter le mariage et la vie familiale elle- même, en suivant les paroles et le don du Christ.

Cet élan intérieur de l’Esprit est aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Pour qu’avec lui, vous, les époux chrétiens, même en vivant dans un climat où les normes de vie chrétienne ne sont pas considérées à leur juste valeur, ou ne trouvent pas l’écho qui leur est dû dans la vie sociale ou les moyens de communication les plus accessibles au foyer, vous soyez capables de réaliser le projet chrétien de vie familiale. En refusant et en surmontant, par le dynamisme de votre foi, toute pression contraire qui peut se présenter. En sachant discerner entre le bien et le mal : en ne manquant pas à l’obéissance due aux commandements du Seigneur, sans cesse rappelés par l’Esprit à travers le magistère de l’Église.

En parlant du mariage, Jésus Notre Seigneur a fait référence « au commencement », c’est-à-dire au projet initial de Dieu, à la vérité du mariage (cf. Mt 19,8).

Selon ce projet, le mariage est une communion d’amour indissoluble. « Cette union intime, don reciproque de deux personnes, non moins que le bien des enfants, exigent l’entière fidélité des époux et requierent leur indissoluble unité. » (Gaudium et spes, GS 48) C’est pourquoi quiconque attaque l’indissolubilité conjugale, en même temps qu’il va à l’encontre du projet originel de Dieu, s’oppose aussi à la dignité et à la vérité de l’amour conjugal. On comprend donc que le Seigneur, en proclamant une norme valable pour tous, enseigne qu’ il n 'est pas permis à l’homme de séparer ce que Dieu a uni (cf. Mt 19,6).

Confiants comme vous l’êtes en l’Esprit, qui vous rappelle continuellement tout ce que le Christ nous a laissé par ses paroles, vous, époux chrétiens, êtes appelés à porter témoignage de ces paroles du Seigneur : « Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni. »

Vous êtes appelés à vivre devant les autres la plénitude intérieure de votre union, fidèle et persévérante, même en présence de normes légales qui pourraient aller dans une autre direction. Vous contribuerez ainsi au bien de l’institution familiale, et apporterez la preuve — contrairement à ce que certains peuvent penser — que l’homme et la femme ont la capacité de se donner pour toujours ; sans que le véritable concept de liberté empêche un don volontaire et permanent. Je vous répète donc moi-même ce que j’ai déjà dit dans l’exhortation apostolique Familiaris consortio : « De nos jours, témoigner de l’indissolubilité du mariage et de la fidélité conjugale est, pour les époux chrétiens, un des devoirs les plus importants et les plus pressants. » (Familiaris consortio, FC 20) (2).

En outre, selon le plan de Dieu, le mariage est une communauté d’amour indissoluble, ordonné a la vie comme continuation et complément des époux eux-mêmes. Il existe une relation inébranlable entre l'amour conjugal et la transmission de la vie, en vertu de laquelle — comme l'a enseigné Paul VI — : « Tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie » (Humanae vitae, HV 11). Au contraire — comme je l'ai écrit dans l'exhortation apostolique Familiaris consortio — « Au langage qui exprime naturellement la donation réciproque et totale des époux, la contraception oppose un langage objectivement contradictoire, selon lequel il ne s'agit plus de se donner totalement à l'autre ; il en découle non seulement le refus positif de l'ouverture à la vie, mais aussi une falsification de la vérité intérieure de l'amour conjugal » (FC 32) (3).

Mais il est un autre aspect, encore plus grave et fondamental, qui concerne l'amour conjugal comme source de la vie : je parle du respect absolu de la vie humaine, qu'aucune personne ou institution, privée ou publique, ne peut ignorer. C'est pourquoi celui qui refuserait de défendre la personne humaine la plus innocente et la plus faible, la personne humaine déjà coçue mais pas encore née, commettrait la plus grave des violations de l'ordre moral. On ne peut jamais légitimer la mort d'un innocent. On minerait le fondement même de la société.

Quel sens y aurait-il à parler de la dignité de l'homme, de ses droits fondamentaux, si on ne protégeait pas un innocent, ou si l'on venait même à faciliter les moyens ou les services, privés ou publics, pour détruire des vies humaines sans défense ? Chers époux ! Le Christ vous a confiés à son Esprit pour que vous n'oubliiez pas ses paroles. Dans ce sens, elles doivent être prises très au sérieux : « Quiconque entraînera la chute d'un seul de ces petits. aux cieux leurs anges se tiennent sans cesse en présence de mon Père » (Mt 18, 6, 10). Il a voulu être reconnu, pour la première fois, par un enfant qui vivait encore dans le sein de sa mère, un enfant qui s'est réjoui et a tressailli de joie en sa présence.

(2) Cf. DC 1982, n. 1821, p. 7.
(3) Cf. DC 1982, n. 1821, p. 12.


L'éducation des enfants

3. Mais le service que vous devez rendre à la vie ne se limite pas à sa transmission physique. Vous êtes les premiers éducateurs de vos enfants. Comme l'a enseigné le Concile Vatican II « les parents, parce qu'ils ont donné la vie à leurs enfants, ont la très grave obligation de les élever et, à ce titre, doivent être reconnus comme leurs premiers et principaux éducateurs. Le rôle éducatif des parents est d'une telle importance que, en cas de défaillance de leur part, il peut difficilement être suppléé ». (Gravissimum educationis, GE 3)

S'agissant d'un devoir fondé sur la vocation primordiale des conjoints à coopérer à l'oeuvre créatrice de Dieu, il leur revient en consequence le droit correspondant d'éduquer leurs propres enfants. Étant donné son origine, c'est un droit-devoir premier en comparaison de la tâche éducative d'autres personnes : il est irremplaçable et inaliénable, c'est-à-dire qu'il ne peut être totalement délégué à d'autres, pas plus que d'autres ne peuvent l'usurper.

