Homélies St Jean-Paul II 441

MESSE POUR LES FIDÈLES DE L’ARCHIDIOCÈSE MALGACHE



Fianarantsoa (Madagascar)
Fête de Saint-Joseph Artisan - Lundi, 1er mai 1989
Derào i Jesòa Kristy Tòmpo! (Loué soit Jésus-Christ!).


1. N’est-il pas le fils du charpentier?»[1].

A Nazareth, lorsque Jésus a commencé à enseigner, ses concitoyens s’interrogeaient: «D’où lui viennent cette sagesse et ces miracles? N’est-il pas le fils du charpentier?»[2].

En ce premier jour de mai, l’Eglise fait mémoire, dans la liturgie, de saint Joseph, le charpentier, ce «charpentier» de Nazareth auprès duquel Jésus-Christ s’est mis lui aussi à travailler de ses mains.

Saint Joseph fut le chef d’une famille humaine, de la famille dans laquelle est venu au monde Jésus-Christ, le Fils de Dieu, de la même nature que le Père éternel, Dieu né de Dieu, Lumière née de la lumière. Il est devenu homme, par l’Esprit Saint, et il est né de la Vierge Marie.

«Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie»[3], demandaient les compatriotes de Jésus de Nazareth.

Joseph, comme chef de la famille de Nazareth, fut le protecteur du Fils de Dieu sur la terre; devant les hommes, il lui a servi de père, et il était considéré comme son père.

Par son travail de charpentier, Joseph lui-même, aidé ensuite par Jésus, gagnait sa vie, la vie de la Sainte Famille.

442 2. C’est pourquoi saint Joseph est le patron des familles et du travail humain et de tous ceux qui accomplissent ce travail de diverses manières dans les différentes professions. Travail agricole, artisanal, travail industriel – et aussi d’autres types de travail – même si le patronage de saint Joseph s’applique essentiellement à tous les hommes qui travaillent de leurs mains.

Je suis heureux de célébrer cette fête de saint Joseph au milieu de vous, fidèles de Fianarantsoa et des diocèses voisins. Je salue et je remercie de leur accueil tous ceux qui participent à ce rassemblement, et d’abord Monseigneur Gilbert Ramanantoanina, votre Pasteur, avec les évêques qui l’entourent, avec les prêtres, les religieux et religieuses, les délégués de nombreuses communautés locales et de mouvements. J’adresse un salut cordial aux personnes appartenant à d’autres communautés chrétiennes ou à d’autres traditions spirituelles. Et je voudrais saluer aussi, avec déférence, les représentants des pouvoirs publics de cette région qui ont bien voulu nous rejoindre ce matin et prendre part à cette fête de famille.

3. Saint Joseph, les charpentier, et Jésus qui a partagé sa tâche pendant de longues années, nous invitent aujourd’hui à réfléchir sur la dignité du travail humain, de votre travail de chaque jour, chers Frères et Soeurs de Madagascar.

Vous êtes nombreux à cultiver la terre: vous savez, mieux peut-être que d’autres, quels dons l’homme reçoit et aussi quelle responsabilité il porte. La terre de vos ancêtres, vous l’aimez, elle tient une grande place dans votre vie: avec vos mains guidées par l’expérience des générations successives, par l’intelligence toujours en progrès, vous permettez à ce sol de produire les aliments, vous veillez sur les troupeaux féconds.

Tout naturellement, vous remplissez la mission que le Créateur a de «soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice», comme l’a dit le Concile Vatican II en s’inspirant de la Bible[4].

Pour mener à bien ce travail, vous faites tous les jours l’expérience de l’effort et de la peine qui sont nécessaires. Vous éprouvez même souvent l’incertitude ou la crainte, car tant de choses ne dépendent pas de vous! Vous devez lutter contre les éléments hostiles de la nature, vous devez protéger vos cultures et veiller sur vos troupeaux parfois menacés. Mais la beauté de l’homme qui travaille, c’est sa patience, sa persévérance et son efficacité pour surmonter les obstacles.

A ce prix, vous retirez de votre labeur ce qu’il vous faut pour vivre, ce qu’il faut pour que votre famille et vos frères puissent vivre. Par le meilleur usage des dons de Dieu, vos mains habiles peuvent offrir de nouveaux dons à toute la famille humaine. Et je ne pense pas seulement à l’agriculture, mais à toutes les professions: le vrai sens du travail des hommes est toujours d’être «un prolongement de l’oeuvre du Créateur, au service de leurs frères»[5].

