A la Rote 1939-2009 9001

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La pastorale suppose la justice

3. Dans cette perspective, il est opportun que nous réfléchissions à loisir sur une équivoque, peut-être compréhensible mais qui n'en est pas moins nocive, qui malheureusement conditionne souvent la vision du caractère pastoral du droit ecclésial. Cette déformation consiste à attribuer une portée et des intentions pastorales uniquement aux aspects de modération et d'humanité qui sont immédiatement en rapport avec l'aequitas canonica; c'est-à- dire à ne retenir que, seuls, les exceptions aux lois, le non recours éventuel aux procès et aux sanctions canoniques, l'allégement des formalités juridiques, ont une importance pastorale véritable. On oublie ainsi qu'eux aussi, la justice et le droit au sens strict - et par conséquent les normes générales, les procès, les sanctions et les autres manifestations typiques de la chose juridique, chaque fois qu'elles s'avèrent nécessaires - sont requises dans l'Eglise pour le bien des âmes et constituent donc des réalités intrinsèquement pastorales.
Ce n'est pas par hasard que, dans cette sorte de décalogue de principes qui furent approuvés par la première Assemblée du Synode des évêques en 1967 (et que par la suite le Législateur a fait siens) pour qu'ils guident les travaux de rédaction du nouveau Code (cf. Principia quae Codicis iuris canonici recognitionem dirigant, dans: Communicationes, 1 (1969), p. 79-80), le troisième principe commençait par ces affirmations pleines de suggestion: " La nature sacrée et organiquement structurée de la communauté ecclésiale rend évident que le caractère juridique de l'Eglise et toutes ses institutions sont ordonnés à la promotion de la vie surnaturelle. Aussi l'ordonnancement juridique de l'Eglise, les lois et les préceptes, les droits et les devoirs qui en découlent doivent- ils concourir à la fin surnaturelle ". (cf. ibid., p. 79-80). Reprenant ce principe, mon vénéré prédécesseur Paul VI, au cours de son vaste et profond magistère sur la signification et la valeur du droit dans l'Eglise, exprima en ces termes le lien entre la vie et le droit dans le Corps mystique du Christ: "Il ne peut pas y avoir de vie ecclésiale sans ordre juridique puisque, comme vous le savez bien, l'Eglise - société instituée par le Christ, spirituelle mais visible, qui se construit par la Parole et les sacrements, et se propose de porter le salut aux hommes - a besoin de ce droit sacré, conformément aux paroles de l'Apôtre: " Mais que tout se fasse dans l'ordre et avec dignité " 1Co 14,40 (cf. Allocutio membris Pontificiae Commissionis iuris canonici recognoscendo, plenarium coetum habentibus, 27/5/1977, in Communicationes, 9 (l977, p.81-82).

4. Les dimensions juridique et pastorale sont inséparablement unies dans l'Eglise en pèlerinage sur cette terre. Tout d'abord, il y a entre elles une harmonie qui découle de leur finalité commune: le salut des âmes. Mais, il a plus encore, car l'activité juridico-canonique est, par sa nature même, pastorale. Elle constitue une participation particulière à la mission du Christ-Pasteur, et elle consiste à mettre en oeuvre l'ordre de la justice intra-ecclésiale voulu par le Christ lui-même. A son tour, l'activité pastorale, tout en dépassant de loin les seuls aspects juridiques, comporte toujours une dimension de justice. En effet, il ne serait pas possible de conduire les âmes vers le Royaume des cieux si on ne tenait pas compte de ce minimum de justice et de prudence qui consiste dans l'effort de faire observer fidèlement la loi et les droits de tous dans l'Eglise.
Il s'ensuit que toute opposition entre caractère pastoral et caractère juridique est une position erronée. Il n'est pas vrai que, pour être plus pastoral, le droit doive devenir moins juridique. Certes, il faut garder à l'esprit et appliquer les si nombreuses manifestations de cette souplesse qui, précisément pour des raisons pastorales, a toujours été la marque du droit canonique. Mais on doit par ailleurs respecter les exigences de la justice, qui peuvent obéir à cette souplesse mais ne peuvent jamais être niées. La vraie justice dans l'Eglise, animée par la charité et tempérée par l'équité, mérite toujours le qualificatif de pastoral. Il ne peut y avoir une pratique d'authentique charité pastorale qui ne tienne pas compte avant tout de la justice pastorale.

