Thérèse EJ, Histoire d'une âme A 28

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être parfaitement guérie et n'avoir plus besoin de soins. Hélas, je n'étais encore qu'au début de mon épreuve!... Le lendemain je fus reprise comme je l'avais été et la maladie devint si grave que je ne devais pas en guérir suivant les calculs humains... Je ne sais comment décrire une si étrange maladie, je suis persuadée maintenant qu'elle était l'oeuvre du démon, 94 mais longtemps après ma guérison j'ai cru que j'avais fait exprès d'être malade et ce fut là un vrai martyre pour mon âme...
Je le dis à Marie qui me rassura de son mieux avec sa bonté ordinaire, je le dis à confesse et là encore mon confesseur essaya de me tranquilliser disant que ce n'était pas possible d'avoir fait semblant d'être malade au point où je l'avais été. Le Bon Dieu qui voulait sans doute me purifier et surtout m'humilier 95 me laissa ce martyre intime jusqu'à mon entrée au Carmel où le Père de nos âmes NHA 309 96 m'enleva tous mes doutes comme avec la main et depuis je suis parfaitement tranquille.
Il n'est pas surprenant que j'aie craint d'avoir paru malade sans l'être en effet, car je disais et je faisais des choses que je ne pensais pas, presque toujours je paraissais en délire disant des paroles qui n'avaient pas de sens et cependant je suis sûre de n'avoir pas été privée un seul instant de l'usage de ma raison... Je paraissais souvent évanouie, ne faisant pas le plus léger mouvement, alors je me serais laissé faire tout ce qu'on aurait voulu, même tuer, pourtant j'entendais tout ce qui se disait autour de moi et je me rappelle encore de tout. Il m'est arrivé une fois d'être longtemps sans pouvoir ouvrir les yeux et de les ouvrir un instant pendant que je me trouvais seule...
Je crois que le démon avait reçu un pouvoir extérieur sur moi mais

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qu'il ne pouvait approcher de mon âme ni de mon esprit, si ce n'est pour m'inspirer des frayeurs 97 très grandes de certaines choses NHA 310, par exemple pour des remèdes très simples qu'on essayait en vain de me faire accepter. Mais si le Bon Dieu permettait au démon de s'approcher de moi il m'envoyait aussi des anges visibles... Marie était toujours auprès de mon lit me soignant et me consolant avec la tendresse d'une Mère, jamais elle ne témoigna le plus petit ennui et cependant je lui donnais beaucoup de mal, ne souffrant pas qu'elle s'éloigne de moi. Il fallait bien cependant qu'elle aille au repas avec Papa, mais je ne cessais de l'appeler tout le temps qu'elle était partie, Victoire qui me gardait était parfois obligée d'aller chercher ma chère "Mama" comme je l'appelais... Lorsque Marie voulait sortir il fallait que ce soit pour aller à la messe ou bien voir Pauline, alors je ne disais rien...
Mon Oncle et ma Tante étaient aussi bien bons pour moi; ma chère petite Tante venait tous les jours me voir et m'apportait mille gâteries. D'autres personnes amies de la famille vinrent aussi me visiter, mais je suppliai Marie de leur dire que je ne voulais pas recevoir de visites, cela me déplaisait de "voir des personnes assises autour de mon lit en rang d'oignons et me regardant comme une bête curieuse." La seule visite 98 que j'aimais était celle de mon Oncle et ma Tante.
Depuis cette maladie je ne saurais dire combien mon affection pour eux augmenta, je compris mieux que jamais qu'ils n'étaient pas pour nous des parents ordinaires. Ah! ce pauvre petit Père avait bien raison quand il nous répétait souvent les paroles que je viens d'écrire. Plus tard il expérimenta qu'il ne s'était pas trompé et maintenant il doit protéger et bénir ceux qui lui prodiguèrent des soins si dévoués... Moi je suis encore exilée et ne sachant pas montrer ma reconnaissance, je n'ai qu'un seul moyen pour soulager mon coeur: Prier pour les parents que j'aime, qui furent et sont encore si bons pour moi!
Léonie était aussi bien bonne pour moi, essayant de m'amuser de son mieux, moi je lui faisais quelquefois de la peine car elle voyait bien que Marie ne pouvait être remplacée auprès de moi...
Et ma Céline chérie, que n'a-t-elle pas fait pour sa Thérèse?... Le Dimanche au lieu d'aller se promener elle venait s'enfermer des heures entières avec une pauvre petite fille qui ressemblait à une idiote; vraiment