A ce sujet, je voudrais redire combien la responsabilité de l’homme est grande à l’égard de la nature même que le Créateur lui a confiée. Du nord au sud de votre Grande Ile, j’ai pour admirer la beauté, la richesse variée de la terre et de ses fruits. Et cependant nous savons que l’usage qui en est fait risque de dégrader et de stériliser le sol. Un peu partout dans le monde, on se rend compte des dommages provoqués par une exploitation qui détruit beaucoup sans prévoir la vie des générations à venir. Aujourd’hui, tous les hommes ont ensemble le grave devoir de se montrer dignes de la mission confiée par le Créateur en assurant la sauvegarde de la création.

4. Pour que la dignité des hommes au travail soit pleinement respectée, la première valeur humaine qui doit inspirer tous les partenaires est la simple justice, celle d’une rétribution de l’activité qui permette au travailleur et à sa famille de vivre. Et, dans la société actuelle, où il est impossible de vivre replié dans un petit groupe, il est juste que le services nécessaires soient équitablement assurés, sans prélever une part excessive du produit du travail; je pense aux possibilités d’acquérir les instruments de travail sans que la dette devienne écrasante, je pense aux moyens de transport et aux conditions de commercialisation des produits. Ce ne sont là que de simples exemples; je les évoque pour rappeler que tous les hommes sont solidaires, quel que soit leur genre d’activité. Dans tous ces domaines, la justice et la fraternité se rencontrent; les appels de l’Evangile à l’amour du prochain rejoignent les aspirations de tous.

Chez vous, comme en bien d’autres pays, il y a une grave préoccupation que nous ne pouvons pas passer sous silence: il devient très difficile, aux jeunes en particulier, de trouver un travail. Le chômage cause beaucoup de souffrances. Je sais qu’un tel problème ne se résout pas par des mots. Mais ne faut-il pas réfléchir et agir, à partir du moment où l’on a bien compris que, dans toute société, il est juste d’assurer à tout membre de la communauté la possibilité de vivre par son travail? Tous ceux qui ont une part de responsabilité peuvent contribuer à ce respect élémentaire de leurs frères, qu’il s’agisse d’offrir des moyens adaptés de formation professionnelle ou de mieux utiliser les ressources naturelles au profit de l’ensemble des habitants. Dans le monde entier, il reste beaucoup à faire dans ce sens.

Votre peuple a un grand sens de l’amitié, du partage; dans votre culture traditionnelle, chacun se sent lié à l’ensemble de la société, en donnant la primauté à l’esprit sur les biens matériels. Ce sont des valeurs que la vie moderne ne doit pas compromettre. Au contraire, elles sont indispensables pour qu’un progrès vraiment humain se réalise. Nous avons la conviction de foi que l’effort de l’homme, avec l’aide de Dieu Créateur et Sauveur, peut le conduire à se «parfaire lui-même» et à faire «régner un ordre plus humain» dans le monde[6].

443 5. En créant l’homme et la femme, Dieu les a appelés à «soumettre la terre et à en être les maîtres»[7]. C’est-à-dire que l’homme a une vraie responsabilité, mais aussi qu’il doit se souvenir de Dieu quand il accomplit sa tâche. Pour produire, il utilise ce qui a été créé par Dieu.

Le Psaume de cette Messe nous dit que «si le Seigneur ne bâtit la maison, en vain peinent les bâtisseurs»[8]. L’homme ne peut pas oublier que toute son activité et tout son travail sont une coopération à l’oeuvre divine de la création. Sans cela, c’est «vanité de vous lever matin, de retarder votre coucher», comme le rappelle le Psalmiste[9].

Il faut donc avoir Dieu devant les yeux, en commençant son travail et en l’achevant. II faut se rappeler que nos responsabilités et notre solidarité, dans le travail comme ailleurs, ont leur origine dans la volonté de Dieu.

Cela nous est enseigné avant tout par Jésus-travailleur, lui qui travailla aux côtés de saint Joseph. Et cela nous est enseigné par Joseph lui-même, le charpentier de Nazareth.

6. Le Psaume de la liturgie d’aujourd’hui, après le travail, évoque la famille: «Des fils, voilà ce que donne le Seigneur, des enfants, la récompense qu’il accorde»[10].