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L'harmonie entre la justice et la miséricorde

5. Il faut donc chercher à mieux comprendre l'harmonie entre la justice et la miséricorde, thème si cher à la tradition aussi bien théologique que canonique. " Iuste iudicans misericordiam cum iustitia servat " disait une rubrique du Décret de Maître Gratien (D. 45, c. 10). Et saint Thomas d'Aquin, après avoir expliqué que la miséricorde divine, lorsqu'elle pardonne les offenses des hommes, n'agit pas contre la justice même si elle se place au-dessus d'elle, concluait: " Ex quo patet quod misericordia non tollit iustitiam, sed est quaedam iustitiae plenitudo " I 21,3 ad 2um.
Convaincue de cela, l'Autorité ecclésiastique s'efforce de conformer son action, même quand elle traite de causes concernant la validité du lien matrimonial, aux principes de la justice et de la miséricorde. Aussi prend-elle acte, d'une part, des grandes difficultés dans lesquelles se trouvent des personnes et des familles impliquées dans des situations de convivance conjugale malheureuse, et reconnaît-elle leur droit à être l'objet d'une particulière sollicitude pastorale. Mais, d'autre part, elle n'oublie pas le droit, qu'elles ont également, de ne pas être trompées par une sentence de nullité qui serait en contradiction avec l'existence d'un vrai mariage. Une telle déclaration injuste de nullité du mariage ne trouverait aucun aval légitime dans le recours à la charité ou à la miséricorde. Celles-ci, en effet, ne peuvent faire abstraction des exigences de la vérité. Un mariage valide, même s'il connaît de graves difficultés, ne pourrait pas être considéré comme invalide sinon en faisant violence à la vérité et en minant, de cette manière, l'unique fondement solide sur lequel peut se fonder la vie personnelle, conjugale et sociale. Aussi le juge doit- il toujours se garder du risque d'une compassion mal comprise qui tomberait dans le sentimentalisme, qui ne serait pastorale qu'en apparence. Les routes qui s'écartent de la justice et de la vérité finissent par contribuer à éloigner de Dieu les personnes, obtenant un résultat opposé à celui qu'on recherchait en toute bonne foi.

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Protéger le mariage, don de Dieu

6. Au contraire, l'oeuvre de défense d'un mariage valide représente la protection d'un don irrévocable de Dieu aux conjoints, à leurs enfants, à l'Eglise et à la société civile. Ce n'est que par le respect de ce don qu'il est possible de trouver le bonheur éternel et son anticipation dans le temps, accordée à ceux qui, avec la grâce de Dieu, s'identifient à sa volonté, toujours douce, bien qu'elle puisse parfois paraître exigeante. Nous devons alors nous rappeler que le Seigneur Jésus n'a pas hésité à parler d'un " joug ", nous a invités à le porter mais nous a aussi réconfortés par cette assurance pleine de miséricorde: " Car mon joug est doux et mon fardeau léger " Mt 11,30
En outre, parce qu'il constitue une très importante manifestation de l'attention pastorale portée aux conjoints en difficulté, on doit appliquer fidèlement le CIC 1676, qui n'est pas une disposition de valeur purement formelle: " Avant d'accepter une cause et chaque fois qu'il percevra un espoir de solution favorable, le juge mettra en oeuvre les moyens pastoraux pour amener, si possible, les époux a convalider éventuellement leur mariage et à reprendre la vie commune conjugale.