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il fallait de l'amour pour ne pas me fuir... Ah! mes chères petites Soeurs, que je vous ai fait souffrir!... personne ne vous avait fait autant de peine que moi et personne n'avait reçu autant d'amour que vous m'en avez prodigué... Heureusement, j'aurai le Ciel pour me venger, mon Epoux est très riche et je puiserai dans ses trésors d'amour afin de vous rendre au centuple tout ce que vous avez souffert à cause de moi...
Ma plus grande consolation pendant que j'étais malade, c'était de recevoir une lettre de Pauline... Je la lisais, la relisais jusqu'à la savoir par coeur... Une fois, ma Mère chérie, vous m'avez envoyé un sablier et une de mes poupées habillée en carmélite, dire ma joie est chose impossible... Mon Oncle n'était pas content, il disait qu'au lieu de me faire penser au Carmel il faudrait l'éloigner de mon esprit, mais je sentais au contraire que c'était l'espérance d'être un jour carmélite qui me faisait vivre... Mon plaisir était de travailler pour Pauline, je lui faisais des petits ouvrages en papier bristol et ma plus grande occupation était de faire des couronnes de pâquerettes et de myosotis pour la Sainte Vierge, nous étions au beau mois de mai, toute la nature se parait de fleurs et respirait la gaîté, seule la "petite fleur" languissait et semblait à jamais flétrie... Cependant elle avait un Soleil auprès d'elle, ce Soleil était la Statue miraculeuse de la Ste Vierge qui avait parlé deux fois à Maman 99 NHA 311, et souvent, bien souvent, la petite fleur tournait sa corolle vers cet Astre béni... Un jour je vis Papa entrer dans la chambre de Marie où j'étais couchée; et lui donnant plusieurs pièces d'or avec une expression de grande tristesse il lui dit d'écrire à Paris et de faire dire des messes à Notre Dame des Victoires 100 pour qu'elle guérisse sa pauvre petite fille. Ah! que je fus touchée en voyant la Foi et l'Amour de mon Roi chéri,

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j'aurais voulu pouvoir lui dire que j'étais guérie, mais je lui avais déjà fait assez de fausses joies, ce n'était pas mes désirs qui pouvaient faire un miracle, car il en fallait un pour me guérir... Il fallait un miracle et ce fut Notre Dame des Victoires qui le fit. Un Dimanche NHA 312 101 (pendant la neuvaine de messes) Marie sortit dans le jardin me laissant avec Léonie qui lisait auprès de ma fenêtre, au bout de quelques minutes je me mis à appeler presque tout bas: "Mama... Mama." Léonie étant habituée à m'entendre toujours appeler ainsi, ne fit pas attention à moi. Ceci dura longtemps, alors j'appelai plus fort et enfin Marie revint, je la vis parfaitement entrer, mais je ne pouvais dire que je la reconnaissais et je continuais d'appeler toujours plus fort: "Mama...". Je souffrais beaucoup de cette lutte forcée et inexplicable et Marie en souffrait peut-être encore plus que moi; après de vains efforts pour me montrer qu'elle était auprès de moi, NHA 313 elle se mit à genoux auprès de mon lit avec Léonie et Céline puis se tournant vers la Sainte Vierge et la priant avec la ferveur d'une Mère qui demande la vie de son enfant, Marie obtint ce qu'elle désirait... 102
Ne trouvant aucun secours sur la terre, la pauvre petite Thérèse s'était aussi tournée vers sa Mère du Ciel, elle la priait de tout son coeur d'avoir enfin pitié d'elle... Tout à coup la Sainte Vierge me parut belle, si belle que jamais je n'avais vu rien de si beau, son visage respirait une bonté et une tendresse ineffable, mais ce qui me pénétra jusqu'au fond de l'âme ce fut le "ravissant sourire de la Ste Vierge." Alors toutes mes peines s'évanouirent, deux grosses larmes jaillirent de mes paupières et coulèrent silencieusement sur mes joues, mais c'était des larmes d'une joie sans mélange... Ah! pensai-je, la Sainte Vierge m'a souri, que je suis heureuse... oui