Il ne fait aucun doute que, dans le domaine de l'éducation, l'autorité publique a des droits et des devoirs, dans la mesure où elle doit servir le bien commun. Cette autorité ne peut cependant se substituer aux parents, puisque sa mission est de les aider, pour qu'ils puissent remplir leur droit- devoir d'éduquer leurs propres enfants en accord avec leurs convictions morales et religieuses.

L'autorité publique a dans ce domaine un rôle subsidiaire et elle ne renonce pas à ses droits quand elle se considère au service des parents. Au contraire, c'est précisément dans ce service que réside sa grandeur : défendre et promouvoir le libre exercice des droits de l'éducation. C'est pourquoi votre Constitution établit que « les pouvoirs publics garantissent aux parents le droit, pour les enfants, de recevoir une formation religieuse et morale conforme à leurs propres convictions » (cf. article 27, 3).

Concrètement, le droit des parents à l'éducation religieuse de leurs enfants doit être particulièrement garanti. En effet, d'une part l'éducation religieuse est le complément et le fondement de toute éducation qui a pour objet — comme le dit également votre Constitution — « le plein développement de la personnalité humaine » (Ibid, n. 2). D'autre part, le droit à la liberté religieuse serait largement dénaturé si les parents n'avaient pas la garantie que leurs enfants, quelle que soit l'école qu'ils fréquentent, y compris l'école publique, reçoivent un enseignement religieux et une éducation religieuse.


Coopérateurs de l'Esprit Saint

4. Chers frères et soeurs, chers époux et parents : j'ai rappelé quelques-uns des points essentiels du projet de Dieu sur le mariage, afin de vous aider à écouter dans votre coeur les paroles que le Christ vous adresse et que l'Esprit vous rappelle continuellement.

« La loi du Seigneur est parfaite, elle rend la vie.. elle rend sage le simple. Les préceptes du Seigneur sont droits. » (Ps 19,8 Ps 19,9). La loi du Seigneur qui doit gouverner votre vie conjugale et familiale est l'unique chemin de la vie et de la paix. C'est l'école de la veritable sagesse : « Celui qui l'observe obtiendra de grands fruits. » (Ps 19,12) Cependant il ne suffit pas de reconnaître comme juste la loi sur laquelle se constituent le mariage et la famille. Quel est celui qui ne voit pas décrite l'expérience chrétienne elle-même quand il entend saint Paul dire : « Car je prends plaisir à la loi de Dieu, en tant qu'homme intérieur, mais dans mes membres je découvre une autre loi qui combat contre la loi que ratifie mon intelligence. » (Rm 7,22-23)

Une constante conversion du coeur, une constante ouverture de l'esprit humain sont nécessaires pour que la vie tout entière s'identifie avec le bien protégé par l'autorité de la loi. C'est pourquoi, dans la liturgie d'aujourd'hui, nous avons écouté des lèvres du prophète Ézéchiel ces paroles : « Je vous donnerai un coeur neuf et je mettai en vous un esprit neuf ; j'enlèverai de votre corps le coeur de pierre et je vous donnerai un coeur de chair. Je mettrai en vous mon propre esprit, je vous ferai marcher selon mes lois, garder et pratiquer mes coutumes » (Ez 36,26-27).

L'Esprit inscrit dans vos coeurs la loi de Dieu sur le mariage. Elle n'est pas inscrite uniquement à l'extérieur : dans les Écritures Saintes, dans les documents de la Tradition et du Magistère de l'Église. Elle est aussi inscrite à l'intérieur de vous. C'est elle qui est la nouvelle et éternelle Alliance dont parle le Prophète, qui remplace l'Ancienne Alliance et restitue sa primitive splendeur à l'Alliance originelle avec la Sagesse créatrice, inscrite dans l'humanité de chaque homme et de chaque femme. C'est l'Alliance dans l'Esprit, dont saint Thomas dit que « la loi nouvelle est la grâce même de l'Esprit-Saint ».

La vie des conjoints, la vocation des parents exigent une coopération persévérante et permanente avec la grâce de l'Esprit qui vous a été donnée par le sacrement du mariage ; pour que cette grâce puisse fructifier dans le coeur et dans les oeuvres ; pour qu'ils puissent sans cesse donner des fruits et ne pas se flétrir à cause de notre pusillanimité, de notre infidelité ou de notre indifférence.

Les mouvements de spiritualité familiale sont nombreux dans l'Église d'Espagne. Leur but est précisément d'aider leurs membres à être fidèles à la grâce du sacrement du mariage ; pour réaliser leur communauté conjugale et familiale selon le projet de Dieu, protégé par sa loi, inscrite par l'Esprit dans le coeur des époux. Cette finalité même doit se conjuguer à tout moment avec la tâche plus vaste de collaborer à rendre réelle et agissante la communion ecclésiale ; dans ce sens il est nécessaire que toute activité d'apostolat sache assimiler et mettre en pratique les critères pastoraux émanant de l'Église, et ceux auxquels tout agent de pastorale doit être fidèle.


Serviteurs de l'Église domestique

5. Quand les époux cheminent dans la vérité du projet de Dieu sur leur mariage, on parvient à l'unité des esprits, à l'unité de communion dans la charité dont parle saint Paul aux chrétiens de Philippes.