7. La procédure canonique participe, elle aussi, au caractère pastoral du droit de l'Eglise. A cet égard, les paroles que Paul VI adressa à la Rote romaine dans le dernier discours qu'il prononça devant elle demeurent plus que jamais actuelles: " Vous savez bien que le droit canonique 'en tant que tel', et par conséquent le droit de la procédure qui est une de ses parties, par les motifs qui l'inspirent, rentre dans le plan de l'économie du salut, le salus animarum étant la loi suprême de l'Eglise ". 1978
L'institutionnalisation de cet instrument de justice qu'est le procès représente une conquête, un progrès, de la civilisation et du respect de la dignité de l'homme, à laquelle l'Eglise elle-même a contribué d'une manière importante avec le procès canonique. Ce faisant, l'Eglise n'a pas renié sa mission de charité et de paix, mais a seulement établi un moyen adéquat pour parvenir à cette constatation de la vérité qui est la condition indispensable de la justice animée par la charité, et donc aussi de la vraie paix. Il est vrai que l'on doit éviter autant que possible les procès. Mais, dans des cas déterminés, ils sont requis par la loi comme le moyen le plus apte pour résoudre des questions d'une grande importance ecclésiale, comme, par exemple, celles concernant l'existence d'un mariage.
Le juste procès est l'objet d'un droit de la part des fidèles (cf. CIC 221) et constitue en même temps une exigence du bien public de l'Eglise. Les normes canoniques concernant la procédure doivent donc être observées par tous les protagonistes du procès comme autant de manifestations de cette justice instrumentale qui conduit à la justice substantielle.
L'an dernier, j'ai eu l'occasion de vous parler du droit à la défense dans le procès canonique et j'ai souligné son rapport immédiat avec les exigences essentielles du procès contradictoire 1989 . Les autres normes spécifiques qui concernent les causes matrimoniales possèdent elles aussi leur importance juridico-pastorale. En particulier, je voudrais attirer l'attention sur celles qui concernent la compétence des tribunaux ecclésiastiques. Le nouveau Code, au CIC 1673, a réglementé cette matière en tenant compte des lumières et des ombres de l'expérience la plus récente et en tempérant les facilités accordées par la loi aux fors compétents par certaines garanties précises - qui doivent être toujours soigneusement respectées - afin de protéger le procès contradictoire pour le bien des parties et du bien public. L'observation de ces garanties devient donc un devoir de justice et aussi d'un sens pastoral bien compris.

8. Je conclus ces réflexions sur quelques aspects du vaste thème des rapports entre pastorale et droit canonique par le souhait - que j'adresse non seulement à vous mais à tous les pasteurs - d'une compréhension toujours plus claire et d'une mise en oeuvre plus efficace de la valeur pastorale du droit dans l'Eglise, pour un meilleur service des âmes. En confiant cette intention à l'intercession de Notre-Dame, Speculum iustitiae, Je vous accorde une spéciale bénédiction apostolique, gage d'une constante assistance divine pour votre travail ecclésial si absorbant.


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1991 Doctrine évangélique intégrale sur le mariage


28 / 1 / 1991

LA DOCTRINE EVANGELIQUE SUR LE MARIAGE DOIT ETRE PROPOSEE DANS SON INTEGRITE

A l'occasion de l'ouverture de la nouvelle année judiciaire, Jean-Paul II a reçu le 28 janvier les juges, les avocats et le personnel judiciaire du tribunal de la Rote romaine. Après l'adresse d'hommage du doyen de la Rote, Mgr Ernesto Fiore, le Pape a prononcé le discours suivant (*):

1. Je vous remercie vivement, Mgr le doyen du tribunal de la Rote romaine, des belles expressions de salutation et de souhaits par lesquelles vous avez interprété les sentiments communs d'estime, d'affection et d'engagement au service de l'Eglise.
J'adresse mes salutations cordiales à tout le collège des juges de la Rote, aux officiers, aux membres du " studio rotale " (1) et au groupe des avocats.
Je considère cette rencontre annuelle comme l'occasion d'exprimer à tous ma reconnaissance pour le travail délicat accompli au service de l'administration de la justice dans l'Eglise, celle aussi de souligner quelque aspect qui concerne une institution aussi importante, délicate et complexe que le mariage. Je voudrais aujourd'hui réfléchir avec vous aux conséquences sur le mariage des rapports entre foi et culture.

2. Le mariage est une institution de droit naturel dont les caractéristiques sont inscrites dans l'être lui-même de l'homme et de la femme. Dès les premières pages de la Sainte Ecriture, l'auteur sacré présente la distinction des sexes comme voulue par Dieu: " Dieu créa l'homme à son image; à l'image de Dieu il le créa; homme et femme il les créa " Gn 1,27 Le Livre de la Genèse rapporte de même, dans l'autre récit de la création, que le Seigneur Dieu dit: " Il n'est pas bon que l'homme soit seul: il faut que je lui fasse une aide qui lui soit associée ". Gn 2,18.
Le récit poursuit: " De la côte qu'il avait tirée de l'homme, Dieu façonna une femme et l'amena à l'homme. Alors celui-ci s'écria: " Pour le coup, c'est l'os de mes os et la chair de ma chair " Gn 2,22). Le lien qui se crée entre l'homme et la femme dans le rapport matrimonial est supérieur à tout autre lien inter-humain, même à celui que l'on possède avec ses parents. L'auteur sacré conclut: " C'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair " Gn 2,24.