L’homme, créé homme et femme, est appelé par le Créateur à la vie de famille. Les parents qui transmettent la vie à leurs enfants, à des hommes nouveaux, sont les coopérateurs du Créateur. La vie humaine est elle-même le don de Dieu.

Plus profondément encore que dans leur travail, les hommes et les femmes sont proches de Dieu dans leur communauté familiale. La beauté de la famille, c’est de refléter, de partager l’amour de Dieu dans une unité confiante, fidèle et féconde.

7. Le mariage est la vocation du plus grand nombre. S’engager pour toute la vie, c’est bien répondre à l’appel de Dieu. C’est réaliser un merveilleux épanouissement de chaque être grâce au bonheur que lui donne l’autre. C’est vivre de manière authentique la capacité d’aimer qui est inscrite dans la nature profonde de l’homme et de la femme. Devant la grandeur du mariage, je veux redire quel respect et quelle estime l’Eglise a pour les familles, quel désir elle a de les voir réussir la construction de leur foyer.

Et tout le monde comprend que, devant les difficultés rencontrées par trop de couples, l’Eglise souhaite les aider à approfondir le sens de leur engagement mutuel. Familles et pasteurs doivent coopérer pour ouvrir aux jeunes la perspective la plus favorable: celle de la fondation du couple sur un amour mûri librement, afin qu’il soit un don sans retour. Les changements actuels dans les conditions de vie entraînent une instabilité trop fréquente des couples, notamment parce que la recherche du plaisir immédiat l’emporte chez certains sur la valeur plus réellement humaine du don de soi sans réserve à son conjoint pour toute la vie. Je voudrais encourager les foyers chrétiens dans leur fidélité qui constitue une admirable image vivant de l’amour qui vient de Dieu. Et je leur demande aussi de soutenir avec une bienveillance fraternelle ceux qui sont blessés par la rupture de leur union.

8. Dans leur amour mutuel, l’homme et la femme ont reçu la capacité merveilleuse de donner la vie à leur tour. Ils participent ainsi d’une manière particulière à la vitalité permanente de l’action créatrice de Dieu. Ce pouvoir de transmettre la vie, il faut le respecter, il ne faut pas se laisser gagner par la tendance qui se répand en ce moment de le considérer comme secondaire, ou même de vouloir empêcher la fertilité humaine de s’exercer. Il est vrai que c’est une très haute responsabilité des familles: l’enseignement de l’Eglise insiste pour que la paternité soit décidée en toute lucidité par les époux eux-mêmes. Mais elle demande que leur vie conjugale reste ouverte à la venue des enfants. Lorsqu’une planification des naissances apparaît nécessaire en conscience, les couples sont invités à agir avec maîtrise d’eux-mêmes selon des méthodes qui respectent la nature. L’enseignement de l’Eglise paraît difficile; mais beaucoup de couples témoignent qu’il est possible de le suivre et que c’est même une libération par rapport à ce qu’on appelle «l’impérialisme contraceptif», qui s’exerce si souvent au détriment de la femme.

A plus forte raison, les chrétiens tiennent par-dessus tout à promouvoir le respect de la vie de l’enfant dès sa conception. N’acceptez pas que l’avortement soit banalisé! Porter atteinte à la vie fragile mais humaine de l’enfant à naître, cela ne peut pas être un droit, car nous ne pouvons pas disposer d’une vie qui est déjà personnelle. La dignité de l’homme est en cause.

444 La stabilité des familles, leur ouverture à la vie, cela ne rejoint-il pas ce qu’il y a de meilleur dans les traditions de vos ancêtres? Vous aurez à coeur de les transmettre à vos enfants. Parents, vous êtes les premiers éducateurs, vous pouvez être les plus influents chez les jeunes, si vous témoignez de l’épanouissement que vous a permis votre vie conjugale, si vous restez ouverts dans le dialogue aux interrogations des enfants, si vous leur apportez un soutien affectueux au moment de l’incertitude et même au moment des échecs et des blessures. Pour donner cette éducation, l’Eglise et les institutions peuvent vous aider, mais vous ne devez pas vous en décharger.

