Thérèse EJ, Histoire d'une âme A 19

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donne pas une gloire égale dans le Ciel à tous les élus, et j'avais peur que tous ne soient pas heureux, alors Pauline me dit d'aller chercher le grand verre à Papa et de le mettre à côté de mon tout petit dé, puis de les remplir d'eau, ensuite elle me demanda lequel était le plus plein. Je lui dis qu'ils étaient aussi pleins l'un que l'autre et qu'il était impossible de mettre plus d'eau qu'ils n'en pouvaient contenir. Ma Mère chérie me fit alors comprendre qu'au Ciel le Bon Dieu donnerait à ses élus autant de gloire 66 qu'ils en pourraient contenir et qu'ainsi le dernier n'aurait rien à envier au premier. C'était ainsi que mettant à ma portée les plus sublimes secrets, vous saviez, ma Mère, donner à mon âme la nourriture qui lui était nécessaire...
Avec quelle joie je voyais chaque année arriver la distribution des prix!... Là comme toujours, la justice était gardée et je n'avais que les récompenses méritées, toute seule debout au milieu de la noble assemblée, j'écoutais ma sentence, lue par le Roi de France et Navarre, le coeur me battait bien fort en recevant les prix et la couronne... c'était pour moi comme une image du jugement!... Aussitôt après la distribution, la petite Reine quittait sa robe blanche, puis on se dépêchait de la déguiser afin qu'elle prenne part à la grande représentation!...
Ah! comme elles étaient joyeuses ces fêtes de famille... Comme j'étais loin alors en voyant mon Roi chéri si radieux, de prévoir les épreuves qui devaient le visiter!...
Un jour cependant, le Bon Dieu me montra dans une vision vraiment extraordinaire 67 , l'image vivante de l'épreuve qu'Il se plaisait à nous préparer d'avance, son calice se remplissant déjà. NHA 212 68 .
Papa était en voyage depuis plusieurs jours, il devait encore s'en écouler deux

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avant son retour. Il pouvait être deux ou trois heures de l'après-midi, le soleil brillait d'un vif éclat et toute la nature semblait en fête. Je me trouvais seule à la fenêtre d'une mansarde donnant sur le grand jardin, je regardais devant moi, l'esprit occupé de pensées riantes, quand je vis devant la buanderie qui se trouvait juste en face, un homme vêtu absolument comme Papa, ayant la même taille et la même démarche, seulement il était beaucoup plus courbé... Sa tête était couverte 69 d'une espèce de tablier de couleur indécise en sorte que je ne pus voir son visage. Il portait un chapeau semblable à ceux de Papa. Je le vis s'avancer d'un pas régulier, longeant mon petit jardin... Aussitôt un sentiment de frayeur surnaturelle envahit mon âme, mais en un instant je réfléchis que sans doute Papa était de retour et qu'il se cachait afin de me surprendre, alors j'appelai bien haut d'une voix tremblante d'émotion: - "Papa, Papa!..." Mais le mystérieux personnage ne paraissant pas m'entendre, continua sa marche régulière sans même se détourner, le suivant des yeux je le vis se diriger vers le bosquet qui coupait la grande allée en deux, je m'attendais à le voir reparaître de l'autre côté des grands arbres, mais la vision prophétique s'était évanouie!... Tout ceci ne dura qu'un instant, mais se grava si profondément en mon coeur qu'aujourd'hui, après 15 ans... le souvenir m'en est aussi présent que si la vision était encore devant mes yeux...
Marie était avec vous, ma Mère, dans une chambre communiquant avec celle où je me trouvais, m'entendant appeler Papa, elle ressentit une impression de frayeur, sentant, m'a-t-elle dit depuis, qu'il devait se passer quelque chose d'extraordinaire, sans me laisser voir son émotion elle accourut auprès de moi, me demandant ce qui me prenait d'appeler Papa qui était à Alençon, je