Je fais maintenant miennes les paroles de l'apôtre : « Ne faites rien par rivalité, rien par gloriole, mais, avec humilité, considérez les autres comme supérieurs à vous. Que chacun ne regarde pas à soi seulement mais aussi aux autres. » (Ph 2,3-4)

Oui, que le mari ne recherche pas seulement ses intérêts mais aussi ceux de sa femme, et réciproquement ; que les parents recherchent les intérêts de leurs enfants et que ceux-ci, à leur tour, recherchent les intérêts de leurs parents. La famille est la seule communauté où tout homme « est aimé pour lui-même », pour ce qu'il est et non pour ce qu'il a. La norme fondamentale de la communauté conjugale n'est pas celle de sa propre utilité et de son propre plaisir. L'autre n'est pas aimé pour son utilité ou le plaisir qu'il peut procurer : il est aimé en lui-même et pour lui-même. La norme fondamentale est donc la norme personnaliste ; chaque personne (la personne du mari, de la femme, des enfants, des parents) est affirmée dans sa dignité en tant que telle, elle est aimée pour elle-même.

Le respect de cette norme fondamentale explique, comme l'enseigne le même apôtre, que l'on ne fait rien avec rivalité ou gloriole, mais avec humilité, par amour. Et cet amour qui s'ouvre aux autres fait que les membres de la famille sont d'authentiques serviteurs de l'Église « domestique », où tous désirent le bien et le bonheur de chacun, où tous et chacun donnent vie à cet amour avec la recherche empressée d'un tel bien et d'un tel bonheur.

6. Vous comprenez pourquoi l'Église voit devant elle, comme un champ à cultiver avec tout le soin possible, l'institution du mariage et de la famille. Qu'elle est grande la vérité de la vocation et de la vie conjugale et familiale, selon les paroles du Christ et selon le modèle de la Sainte Famille ! Sachons être fidèles à cette parole et à ce modèle. On y trouve exprimé en même temps le véritable amour du Christ, l'amour dont il nous parle dans l'Évangile d'aujourd'hui : « Si quelqu'un m'aime il observera ma parole, et mon Père l'aimera ; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure. cette parole que vous entendez n'est pas de moi mais du Père qui m'a envoyé. » (Jn 14,23-24)

Cet amour de Dieu à partir de la famille doit aller au-delà de la mort. Aujourd'hui, jour des Défunts, nous nous souvenons des membres de nos familles qui nous ont quittés : parents, époux, enfants, frères. Qu'ils soutiennent auprès du Père les orphelins, les veuves et ceux qui pleurent l'absence des êtres chers de leur famille.

Chers frères et soeurs, maris et femmes, pères et mères, familles de la noble Espagne, de la nation et de l'Église : conservez dans votre vie les enseigements du Père que vous a proclamé le Fils ; les enseignements que le Fils a confirmés par sa croix et sa résurrection. Conservez ces enseignements sacrés avec la force de l'Esprit-Saint qui vous a été donné par le sacrement du mariage.

Que le Père, qui est venu à vous dans l'Esprit, soit présent dans vos familles par ce sacrement, avec le Christ, son Fils éternel. Que par l'intermédiaire de ces familles espagnoles, continue à se dérouler la grande cause divine du salut de l'homme sur la terre. Amen.


4 novembre 1982, Messe au Sanctuaire de Notre-Dame de Guadalupe

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Au début de la matinée du jeudi 4 novembre, Jean-Paul II s'est rendu en Estrémadure, au sanctuaire de N.-D. de Guadalupe. Il y a présidé une liturgie de la Parole au cours de laquelle il a prononcé l'homélie que nous reproduisons ici, consacrée au drame de l'émigration que doivent affronter de nombreux Espagnols, particulièrement dans cette région (1) :

(1) Texte espagnol dans l'Osservatore Romano du 5 novembre. Traduction, titre, sous-titres et notes de la DC.

La grande épreuve de l’émigration


CHERS FRÈRES DANS L’ÉPISCOPAT,
CHERS FRÈRES ET SOEURS,

1. Nous venons d’écouter la parole de Yahvé adressée à Abraham : « Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton Père vers le pays que je te ferai voir. Je ferai de toi une grande nation. » (
Gn 12,1 s.) Abraham a répondu à cet appel divin et affronté les incertitudes d’un long voyage qui allait se transformer en signe caractéristique du peuple de Dieu.

La promesse messianique faite à Abraham est liée au commandement d’abandonner son pays natal. Dans son cheminement vers la terre promise commence également l’immense cortège historique de l’humanité tout entière vers le but messianique. La promesse s’accomplira précisément parmi les descendants d’Abraham, et c’est pourquoi ils ont reçu en partage la mission de préparer, au milieu du genre humain, un lieu pour l’Oint de Dieu, Jésus-Christ. En se faisant l’écho de ces images bibliques, le Concile Vatican II explique que « la communauté chrétienne s’édifie avec des hommes rassemblés dans le Christ, conduits par l’Esprit Saint dans leur marche vers le Royaume du Père » (Gaudium et spes, GS 1).

Écoutée ici, près du sanctuaire de Notre-Dame de Guadalupe, cette lecture de l’Ancien Testament évoque l’image de tant de fils de l’Estremadure et de toute l’Espagne, qui ont quitté comme émigrants leur lieu d’origine pour aller vers d’autres régions et d’autres pays.

2. Dans l’encyclique Laborem exercens, j’ai souligné que « ce phénomène ancien » de mouvements de population s’est poursuivi au cours des siècles et a pris ces dernières années plus d’ampleur à cause de ses « grandes implications dans la vie contemporaine » (n° 23).

Le travailleur a le droit d’abandonner son propre pays pour rechercher de meilleures conditions de vie, comme il a également le droit d’y retourner (ibid). Mais l’émigration comporte des aspects douloureux. C’est pourquoi je l’ai appelée « un mal nécessaire » (ibid.), car elle représente une perte pour le pays qui voit partir des hommes et des femmes dans la plénitude de leur vie.

Ils abandonnent leur communauté culturelle et se voient transplantés dans un milieu nouveau, dont les traditions sont différentes et dont la langue n’est pas forcément la même. Et ils laissent derrière eux des endroits presque condamnés à une extinction rapide de la population, comme c’est la cas dans certaines provinces espagnoles.


