Lumen fidei FR 54

Une lumière pour la vie en société


54 Assimilée et approfondie en famille, la foi devient lumière pour éclairer tous les rapports sociaux. Comme expérience de la paternité et de la miséricorde de Dieu, elle s’élargit ensuite en chemin fraternel. Dans la « modernité », on a cherché à construire la fraternité universelle entre les hommes, en la fondant sur leur égalité. Peu à peu, cependant, nous avons compris que cette fraternité, privée de la référence à un Père commun comme son fondement ultime, ne réussit pas à subsister. Il faut donc revenir à la vraie racine de la fraternité. L’histoire de la foi, depuis son début, est une histoire de fraternité, même si elle n’est pas exempte de conflits. Dieu appelle Abraham à quitter son pays et promet de faire de lui une seule grande nation, un grand peuple, sur lequel repose la Bénédiction divine (cf. Gn 12,1-3). Au fil de l’histoire du salut, l’homme découvre que Dieu veut faire participer tous, en tant que frères, à l’unique bénédiction, qui atteint sa plénitude en Jésus, afin que tous ne fassent qu’un. L’amour inépuisable du Père commun nous est communiqué, en Jésus, à travers aussi la présence du frère. La foi nous enseigne à voir que dans chaque homme il y a une bénédiction pour moi, que la lumière du visage de Dieu m’illumine à travers le visage du frère.

Le regard de la foi chrétienne a apporté de nombreux bienfaits à la cité des hommes pour leur vie en commun ! Grâce à la foi, nous avons compris la dignité unique de chaque personne, qui n’était pas si évidente dans le monde antique. Au deuxième siècle, le païen Celse reprochait aux chrétiens ce qui lui paraissait une illusion et une tromperie : penser que Dieu avait créé le monde pour l’homme, le plaçant au sommet de tout le cosmos. Il se demandait alors : « Pourquoi veut-on que l’herbe pousse plutôt pour les hommes que pour les plus sauvages de tous les animaux sans raison ? »[46]. « Si quelqu’un regardait du ciel sur la terre, quelle différence trouverait-il entre ce que nous faisons et ce que les fourmis ou les abeilles ? »[47]. Au centre de la foi biblique, se trouve l’amour de Dieu, sa sollicitude concrète pour chaque personne, son dessein de salut qui embrasse toute l’humanité et la création tout entière, et qui atteint son sommet dans l’Incarnation, la Mort et la Résurrection de Jésus Christ. Quand cette réalité est assombrie, il vient à manquer le critère pour discerner ce qui rend la vie de l’homme précieuse et unique. L’homme perd sa place dans l’univers et s’égare dans la nature en renonçant à sa responsabilité morale, ou bien il prétend être arbitre absolu en s’attribuant un pouvoir de manipulation sans limites. <

[46] Origène, Contra Celsum, IV, 75 : SC 136, p. 372.
[47] Ibid., 85 : SC 136, p. 394.75.