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racontai alors ce que je venais de voir. Pour me rassurer Marie me dit que c'était sans doute Victoire qui pour me faire peur s'était caché la tête avec son tablier, mais interrogée Victoire assura n'avoir pas quitté sa cuisine, d'ailleurs, j'étais bien sûre d'avoir vu un homme et que cet homme avait la tournure de Papa, alors nous allâmes toutes les trois derrière le massif d'arbres, mais n'ayant trouvé aucune marque indiquant le passage de quelqu'un, vous m'avez dit de ne plus penser à cela...
Ne plus y penser n'était pas en mon pouvoir, bien souvent mon imagination me représenta la scène mystérieuse que j'avais vue... bien souvent j'ai cherché à lever le voile qui m'en dérobait le sens, car j'en gardai au fond du coeur la conviction intime, cette vision avait un sens qui devait m'être révélé un jour... Ce jour s'est fait longtemps attendre mais après 14 ans le Bon Dieu a lui-même déchiré le voile mystérieux. Etant en licence avec Sr Marie du Sacré Coeur, nous parlions comme toujours des choses de l'autre vie et de nos souvenirs d'enfance, quand je lui rappelai la vision que j'avais eue à l'age de 6 à 7 ans, tout à coup en rapportant les détails de cette scène étrange, nous comprîmes en même temps ce qu'elle signifiait... C'était bien Papa que j'avais vu, s'avançant courbé par l'âge... C'était bien lui portant sur son visage vénérable, sur sa tête blanchie, le signe de sa glorieuse épreuve... NHA 214 70 Comme la Face Adorable de Jésus qui fut voilée pendant sa passion, Lc 22,64 Mt 25,21 ainsi la face de son fidèle serviteur devait être voilée aux jours de ses douleurs, afin de pouvoir rayonner dans la Céleste Patrie auprès de son Seigneur, le Verbe Éterne!... Jn 1,1 C'est du sein de cette gloire ineffable, alors qu'il régnait dans le Ciel, que notre Père chéri nous a obtenu la grâce de comprendre la vision

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que sa petite reine avait eue à un âge où l'illusion n'est pas à craindre! C'est du sein de la gloire qu'il nous a obtenu cette douce consolation de comprendre que 10 ans avant notre grande épreuve le Bon Dieu nous la montrait déjà, comme un Père fait entrevoir à ses enfants l'avenir glorieux qu'il leur prépare et se complaît à considérer d'avance les richesses sans prix qui doivent être leur partage...
Ah! pourquoi est-ce à moi que le Bon Dieu a donné cette lumière? pourquoi a-t-il montré à une enfant si petite une chose qu'elle ne pouvait comprendre, une chose qui, si elle l'avait comprise, l'aurait fait mourir de douleur, pourquoi?... C'est là un de ces mystères que sans doute nous comprendrons dans le Ciel et qui fera notre éternelle admiration!...
Que le Bon Dieu est bon!... comme il proportionne les épreuves aux forces qu'Il nous donne. Jamais comme je viens de le dire je n'aurais pu supporter même la pensée des peines amères que l'avenir me réservait... Je ne pouvais pas même penser sans frémir que Papa pouvait mourir... Une fois il était monté sur le haut d'une échelle et comme je restais juste dessous il me cria: "Eloigne-toi paup'tit, si je tombe je vais t'écraser." En entendant cela je ressentis une révolte intérieure, au lieu de m'éloigner je me collai contre l'échelle en pensant: "Au moins si Papa tombe, je ne vais pas avoir la douleur de le voir mourir, puisque je vais mourir avec lui!" Je ne puis dire ce que j'aimais Papa, tout en lui me causait de l'admiration; quand il m'expliquait ses pensées (comme si j'avais été une grande fille) je lui disais naïvement que bien sûr s'il disait