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mais jamais je ne le dirai à personne, car alors mon bonheur disparaîtrait. Sans aucun effort je baissai les yeux, et je Marie qui me regardait avec amour, elle semblait émue et paraissait se douter de la faveur que la Ste Vierge m'avait accordée... Ah! c'était bien à elle, à ses prières touchantes que je devais la grâce du sourire de la Reine des Cieux. En voyant mon regard fixé sur la Sainte Vierge, elle s'était dit: "Thérèse est guérie!" Oui la petite fleur allait renaître à la vie, le Rayon lumineux qui l'avait réchauffée ne devait pas arrêter ses bienfaits, il n'agit pas tout d'un coup, mais doucement, suavement, il releva sa fleur et la fortifia 103 de telle sorte que cinq ans après elle s'épanouissait sur la montagne fertile du Carmel.
Comme je l'ai dit, Marie avait deviné que la Sainte Vierge m'avait accordé quelque grâce cachée, aussi lorsque je fus seule avec elle, me demandant ce que j'avais vu, je ne pus résister à ses questions si tendres et si pressantes, étonnée de voir mon secret découvert sans que je l'aie révélé, je le confiai tout entier à ma chère Marie... Hélas! comme je l'avais senti, mon bonheur allait disparaître et se changer en amertume; 104 pendant quatre ans le souvenir de la grâce ineffable que j'avais reçue fut pour moi une vraie peine d'âme, je ne devais retrouver mon bonheur qu'aux pieds de Notre Dame des Victoires, NHA 314 mais alors il me fut rendu dans toute sa plénitude... je reparlerai plus tard de cette seconde grâce de la Ste Vierge. Maintenant il me faut vous dire, ma Mère chérie, comment ma joie se changea en tristesse. Marie après avoir entendu le récit naïf et sincère de "ma grâce" me demanda la permission de la dire au Carmel, je ne pouvais dire non... A ma première visite à ce Carmel chéri, je fus remplie de joie en voyant ma Pauline avec l'habit de la Sainte Vierge,

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ce fut un moment bien doux pour nous deux... Il y avait tant de choses à se dire que je ne pouvais rien dire du tout, mon coeur était trop plein... La bonne Mère M. de Gonzague était là aussi, me donnant mille marques d'affection, je vis encore d'autres soeurs et devant elles, on me questionna sur la grâce que j'avais reçue, me demandant si la Ste Vierge portait le petit Jésus, ou bien s'il y avait beaucoup de lumière, etc. Toutes ces questions me troublèrent et me firent de la peine, je ne pouvais dire qu'une chose: "La Sainte Vierge m'avait semblé très belle... et je l'avais vue me sourire." C'était sa figure seule qui m'avait frappée, aussi voyant que les carmélites s'imaginaient tout autre chose (mes peines d'âme commençant déjà au sujet de ma maladie), je me figurai avoir menti... Sans doute, si j'avais gardé mon secret, j'aurais aussi gardé mon bonheur, mais la Sainte Vierge a permis ce tourment pour le bien de mon âme, peut-être aurais-je eu sans lui quelque pensée de vanité, au lieu que l'humiliation 105 devenant mon partage, je ne pouvais me regarder sans un sentiment de profonde horreur... Ah! ce que j'ai souffert je ne pourrai le dire qu'au Ciel!...
En parlant de visite aux carmélites je me souviens de la première, qui eut lieu peu de temps après l'entrée de Pauline, j'ai oublié d'en parler plus haut mais il est un détail que je ne dois pas omettre. Le matin du jour où je devais aller au parloir, réfléchissant toute seule dans mon lit (car c'était là que je faisais mes plus profondes oraisons et contrairement à l'épouse des cantiques j'y trouvais toujours mon Bien-Aimé), Ct 3,1-4 je me demandai quel nom j'aurais au Carmel, je savais qu'il y avait une Sr Thérèse de Jésus, cependant mon beau nom de Thérèse ne pouvait pas m'être enlevé. Tout à coup je pensai