55 La foi, en outre, en nous révélant l’amour du Dieu Créateur nous fait respecter davantage la nature, en nous faisant reconnaître en elle une grammaire écrite par Lui et une demeure qu’il nous confie, afin que nous en prenions soin et la gardions ; elle nous aide à trouver des modèles de développement qui ne se basent pas seulement sur l’utilité et sur le profit, mais qui considèrent la création comme un don dont nous sommes tous débiteurs ; elle nous enseigne à découvrir des formes justes de gouvernement, reconnaissant que l’autorité vient de Dieu pour être au service du bien commun. La foi affirme aussi la possibilité du pardon, qui bien des fois nécessite du temps, des efforts, de la patience et de l’engagement ; le pardon est possible si on découvre que le bien est toujours plus originaire et plus fort que le mal, que la parole par laquelle Dieu soutient notre vie est plus profonde que toutes nos négations. D’ailleurs, même d’un point de vue simplement anthropologique, l’unité est supérieure au conflit ; nous devons aussi prendre en charge le conflit, mais le fait de le vivre doit nous amener à le résoudre, à le vaincre, en le transformant en un maillon d’une chaîne, en un progrès vers l’unité. Quand la foi diminue, il y a le risque que même les fondements de l’existence s’amoindrissent, comme le prévoyait le poète Thomas Stearns Elliot : « Avez-vous peut-être besoin qu’on vous dise que même ces modestes succès /qui vous permettent d’être fiers d’une société éduquée / survivront difficilement à la foi à laquelle ils doivent leur signification ? »[48]. Si nous ôtons la foi en Dieu de nos villes, s’affaiblira la confiance entre nous. Nous nous tiendrions unis seulement par peur, et la stabilité serait menacée. La Lettre aux Hébreux affirme : « Dieu n’a pas honte de s’appeler leur Dieu ; il leur a préparé, en effet, une ville » (He 11,16). L’expression « ne pas avoir honte » est associée à une reconnaissance publique. On veut dire que Dieu confesse publiquement, par son agir concret, sa présence parmi nous, son désir de rendre solides les relations entre les hommes. Peut-être aurions-nous honte d’appeler Dieu notre Dieu ? Peut-être est-ce nous qui ne le confessons pas comme tel dans notre vie publique, qui ne proposerions pas la grandeur de la vie en commun qu’il rend possible ? La foi éclaire la vie en société. Elle possède une lumière créative pour chaque mouvement nouveau de l’histoire, parce qu’elle situe tous les événements en rapport avec l’origine et le destin de toute chose dans le Père qui nous aime.

[48] « Choruses from The Rock » in The Collected Poems and Plays 1909-1950, New York 1980, p. 106.


Une force de consolation dans la souffrance

56 En écrivant aux chrétiens de Corinthe sur ses tribulations et ses souffrances, saint Paul met en relation sa foi avec la prédication de l’Évangile. Il dit, en effet, que s’accomplit le passage de l’Écriture : « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé » (2Co 4,13). L’Apôtre se réfère à une expression du Psaume 116, où le psalmiste s’exclame : « Je crois lors même que je dis : je suis trop malheureux » (Ps 116,10). Parler de la foi amène à parler aussi des épreuves douloureuses, mais justement Paul voit en elles l’annonce la plus convaincante de l’Évangile ; parce que c’est dans la faiblesse et dans la souffrance qu’émerge et se découvre la puissance de Dieu qui dépasse notre faiblesse et notre souffrance. L’Apôtre même se trouve dans une situation de mort, qui deviendra vie pour les chrétiens (cf. 2Co 4,7-12). À l’heure de l’épreuve, la foi nous éclaire, et dans la souffrance et dans la faiblesse nous apparaît clairement que « (…) ce n’est pas nous que nous prêchons, mais le Christ Jésus, Seigneur » (2Co 4,5). Le chapitre 11 de la Lettre aux Hébreux se conclut par la référence à ceux qui ont souffert pour la foi (cf. He 11,35-38), parmi lesquels une place particulière est attribuée à Moïse, qui a pris sur lui l’opprobre du Christ (cf. He 11,26). Le chrétien sait que la souffrance ne peut être éliminée, mais qu’elle peut recevoir un sens, devenir acte d’amour, confiance entre les mains de Dieu qui ne nous abandonne pas et, de cette manière, être une étape de croissance de la foi et de l’amour. En contemplant l’union du Christ avec le Père, même au moment de la souffrance la plus grande sur la croix (cf. Mc 15,34), le chrétien apprend à participer au regard même de Jésus. Par conséquent la mort est éclairée et peut être vécue comme l’ultime appel de la foi, l’ultime « Sors de la terre », l’ultime « Viens ! » prononcé par le Père, à qui nous nous remettons dans la confiance qu’il nous rendra forts aussi dans le passage définitif.