De fait, vous les familles, vous êtes appelées à prendre votre part de la mission de l’Eglise; en transmettant à vos enfants ce que vous avez de meilleur, vous les ouvrez à la foi, vous les préparez à occuper leur juste place dans une société vraiment humaine. Sur les points que je viens d’évoquer, écoutez vos Pasteurs. Ils viennent de vous adresser une lettre qui vous expose la conception chrétienne de la famille. Voyez dans cet enseignement exigeant une marque de respect et de confiance, le souci d’accompagner les familles sur leur chemin, à la lumière de l’Evangile.

9. Votre Evêque a bien voulu rappeler tout à l’heure que nous nous trouvons près de Marana, où repose mon compatriote le Père Jean Beyzym. Il me tient à coeur de saluer sa mémoire ici; car il est vénéré, à Madagascar et dans mon pays, comme un vrai serviteur de Dieu. Je suis heureux de célébrer devant la croix et l’icône de Notre-Dame de Czestochova qu’il avait placées à Marana, et d’offrir le Saint Sacrifice avec son calice. Merci d’avoir apporté ici ce précieux souvenir. Nous sommes reconnaissants au Père Beyzym d’avoir donné toute son énergie et tout son amour au service des lépreux, en édifiant l’hôpital qui existe encore actuellement: on y donnait des soins, on y priait, on y ouvrait à l’espérance, au coeur même de la souffrance. En évoquant la figure du Père Beyzym, je voudrais saluer tous ceux qui se dévouent aujourd’hui au service des malades. Et je voudrais dire aux malades de la lèpre et aux autres malades, ici et dans tout votre pays, combien l’Eglise désire leur apporter la consolation et le soulagement de leurs souffrances, combien elle souhaite que tout soit fait pour vaincre les maux qui les atteignent, combien elle compte sur leur prière et leur offrande, combien elle les aime!

10. Ainsi donc la liturgie de la fête de saint Joseph le charpentier a orienté notre méditation vers la famille et vers le travail humain.

Que la lecture de la Lettre aux Colossiens soit pour nous une instruction sur le thème: comment vivre pleinement en chrétiens dans la famille? Comment accomplir vraiment en chrétiens notre travail?

L’Apôtre écrit: «Dans votre vie, mettez l’amour au-dessus de tout: c’est lui qui fait l’unité dans la perfection»[11].

Sans amour, il n’y a pas de vraie vie dans la famille. Même si elle traverse diverses difficultés, des manquements et des souffrances, si l’amour demeure, la famille garde sa solidité et sa cohésion. Et le travail? On sait bien que le travail entraîne peine et fatigue; mais dans le travail aussi il faut aimer ses compagnons, ceux à qui bénéficie notre labeur, à l’exemple de Jésus et de Joseph de Nazareth. Menez dans l’espérance votre vie de famille et de travail. Vous pouvez en être sûrs, «l’espérance ne trompe pas, puisque l’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné»[12]!

11. «Vivez dans l’action de grâce – écrit l’Apôtre – ...Tout ce que vous faites, que ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus-Christ, en offrant par lui votre action de grâce à Dieu le Père»[13].

«Vous savez bien qu’en retour le Seigneur fera de vous ses héritiers. Soyez les serviteurs du Christ»[14].

En enfin: «Que, dans vos coeurs, règne la paix du Christ»[15]! Cette paix que seul le Christ «donne», lui qui, en partant vers le Père, nous l’a laissée en héritage. Cette paix, c’est la Paix divine.

Frères et Soeurs rassemblés ici,
445 Frères et Soeurs de tout Madagascar!
Le Pape Jean-Paul II vous remercie de votre hospitalité, de votre présence, de votre participation à la prière.
Le Pape souhaite que la paix du Christ règne dans vos coeurs!
Ho Tahìn’ Aridriamànitra isìka rehètra! (Que le Seigneur nous bénisse!).

[1] Matth. 13, 55.

[2] Ibid. 13, 54-55.

[3] Matth.13, 55.

[4] Gaudium et Spes, 34.

[5] Ibid.

[6] Cfr. Gaudium et Spes, 35.

[7] Cfr. Gen. 1, 26. 28.

446 [8] Ps 127 (126), 1.

[9] Cfr. ibid. 2.

[10] Ibid. 3.

[11] Col. 3, 14.

[12] Rom. 5, 5.

[13] Col. 3, 15-17.

[14] Cfr. ibid. 3, 23-24.

[15] Ibid. 3, 15.