Un défi pour les responsables

Il serait bien souvent plus humain que les responsables de l’ordre économique, comme l’indiquait mon prédécesseur, le Pape Jean XXIII, essayent de faire en sorte que le capital recherche le travailleur et non l’inverse, « pour permettre à des foules de travailleurs d’améliorer leur condition sans avoir à s’expatrier, démarche qui entraîne toujours des déchirements et des périodes difficiles de réadaptation et d’assimilation au nouveau milieu » (Pacem in terris, PT 46) (2).

Un tel objectif représente un véritable défi pour l’intelligence et l’efficacité des gouvernements dans leur tentative d’éviter les énormes sacrifices de tant de familles obligées « à une séparation forcée qui met parfois en danger la stabilité et la cohésion de la famille et les place souvent devant des situations d’injustice » (aux évêques de Galice, en visite ad limina, 14 décembre 1981). Un défi pour les responsables de l’ordre national ou international, qui doivent entreprendre des programmes d’équilibre entre les régions riches et les régions pauvres.

3. Il faut tenir compte du fait que le sacrifice des immigrés représente aussi une contribution positive pour les lieux d’accueil et même pour les liens pacifiques entre les nations, car il offre des possibilités économiques à des groupes sociaux défavorisés et diminue la tension sociale causée par le chômage quand il atteint des taux élevés.

Malheureusement, les réajustements de main-d’oeuvre ne correspondent pas toujours à des objectifs humainement nobles, pas plus qu’ils ne recherchent le bien de la communauté nationale et internationale ; ils répondent seulement bien souvent à des mouvements incontrôlés régis par la loi de l'offre et de la demande.

Les régions ou pays d'accueil oublient trop souvent que les travailleurs immigrés sont des êtres qui sont arrachés par nécessité à leur terre natale. Ce n'est pas le simple droit à l'émigration qui les a motivés, mais le jeu de certains facteurs économiques étrangers à l'émigrant lui-même. Souvent, il s'agit de personnes culturellement défavorisées qui doivent passer par de graves difficultés avant de s'adapter au nouveau milieu, dont ils ignorent éventuellement la langue. S'ils sont soumis à des discriminations ou à des vexations, ils deviendront victimes de dangereuses situations morales.

D'autre part, les autorités politiques et les employeurs eux-mêmes ont l'obligation de ne pas reléguer les émigrés à un niveau humain et salarial inférieur à celui des travailleurs du lieu ou du pays d'accueil. Et la population dans son ensemble doit éviter les manifestations d'hostilité ou de rejet, en respectant les particularités culturelles et religieuses de l'immigré. Parfois, celui-ci est obligé de vivre dans des logements indignes, de recevoir des salaires discriminatoires ou de supporter une ségrégation sociale et affective pénibles qui lui font sentir qu'il est un citoyen de seconde zone. De telle sorte qu'ils doivent passer des mois, voire des années, avant que la nouvelle société ne leur montre un visage véritablement humain. Cette crise existentielle a de lourdes incidences sur la religion des émigrés, dont la foi chrétienne ne disposait peut-être que d'un soutien sentimental, lequel se désagrège facilement dans un milieu hostile.

(2) Cf. DC 1963, n° 1398, col. 531.


La tâche de l'Église

4. Face à ces dangers et à ces menaces, l'Église doit essayer d'apporter sa collaboration pour que soient trouvées des solutions efficaces.

Ces solutions ne dépendent pas uniquement d'elle. Mais elle peut et doit apporter son aide par l'intermédiaire du travail coordonné de la communauté ecclésiale du lieu d'accueil. Moi-même, les années précédentes, j'ai eu l'occasion de rencontrer personnellement bon nombre de mes compatriotes immigrés dans divers pays du monde ; et j'ai pu constater à quel point ils se sentent aidés et consolés par une assistance religieuse accompagnée de la chaleur de la patrie lointaine.

C'est pourquoi je considère qu'il est fondamental que les immigrés soient accompagnés par des aumômers, autant que possible de leur propre lieu ou pays d'origine, surtout là où la barrière linguistique existe : le prêtre représente pour les immigrés, surtout pour les nouveaux venus, une référence sécurisante, et il peut de plus leur apporter des conseils valables dans les inévitables conflits des débuts. À ce propos, je voudrais soutenir l'effort accompli par l'Église en Espagne, par l'intermédiaire des secrétariats de pastorale spécialisée, pour intégrer la communauté gitane et éliminer toute trace de discrimination.

Il incombe aux autorités de la nation ou du lieu d'origine de soutenir autant qu'il est possible les citoyens qui émigrent, particulièrement s'ils sont allés dans des pays étrangers. Un fort pourcentage des immigrés à l'étranger reviendront tôt ou tard dans la patrie, et ils ne doivent donc jamais se sentir délaissés par la nation à laquelle ils appartiennent et vers laquelle ils projettent de revenir. Parmi les moyens indispensables pour favoriser ce contact avec la patrie se détachent les envois de matériel d'information, un système d'enseignement bilingue pour les enfants, la facilité dans l'exercice du vote, les visites bien organisées de groupes culturels ou artistiques et d'autres initiatives semblables.

Mais avant tout, les responsables du pays d'accueil doivent déployer généreusement leurs initiatives en faveur des immigrés par une assistance dans le monde du travail, de l'économie et de la culture ; en évitant qu'ils soient transformés en de simples rouages de l'engrenage industriel, sans reférence aucune aux valeurs humaines. Il n'y a guère de signe plus efficace pour mesurer le veritable niveau démocratique d'une nation moderne que de voir son comportement à l'égard des immigrés.