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tout cela aux grands hommes du gouvernement, ils le prendraient pour le faire Roi et qu'alors la France serait heureuse comme elle ne l'avait jamais été... Mais dans le fond j'étais contente (et me le reprochais comme pensée d'égoïsme) qu'il n'y ait que moi à bien connaître Papa, car s'il était devenu Roi de France et de Navarre je savais qu'il aurait été malheureux puisque c'est le sort de tous les monarques et surtout il n'aurait plus été mon Roi à moi toute seule!...
J'avais six ou 7 ans lorsque Papa nous conduisit à Trouville. NHA 215 71 Jamais je n'oublierai l'impression que me fit la mer, je ne pouvais m'empêcher de la regarder sans cesse, sa majesté, le mugissement de ses flots, tout parlait à mon âme de la Grandeur et de la Puissance du Bon Dieu. Je me rappelle que pendant la promenade que nous faisions sur la plage, un Mr et une Dame me regardèrent courant joyeusement autour de Papa et s'approchant, ils lui demandèrent si j'étais à lui, et dirent que j'étais une bien gentille petite fille. Papa leur répondit que oui, mais je m'aperçus qu'il leur fit signe de ne pas me faire de compliments... C'était la première fois que j'entendais dire que j'étais gentille, cela me fit bien plaisir, car je ne le croyais pas, vous faisiez une si grande attention, ma Mère chérie, à ne laisser auprès de moi aucune chose qui pût ternir mon innocence, à ne me laisser surtout entendre aucune parole capable de faire glisser la vanité dans mon coeur. Comme je ne faisais attention qu'à vos paroles et à celles de Marie et jamais vous ne m'aviez adressé un seul compliment, je n'attachai pas beaucoup d'importance aux paroles et aux regards admiratifs de la dame.

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Le soir, à l'heure où le soleil semble se baigner dans l'immensité des flots laissant devant lui un sillon lumineux, j'allai m'asseoir toute seule sur un rocher avec Pauline... Alors je me rappelai la touchante histoire "Du sillon d'or!..." NHA 216 72 Je le contemplai longtemps ce sillon lumineux, image de la grâce illuminant le chemin que doit parcourir le petit vaisseau à la gracieuse voile blanche... Près de Pauline, je pris la résolution de ne jamais éloigner mon âme du regard de Jésus, afin qu'elle vogue en paix vers la Patrie des Cieux!...
Ma vie s'écoulait tranquille et heureuse, l'affection dont j'étais entourée aux Buissonnets me faisait pour ainsi dire grandir, mais j'étais sans doute assez grande pour commencer à lutter, pour commencer à connaître le monde et les misères dont il est rempli...
J'avais huit ans et demi lorsque Léonie sortit de pension et je la remplaçai à l'Abbaye. NHA 301 73 J'ai souvent entendu dire que le temps passé au pensionnat est le meilleur et le plus doux de la vie, il n'en fut pas ainsi pour moi, les cinq années que j'y passai furent les plus tristes de ma vie, si je n'avais pas eu avec moi ma Céline chérie, je n'aurais pas pu y rester un seul mois sans tomber malade... La pauvre petite fleur avait été habituée à plonger ses fragiles racines dans une terre choisie, faite exprès pour elle, aussi lui sembla-t-il bien dur de se voir au milieu de fleurs de toute espèce aux racines souvent bien peu délicates et d'être obligée de trouver dans une terre commune le suc nécessaire 74 à sa subsistance!...
Vous m'aviez si bien instruite, ma Mère chérie, qu'en arrivant en pension j'étais la plus avancée des enfants de mon âge, je fus placée dans

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une classe d'élèves toutes plus grandes que moi, l'une d'elles âgée de 13 à 14 ans était peu intelligente, mais savait cependant en imposer aux élèves et même aux maîtresses. Me voyant si jeune, presque toujours la première de ma classe 75 et chérie de toutes les religieuses, elle en éprouva sans doute une jalousie bien pardonnable à une pensionnaire et me fit payer de mille manières mes petits succès...
Avec ma nature timide et délicate, je ne savais pas me défendre et me contentais de pleurer sans rien dire, ne me plaignant pas même à vous de ce que je souffrais, mais je n'avais pas assez de vertu pour m'élever au-dessus de ces misères de vie et mon pauvre petit coeur souffrait beaucoup... Heureusement chaque soir je retrouvais le foyer paternel, alors mon coeur s'épanouissait, 76 je sautais sur les genoux de mon Roi, lui disant les notes qui m'avaient été données et son baiser me faisait oublier toutes mes peines... Avec quelle joie j'annonçai le résultat de ma 1re composition (une composition d'H. Sainte), un seul point me manquait pour avoir le maximum, n'ayant pas su le nom du père de Moïse. 77 J'étais donc la première et j'apportais une belle décoration d'argent. Pour me récompenser Papa me donna une jolie petite pièce de quatre sous que je plaçai dans une boîte et qui fut destinée à recevoir presque chaque Jeudi une nouvelle pièce toujours de même grandeur... (c'était dans cette boîte que j'allais puiser quand à certaines grandes fêtes je voulais faire une aumône de ma bourse à la quête, soit pour la propagation de la Foi ou autres oeuvres semblables). Pauline, ravie du succès de sa petite élève, lui fit cadeau d'un