MESSE POUR LA BÉATIFICATION DE FRÈRE SCUBILION


Saint Denis (La Réunion)
Mardi, 2 mai 1989



1. «Vous êtes le sel de la terre!
447 Vous êtes la lumière du monde»[1].

Dans l'Evangile de saint Matthieu, ces paroles étonnantes s’adressent aux auditeurs du Sermon sur la montagne, c’est-à-dire à tous ceux qui ont entendu le message des Béatitudes, la loi du Royaume de Dieu.

C’est donc à la foule des pauvres, des affligés, des affamés de justice, des insultés, des calomniés, des persécutés que Jésus vient dire: «Vous êtes le sel de la terre! Vous êtes la lumière du monde».

Telle est, en effet, l’idéal que Jésus propose à ses disciples et l’appel qu’il lance au Peuple de Dieu dans son ensemble. Telle est la vocation de l’Eglise. Telles sont aussi les exigences de l’Evangile pour les membres de cette Eglise.

«Vous êtes le sel de la terre! Vous êtes la lumière du monde» ! Serait-ce pour nous une sorte de brevet d’autosatisfaction? Non, c’est la vérité quand nous pensons à ce que nous sommes: «Voyez quel grand amour nous a donné le Père, pour que nous soyons appelés enfants de Dieu – car nous le sommes»[2]. Et saint Pierre affirme: «Vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis, pour annoncer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière»[3]. Le grand Pape saint Léon interpellait ainsi les fidèles dans la nuit de Noël: «Reconnais, ô chrétien, ta dignité».

«Vous êtes le sel de la terre...». Qu’est-ce à dire? Le sel donne leur saveur aux aliments et les conserve. Le sel est précieux. Quand Jésus déclare: «Vous êtes le sel de la terre: si le sel s’affadit avec quoi le salera-t-on?» , il veut dire: ce que vous avez reçu vous rend précieux pour le monde; rien ne peut remplacer ce que vous apportez. Il vous appartient d’être ici-bas ceux qui empêchent la vie de perdre son goût.

Frères et Soeurs de La Réunion, qui donnez du goût au monde par votre foi, je vous salue de grand coeur et je vous dis toute ma joie d’être avec vous pour honorer votre premier Bienheureux: le Frère Scubilion.

Je salue Monseigneur Gilbert Aubry, votre Evêque, et je lui offre mes voeux cordiaux en ce jour anniversaire de son ordination épiscopale.

Je salue également Monsieur le Cardinal Albert Decourtray, Président de la Conférence des Evêques de France, et Monsieur le Cardinal Jean Margéot, Président de la Conférence épiscopale de l’Océan Indien, ainsi que mes Frères les Evêques.

J’adresse mes salutations cordiales aux prêtres, aux religieux et religieuses. Je salue, en particulier, le Frère John Johnston, Supérieur général des Frères des Ecoles chrétiennes, ainsi que les membres de l’institut ici présents: je partage leur joie et je m’associe à leur action de grâce en ce jour où la grande famille de saint Jean-Baptiste de la Salle est de nouveau à l’honneur.

Aux Autorités civiles venues à cette célébration liturgique, je présente mes salutations déférentes, et je les remercie de leur présence.

448 Et, encore une fois, salut à vous, Frères et Soeurs Réunionnais!

2. Aujourd’hui, alors que l’Evêque de Rome vient vous voir, je voudrais avant tout rendre grâce au Seigneur avec vous pour le don de la foi accordé à ce pays. A la Bonne Nouvelle qui vous a été proposée, vous avez adhéré d’un coeur libre. L’évangélisation a déjà produit ici des fruits nombreux, et le Frère Scubilion est un remarquable témoin du mouvement vers la sainteté inauguré dans cette île par les premiers missionnaires.

3. Cette foi reçue des ancêtres, il faut que chacun la fasse grandir en lui, par un enracinement volontaire dans une paroisse, dans une communauté, dans une équipe de quartier, dans une équipe de réflexion, dans un mouvement. Avant tout, il faut que la foi chrétienne pénètre dans cette communauté de base qu’est la famille. Frères très chers, que la famille soit le premier domaine de votre engagement de baptisés, dans la ferme conviction de la valeur unique et irremplaçable de la cellule familiale pour le développement de la société et de l’Eglise. Prenez part aux activités ecclésiales là où vous êtes, et considérez l’approfondissement de votre formation chrétienne comme une priorité à laquelle il faut savoir consacrer du temps. Enfin, sans restreindre vos engagements aux services proprement ecclésiaux, apportez votre contribution qualifiée à la construction d’une société toujours plus respectueuse de la dignité humaine, en n’ayant pas peur de dire non à l’esclavage des matérialismes qui pourraient vous séduire. Soyez d’authentiques éléments de progrès civique et moral pour cette île qui est la vôtre.