Les conditions d'une véritable insertion

5. Bien entendu, il revient aussi à l'immigré de faire de son côté un effort loyal en faveur de la vie commune dans son nouveau milieu, où lui est offerte la possibilité d'un travail stable et équitablement rémunéré. C'est très souvent de son comportement que dépendent la dissipation des méfiances et l'établissement du dialogue et de la sympathie.

C'est avec une attention particulière que l'immigré et les autorités locales doivent coordonner leurs efforts dans le cas des familles qui, arrivées d'une autre région d'Espagne, ont l'intention de s'établir définitivement sur leur territoire. Les difficultés peuvent apparaître quand il existe entre le lieu d'origine et celui de l'accueil une différence de langue.

Il incombe à l'émigré d'accepter avec loyauté sa situation réelle, de montrer sa volonté de rester et d'essayer de s'insérer dans les habitudes culturelles du lieu ou de la région qui l'accueillent. De leur côté, les autorités ont le devoir de ne pas précipiter le rythme d'insertion de ces familles, de leur offrir la disponibilité d'une entrée progressive et sereine, dans le nouveau milieu, de manifester publiquement la volonté de ne pas faire de discrimination pour des raisons de langue, d'accorder des facilités scolaires concrètes pour que les enfants ne se sentent pas laissés pour compte ou humiliés à l'école, en leur offrant un enseignement bilingue sans contrainte, et de soutenir les initiatives qui permettent aux émigrés de conserver intacte la culture de leur région d'origine. Ainsi, à la place d'affrontements pénibles et inutiles, l'héritage culturel de la région d'accueil, en même temps qu'il donne, s'enrichira sans bruit d'apports nuancés venus d'autres milieux.

Le nouveau drame que fait peser sur les immigrés la crise économique mondiale, les forçant à rentrer chez eux, renvoyés avant l'heure, mérite un mot à part. Les nations puissantes doivent traiter avec équité ces travailleurs qui, au prix d'un grand sacrifice, ont contribué au développement commun. Ils ont été concrètement utiles, bien au-delà de ce qu'on peut payer avec un simple salaire. Eux, qui sont les plus faibles, ils méritent une attention spéciale, afin d'éviter qu'un chapitre de leur vie ne se termine par une catastrophe.

En pensant à tant de gens éloignés de leur foyer, je me souviens de la situation des personnes détenues dans les centres pénitenciers. Beaucoup d'entre eux m'ont écrit avant mon voyage en Espagne. Je désire leur apporter mon cordial salut et les assurer de ma prière, pour eux, pour leurs intentions et pour leurs besoins.

6. La liturgie de la parole que nous venons d'écouter met devant nous la figure d'Abraham, notre Père dans la foi. Et aussi celle de Marie qui se met en chemin, de Nazareth en Galilée vers une ville de Judée appelée Aïn Karim selon la tradition. Là, entrée dans « la maison de Zacharie, elle a salué Élisabeth », qui a prononcé les paroles de la bénédiction bien connue.

Marie, la Mère du Christ, cheminait aussi avec les hommes, avec les générations de cette terre d'Estrémadure et d'Espagne. Dans les nouveaux lieux d'habitation, elle saluait, dans la puissance de l'Esprit-Saint, les peuples nouveaux qui répondaient avec la foi et la vénération à la Mère de Dieu.

C'est ainsi que la promesse messianique faite à Abraham s'est répandue dans le Nouveau Monde et aux Philippines. N'est-il pas significatif que nous nous trouvions dans le sanctuaire marial de Guadalupe de la terre espagnole, et que, en même temps, le sanctuaire qul porte le même nom au Mexique soit devenu un lieu de pèlerinage pour toute l'Amérique espagnole ? J'ai eu moi aussi le bonheur d'aller en pèlerin au Guadalupe mexicain au début de mon service sur le Siège de Pierre.

Et voici que, comme en d'autres langues, mais surtout en espagnol — puisque c'est dans cette langue que s'exprime la grande famille des peuples hispaniques —, résonnent sans cesse les paroles par lesquelles Élisabeth a autrefois salué Marie. « Tu es bénie plus que toutes les femmes, béni aussi est le fruit de ton sein ! Comment m'est-il donné que vienne à moi la Mère de mon Seigneur ? Car lorsque ta salutation a retenti à mes oreilles, voici que l'enfant a bondi d'allégresse en mon sein. Bienheureuse celle qui a cru : ce qui lui a été dit de la part du Seigneur s'accomplira. » (Lc 1,42-45)

Bénie sois-tu ! Ce salut unit des millions de coeurs de ces terres, d'Espagne, des autres continents, rassemblés autour de Marie, à Guadalupe, dans tant de parties du monde.

Et ainsi, Marie n'est pas seulement la Mère attentive des hommes, des peuples, des immigrés. Elle est aussi le modèle de la foi et des vertus que nous devons imiter durant notre pèlerinage terrestre. Qu'il en soit ainsi avec ma bénédiction apostolique pour tous.


4 novembre 1982, Liturgie de la Parole en l'honneur de Saint Jean de la Croix à Ségovie

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Après la messe célébrée à Tolède, le Pape a terminé la journée du 4 novembre à Ségovie, où il est allé se recueillir sur la tombe de saint Jean de la Croix, le docteur mystique dont il a particulièrement étudié l'oeuvre pour sa thèse de doctorat en théologie. Il a présidé sur la place de l'Artillerie une célébration de la Parole au cours de laquelle il a prononcé l'homélie suivante (1).

(1) Texte espagnol dans l'Osservatore Romano du 6 novembre. Traduction, titre et sous-titres de la DC.