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joli cerceau pour l'encourager à continuer d'être bien studieuse. La pauvre petite avait un réel besoin de ces joies de la famille, sans elles, la vie de pension lui aurait été trop dure.
L'après-midi de chaque Jeudi c'était congé, mais ce n'était pas comme les congés de Pauline, je n'étais pas dans le belvédère avec Papa... Il fallait jouer non pas avec ma Céline, ce qui me plaisait quand j'étais toute seule avec elle, mais avec mes petites cousines et les petites Maudelonde, NHA 302 78 c'était pour moi une vraie peine, ne sachant pas jouer comme les autres enfants, 79 je n'étais pas une compagne agréable, cependant je faisais de mon mieux pour imiter les autres sans y réussir et je m'ennuyais beaucoup, surtout quand il fallait passer toute une après-midi à danser des quadrilles. La seule chose qui me plaisait c'était d'aller au jardin de l'étoile, 80 alors j'étais la première partout, cueillant les fleurs à profusion et sachant trouver les plus jolies j'excitais l'envie de mes petites compagnes...
Ce qui me plaisait encore c'était lorsque par hasard j'étais seule avec la petite Marie, n'ayant plus Céline Maudelonde pour l'entraîner à des jeux ordinaires, elle me laissait libre de choisir et je choisissais un jeu tout à fait nouveau. Marie et Thérèse devenaient deux solitaires n'ayant qu'une pauvre cabane, un petit champ de blé et quelques légumes à cultiver. Leur vie se passait dans une contemplation continuelle, c'est-à-dire que l'un des solitaires remplaçait l'autre à l'oraison lorsqu'il fallait s'occuper de la vie active. Tout se faisait avec une entente, un silence et des manières si religieuses que c'était parfait. Lorsque ma Tante venait nous chercher pour la promenade, notre jeu continuait même dans la rue. Les deux solitaires récitaient

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ensemble le chapelet, se servant de leurs doigts afin de ne pas montrer leur dévotion à l'indiscret public, cependant un jour le plus jeune solitaire s'oublia, ayant reçu un gâteau pour sa collation, il fit avant de le manger, un grand signe de croix, ce qui fit rire tous les profanes du siècle...
Marie et moi étions toujours du même avis, nous avions si bien les mêmes goûts qu'une fois notre union de volontés passa les bornes. Revenant un soir de l'Abbaye, je dis à Marie: "Conduis-moi, je vais fermer les yeux." - "Je veux les fermer aussi, me répondit-elle." Aussitôt dit, aussitôt fait, sans discuter chacune fit sa volonté... Nous étions sur un trottoir, il n'y avait pas à craindre les voitures, après une agréable promenade de quelques minutes, ayant savouré les délices de marcher sans y voir, les deux petites étourdies tombèrent ensemble sur des caisses posées à la porte d'un magasin, ou plutôt elles firent tomber ces dernières, le marchand sortit tout en colère pour relever sa marchandise, les deux aveugles volontaires s'étaient bien relevées toutes seules et marchaient à grands pas, les yeux grands ouverts, écoutant les justes reproches de Jeanne qui était aussi fâchée que le marchand!... Aussi pour nous punir elle résolut de nous séparer et depuis ce jour Marie et Céline allèrent ensemble pendant que je fis route avec Jeanne. Cela mit fin à notre trop grande union de volonté et ce ne fut pas un mal pour les aînées qui au contraire n'étaient jamais du même avis et se disputaient tout le long du chemin. La paix ainsi fut complète.
Je n'ai rien dit encore de mes rapports intimes avec Céline, ah!