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au Petit Jésus que j'aimais tant et je me dis: "Oh! que je serais heureuse de m'appeler Thérèse de l'Enfant Jésus!" Je ne dis rien au parloir du rêve que j'avais fait tout éveillée, mais cette bonne Mère M. de Gonzague demandant aux Soeurs quel nom 106 il faudrait me donner, il lui vint à la pensée de m'appeler du nom que j'avais rêvé... Ma joie fut grande et cette heureuse rencontre de pensées me sembla une délicatesse de mon Bien-Aimé Petit Jésus.
J'ai oublié encore quelques petits détails de mon enfance avant votre entrée au Carmel, je ne vous ai pas parlé de mon amour pour les images et la lecture... Et cependant, ma Mère chérie, je dois aux belles images 107 que vous me montriez comme récompense, une des plus douces joies et des plus fortes impressions qui m'aient excitée à la pratique de la vertu... J'oubliais les heures en les regardant, par exemple: La petite fleur du Divin Prisonnier 108 me disait tant de choses que j'en étais plongée. NHA 401 109 Voyant que le nom de Pauline était écrit au bas de la petite fleur, j'aurais voulu que celui de Thérèse y fût aussi et je m'offrais à Jésus pour être sa petite fleur... Si je ne savais pas jouer, j'aimais beaucoup la lecture 110 et j'y aurais passé ma vie, heureusement, j'avais pour me guider des anges de la terre qui me choisissaient des livres qui tout en m'amusant nourrissaient mon coeur et mon esprit, et puis je ne devais passer qu'un certain temps à lire, ce qui m'était le sujet de grands sacrifices interrompant souvent ma lecture au milieu du passage le plus attachant... Cet attrait pour la lecture a duré jusqu'à mon entrée au Carmel. Dire le nombre de livres qui m'ont passé dans les mains ne me serait pas possible, mais jamais le Bon Dieu n'a permis que j'en lise un seul capable de me faire du mal. Il est vrai qu'en lisant certains récits chevaleresques, je ne sentais pas toujours au premier moment le vrai de la vie; mais bientôt le bon Dieu me faisait

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sentir que la vraie gloire est celle qui durera éternellement et que pour y parvenir il n'était pas nécessaire de faire des oeuvres éclatantes mais de se cacher et de pratiquer la vertu en sorte que la main gauche ignore ce que fait la droite... NHA 402 Mt 6,3 C'est ainsi qu'en lisant les récits des actions patriotiques des héroïnes Françaises, en particulier celles de la Vénérable JEANNE D'ARC, 111 j'avais un grand désir de les imiter, il me semblait sentir en moi la même ardeur dont elles étaient animées, la même inspiration Céleste, alors je reçus une grâce que j'ai toujours regardée comme une des plus grandes de ma vie, car à cet âge je ne recevais pas de lumières comme maintenant où j'en suis inondée. 112 Je pensai que j'étais née pour la gloire, et cherchant le moyen d'y parvenir, le Bon Dieu m'inspira les sentiments que je viens d'écrire. Il me fit comprendre aussi que ma gloire à moi ne paraîtrait pas aux yeux mortels, qu'elle consisterait à devenir une grande Sainte!!!... Ce désir pourrait sembler téméraire si l'on considère combien j'étais faible et imparfaite et combien je le suis encore après sept années passées en religion, cependant je sens toujours la même confiance audacieuse de devenir une grande Sainte, car je ne compte pas sur mes mérites n'en ayant aucun, mais j'espère en Celui qui est la Vertu, la Sainteté Même, c'est Lui seul qui se contentant de mes faibles efforts m'élèvera jusqu'à Lui 113 et, me couvrant de ses mérites infinis, me fera Sainte. Je ne pensais pas alors qu'il fallait beaucoup souffrir pour arriver à la sainteté, le Bon Dieu ne tarda pas à me le montrer en m'envoyant les épreuves que j'ai racontées plus haut... Maintenant je dois reprendre mon récit au point où je l'avais laissé. - Trois mois après ma guérison Papa nous fit faire le voyage d'Alençon, 114 c'était la première fois que j'y retournais et ma joie fut bien grande en revoyant les lieux où s'était écoulée mon enfance,