Jean de la Croix, maître spirituel pour notre temps

1. « La grandeur et la beauté des créatures conduisent par analogie à contempler leur Créateur. [.] Sont-ils frappés par leur puissance et leur efficacité, qu'ils comprennent à partir de ces réalités combien plus puissant est Celui qui les a faites. [.] Sont-ils séduits par leur beauté, qu'ils sachent combien le maître de ces choses leur est supérieur, car Celui qui est à l'origine de la beauté, les a créées. » (
Sg 13,5 Sg 13,4 Sg 13,3)

Nous avons proclamé ces paroles du livre de la Sagesse, chers frères et soeurs, au cours de cette célébration en l'honneur de saint Jean de la Croix, près de son tombeau. Le livre de la Sagesse parle de la connaissance de Dieu à travers les créatures ; de la connaissance des biens invisibles à travers les biens visibles qui montrent son Artisan, de la perception qui conduit jusqu'au Créateur à partir de ses oeuvres.

Nous pouvons bien mettre ces paroles sur les lèvres de Jean de la Croix et comprendre le sens profond que leur a donné l'auteur sacré.

Ce sont les paroles d'un sage et d'un poète qui a connu, aimé et chanté la beauté des oeuvres de Dieu : mais surtout, des paroles de théologien et de mystique qui a connu son Créateur ; et qui désigne avec une surprenante radicalité la source de la bonté et de la beauté, attristé par le spectacle du péché qui brise l'équilibre primitif, assombrit la raison, paralyse la volonté, empêche la contemplation et l'amour de l'Artisan de la création.


Jean de la Croix, maître de la foi

2. Je rends grâces à la Providenoe de m'avoir permis de venir vénérer les reliques, et d'évoquer la figure et la doctrine de saint Jean de la Croix, à qui je dois tant dans ma formation spirituelle. J'ai appris à le connaître dans ma jeunesse et j'ai pu entrer en un dialogue intime avec ce maître de la foi, avec son langage et sa pensée, au point de consacrer ma thèse de doctorat à la « La foi dans saint Jean de la Croix ». Depuis lors j'ai trouvé en lui un ami et un maître, qui m'a indiqué la lumière qui brille dans l'obscurité, pour toujours cheminer vers Dieu, « sans autre guide que la lumière qui brûlait en mon coeur. Et cette lumière me guidait plus sûre que lumière en plein rnidi » (Extrait du poème Nuit obscure, NOB 3-4).

En cette occasion, je salue cordialement les membres de la province et des diocèses de Ségovie, son pasteur, les prêtres, les religieux et les religieuses, les autorités et le peuple de Dieu tout entier qui vit ici, sous le ciel limpide de Castille, de même que ceux qui sont venus des régions voisines et des autres parties de l'Espagne.

3. Le saint de Fontiveros est le grand maître des sentiers qui conduisent à l'union avec Dieu. Ses écrits continuent d'être actuels et, d'une certaine manière, expliquent et complètent les livres de sainte Thérèse de Jésus. Il indique les chemins de la connaissance de la foi, parce que seule une telle connaissance dans la foi dispose l’intelligence à l'union avec le Dieu vivant.

Combien de fois, avec une conviction qui jaillit de l’expérience, il nous dit que la foi est le moyen approprié pour l’union avec Dieu ! Il suffit de citer un texte célèbre de la Montée du Mont Carmel : « Seule la foi est le moyen le plus proche et proportionné d’unir l’âme à Dieu. En effet, de même que Dieu est infini, de même elle nous le propose infini ; de même qu’il est trine et un, elle nous le propose trine et un. Et ainsi, par ce seul moyen, Dieu se manifeste à l’âme en lumière divine, qui surpasse tout entendement. Et donc, plus l’âme a de la foi, plus elle est unie à Dieu. » (2MC 9,1.)

En insistant ainsi sur la pureté de la foi, Jean de la Croix n’entend pas nier que la connaissance de Dieu soit atteinte progressivement à partir des créatures comme l’enseigne le livre de la Sagesse et comme le répète saint Paul dans l’Épître aux Romains (Rm 1,18-21 ; cf. Cantique spirituel, 4, 1). Le Docteur mystique enseigne que, dans la foi, il est également nécessaire de se détacher des créatures, aussi bien de celles que l’on perçoit par les sens que de celles qu’on atteint par l’entendement, pour s’unir de manière cognitive à Dieu lui-même. Ce chemin qui conduit à l’union passe à travers la « nuit obscure » de la foi.


Le Christ, parole définitive du Père

4. L’acte de foi se concentre, selon le saint, en Jésus- Christ ; celui-ci, comme l’a affirmé Vatican II, est à la fois le médiateur et la plénitude de la Révélation tout entière » (cf. Dei Verbum, DV 2).

Tous connaissent la page merveilleuse du Docteur mystique sur le Christ, envisagé comme Parole définitive du Père et totalité de la Révélation, dans ce dialogue entre Dieu et les hommes : « Il est toute ma parole et ma réponse ; il est toute ma vision et toute ma révélation. Tout cela, je vous l’ai parlé, répondu, manifesté et révélé, vous le donnant pour frère, compagnon et maître, pour prix et récompense. » (Montée du Mont Carmel, 2MC 22,5)

Et ainsi, en rassemblant des textes bibliques connus (cf. Mt 17,5 He 1,1), il résume : « Car, en nous donnant, comme il l’a fait, son Fils, qui est son unique Parole — car il n’en a point d’autre — il nous a dit et révélé toutes choses en une seule fois, par cette seule Parole, et il n’a plus à parler. » (ibid, 3.) Pour cette raison, la foi est la recherche amoureuse du Dieu caché qui se révèle dans le Christ, l’Aimé (cf. Cantique spirituel, CSB 1,1-3 CSB 1,11).