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s'il me fallait tout raconter, je ne pourrais finir...
A Lisieux les rôles avaient changé, c'était Céline qui était devenue un malin petit lutin et Thérèse n'était plus qu'une petite fille bien douce mais pleureuse à l'excès... Cela n'empêchait pas que Céline et Thérèse s'aimaient de plus en plus, parfois il y avait quelques petites discussions mais ce n'était pas grave et dans le fond elles étaient toujours du même avis. Je puis dire que jamais ma petite soeur chérie ne m'a fait de peine, 81 mais qu'elle a été pour moi comme un rayon de soleil, me réjouissant et me consolant toujours... Qui pourra dire avec quelle intrépidité elle me défendait à l'Abbaye lorsque j'étais accusée?... Elle prenait tant de soin de ma santé que cela m'ennuyait quelquefois. Ce qui ne m'ennuyait pas c'était de la regarder s'amuser, elle rangeait toute la troupe de nos petites poupées et leur faisait la classe comme une habile maîtresse, seulement elle avait le soin que ses filles soient toujours sages au lieu que les miennes étaient souvent mises à la porte à cause de leur mauvaise conduite... Elle me disait toutes les choses nouvelles qu'elle venait d'apprendre dans sa classe, ce qui m'amusait beaucoup, et je la regardais comme un puits de science. J'avais reçu le titre de "petite fille à Céline", aussi quand elle était fâchée contre moi, sa plus grande marque de mécontentement était de me dire: "Tu n'es plus ma petite fille c'est fini, je m'en rappellerai toujours!..." Alors je n'avais plus qu'à pleurer comme une Madeleine, la suppliant de me regarder encore comme sa petite fille, bientôt elle m'embrassait et me promettait de plus se rappeler de rien!... Pour me consoler elle prenait une de ses poupées et lui

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disait: "Ma chérie, embrasse ta tante." Une fois la poupée fut si empressée de m'embrasser tendrement qu'elle me passa ses deux petits bras dans le nez... Céline qui ne l'avait pas fait exprès me regardait stupéfaite, la poupée pendue au nez; la tante ne fut pas longtemps à repousser les étreintes trop tendres de sa nièce et se mit à rire de tout son coeur d'une aussi singulière aventure.
Le plus amusant était de nous voir acheter nos étrennes, ensemble au bazar, nous nous cachions soigneusement l'une de l'autre. Ayant 10 sous dépenser il nous fallait au moins 5 ou 6 objets différents, c'était à laquelle achèterait les plus belles choses. Ravies de nos emplettes nous attendions avec impatience le premier jour de l'an afin de pouvoir nous offrir nos magnifiques cadeaux. Celle qui se réveillait avant l'autre s'empressait de lui souhaiter la bonne année, ensuite on se donnait les étrennes et chacune s'extasiait sur les trésors donnés pour 10 sous!... Ces petits cadeaux nous faisaient presque autant de plaisir que les belles étrennes de mon oncle, d'ailleurs ce n'était que le commencement des joies. Ce jour-là nous étions vite habillées et chacune se tenait au guet pour sauter au cou de Papa, dès qu'il sortait de sa chambre, c'étaient des cris de joie dans toute la maison et ce pauvre petit Père paraissait heureux de nous voir si contentes... Les étrennes que Marie et Pauline donnaient à leur petites filles n'avaient pas une grande valeur mais elles leur causaient aussi une grande joie... Ah! c'est qu'à cet âge nous n'étions pas blasées, notre âme dans toute sa fraîcheur s'épanouissait comme une fleur heureuse de recevoir la rosée du matin... Le même souffle faisait balancer nos corolles 82 et ce qui faisait de la joie ou de la peine à