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Le mariage est marqué par les cultures et l'histoire.

3. Précisément parce qu'il est une réalité profondément enracinée dans la nature humaine elle-même, le mariage est marqué par les conditions culturelles et historiques de chaque peuple. Celles-ci ont toujours laissé leur trace sur l'institution matrimoniale. L'Eglise ne peut donc pas en faire abstraction. Je l'ai rappelé dans mon exhortation apostolique 'Familiaris Consortio': " Le dessein de Dieu sur le mariage et sur la famille concerne l'homme et la femme dans la réalité concrète de leur existence quotidienne dans telle ou telle situation sociale ou culturelle. C'est pourquoi l'Eglise, pour accomplir son service, doit s'appliquer à connaître les situations au milieu desquelles le mariage et la famille se réalisent aujourd'hui " FC 4
C'est dans le cheminement de l'histoire et dans la diversité des cultures que se réalise le projet de Dieu. Si, d'une part, la culture a marqué parfois de manière négative l'institution matrimoniale, y imprimant des déviations contraires au projet divin, comme par exemple la polygamie et le divorce, elle a souvent été par ailleurs l'instrument dont Dieu s'est servi pour préparer le terrain à une compréhension meilleure et plus profonde de son intention originelle.

4. L'Eglise dans sa mission de présenter aux hommes la doctrine révélée, a dû continuellement entrer en confrontation avec les cultures. Dès les premiers siècles, le message chrétien, lors de la rencontre avec la culture gréco- romaine, a trouvé un terrain favorable sous divers aspects. En particulier, le droit romain, sous l'influence de la culture chrétienne, perdit beaucoup de sa rugosité, se laissant imprégner de l'humanitas évangélique et offrant à son tour à la nouvelle religion un excellent instrument scientifique pour l'élaboration de sa législation sur le mariage, Tandis qu'elle y introduisait la valeur de l'indissolubilité du lien matrimonial, la foi chrétienne trouvait dans la réflexion juridique romaine sur le consentement l'instrument pour exprimer le principe fondamental qui est à la base de la discipline canonique en la matière. Ce principe a été rappelé avec fermeté par le Pape Paul VI lors de la rencontre qu'il eut avec vous le 9 février 1976. Il affirmait alors, entre autres, à propos du principe: " Le mariage naît du consentement des conjoints, " que 'ce principe, auquel toute la tradition canonique et théologique attribue une importance capitale, est souvent proposé par le Magistère de l'Eglise comme l'un des principaux fondements tant du droit naturel de l'institution matrimoniale que du précepte de l'Evangile' (Insegnamenti, vol. XIV, 1976, p. 99) (3). Ceci est donc fondamental dans l'ordre juridique canonique CIC 1057 Par 1) .
Mais le problème des cultures est devenu particulièrement aigu aujourd'hui. L'Eglise en a pris acte avec une sensibilité renouvelée au cours du Concile Vatican II. " Entre le message de salut et la culture - affirme la Constitution Gaudium et spes -, il y a de multiples liens. Car Dieu, en se révélant à son peuple jusqu'à sa pleine manifestation dans son Fils incarné, a parlé selon des types de culture propres à chaque époque " GS 58. Dans la ligne du mystère de l'Incarnation, " l'Eglise, qui a connu au cours des siècles des conditions d'existence variées, a utilisé les ressources des diverses cultures pour répandre et exposer par sa prédication le message du Christ à toutes les nations, pour mieux le découvrir et mieux l'approfondir, pour l'exprimer plus parfaitement dans la célébration liturgique comme dans la vie multiforme de la communauté des fidèles " GS 58. Mais toute culture doit être évangélisée, c'est-à- dire confrontée au message évangélique, et doit s'en laisser imprégner: " La Bonne Nouvelle du Christ renouvelle constamment la vie et la culture de l'homme déchu; elle combat et écarte les erreurs et les maux qui proviennent de la séduction permanente du péché " GS 58. Les cultures, disait Paul VI dans l'exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, " doivent être régénérées par la rencontre avec la Bonne Nouvelle " EN 20

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Influences positives et négatives de la culture contemporaine