Cependant le Docteur de la foi n’oublie pas de souligner que c’est dans l'Église, Épouse et Mère, que nous trouvons le Christ; et que c’est dans son magistère que nous découvrons la norme la plus proche et sûre de la foi, le remède à nos blessures, la source de la grâce : « Et ainsi, écrit le saint, nous devons en tout nous laisser guider par la loi du Christ-Homme et par celle de son Église et de ses ministres, humainement et visiblement, et par cette voie remédier à nos ignorances et faiblesses spirituelles ; car nous trouverons par cette voie d’abondants remèdes à tout. » (Montée du Mont Carmel, 2MC 22,7)

Un appel à l'homme d'aujourd'hui

5. Dans ces paroles du Docteur mystique, nous trouvons une doctrine d’une cohérence et d’une modernité absolues. L’homme d’aujourd’hui, angoissé par le sens de l’existence, indifférent parfois à la prédication de l’Église, voire sceptique devant les médiations de la Révélation de Dieu, Jean de la Croix l’invite à une recherche honnête qui le conduise à la source même de la révélation qui est le Christ, Parole et Don du Père. Il persuade cet homme de faire abstraction de tout ce qui peut être un obstacle pour la foi, et il le place devant le Christ. Devant Celui qui révèle et offre la vérité et la vie divines dans l’Église, elle qui, dans sa visibilité et son humanité, est toujours Épouse du Christ, son Corps mystique, garantie absolue de la vérité de la foi (cf. Vive flamme d'amour, Prologue, 1).

Il exhorte donc à reprendre une recherche de Dieu dans l’oraison, pour que l’homme se rende compte de sa finitude temporelle et de sa vocation d’éternité (cf. Cantique spirituel, 1, 1). Dans le silence de l’oraison se réalise la rencontre avec Dieu et s’écoute cette parole que Dieu prononce dans un éternel silence et qui doit être entendue dans le silence (cf. Paroles de lumière et d'amour, 104). Un grand recueillement et un détachement intérieur, unis à la ferveur de l’oraison, ouvrent les profondeurs de l’âme au pouvoir purificateur de l'amour divin.

6. Jean de la Croix a suivi les traces du Maître, qui se retirait pour prier dans des endroits solitaires (cf. Montée du Carmel, 3MC 44,4). Il a aimé la solitude sonore où l’on écoute la musique silencieuse, le murmure de la source qui jaillit et coule même dans la nuit. Il l’a fait en de longues veilles d’oraison au pied de l’Eucharistie, ce « pain vivant », qui donne la vie, et qui conduit à la source primordiale de l’amour trinitaire.

On ne peut oublier les immenses solitudes de Duruelo, l’obscurité et le dénuement de la prison de Tolède, les paysages andalous de la Penuela du « Calvario », des « Martires » à Grenade. Belle et sonore solitude ségovienne que celle de l’ermitage-grotte, dans les rochers désolés de ce couvent fondé par le saint. Ici se sont consommés des dialogues d’amour et de foi ; jusqu’à ce dernier dialogue, émouvant, où le saint reproduit sa réponse au Seigneur qui lui offrait la récompense de ses travaux : « Seigneur, ce que je veux que vous me donniez, ce sont des labeurs à souffrir pour vous, et que je sois méprisé et tenu pour peu. » Et il en fut ainsi, jusqu’à la consommation de son identification avec le Christ ressuscité et sa Pâque joyeuse à Ubeda, quand il annonça qu’il allait chanter matines au ciel.


La ténèbre lumineuse

7. L’un des points qui attire davantage l’attention dans les écrits de saint Jean de la Croix c’est la lucidité avec laquelle il a décrit la souffrance humaine, quand l’âme est envahie par la ténèbre lumineuse et purificatrice de la foi.

Ses analyses plongent dans l’émerveillement le philosophe, le théologien et même le psychologue. Le Docteur mystique nous enseigne la nécessité d’une purification passive, d’une nuit obscure que Dieu provoque dans le croyant, pour que son adhésion dans la foi, l’espérance et l’amour, soit plus pure. Oui, il en est ainsi. La force purificatrice de l'âme humaine vient de Dieu même. Et Jean de la Croix a été conscient, comme bien peu, de cette force purificatrice. Dieu lui-même purifie l'âme jusqu'aux plus profonds abîmes de son être, en allumant dans l'homme la vive flamme d'amour. : son Esprit.

Il a contemplé avec une admirable profondeur de foi, et à partir de sa propre expérience de la purification de la foi, le mystère du Christ crucifié ; jusqu'au sommet de son délaissement sur la croix, où il s'offre à nous, pour reprendre ses paroles, comme exemple et lumière de l'homme spirituel. Là, le Fils aimé du Père « s'écria sur la croix : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m'avez-vous délaissé ? Et ce délaissement fut le plus grand qu'il ait souffert en la partie sensitive durant sa vie. Ainsi a-t-il fait en ce délaissement la plus grande oeuvre qu'il ait opérée en toute sa vie par ses miracles et ses merveilles, sur la terre ou dans le ciel : réconcilier et unir le genre humain par grâce avec Dieu » (Montée du Mont Carmel, 2MC 7,11).

8. L'homme moderne, malgré ses conquêtes, frôle lui aussi dans son expérience personnelle et collective l'abîme de l'abandon, la tentation du nihilisme, l'absurdité de tant de souffrances physiques, morales et spirituelles. La nuit obscure, la preuve qui fait toucher le mystère du mal et exige l'ouverture de la foi, recouvre parfois toute une époque et revêt des proportions collectives

Le chrétien et l'Église elle-même peuvent également se sentir identifiés avec le Christ de saint Jean de la Croix, au sommet de sa douleur et de son abandon. Toutes ces souffrances ont été assumées par le Christ dans son cri de douleur et dans son don plein de confiance au Père. Dans la foi, l'espérance et l'amour, la nuit se transforme en jour, la souffrance en joie, la mort en vie.