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l'une en faisait en même temps à l'autre. Oui nos joies étaient communes, je l'ai bien senti au beau jour de la première Communion de ma Céline chérie. 83 Je n'allais pas encore à l'Abbaye n'ayant que sept ans mais j'ai conservé en mon coeur le très doux souvenir de la préparation que vous, ma Mère chérie, avez fait faire à Céline, chaque soir vous la preniez sur vos genoux et lui parliez de la grande action qu'elle allait faire, moi j'écoutais avide de me préparer aussi, mais bien souvent vous me disiez de m'en aller parce que j'étais trop petite, alors mon coeur était bien gros et je pensais que ce n'était pas trop de quatre années pour se préparer recevoir le Bon Dieu...
Un soir je vous entendis qui disiez qu'à partir de la première Communion, il fallait commencer une nouvelle vie, aussitôt je résolus de ne pas attendre ce jour-là mais d'en commencer une en même temps que Céline... Jamais je n'avais autant senti que je l'aimais comme je le fis pendant sa retraite de trois jours; pour la première fois de ma vie, j'étais loin d'elle, je ne couchais pas dans son lit... Le premier jour, ayant oublié qu'elle n'allait pas revenir, j'avais gardé un petit bouquet de cerises que Papa m'avait acheté pour le manger avec elle, ne la voyant pas arriver j'eus bien du chagrin. Papa me consola en me disant qu'il me conduirait à l'Abbaye le lendemain pour voir ma Céline et que je lui donnerais un autre bouquet de cerises!... Le jour de la 1re Communion de Céline me laissa une impression semblable à celle de la mienne, en me réveillant le matin toute seule dans le grand lit, je me sentis inondée de joie. "C'est aujourd'hui!... Le grand jour est arrivé..." je ne me lassais pas de

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répéter ces paroles. Il me semblait que c'était moi qui allais faire ma 1re Communion. Je crois que j'ai reçu de grandes grâces ce jour-là et je le considère comme un des plus beaux de ma vie...
Je suis retournée un peu en arrière pour rappeler ce délicieux et doux souvenir, maintenant je dois parler de la douloureuse épreuve qui vint briser le coeur de la petite Thérèse, lorsque Jésus lui ravit sa chère maman, sa Pauline si tendrement aimée!...
Un jour, j'avais dit à Pauline que je voudrais être solitaire, m'en aller avec elle dans un désert lointain, elle m'avait répondu que mon désir était le sien et qu'elle attendrait que je sois assez grande pour partir. Sans doute ceci n'était pas dit sérieusement, mais la petite Thérèse l'avait pris au sérieux, aussi quelle ne fut pas sa douleur d'entendre un jour sa chère Pauline parler avec Marie de son entrée prochaine au Carmel... Je ne savais pas ce qu'était le Carmel, mais je comprenais que Pauline allait me quitter pour entrer dans un couvent, je comprenais qu'elle ne m'attendrait pas et que j'allais perdre ma seconde Mère,... Ah! Comment pourrais-je dire l'angoisse de mon coeur? En un instant je compris ce qu'était la vie, jusqu'alors je ne l'avais pas vue si triste, mais elle m'apparut dans toute sa réalité, je vis qu'elle n'était qu'une souffrance et qu'une séparation continuelle. 84 Je versai des larmes bien amères, car je ne comprenais pas encore la joie du sacrifice, j'étais faible, si faible que je regarde comme une grande grâce d'avoir pu supporter une épreuve qui semblait être bien au dessus de mes forces!... Si j'avais appris tout doucement le départ de ma Pauline chérie, je n'aurais peut-être pas autant souffert mais

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l'ayant appris par surprise, ce fut comme si un glaive s'était enfoncé dans mon coeur. Lc 2,35
Je me souviendrai toujours, ma Mère chérie, avec quelle tendresse vous m'avez consolée... Puis vous m'avez expliqué la vie du Carmel qui me sembla bien belle, en repassant dans mon esprit tout ce que vous m'aviez dit, je sentis que le Carmel était le désert où le Bon Dieu voulait que j'aille aussi me cacher... Je le sentis avec tant de force qu'il n'y eut pas le moindre doute dans mon coeur, ce n'était pas un rêve d'enfant qui se laisse entraîner, mais la certitude d'un appel Divin; je voulais aller au Carmel non pour Pauline mais pour Jésus seul... Je pensai beaucoup de choses que les paroles ne peuvent rendre, mais qui laissèrent une grande paix dans mon âme.
Le lendemain je confiai mon secret à Pauline qui regardant mes désirs comme la volonté du Ciel, me dit que bientôt j'irais avec elle voir la Mère Prieure du Carmel et qu'il faudrait lui dire ce que le Bon Dieu me faisait sentir... Un Dimanche fut choisi pour cette solennelle visite, mon embarras fut grand quand j'appris que Marie G. NHA 203 85 devait rester avec moi, étant encore assez petite pour voir 86 les carmélites, il fallait cependant que je trouve le moyen de rester seule, voici ce qui me vint à la pensée, je dis à Marie qu'ayant le privilège de voir la Mère Prieure, 87 il fallait être bien gentilles et très polies, pour cela nous devions lui confier nos secrets, donc chacune à notre tour il fallait sortir un moment et laisser l'une de nous toute seule. Marie me crut sur parole et malgré sa répugnance à confier des secrets qu'elle n'avait pas, nous restâmes seules, l'une après l'autre, auprès de M. M. de G.