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surtout de pouvoir prier sur la tombe de Maman 115 et de lui demander de me protéger toujours...
Le bon Dieu m'a fait la grâce de ne connaître le monde que juste assez pour le mépriser et m'en éloigner. Je pourrais dire que ce fut pendant mon séjour à Alençon que je fis ma première entrée dans le monde. Tout était joie, bonheur autour de moi, j'étais fêtée, choyée, admirée, en un mot ma vie pendant quinze jours ne fut semée que de fleurs... J'avoue que cette vie avait des charmes pour moi. La Sagesse a bien raison de dire: "Que l'ensorcellement des bagatelles du monde séduit l' esprit même éloigné du mal." NHA 403 Sg 4,12 A dix ans le coeur se laisse facilement éblouir, aussi je regarde comme une grande grâce de n'être pas restée à Alençon; les amis que nous y avions étaient trop mondains, ils savaient trop allier les joies de la terre avec le service du Bon Dieu. Ils ne pensaient pas assez à la mort 116 et cependant la mort est venue visiter un grand nombre de personnes que j'ai connues, jeunes, riches et heureuses!!! J'aime à retourner par la pensée aux lieux enchanteurs où elles ont vécu, à me demander où elles sont, ce qui leur revient des châteaux et des parcs où je les ai vues jouir des commodités de la vie?... Et je vois que tout est vanité et affliction d'esprit sous le Soleil... NHA 404 Qo 2,11 Que l'unique bien, c'est d'aimer Dieu de tout son coeur et d'être ici-bas pauvre d'esprit... Mt 5,3
Peut-être Jésus a-t-il voulu me montrer le monde avant la première visite qu'Il devait me faire afin que je choisisse plus librement la voie que je devais lui promettre de suivre. L'époque de ma première Communion est restée gravée dans mon coeur, comme un souvenir sans nuages, il me semble que je ne pouvais pas être mieux disposée que je le fus et puis mes peines d'âme me quittèrent pendant près d'un an. Jésus voulait me faire goûter une joie aussi parfaite qu'il est possible en cette vallée de larmes... Ps 84,7

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Vous vous souvenez, ma Mère chérie, du ravissant petit livre que vous m'aviez fait 117 trois mois avant ma première Communion?... Ce fut lui qui m'aida à préparer mon coeur d'une façon suivie et rapide, car si depuis longtemps je le préparais déjà, 118 il fallait bien lui donner un nouvel élan, le remplir de fleurs nouvelles afin que Jésus puisse s'y reposer avec plaisir... Chaque jour je faisais un grand nombre de pratiques qui formaient autant de fleurs, je faisais encore un plus grand nombre d'aspirations que vous aviez écrites sur mon petit livre pour chaque jour et ces actes d'amour formaient les boutons de fleurs... 119
Chaque semaine vous m'écriviez une jolie petite lettre, 120 qui me remplissait l'âme de pensées profondes et m'aidait à pratiquer la vertu, c'était une consolation pour votre pauvre petite fille qui faisait un si grand sacrifice en acceptant de n'être pas chaque soir préparée sur vos genoux comme l'avait été sa chère Céline... C'était Marie qui remplaçait Pauline pour moi, je m'asseyais sur ses genoux et là j'écoutais avidement ce qu'elle me disait, il me semble que tout son coeur, si grand, si généreux, passait en moi, comme les illustres guerriers apprennent à leurs enfants le métier des armes, ainsi me parlait-elle des combats de la vie, de la palme donnée aux victorieux... Marie me parlait encore des richesses immortelles qu'il est facile d'amasser chaque jour, du malheur de passer sans vouloir se donner la peine de tendre la main pour les prendre, puis elle m'indiquait le moyen d'être sainte par la fidélité aux plus petites choses, elle me donna la petite feuille: "Du renoncement" 121 que je méditais avec délices...
Ah! qu'elle était éloquente ma chère marraine! J'aurais voulu n'être pas seule à entendre ses profonds enseignements, je me sentais si touchée que dans ma naïveté je croyais que les plus grands pécheurs 122 auraient été touchés comme moi et laissant là leurs richesses périssables, 123 ils n'auraient plus voulu gagner

