1987 Sollicitudo rei socialis



Sollicitudo rei socialis

Aux évêques

aux prêtres

aux familles religieuses, aux fils et filles de l'Église

et à tous les hommes de bonne volonte

à l'occasion du vingtième anniversaire de l'encyclique

Populorum progressio


1987.12.30





Vénérables Frères,
chers Fils et Filles,
salut et Bénédiction Apostolique!




I. INTRODUCTION



1 L'INTÉRÊT ACTIF que porte Eglise à la question sociale, c'est-à-dire à ce qui a pour fin un développement authentique de l'homme et de la société, de nature à respecter et à promouvoir la personne humaine dans toutes ses dimensions, s'est toujours manifesté de manières très diverses. L'un des modes d'intervention privilégié ces derniers temps a été le Magistère des Pontifes Romains, qui ont souvent traité la question en se référant à l'encyclique Rerum novarum de Léon XIII1, faisant parfois coïncider la date de publication des divers documents sociaux avec les anniversaires de cette première encyclique2.

Les Souverains Pontifes n'ont pas manqué, par ces interventions, de mettre en relief également des aspects nouveaux de la doctrine sociale de l'Eglise. Ainsi, en commençant par l'apport remarquable de Léon XIII, enrichi par les contributions successives du Magistère, s'est constitué un corps de doctrine actualisé qui s'articule à mesure que l'Eglise interprète les événements dans leur déroulement au cours de l'histoire à la lumière de l'ensemble de la Parole révélée par le Christ Jésus3 et avec l'assistance de l'Esprit Saint (cf
Jn 14,16 Jn 14,26 Jn 16,13-15). Elle cherche de cette façon à guider les hommes pour qu'ils répondent, en s'appuyant sur la réflexion rationnelle et l'apport des sciences humaines, à leur vocation de bâtisseurs responsables de la société terrestre.


1 LÉON XIII, Encycl. Rerum novarum (15 mai 1891): Leonis XIII P M. Acta, XI, Rome 1892, PP. 97-144 Rerum novarum .
2 PIE XI, Encycl. Quadragesimo anno (15 mai 1931): AAS23 (1931), pp. 177-228; JEAN XXIII, Encycl. Mater et magistra (15 mai 1961): AAS 53 (1961), pp. 401-464 MM 1; PAUL VI, Lettre apost. Octogesima adveniens (14 mai 1971): AAS 63 (1971), pp. 401-441; JEAN-PAUL II, Encycl. Laborem exercens (14 septembre 1981): AAS 73 (1981), pp. 577-647 LE 1. Pie XII avait, quant à lui, prononcé un message radiophonique (1er juin 1941) pour le cinquantième anniversaire de l'encyclique de Léon XIII: AAS 33 (1941), pp. 195-205.
3 Cf. CONC. OECUM. VAT II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, DV 4.


2 C'est dans cet ensemble considérable d'enseignement social que s'insère et ressort l'encyclique Populorum progressio4, publiée par mon vénéré prédécesseur Paul VI le 26 mars 1967.

Il suffit de relever la série de commémorations qui ont eu lieu cette année, sous des formes diverses et dans beaucoup de cercles ecclésiastiques et civils, pour comprendre que cette encyclique est toujours actuelle. Dans le même but, la Commission pontificale «Justice et Paix» a envoyé l'an passé une lettre circulaire aux Synodes des Eglises catholiques orientales et aux Conférences épiscopales pour demander des avis et des suggestions sur la meilleure manière de marquer l'anniversaire de l'encyclique, d'en enrichir les enseignements et, le cas échéant, de les mettre à jour. La même Commission a organisé, lors de ce vingtième anniversaire, une commémoration solennelle à laquelle j'ai voulu prendre part en prononçant l'allocution finale5. Et maintenant, prenant également en considération le contenu des réponses données à la lettre circulaire déjà mentionnée, je crois opportun de clore l'année 1987 en consacrant une encyclique aux thèmes de Populorum progressio.


4 PAUL VI, Encycl. Populorum progressio (26 mars 1967): AAS 59 (1967), pp. 257-299
PP 1.
5 Cf. L'Osservatore Romano, 25 mars 1987.


3 Par là, j'ai en vue essentiellement deux objectifs de grande importance: d'une part, rendre hommage à ce document historique de Paul VI et à son enseignement; d'autre part, dans la ligne tracée par mes vénérés prédécesseurs sur le siège de Pierre, réaffirmer la continuité de la doctrine sociale de l'Eglise en même temps que son renouvellement continuel. En effet, continuité et renouvellement apportent une confirmation de la valeur constante de l'enseignement de l'Eglise.