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Ayant entendu mes grandes confidences cette bonne Mère crut à ma vocation, mais elle me dit qu'on ne recevait pas de postulantes de 9 ans et qu'il faudrait attendre mes 16 ans... Je me résignai malgré mon vif désir d'entrer le plus tôt possible et de faire ma 1re Communion le jour de la prise d'Habit de Pauline... Ce fut ce jour-là que je reçus des compliments pour la seconde fois. Sr Th. de St Augustin étant venue me voir, ne se lassait pas de dire que j'étais gentille, je ne comptais pas venir au Carmel pour recevoir des louanges, aussi après le parloir, je ne cessai de répéter au Bon Dieu que c'était pour Lui tout seul que je voulais être carmélite.
Je tâchai de bien profiter de ma Pauline chérie pendant les quelques semaines qu'elle resta encore dans le monde, chaque jour Céline et moi lui achetions un gâteau et des bonbons, pensant que bientôt elle n'en mangerait plus; nous étions toujours à ses côtés ne lui laissant pas une minute de repos. Enfin le 2 Octobre 88 arriva, jour de larmes et de bénédictions où Jésus cueillit la première de ses fleurs, qui devait être la mère de celles qui viendraient la rejoindre peu d'années après.
Je vois encore la place où je reçus le dernier baiser de Pauline, ensuite ma Tante nous emmena toutes à la messe pendant que Papa allait sur la montagne du Carmel offrir son premier sacrifice... Toute la famille était en larmes en sorte que nous voyant entrer dans l'église les personnes nous regardaient avec étonnement, mais cela m'était bien égal et ne m'empêchait pas de pleurer, je crois que si tout avait croulé autour de moi je n'y aurais fait aucune attention, je regardais le beau Ciel bleu et je m'étonnais que le Soleil puisse luire avec


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autant d'éclat, alors que mon âme était inondée de tristesse!...
Peut-être, ma Mère chérie, trouvez-vous que j'exagère la peine que j'ai ressentie?... Je me rends bien compte qu'elle n'aurait pas dû être aussi grande puisque j'avais l'espoir de vous retrouver au Carmel, mais mon âme était LOIN d'être mûrie, je devais passer par bien des creusets avant d'atteindre le terme tant désiré...
Le 2 Octobre était le jour fixé pour la rentrée de l'Abbaye, il me fallut donc y aller malgré ma tristesse... L'après-midi ma Tante vint nous chercher pour aller au Carmel et je vis ma Pauline chérie derrière les grilles... Ah! que j'ai souffert à ce parloir du Carmel! Puisque j'écris l'histoire de mon âme, je dois tout dire à ma Mère chérie, et j'avoue que les souffrances qui avaient précédé son entrée ne furent rien en comparaison de celles qui suivirent... Tous les Jeudis nous allions en famille au Carmel et moi habituée à m'entretenir coeur à coeur avec Pauline j'obtenais à grand'peine deux ou trois minutes à la fin du parloir, bien entendu je les passais à pleurer et m'en allais le coeur déchiré... Je ne comprenais pas que c'était par délicatesse pour ma Tante que vous adressiez de préférence la parole à Jeanne et à Marie au lieu de parler à vos petites filles... je ne comprenais pas et je disais au fond de mon coeur: "Pauline est perdue pour moi!!!" Il est surprenant de voir combien mon esprit se développa au sein de la souffrance, il se développa à tel point que je ne tardai pas à tomber malade.
La maladie dont je fus atteinte venait certainement du démon, furieux de votre entrée au Carmel il voulut se venger sur moi du tort que notre famille devait lui faire dans l'avenir, mais il ne savait pas que la