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que celles du Ciel... A cette époque personne ne m'avait encore enseigné le moyen de faire oraison, j'en avais cependant bien envie, mais Marie me trouvant assez pieuse, ne me laissait faire que mes prières. Un jour une de mes maîtresses de l'Abbaye me demanda ce que je faisais les jours de congé lorsque j'étais seule. Je lui répondis que j'allais derrière mon lit dans un espace vide qui s'y trouvait et qu'il m'était facile de fermer avec le rideau et que là "je pensais." - Mais à quoi pensez-vous? me dit-elle. - Je pense au bon Dieu, à la vie.. . à l'ÉTERNITÉ, enfin je pense!... 124 La bonne religieuse rit beaucoup de moi, plus tard elle aimait à me rappeler le temps où je pensais, me demandant si je pensais encore... Je comprends maintenant que je faisais oraison sans le savoir et que déjà le Bon Dieu m'instruisait en secret. 125
Les trois mois de préparation passèrent vite, bientôt je dus entrer en retraite 126 et pour cela devenir grande pensionnaire, couchant à l'Abbaye. Je ne puis dire le doux souvenir que m'a laissé cette retraite, vraiment si j'ai beaucoup souffert en pension, j'en ai été largement payée par le bonheur ineffable de ces quelques jours passés dans l'attente de Jésus... Je ne crois pas que l'on puisse goûter cette joie ailleurs que dans les communautés religieuses, le nombre des enfants étant petit, il est facile de s'occuper de chacune en particulier et vraiment nos maîtresses nous prodiguaient à ce moment des soins maternels. Elles s'occupaient encore plus de moi que des autres, chaque soir la première maîtresse venait avec sa petite lanterne m'embrasser dans mon lit en me montrant une grande affection, un soir touchée de sa bonté je lui dis que j'allais lui confier un secret et tirant mystérieusement mon précieux petit livre qui était sous mon oreiller, je le lui montrai avec des yeux brillants de joie... Le matin, je trouvais cela bien gentil de voir toutes les élèves se lever dès le réveil

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et de faire comme elles, mais je n'étais pas habituée à faire ma toilette toute seule, Marie n'était pas là pour me friser aussi j'étais obligée d'aller timidement présenter mon peigne à la maîtresse de la chambre de toilette, elle riait en voyant une grande fille de 11 ans ne sachant pas se servir, cependant elle me peignait, mais pas si doucement que Marie et pourtant je n'osais pas crier, ce qui m'arrivait tous les jours sous la douce main de marraine... Je fis l'expérience pendant ma retraite que j'étais une enfant choyée et entourée comme il y en a peu sur la terre, surtout parmi les enfants qui sont privées de leur mère... Tous les jours Marie et Léonie venaient me voir avec Papa qui me comblait de gâteries, aussi je n'ai pas souffert de la privation d'être loin de la famille et rien ne vint obscurcir le beau Ciel de ma retraite.
J'écoutais avec beaucoup d'attention les instructions que nous faisait Mr l'abbé Domin 127 et j'en écrivais même le résumé; pour mes pensées, je ne voulus en écrire aucune disant que je m'en rappellerais bien, ce qui fut vrai... C'était pour moi un grand bonheur d'aller avec les religieuses à tous les offices; je me faisais remarquer au milieu de mes compagnes par un grand Crucifix que Léonie m'avait donné et que je passais dans ma ceinture à la façon des missionnaires, ce Crucifix faisait envie aux religieuses qui pensaient que je voulais, en le portant, imiter ma soeur carmélite... Ah! c'était bien vers elle qu'allaient mes pensées, je savais que ma Pauline était en retraite comme moi, 128 non pour que Jésus se donne à elle, mais pour se donner elle-même à Jésus, NHA 405 129 cette solitude passée dans l'attente m'était donc doublement chère...
Je me rappelle qu'un matin on m'avait fait aller dans l'infirmerie parce que je toussais beaucoup (depuis ma maladie mes maîtresses faisaient une grande attention à moi, pour un léger mal de tête, ou bien si elles me voyaient plus pâle qu'à