5. Parmi les influences que la culture contemporaine exerce sur le mariage, il faut en souligner quelques-unes qui tirent leur inspiration de la foi chrétienne. Par exemple, la régression de la polygamie et d'autres formes de comportement auxquelles la femme était soumise par l'homme, l'affirmation de l'égalité de l'homme et de la femme, l'orientation croissante vers une vision personnaliste du mariage, compris comme communauté de vie et d'amour, sont des valeurs qui font désormais partie du patrimoine moral de l'humanité.
La reconnaissance de l'égale dignité de l'homme et de la femme s'accompagne en outre de la reconnaissance toujours plus large du droit à la liberté du choix, aussi bien celui de l'état de vie que celui du partenaire dans le mariage.
Cependant, la culture contemporaine présente aussi des aspects qui suscitent la préoccupation. Dans certains cas, ce sont ces valeurs positives mêmes auxquelles je viens de faire allusion qui, parce qu'elles ont perdu leur lien vital avec la matrice chrétienne originelle, finissent par apparaître comme des éléments désarticulés et sans guère de signification, qu'il n'est plus possible d'intégrer dans le cadre organique d'un mariage correctement compris et authentiquement vécu.
Particulièrement dans le monde occidental, opulent et axé sur la consommation des biens, ces aspects positifs risquent d'être faussés par une vision immanentiste et hédoniste qui avilit le sens vrai de l'amour conjugal. Il peut être instructif de relire sous l'angle du mariage ce que dit le Rapport final du Synode extraordinaire des évêques sur les causes extérieures qui font obstacle à la mise en oeuvre du Concile: " Dans les pays riches, une idéologie caractérisée par l'orgueil du progrès technique développe de plus en plus un certain immanentisme qui porte à l'idolâtrie des biens matériels (ce que l'on appelle la société de consommation). Il peut en résulter une sorte d'aveuglement à l'égard des réalités et des valeurs spirituelles "(I,4) (4).
Les conséquences en sont néfastes: " Cet immanentisme est une réduction de la vision intégrale de l'homme qui conduit, non pas à sa libération, mais à une nouvelle idolâtrie, à l'esclavage des idéologies, à une vie prisonnière des structures réductrices et souvent oppressives de ce monde ". (II, 1,1). D'une telle mentalité découle souvent la méconnaissance du caractère sacré de l'institution matrimoniale, pour ne pas dire le refus de l'institution même du mariage, qui ouvre la route à l'expansion de l'amour libre.
Même là où elle est acceptée, l'institution est souvent déformée aussi bien dans ses éléments essentiels que dans les propriétés qui sont les siennes. Cela se produit, par exemple, quand l'amour conjugal est vécu dans une fermeture égoïste, comme une forme d'évasion, qui se justifie par elle- même, s'accomplit par elle-même.
De même, la liberté, aussi nécessaire qu'elle soit pour donner ce consentement sur lequel se fonde le mariage, si elle est absolutisée, mène a la plaie du divorce. On oublie alors que, devant les difficultés du rapport, il est nécessaire de ne pas se laisser dominer par l'impulsion de la peur ou le poids de la fatigue, mais de savoir trouver dans les ressources de l'amour le courage d'être cohérent avec les engagements que l'on a pris.
Par ailleurs, la renonciation aux responsabilités propres, au lieu de porter à la réalisation de soi, mène à une aliénation progressive de soi-même. On tend en effet à attribuer les difficultés à des mécanismes psychologiques dont le fonctionnement est compris dans un sens déterministe, avec pour conséquence un recours hâtif aux déductions des sciences psychologiques et psychiatriques pour réclamer la nullité du mariage.

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La loi canonique est parfois négligée

6. Comme on le sait, il y a encore dans le monde des peuples chez lesquels la coutume de la polygamie n'a pas encore totalement disparu. Eh bien, même parmi les catholiques, il y en a qui, au nom du respect de la culture de ces peuples, voudraient d'une certaine façon justifier ou tolérer une telle pratique dans les communautés chrétiennes. Au cours de mes voyages apostoliques, je n'ai pas manqué de réaffirmer la doctrine de l'Eglise sur le mariage monogamique et sur l'égalité des droits de l'homme et de la femme.
On ne peut en effet ignorer que, dans ces cultures, il reste encore beaucoup de chemin à faire dans le domaine de la pleine reconnaissance de l'égale dignité de l'homme et de la femme. Le mariage est encore, dans une large mesure, le fruit d'accords entre familles, qui ne tiennent pas compte comme on doit le faire de la libre volonté des jeunes. Lors de la célébration elle-même du mariage, les coutumes sociales rendent parfois difficile de déterminer le moment de l'échange des consentements et de la naissance du lien matrimonial, donnant lieu à des interprétations qui ne sont pas en consonance avec la nature consensuelle et personnelle du consentement matrimonial.
Même en ce qui concerne la phase du procès, on relève bien des négligences à l'égard de la loi canonique; pour les justifier, on invoque des coutumes locales ou des particularités de la culture de tel ou tel peuple. A cet égard, il conviendra de rappeler que des négligences de ce genre n'impliquent pas simplement l'omission de certaines lois formelles concernant les procès, mais le risque de violation du droit à la justice, qui appartient à tous les fidèles, avec en conséquence une dégradation du respect dû à la sainteté du mariage.