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douce Reine du Ciel veillait sur sa fragile petite fleur, qu'elle lui souriait du haut de son trône et s'apprêtait à faire cesser la tempête au moment où sa fleur devait se briser sans retour...
Vers la fin de l'année je fus prise d'un mal de tête continuel mais qui ne me faisait presque pas souffrir, je pouvais poursuivre mes études et personne ne s'inquiétait de moi, ceci dura jusqu'à la fête de Pâques de 1883. 89 Papa étant allé à Paris avec Marie et Léonie, ma Tante me prit chez elle avec Céline. Un soir mon Oncle m'ayant emmenée avec lui, il me parla de Maman, des souvenirs passés, avec une bonté qui me toucha profondément et me fit pleurer, alors il dit que j'avais trop de coeur, qu'il me fallait beaucoup de distraction et résolut avec ma tante de nous procurer du plaisir pendant les vacances de Pâques; ce soir-là nous devions aller au cercle catholique, mais trouvant que j'étais trop fatiguée ma Tante me fit coucher, en me déshabillant, je fus prise d'un tremblement étrange, croyant que j'avais froid ma Tante m'entoura de couvertures et de bouteilles chaudes, mais rien ne put diminuer mon agitation qui dura presque toute la nuit. Mon Oncle, en revenant du cercle catholique avec mes cousines et Céline, fut bien surpris de me trouver en cet état qu'il jugea très grave, mais il ne voulut pas le dire afin de ne pas effrayer ma Tante. Le lendemain il alla trouver le docteur Notta 90 qui jugea comme mon Oncle que j'avais une maladie très grave et dont jamais une enfant si jeune n'avait été atteinte. Tout le monde était consterné, ma Tante fut obligée de me garder chez elle et me soigna avec une sollicitude vraiment maternelle. Lorsque Papa revint de Paris avec mes grandes soeurs, Aimée NHA 304 91 les reçut avec une figure si triste que Marie

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crut que j'étais morte... Mais cette maladie n'était pas pour que je meure, elle était plutôt comme celle de Lazare afin que Dieu soit glorifié... NHA 305 Jn 11,4 Il le fut en effet, par la résignation admirable de mon pauvre petit Père qui crut que "sa petite fille allait devenir folle ou qu'elle allait mourir." Il le fut aussi par celle de Marie!... Ah! qu'elle a souffert à cause de moi... combien je lui suis reconnaissante des soins qu'elle m'a prodigués avec tant de désintéressement... son coeur lui dictait ce qui m'était nécessaire et vraiment un coeur de Mère est bien plus savant que celui d'un médecin, il sait deviner ce qui convient à la maladie de son enfant...
Cette pauvre Marie fut obligée de venir s'installer chez mon Oncle car il était impossible de me transporter alors aux Buissonnets. Cependant la prise d'habit de Pauline approchait, NHA 306 on évitait d'en parler devant moi sachant la peine que je ressentais de n'y pouvoir aller, mais moi j'en parlais souvent disant que je serais assez bien pour aller voir ma Pauline chérie. - En effet le Bon Dieu ne voulut pas me refuser cette consolation ou plutôt Il voulut consoler sa Fiancée chérie qui avait tant souffert de la maladie de sa petite fille... J'ai remarqué que Jésus ne veut pas éprouver ses enfants le jour de leurs fiançailles, 92 cette fête doit être sans nuages, un avant-goût des joies du Paradis, ne l'a-t-Il pas montré déjà 5 fois?... NHA 307 93 Je pus donc embrasser ma Mère chérie, m'asseoir sur ses genoux et la combler de caresses... Je pus la contempler si ravissante, sous la blanche parure de Fiancée... Ah! ce fut un beau jour, au milieu de ma sombre épreuve, mais ce jour passa vite... Bientôt il me fallut monter dans la voiture qui m'emporta bien loin de Pauline... bien loin de mon Carmel chéri. NHA 308 En arrivant aux Buissonnets, on me fit coucher, malgré moi car j'assurais


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