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l'ordinaire, elles m'envoyaient prendre l'air ou me reposer à l'infirmerie.) Je vis entrer ma Céline chérie, elle avait obtenu la permission de venir me voir malgré la retraite pour m'offrir une image qui me fit bien plaisir, c'était: "La petite fleur du Divin Prisonnier". Oh! qu'il m'a été doux de recevoir ce souvenir de la main de Céline!... Combien de pensées d'amour n'ai-je pas eues à cause d'elle!...
La veille du grand jour je reçus l'absolution pour la seconde fois, 130 ma confession générale me laissa une grande paix dans l'âme et le Bon Dieu ne permit pas que le plus léger nuage vînt la troubler. L'après-midi je demandai pardon à toute la famille qui vint me voir, mais je ne pus parler que par mes larmes, j'étais trop émue... Pauline n'était pas là, cependant je sentais qu'elle était près de moi par le coeur, elle m'avait envoyé une belle image par Marie, je ne me lassais pas de l'admirer et de la faire admirer par tout le monde!... J'avais écrit au bon Père Pichon pour me recommander à ses prières, lui disant aussi que bientôt je serais carmélite et qu'alors il serait mon directeur. (C'est en effet ce qui arriva quatre ans plus tard, puisque ce fut au Carmel que je lui ouvris mon âme...) Marie me donna une lettre de lui, 131 vraiment j'étais trop heureuse!... Tous les bonheurs m'arrivaient ensemble. Ce qui me fit le plus de plaisir dans sa lettre fut cette phrase: "Demain, je monterai au Saint Autel pour vous et votre Pauline!" Pauline et Thérèse devinrent le 8 Mai de plus en plus unies, puisque Jésus semblait les confondre en les inondant de ses grâces...
Le beau jour entre les jours arriva enfin, quels ineffables souvenirs ont laissés dans mon âme les plus petits détails de cette journée du Ciel!... Le joyeux réveil de l'aurore, les baisers respectueux et tendres des maîtresses et des

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grandes compagnes... La grande chambre remplie de flocons neigeux dont chaque enfant se voyait revêtir à son tour... Surtout l'entrée à la chapelle et le chant matinal du beau cantique: "O saint Autel qu'environnent les Anges!"
Mais je ne veux pas entrer dans les détails, il est de ces choses qui perdent leur parfum dès qu'elles sont exposées à l'air, il est des pensées de l'âme qui ne peuvent se traduire en langage de la terre sans perdre leur sens intime et Céleste, elles sont comme cette "Pierre blanche qui sera donnée au vainqueur et sur laquelle est écrit un nom que nul ne connaît que celui qui la reçoit" NHA 406 132 Ap 2,17 Ah! qu'il fut doux le premier baiser de Jésus à mon âme!
Ce fut un baiser d'amour, je me sentais aimée, et je disais aussi: " Je vous aime, je me donne à vous pour toujours." Il n'y eut pas de demandes, pas de luttes, de sacrifices, depuis longtemps, Jésus et la pauvre petite Thérèse s'étaient regardés et s'étaient compris... Ce jour-là ce n'était plus un regard, mais une fusion, ils n'étaient plus deux, Thérèse avait disparu, comme la goutte d'eau qui se perd au sein de l'océan. 133 Jésus restait seul, Il était le maître, le Roi. Thérèse ne lui avait-elle pas demandé de lui ôter sa liberté, 134 car sa liberté lui faisait peur, elle se sentait si faible, si fragile que pour jamais elle voulait s'unir à la Force Divine!... 135 Sa joie était trop grande, trop profonde pour qu'elle pût la contenir, des larmes délicieuses l'inondèrent bientôt au grand étonnement de ses compagnes, qui plus tard se disaient l'une à l'autre: "Pourquoi donc a-t-elle pleuré? N'avait-elle pas quelque chose qui la gênait?... - Non c'était plutôt de ne pas voir sa Mère auprès d'elle, ou sa Soeur qu'elle aime tant qui est carmélite." Elles ne comprenaient pas que toute la joie du Ciel venant dans un coeur, ce coeur exilé 136 ne puisse la supporter sans répandre des larmes... Oh! non, l'absence de Maman ne me faisait pas de peine le jour de ma première communion, le Ciel n'était-il pas