Sans imposer votre foi, dans le respect des autres, vivez «la différence chrétienne» et que la marque catholique apparaisse non seulement dans les comportements individuels, mais dans la trame de la vie communautaire et collective: en famille, en affaires, dans les loisirs, en politique. Il y a une manière d’être et d’agir qui doit influer sur les structures de la société. Ne vous réfugiez pas dans une fausse humilité qui consisterai à taire le contenu de la foi ou à en faire disparaître l’expression publique. Vivez en conformité avec les exigences chrétiennes, et vous deviendrez témoins de l’Amour. Cherchez, avec tous les autres, les voies d’un développement humain pour tous, afin que chaque personne soit reconnue dans sa dignité.

4. Ce souci de la dignité de l’être humain, le Frère Scubilion en a témoigné pendant ses années de vie missionnaire. Il était né à la fin du XVIIIe siècle, en France métropolitaine, dans l’actuel diocèse de Sens-Auxerre qui a tenu à envoyer ici une délégation. Entré dans la vie religieuse, chez les Frères des Ecoles chrétiennes, il s’est porté volontaire pour un apostolat dans les terres lointaines, dans son désir d’un don plus total de lui-même. En 1833 il arriva à La Réunion pour y servir jusqu’à sa mort.

L’amour de Dieu et l’amour du prochain ont été inséparables en lui. Il a brillé, aux yeux de tous, d’une puissance d’amour qui a su révéler le Dieu de l’Amour. Il a été lumière, comme le voulait le Christ: «Vous êtes la lumière du monde». Il s’est laissé éclairer par Jésus-Christ et il éclairé les autres de la lumière de Jésus-Christ, par son exemple et, en particulier, par sa catéchèse parmi les esclaves.

En bon éducateur, le Frère Scubilion aimait catéchiser. Avec entrain, il concevait de savoureuses leçons de catéchisme. Son amour des jeunes et sa jovialité le poussaient à emmener ses élèves de Sainte-Marie explorer les Hauts de la Ravine-des-Chèvres ou les grottes des Trois-Trous; ou même il tentait avec eux l’ascension du Piton du Charpentier. Ces excursions étaient aussi des pèlerinages: on visitait l’église de la Rivière-des-Pluies ou Notre-Dame de Bel-Air ou Notre-Dame de Bon-Secours. Dans la lumière du monde, le Frère faisait découvrir aussi la lumière de l’âme, la lumière du Christ.

5. Le Frère Scubilion a compris et a vécu l’amour du prochain dans sa dimension évangélique. Dans toute personne, il a su voir l’image et la ressemblance de Dieu. Il a aimé à la manière de Dieu. Dans le sillage de saint Jean-Baptiste de la Salle, fondateur des Frères des Ecoles chrétiennes, il a manifesté une grande tendresse pour ceux qui lui étaient confiés. Il les a aidés à prendre confiance, à se pardonner mutuellement, à donner un sens à leur vie, à marcher vers l’espérance, et il s’est distingué au service des malades, montrant beaucoup de compassion à ses frères en détresse. Il a pratiqué la charité dont l’Apôtre Paul s’est fait le chantre admirable dans sa Lettre aux Corinthiens que nous avons écoutée ensemble: «L’amour prend patience, l’amour rend service; l’amour ne jalouse pas; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil; il ne fait rien de malhonnête; il ne cherche pas son intérêt; il ne s’emporte pas; il n’entretient pas de rancune; il ne se réjouit pas de ce qui est mal, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai; il supporte tout, il fait confiance en tout il espère tout, il endure tout»[4].

6. Le plus grand commandement de la Loi est d’aimer Dieu de tout son coeur et le prochain comme soi-même. De cette loi d’amour, le Christ a fait son commandement personnel. C’est la nouveauté de l’Evangile, qui accomplit et achève la Loi ancienne: «Ne pensez pas que je suis venu abolir mais accomplir»[5]. Et Jésus poursuit, faisant d’avance l’éloge de tous les éducateurs de l’étoffe du Frère Scubilion: «Celui qui rejettera un seul de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire ainsi, sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux. Mais celui qui les observera et les enseignera sera déclaré grand dans le Royaume des cieux»[6].