7. Aussi l'Eglise, avec certes l'attention que l'on doit porter aux cultures de tous les peuples et aux progrès de la science, devra-t-elle toujours veiller à ce que le message évangélique sur le mariage soit à nouveau proposé intégralement aux hommes d'aujourd'hui, tel qu'il a mûri dans sa conscience à travers la réflexion séculaire menée sous la conduite de l'Esprit Saint. Le fruit de cette réflexion est aujourd'hui consigné avec une particulière abondance dans le Concile Vatican II et dans le nouveau Code de droit canonique, qui est un des documents les plus importants de la mise en oeuvre du Concile.
Avec un soin maternel, l'Eglise, attentive à la voix de l'Esprit et sensible aux requêtes des cultures modernes, ne se borne pas à rappeler les éléments essentiels que l'on doit sauvegarder mais, usant des moyens mis à sa disposition par les progrès scientifiques modernes, elle s'efforce de recevoir tout ce qui est apparu comme valable dans la pensée et les coutumes des peuples.
C'est sous le signe de la continuité avec la tradition et de l'ouverture aux requêtes nouvelles que se situe la nouvelle législation du mariage, fondée sur les trois pivots que sont le consentement matrimonial, la capacité des personnes et la forme canonique. Le nouveau Code a reçu les acquisitions conciliaires, en particulier celles relatives à la conception personnaliste du mariage. Sa législation touche des éléments et protège des valeurs dont l'Eglise veut qu'elles soient garanties au niveau universel, au-delà de la diversité et du caractère changeant des cultures parmi lesquelles vit chaque Eglise particulière. En réaffirmant ces valeurs et les procédures nécessaires pour leur sauvegarde, le nouveau Code laisse par ailleurs un espace notable à la responsabilité des Conférences épiscopales ou des pasteurs de chaque Eglise particulière, pour des adaptations conformes à la diversité des cultures et à la variété des situations pastorales. Il s'agit d'aspects que l'on ne peut considérer comme marginaux ou de peu d'importance. Aussi est-il urgent de procéder à la préparation des normes adéquates que le nouveau Code requiert à cet égard.

8. Dans sa fidélité à Dieu et à l'homme, l'Eglise agit comme le scribe devenu disciple du Royaume des cieux: " Il tire de son trésor du neuf et du vieux "Mt 13,51 Dans une adhésion fidèle à l'Esprit Saint qui l'éclaire et la soutient, l'Eglise, comme peuple de la Nouvelle Alliance, " parle toutes les langues, comprend et embrasse dans sa charité toutes les langues " AGD 4
En vous invitant tous, ouvriers de la justice, à regarder le mariage à la lumière du projet de Dieu, pour en promouvoir la mise en oeuvre avec les moyens dont vous disposez, je vous exhorte à persévérer avec générosité dans votre travail, convaincus de rendre un grand service aux familles, à l'Eglise, à la société elle-même.
Le Pape vous suit avec confiance et affection et, avec ces sentiments, vous accorde sa bénédiction apostolique.


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1992 Loi divine, droit canonique et dignité de l'homme


23/1/1992

IMMUTABILITE DE LA LOI DIVINE, STABILITE DU DROIT CANONIQUE ET DIGNITE DE L'HOMME.

1. Cette rencontre annuelle avec vous, chers Membres du tribunal de la Rote, est toujours pour moi un motif de contentement et de joie, car elle m'offre l'occasion d'exprimer à une institution si importante de l'Eglise ma considération et ma reconnaissance, jointes à mes voeux cordiaux, au début de cette nouvelle année judiciaire.
Je remercie tout d'abord Mgr le Doyen pour les paroles qu'il m'a adressées et je suis heureux de confirmer ses paroles de conclusion, car son élévation à l'épiscopat a vraiment voulu être, outre un acte d'estime et de gratitude à son égard, une attestation du prix attaché à ce séculaire et glorieux tribunal de la Rote romaine.