57 La lumière de la foi ne nous fait pas oublier les souffrances du monde. Pour combien d’hommes et de femmes de foi, les personnes qui souffrent ont été des médiatrices de lumière ! Ainsi le lépreux pour saint François d’Assise, ou pour la Bienheureuse Mère Teresa de Calcutta, ses pauvres. Ils ont compris le mystère qui est en eux. En s’approchant d’eux, ils n’ont certes pas effacé toutes leurs souffrances, ni n’ont pu leur expliquer tout le mal. La foi n’est pas une lumière qui dissiperait toutes nos ténèbres, mais la lampe qui guide nos pas dans la nuit, et cela suffit pour le chemin. À l’homme qui souffre, Dieu ne donne pas un raisonnement qui explique tout, mais il offre sa réponse sous la forme d’une présence qui accompagne, d’une histoire de bien qui s’unit à chaque histoire de souffrance pour ouvrir en elle une trouée de lumière. Dans le Christ, Dieu a voulu partager avec nous cette route et nous offrir son regard pour y voir la lumière. Le Christ est celui qui, en ayant supporté la souffrance, « est le chef de notre foi et la porte à la perfection » (He 12,2). <

La souffrance nous rappelle que le service rendu par la foi au bien commun est toujours service d’espérance, qui regarde en avant, sachant que c’est seulement de Dieu, de l’avenir qui vient de Jésus ressuscité, que notre société peut trouver ses fondements solides et durables. En ce sens, la foi est reliée à l’espérance parce que, même si notre demeure terrestre vient à être détruite, nous avons une demeure éternelle que Dieu a désormais inaugurée dans le Christ, dans son corps (cf. 2Co 4,16-5,5). Le dynamisme de foi, d’espérance et de charité (cf. 1Th 1,3 1Co 13,13) nous fait ainsi embrasser les préoccupations de tous les hommes, dans notre marche vers cette ville, « dont Dieu est l’architecte et le constructeur » (He 11,10), parce que « l’espérance ne déçoit point » (Rm 5,5).

Dans l’unité avec la foi et la charité, l’espérance nous projette vers un avenir certain, qui se situe dans une perspective différente des propositions illusoires des idoles du monde, mais qui donne un nouvel élan et de nouvelles forces à la vie quotidienne. Ne nous faisons pas voler l’espérance, ne permettons pas qu’elle soit rendue vaine par des solutions et des propositions immédiates qui nous arrêtent sur le chemin, qui « fragmentent » le temps, le transformant en moments ; c’est le temps qui gouverne les moments, qui les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne, d’un processus. L’espace fossilise le cours des choses, le temps projette au contraire vers l’avenir et incite à marcher avec espérance.<


« Bienheureuse celle qui a cru » (@LC 1,45@)

58 Dans la parabole du semeur, saint Luc rapporte ces paroles par lesquelles Jésus explique la signification de « la bonne terre » : « Ce sont ceux qui, ayant entendu la parole avec un coeur noble et généreux, la retiennent et portent du fruit par leur constance » (Lc 8,15). Dans le contexte de l’évangile de Luc, la mention du coeur noble et généreux, en référence à la Parole écoutée et gardée, constitue un portrait implicite de la foi de la Vierge Marie. Le même évangéliste nous parle de la mémoire de Marie, de la manière dont elle conservait dans son coeur tout ce qu’elle écoutait et voyait, de façon à ce que la Parole portât du fruit dans sa vie. La Mère du Seigneur est l’icône parfaite de la foi, comme dira sainte Élisabeth : « Bienheureuse celle qui a cru » (Lc 1,45).