7. Chers Frères et Soeurs, la béatification du Frère Scubilion est comme un événement fondateur dans l’histoire de votre Eglise diocésaine. Elle souligne en même temps que cette partie du monde, que cette région de l’Océan Indien, que votre île, ont vocation à susciter des exemples de sainteté pour toute l'Eglise. Le Père Laval à l’Ile Maurice, Victoire à Madagascar, le Frère Scubilion à La Réunion, se donnent la main pour rapprocher vos peuples dans la fraternité des enfants de Dieu; comme le font aussi d’autres grandes figures de votre pays: le Père Monet, «apôtre des noirs» , le Père Levasseur, compagnon de Libermann, Aimée Pignolet de Fresne, fondatrice des Filles de Marie. Vous avez déjà un patrimoine spirituel qu’il vous importe non seulement de garder mais de bien connaître pour en vivre et pour que surgissent toujours des apôtres au coeur de feu. Assumez votre histoire et devenez-en les acteurs de premier plan! En vivant l’Evangile comme l’ont fait ces grands serviteurs de Dieu, vivifiez toujours mieux votre culture. Vous donnerez envie d’être plus humains à la mesure de l’amour de Jésus-Christ pour les hommes et les femmes de La Réunion.

8. Sur votre île, vous connaissez une abondance relative. Cependant, la course à la consommation peut détourner du vrai chemin évangélique de la réussite humaine. Chez vous, comme en métropole, il y a sans doute des modes de vie à réviser pour connaître le bonheur des simples et préserver la qualité des relations humaines. En outre, avec beaucoup d’autres pays, vous faites malheureusement l’expérience du chômage et il vous faut chercher à la résorber sur place. De même que vous avez su reprendre vie après la dure épreuve du cyclone Firinga (28-29 janvier 1989), je souhaite que votre solidarité fraternelle aille à tous ceux qui sont sans travail et vous suggère les initiatives locales nécessaires pour que tous participent à un développement digne et responsable.

449 9. Quant à vous, chers jeunes qui m’écoutez, je sais combien vous êtes sensibles à la réussite de la vie dans la paix. Votre coeur est sans frontières et vous voulez aimer. Vous voulez tout donner de vous-mêmes pour aimer et être aimés. Vous avez bien raison, car sans amour la vie n’atteint pas son but. Mais attention aux caricatures de l’amour! Saint Paul nous a donné aujourd’hui les signes distinctifs de l’amour vrai. Bâtissez votre vie sur ce type d’amour. Laissez Jésus-Christ vous prendre la main. Il ne vous lâchera pas car il veut aller avec vous jusqu’au bout de l’amour. Cherchez votre vocation: vocation au mariage chrétien, vocation religieuse ou vocation sacerdotale. Apprenez à vous respecter, à vous soutenir pour bâtir un monde où vous ferez triompher les valeurs de louange de Dieu et de service des hommes, valeurs de tendresse et de partage, de justice et de paix, de solidarité et de responsabilité. N’ayez pas peur des sacrifices pour vous perfectionner de jour en jour et faire fructifier vos talents. Le chemin de la perfection, le chemin de l’effort, c’est aussi le chemin de la joie. Bonne chance pour aujourd’hui et pour demain! L’Eglise et le monde comptent sur vous: devenez les champions de votre avenir solidaire.

10. Vous tous qui êtes ici, vous qui m’écoutez à la radio et à la télévision, Jésus vous dit: «Vous êtes la lumière du monde» ! Laissez-moi vous dire en créole:

Resse pas dan’ fénoir viens dans la Lumière. Mette par côté çaq l’a pas bon et marche droite avec zot conscience droite. Soleil y lève, soleil y dort, la lune y lève, la lune y dort; zot même la lumière y éteinde pas.

[Traduction: Ne restez pas dans les ténèbres; venez à la lumière. Laissez de coté ce qui n’est pas bon et allez tout droit avec votre conscience droite. Le soleil se lève et puis il se couche; la lune se lève et puis elle se couche; mais vous êtes la lumière qui ne s’éteint pas].