2. Le rapide aperçu que vient de donner Mgr le Doyen lui- même des bouleversements subits et presque inattendus qui se sont produits ces dernières années dans le monde entier, et en particulier dans cette Europe où nous vivons, ne peut pas ne pas nous conduire à réfléchir un moment sur quelques-uns des aspects qui intéressent directement l'activité et la tâche spécifique du tribunal apostolique de la Rote romaine, dans une vision globale de la vie de l'Eglise aujourd'hui.
Sans aucun doute, la sollicitude qui est le propre du ministère universel du successeur de Pierre s'étend à tous les problèmes ecclésiaux qui relèvent de telles circonstances: c'est, par exemple, la raison qui m'a poussé à convoquer, au mois de novembre dernier, l'Assemblée spéciale du Synode des évêques, avec la tâche d'envisager les problèmes posés à l'Eglise par les changements survenus sur le continent européen. Il n'en a pas été autrement lors des rencontres plus ou moins récentes avec les évêques de telle ou telle région. Toujours, mon regard et celui de mes frères dans l'épiscopat a voulu être un examen ponctuel et approfondi des situations actuelles, aussi et surtout dans une perspective d'avenir, à la recherche des remèdes pastoraux qui, fondés sur la certitude de la puissance de guérison et de vie de la Rédemption opérée par le Christ Seigneur, pourraient offrir une réponse adéquate et efficace aux besoins spirituels pressants.

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Aider l'homme à s'adapter à la loi divine

3. Dans une telle recherche, comme il en est dans la tradition ininterrompue de l'Eglise et dans l'oeuvre incessante de ce Siège apostolique, il y a toujours une confrontation entre, d'une part, les exigences suprêmes de la loi de Dieu, qu'on ne peut négliger et qui est immuable, confirmée et perfectionnée par la Révélation chrétienne et, d'autre part, les conditions changeantes de l'humanité, avec ses nécessités particulières et ses faiblesses les plus aiguës.
Il ne s'agit évidemment pas d'adapter la norme divine ni tout bonnement de la plier au caprice de l'homme, ce qui signifierait la négation même de cette norme en même temps que la dégradation de l'homme: il s'agit plutôt de comprendre l'homme d'aujourd'hui, de le mettre d'une façon juste face aux exigences de la loi divine auxquelles il ne peut être dérogé, de lui indiquer la manière la plus conforme de s'adapter. C'est ce que fait l'Eglise par exemple aujourd'hui avec la participation de la communauté tout entière - évêques, prêtres, laïcs, Instituts culturels, théologiques - au moyen du nouveau catéchisme catholique, dont le propos est de présenter le visage du Christ à l'intelligence, au coeur, aux attentes et aux angoisses de l'humanité sur le point de franchir le seuil de l'an 2000, dans l'anxiété.
Dans cet effort difficile et fascinant d'adaptation, la réglementation canonique a sa part, bien plus, par sa nature même, elle exprime visiblement l'âme intérieure de cette société, parfois extérieure mais toujours mystiquement surnaturelle, qu'est l'Eglise. C'est ainsi que, dans le domaine du droit, partant de la réalité d'aujourd'hui et dans une perspective d'espérance sur l'avenir, on a procédé à une révision du Code de droit canonique, que j'ai moi-même eu la joie de promulguer. Ce texte, cependant, cesserait d'être l'instrument qu'il doit être au service de la tâche salvifique de l'Eglise si ceux auxquels il est destiné ne veillaient avec diligence à l'appliquer. " Canonicae leges - affirmais-je dans la Constitution pour la promulgation du Code - suapte natura observantiam exigunt ", per cui " optandum sane est ut nova canonica legislatio efficax instrumentum evadat, cujus ope ecclesia valeat ipsam perficere secundum Concilii Vaticanum II spiritum, ac magis magisque parem se praebat salutifero suo muneri in hoc mundo exsequendo " (1) - " Les lois canoniques, de par leur nature même, exigent d'être observées "... par là, " que la nouvelle législation canonique devienne un moyen efficace pour que l'Eglise puisse progresser dans l'Esprit de Vatican II et se rende elle-même chaque jour mieux adaptée pour s'acquitter de sa fonction de salut en ce monde " (cf.DC l983, n° 1847, p.247).