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dans mon âme, et Maman n'y avait-elle pas pris place depuis longtemps? Ainsi en recevant la visite de Jésus je recevais aussi celle de ma Mère chérie qui me bénissait se réjouissant de mon bonheur... Je ne pleurais pas l'absence de Pauline, sans doute j'aurais été heureuse de la voir à mes côtés, mais depuis longtemps mon sacrifice était accepté; en ce jour, la joie seule remplissait mon coeur, je m'unissais à elle qui se donnait irrévocablement à Celui qui se donnait si amoureusement à moi!...
L'après-midi ce fut moi qui prononçai l'acte de consécration à la Ste Vierge, il était bien juste que je parle au nom de mes compagnes à ma Mère du Ciel, moi qui avais été privée si jeune de ma Mère de la terre... Je mis tout mon coeur à lui parler, à me consacrer à elle, comme une enfant qui se jette entre les bras de sa Mère et lui demande de veiller sur elle. Il me semble que la Sainte Vierge dut regarder sa petite fleur et lui sourire, n'était-ce pas elle qui l'avait guérie par un visible sourire?... N'avait-elle pas déposé dans le calice de sa petite Fleur, son Jésus, la Fleur des Champs, le Lys de la vallée? NHA 407 Ct 2,1
Au soir de ce beau jour, je retrouvai ma famille de la terre, déjà le matin après la messe, j'avais embrassé Papa et tous mes chers parents, mais alors c'était la vraie réunion, Papa prenant la main de sa petite reine se dirigea vers le Carmel... Alors je vis ma Pauline devenue l'épouse de Jésus, je la vis avec son voile blanc comme le mien et sa couronne de roses... Ah! ma joie fut sans amertume, j'espérais la rejoindre bientôt et attendre avec elle le Ciel! 137
Je ne fus pas insensible à la fête de famille qui eut lieu le soir de ma première Communion, la belle montre que me donna mon Roi me fit un grand plaisir, mais ma joie était tranquille et rien ne vint troubler ma paix intime.
Marie me prit avec elle la nuit qui suivit ce beau jour, car les jours les plus radieux sont suivis de ténèbres, seul le jour de la première, de l'unique,

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de l'éternelle Communion du Ciel sera sans couchant!...
Le lendemain de ma première Communion fut encore un beau jour, mais il fut empreint de mélancolie, la belle toilette que Marie m'avait achetée, tous les cadeaux que j'avais reçus ne me remplissaient pas le coeur, il n'y avait que Jésus qui pût me contenter, j'aspirais après le moment où je pourrais le recevoir une seconde fois. Environ un mois après 138 ma première communion j'allai me confesser pour l'Ascension et j'osai demander la permission de faire la Sainte communion. Contre toute espérance, Mr l'abbé me le permit et j'eus le bonheur d'aller m'agenouiller à la Sainte Table entre Papa et Marie, quel doux souvenir j'ai gardé de cette seconde visite de Jésus! Mes larmes coulèrent encore avec une ineffable douceur, je me répétais sans cesse à moi-même ces paroles de St Paul: "Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus qui vit en moi!..." NHA 408 Ga 2,20 Depuis cette communion, mon désir de recevoir le Bon Dieu devint de plus en plus grand, j'obtins la permission de la faire à toutes les principales fêtes. 139 La veille de ces heureux jours Marie me prenait le soir sur ses genoux et me préparait comme elle l'avait fait pour ma première communion, je me souviens qu'une fois elle me parla de la souffrance, me disant que je ne marcherais probablement pas par cette voie mais que le Bon Dieu me porterait toujours comme une enfant...
Le lendemain après ma communion, les paroles de Marie me revinrent à la pensée; je sentis naître en mon coeur un grand désir de la souffrance 140 et en même temps l'intime assurance que Jésus me réservait un grand nombre de croix, je me sentis inondée de consolations si grandes que je les regarde comme une des grâces les plus grandes de ma vie. La souffrance devint mon attrait, elle avait des charmes qui me ravissaient sans les bien connaître. Jusqu'alors j'avais souffert sans aimer la souffrance, depuis ce jour je sentis pour elle


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