En Marie, Fille de Sion, s’accomplit la longue histoire de foi de l’Ancien Testament, avec le récit de la vie de beaucoup de femmes fidèles, à commencer par Sara, femmes qui, à côté des Patriarches, étaient le lieu où la promesse de Dieu s’accomplissait, et la vie nouvelle s’épanouissait. À la plénitude des temps, la Parole de Dieu s’est adressée à Marie, et elle l’a accueillie avec tout son être, dans son coeur, pour qu’elle prenne chair en elle et naisse comme lumière pour les hommes. Saint Justin martyr, dans son Dialogue avec Tryphon, a une belle expression par laquelle il dit que Marie, en acceptant le message de l’Ange, a conçu « foi et joie »[49]. En la mère de Jésus, en effet, la foi a porté tout son fruit, et quand notre vie spirituelle donne du fruit, nous sommes remplis de joie, ce qui est le signe le plus clair de la grandeur de la foi. Dans sa vie, Marie a accompli le pèlerinage de la foi en suivant son Fils[50]. Ainsi, en Marie, le chemin de foi de l’Ancien Testament est assumé dans le fait de suivre Jésus, et il se laisse transformer par Lui, en entrant dans le regard-même du Fils de Dieu incarné.

[49] Cf. Dialogus cum Tryphone Iudaeo, 100,5 : PG 6, 710.
[50] Cf. Conc. OEcum. Vat. II, Const. dogm. sur l’Église Lumen gentium, LG 58.


59 Nous pouvons dire que dans la Bienheureuse Vierge Marie s’est réalisé ce sur quoi j’ai insisté auparavant, c’est-à-dire que le croyant est totalement engagé dans sa confession de foi. Marie est étroitement associée, par son lien avec Jésus, à ce que nous croyons. Dans la conception virginale de Marie, nous avons un signe clair de la filiation divine du Christ. L’origine éternelle du Christ est dans le Père, il est le Fils dans un sens total et unique ; et pour cela il naît dans le temps sans l’intervention d’un homme. Étant Fils, Jésus peut apporter au monde un nouveau commencement et une nouvelle lumière, la plénitude de l’amour fidèle de Dieu qui se livre aux hommes. D’autre part, la maternité véritable de Marie a assuré au Fils de Dieu une véritable histoire humaine, une véritable chair dans laquelle il mourra sur la croix et ressuscitera des morts. Marie l’accompagnera jusqu’à la croix (cf. Jn 19,25), de là sa maternité s’étendra à tout disciple de son Fils (cf. Jn 19,26-27). Elle sera également présente au cénacle, après la Résurrection et l’Ascension de Jésus, pour implorer avec les Apôtres le don de l’Esprit Saint (cf. Ac 1,14). Le mouvement d’amour entre le Père et le Fils dans l’Esprit a parcouru notre histoire ; le Christ nous attire à Lui pour pouvoir nous sauver (cf. Jn 12,32). Au centre de la foi, se trouve la confession de Jésus, Fils de Dieu, né d’une femme qui nous introduit, par le don de l’Esprit Saint, dans la filiation adoptive (cf. Ga 4,4-6).


60 Tournons-nous vers Marie, Mère de l’Église et Mère de notre foi, en priant :

Ô Mère, aide notre foi !
Ouvre notre écoute à la Parole, pour que nous reconnaissions la voix de Dieu et son appel.
Éveille en nous le désir de suivre ses pas, en sortant de notre terre et en accueillant sa promesse.
Aide-nous à nous laisser toucher par son amour, pour que nous puissions le toucher par la foi.
Aide-nous à nous confier pleinement à Lui, à croire en son amour, surtout dans les moments de tribulations et de croix, quand notre foi est appelée à mûrir.
Sème dans notre foi la joie du Ressuscité.
Rappelle-nous que celui qui croit n’est jamais seul.
Enseigne-nous à regarder avec les yeux de Jésus, pour qu’il soit lumière sur notre chemin. Et que cette lumière de la foi grandisse toujours en nous jusqu’à ce qu’arrive ce jour sans couchant, qui est le Christ lui-même, ton Fils, notre Seigneur !

Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 29 juin 2013, solennité des saints Apôtres Pierre et Paul, en la première année de mon Pontificat.



FRANCISCUS






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