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4. L'application de la loi canonique comporte cependant, et même présuppose, une interprétation correcte: c'est là que se greffe et la que se situe la fonction principale du Dicastère de la Rote.
Il est connu de tous que l'interprétation judiciaire - selon le CIC 16, Par. 3 - n'a pas valeur de loi et oblige exclusivement les personnes, ou ne concerne que les choses pour lesquelles la sentence a été prononcée; mais ce n'est pas pour cela que le travail du juge est moins remarquable et moins essentiel. Si l'activité de juger consiste à introduire la loi dans la réalité, et donc à mettre concrètement en oeuvre la volonté de la norme abstraite - dans les limites toutefois du cas porté en jugement -, l'on ne peut nier la tâche délicate de la fonction d'intermédiaire que le juge est appelé à remplir entre la codification et les sujets qui lui sont soumis. La majesté abstraite de la loi - y compris canonique - resterait une valeur loin de la réalité concrète dans laquelle vit et agit l'homme en général et le fidèle en particulier, si la norme n'était pas rapportée à l'homme pour lequel elle a été établie.
Déjà de ce point de vue plus général, l'on comprend bien l'oeuvre capitale qui est la vôtre, Messieurs les juges de la Rote. Mais il est une chose plus particulière et spécifique qui vous concerne, du fait que vous êtes membres d'un tribunal apostolique et, comme tels, appelés à jouer un rôle particulier dans ce rapport de l'Eglise au monde d'aujourd'hui que je viens d'évoquer.

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Le Tribunal de la Rote veille à l'unité de la jurisprudence

C'est encore et surtout dans le domaine de l'interprétation de la loi canonique, particulièrement là où se présentent ou semblent exister des lacunae legis, que , le nouveau Code - explicitant dans le CIC 19 ce qui pouvait être déduit aussi du CIS 20, son homologue dans le précédent texte législatif - pose avec clarté le principe selon lequel, parmi les autres sources supplétoires, se trouve la jurisprudence et la pratique de la Curie romaine. Si l'on applique la signification de cette expression aux causes de nullité de mariage, il apparaît évident que, sur le plan du droit fondamental, on doit entendre par jurisprudence, en ce cas, exclusivement celle qui émane du tribunal de la Rote romaine. C'est donc dans ce cadre qu'il faut entendre également la Constitution Pastor Bonus, là où elle attribue à la compétence de la Rote romaine la fonction suivante:
unitati iurisprudentiae consulit et, per proprias sententias, tribunalibus inferioribus auxilio est " .

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5. Deux exigences s'imposent alors à votre fonction spécifique: celle de sauvegarder l'immutabilité de la loi divine et la stabilité de la norme canonique et, en même temps celle de protéger et défendre la dignité de l'homme.
On a fait remarquer que c'est une attention soutenue pour écouter et défendre les exigences de l'homme d'aujourd'hui qui a guidé le législateur canonique dans la révision du Code: celui-ci a modifié les institutions qui ne s'adaptaient plus à la culture d'aujourd'hui et en a introduit d'autres garantissant les droits imprescriptibles et auxquels on ne peut renoncer. Il suffit de penser à toute la nouvelle législation canonique sur les personnes dans l'Eglise, et en particulier sur les laïcs, aussi bien qu'à la réforme du droit procédural, organisé en un ensemble de normes plus légères et plus claires, et surtout plus attentives à la considération due à la dignité de l'homme.
Du reste, la jurisprudence de ce Tribunal, tout en statuant à l'intérieur des limites infranchissables de la loi divino- naturelle, a su prévenir et anticiper des décisions canoniques, par exemple en matière de droit matrimonial, qui ont été définitivement consacrées dans le Code actuel. Cela n'aurait pas été possible si la recherche, l'attention, la sensibilité portées à la réalité de l' " homme " n'avaient pas guidé et éclairé le travail jurisprudentiel de la Rote, avec l'aide bien entendu, et l'influence réciproque, de la science canonique et des disciplines humaines fondées sur une anthropologie philosophique et théologique correcte. De cette façon, c'est aussi grâce à votre travail spécifique que l'Eglise montre au monde son visage de ministre de la Rédemption en même temps que celui de maîtresse en humanité.
En invoquant maintenant la lumière et la force de Dieu pour chacun, en un travail si difficile, à vous tous - juges, " officiers " et avocats - je donne ma bénédiction apostolique, comme gage de son assistance toute puissante et omnisciente.


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A la Rote 1939-2009 9001