Avec votre Evêque et tous vos pasteurs continuez à édifier votre Eglise et à développer votre pays, en cherchant à faire reculer les esclavages qui déshumanisent l’existence.

Dans le sillage de Frère Scubilion, apprenez à devenir des saints. Comme lui, bâtissez votre vie sur le mystère de la croix, sur la puissance vivifiante de l’Eucharistie, sur la dévotion à Marie, Reine des Apôtres.

Que cette Mère très aimante vous protège et vous conduise dans la paix vers son Fils Jésus!

A Lui, honneur et gloire pour les siècles des siècles!

[1] Mt 5, 13. 14.

[2] 1 Jn 3, 1.


£[3] 1 P 2, 9.

[4] 1 Co 13, 4-7.

[5] Mt 5, 17.

450 [6] Ibid. 5, 19.

MESSE POUR L’UNION INTERNATIONALE DES SUPÉRIEURES GÉNÉRALES

Mardi, 9 mai 1989
1. «Je n’ai rien négligé pour vous annoncer le plan de Dieu tout entier»[1].


Chères Soeurs Supérieures, que l’Esprit du Seigneur vous permette de redire ces paroles de Paul, au moment où vous êtes venues à Rome de toutes les parties du monde pour approfondir ensemble le thème du ministère des vocations et pour vous interroger sur le type de vie religieuse que vous souhaitez pour l’Eglise aujourd’hui.

Vous réfléchissez, en effet, sur la responsabilité délicate de ceux qui ont la charge de reconnaître, d’encourager et de suivre les vocations que Dieu accorde aux divers Instituts, et sur la manière d’accomplir le discernement nécessaire pour assurer leur avenir.

2. La vocation à la vie consacrée se caractérise par l’appel à être disciple du Seigneur d’une manière toute particulière. Sa source est dans le baptême, dont la consécration est une expression authentique. Cette vocation conduit au don total de soi pour le service du Seigneur, par la profession et la pratique des conseils évangéliques qui engagent pour toute la vie.

Le Christ Jésus adresse aujourd’hui son appel à le suivre comme il le fit pour Pierre et pour les autres Apôtres; il appelle chacun et chacune par son nom, dans cette connaissance intime que reconnut Nathanaël lorsque Jésus lui dit l’avoir vu sous le figuier[2]. Jésus ne laisse pas seul avec lui-même celui qu’il a appelé, mais il l’accompagne et, par l’action de l’Esprit Saint, il le prédispose à la mission à laquelle il le destine. En suivant le Christ, le disciples apprend à être fidèle à son Maître, à ses enseignements, à son Evangile; il apprend à se nourrir de sa Parole pour pouvoir rendre témoignage à tous les peuples «jusqu’aux extrémités de la terre»[3].

Cette dynamique de la vocation constitue le fondement de la vie des disciples, des personnes consacrées: c’est l’élément premier de la pastorale des vocations que vous étudiez au cours de ces journées.

3. Dans le temps liturgique que nous vivons, tandis que l’Eglise vient de célébrer l’Ascension du Seigneur et se prépare à recevoir le don de son Esprit, nous sommes amenés à réfléchir sur l’attitude de Jésus lui-même, avant de monter vers le Père. Il a prié pour ses disciples et les a envoyés: «Je prie pour eux... Père saint, garde mes disciples dans la fidélité à ton nom... Que tous, ils soient un, comme toi, Père tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé»[4].

Cette prière, Jésus la fait encore aujourd’hui pour ceux qui, acceptant de le suivre, lui permettent de continuer sa mission dans le monde entier.

4. Le fait même de vous retrouver ici ensemble montre que le témoignage des religieuses aujourd’hui s’étend vraiment «jusqu’aux extrémités de la terre». Le thème de votre rencontre formule une importante question: «Ministère des vocations... pour quel type de vie religieuse?». Vous savez que la condition des disciples, dans la fidélité à leurs vocations spécifiques est vécue de différentes manières en fonction des changements d’époque et de culture; alors, vous vous demandez comment parvenir à la certitude que vous prenez la bonne direction, alors que la vie sociale et la vie ecclésiale connaissent une constante évolution. De quelle manière pensez-vous pouvoir vivre la fidélité au Christ, selon les charismes propres de vos familles religieuses, dans l’Eglise et le monde d’aujourd’hui?


Homélies St Jean-Paul II 441