Jean de la Croix, par sa propre expérience, nous invite à la confiance, à nous laisser purlfier par Dieu. Dans la foi empreinte d'espérance et d'amour, la nuit commence à connaître « les levants de l'aurore » ; elle devient lumineuse comme une nuit de Pâques — « O vere beata nox ! », « Ô nuit aimable plus que l'aurore ! » — et annonce la résurrection et la victoire, la venue de l'Époux qui unit à lui et transforme le chrétien : « Aimée et en l'Aimé transformée. »

Puissent les nuits obscures qui pèsent sur les consciences individuelles et collectives de notre temps être vécues dans la foi pure : dans l'espérance qu'« on obtient tout ce que l'on espère » ; dans un amour flamboyant de la force de l'Esprit, pour que ces nuits se transforment en journées lumineuses pour notre douloureuse humanité, en victoire du Ressuscité qui libère par le pouvoir de sa croix !


Dieu seul peut libérer l'homme

9. Nous avons rappelé dans la lecture de l'Évangile les paroles du prophète Isaïe, que s'applique le Christ : « L'Esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a conféré l'onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année d'accueil par le Seigneur. » (Lc 4,18)

Celui que Mère Thérèse appelait « Frère Jean, le petit saint » a été lui aussi, comme le Christ, un pauvre qui a évangélisé les pauvres avec une immense joie et un immense amour, et sa doctrine est comme une explication de cet Évangile qui libère de l'esclavage et des oppressions du péché, de cette luminosité de la foi qui guérit toute cécité. Si l'Église le vénère comme docteur mystique depuis 1926, c'est parce qu'elle reconnaît en lui le grand maître de la vérité vivante sur Dieu et l'homme.

La Montée du Mont Carmel et la Nuit obscure culminent dans la joyeuse liberté des enfants de Dieu, dans la participation à la vie de Dieu et dans la communion à la vie trinitaire (cf. Cantique spirituel, CSB 39,3-6). Dieu seul peut libérer l'homme ; celui- ci n'acquiert totalement sa dignité et sa liberté que lorsqu'il expérimente en profondeur, comme l'indique saint Jean de la Croix, la grâce rédemptrice et transformante du Christ. La vraie liberté de l'homme est la communion avec Dieu.

10. Le texte du livre de la Sagesse nous le faisait remarquer : « S'ils sont devenus assez savants pour pouvoir conjecturer le cours éternel des choses comment n'ont-ils pas découvert le Maître de celles-ci ? » (Sg 13,9) Voilà un noble défi pour l'homme contemporain qui a exploré les chemins de l'univers. Et voici la réponse du mystique qui, à partir de la hauteur de Dieu, découvre la trace amoureuse du Créateur dans ses créatures et contemple d'avance la libération de la création (cf. Rm 8,19 Rm 8,21).

La création tout entière, dit saint Jean de la Croix, est comme baignée par la lumière de l'Incarnation et de la Résurrection : « En cette élévation de l'Incarnation de son Fils, et de la gloire de sa Résurrection selon la chair, non seulement le Père embellit les créatures en partie, mais nous pouvons dire qu'il les laissa entièrement revêtues de beauté et de dignité (ibid., CSB 5,4).

Dans un embrassement cosmique qui, dans le Christ, unit le ciel et la terre, Jean de la Croix a pu exprimer la plénitude de la vie chrétienne : « Vous ne m'ôterez pas, mon Dieu, ce que vous m'avez donné un jour en votre Fils unique Jésus-Christ, en qui vous m'avez donné tout ce que je veux. À moi sont les cieux et mienne est la terre ; à moi sont les nations ; miens sont les justes et miens les pécheurs ; les anges sont miens, et la Mère de Dieu et toutes choses, et jusque Dieu lui-même, tout est mien et pour moi, parce que le Christ est mien et tout entier pour moi. » (Paroles de lumière et d'amour, 29-31.)


Rester fidèle à l'esprit du Carmel

11. Frères et soeurs : j'ai voulu rendre par mes paroles un hommage de gratitude à saint Jean de la Croix, théologien et mystique, poète et artiste, « homme céleste et divin » — comme l'a appelé sainte Thérèse de Jésus —, ami des pauvres et sage directeur spirituel des âmes. Il est le Père et le maître spirituel de tout le Carmel thérésien, celui qui a forgé cette foi vivante qui brille dans les yeux des fils les plus illustres du Carmel : Thérèse de Lisieux, Élisabeth de la Trinité, Raphaël Kalinowski, Edith Stein.

Je demande aux filles de Jean de la Croix, les carmélites déchaussées, de savoir vivre les essences contemplatives de cet amour qui est éminemment fécond pour l'Église (cf. Cantique spirituel, CSB 29,2-3). Je recommande à ses fils les Carmes déchaux, fidèles gardiens de ce couvent et animateurs du Centre de spiritualité consacré au saint, la fidélité à sa doctrine et le zèle dans la direction spirituelle des âmes, ainsi que l'étude et l'approfondissement de la théologie spirituelle.

À tous les fils d'Espagne et de cette noble terre ségovienne, comme garantie d'un nouvel élan ecclésial je laisse ces belles consignes de saint Jean de la Croix qui ont une portée universelle : la clairvoyance dans l'intelligence, pour vivre la foi : « Une seule pensée de l'homme vaut plus que le monde entier : Dieu seul est digne de lui. » (Dits de lumière et d'amour, 32.) Le courage dans la volonté, pour exercer la charité : « Là où il n'y a pas d'amour, mettez de l'amour et vous en tirerez de l'amour. » (Lettre 25 : à Marie de l'Incarnation.) Une foi solide et pleine d'idéal, qui pousse sans cesse à aimer véritablement Dieu et l'homme. Car, à la fin de la vie, « au soir, tu seras jugé sur l'amour » (Paroles de lumière et d'amour, 64). Avec ma bénédiction apostolique pour tous.



Homélies St Jean-Paul II 21182