Ces deux qualités caractérisent son enseignement en matière sociale. D'un côté, cet enseignement est constant parce qu'identique dans son inspiration de base, dans ses «principes de réflexion», dans ses «critères de jugement», dans ses «directives d'action» fondamentales6 et surtout dans son lien essentiel avec l'Evangile du Seigneur; d'un autre côté, il est toujours nouveau parce que sujet aux adaptations nécessaires et opportunes entraînées par les changements des conditions historiques et par la succession ininterrompue des événements qui font la trame de la vie des hommes et de la société.

6 Cf. CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération Libertatis conscientia (22 mars 1986), n. 72: AAS 79 (1987), p. 586; PAUL VI, Lettre apost. Octogesima adveniens (14 mai 1971), n. 4: AAS 63 (1971), pp. 403-404.


4 Je suis convaincu que les enseignements de l'encyclique Populorum progressio, adressée aux hommes et à la société des années soixante, conservent toute leur force d'appel à la conscience aujourd'hui, vers la fin des années quatre-vingt. M'efforçant d'esquisser les grands traits du monde actuel - toujours dans l'optique du motif qui a inspiré ce document, le «développement des peuples», sujet qui est encore bien loin d'être épuisé -, je me propose d'en prolonger l'écho, le rattachant aux applications possibles, en ce moment présent de notre histoire qui n'est pas moins dramatique qu'il y a vingt ans.

Le temps, nous le savons bien, s'écoule toujours au même rythme; aujourd'hui, cependant, on a l'impression qu'il est soumis à un mouvement d'accélération continue, en raison surtout de la multiplication et de la complexité des phénomènes au milieu desquels nous vivons. Il en résulte que le visage du monde, au cours des vingt dernières années, tout en conservant certaines constantes fondamentales, a subi des changements notables et présente des aspects tout à fait nouveaux.

Cette période, caractérisée à la veille du troisième millénaire chrétien par une attente diffuse, comme dans un nouvel «Avent»7 qui affecte en quelque manière tous les hommes, offre l'occasion d'approfondir l'enseignement de l'encyclique, pour en montrer aussi les perspectives.

La présente réflexion a pour but de souligner, à l'aide de la recherche théologique sur la réalité contemporaine, la nécessité d'une conception plus riche et plus différenciée du développement, en fonction des propositions de l'encyclique, et d'indiquer quelques modèles de réalisation.


7 Cf. Encycl. Redemptoris Mater (15 mars 1987),
RMA 3: AAS 79 (1987), pp. 363-364; Homélie de la messe du 1er janvier 1987: L'Osservatore Romano, 2 janvier 1987.


II. NOUVEAUTE DE L'ENCYCLIQUE POPULORUM PROGRESSIO



5 Dès sa publication, le document du Pape Paul VI a retenu l'attention de l'opinion publique par sa nouveauté.Il a permis de vérifier concrètement et avec une grande clarté les caractéristiques déjà mentionnées de la continuité et du renouvellement, à l'intérieur de la doctrine sociale de l'Eglise. C'est pourquoi le propos de redécouvrir de nombreux aspects de cet enseignement, à travers une relecture attentive de l'encyclique, sera le fil conducteur des réflexions présentes.

Mais d'abord je désire m'arrêter sur la date de publication: l'année 1967. Le fait même que le Pape Paul VI ait pris la décision de publier une encyclique sociale cette année-là est une invitation à considérer le document en rapport avec le Concile oecuménique Vatican II, qui s'était achevé le 8 décembre 1965.


6 Nous devons voir dans cette circonstance plus qu'une simple proximité chronologique. L'encyclique Populorum progressio se présente, d'une certaine manière, comme un document d'application des enseignements du Concile. Et cela, moins parce qu'elle fait de continuelles références aux textes conciliaires8 que parce qu'elle résulte de la préoccupation de l'Eglise qui a inspiré tout le travail conciliaire - en particulier la constitution pastorale Gaudium et spes - dans la coordination et le développement de nombreux thèmes de son enseignement social.

Il est donc permis de dire que l'encyclique Populorum progressio est comme la réponse à l'appel que formulait le Concile au début de la constitution Gaudium et spes: «Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n'est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur coeur»9. Ces paroles expriment le motif fondamental qui inspira le grand document conciliaire, lequel part de la constatation de l'état de misère et de sous-développement dans lequel vivent des millions et des millions d'êtres humains.

Cette misère et ce sous-développement, ce sont, sous d'autres noms, «les tristesses et les angoisses» d'aujourd'hui, «des pauvres sur tout»: face à cet immense spectacle de douleur et de souffrance, le Concile veut ouvrir des horizons de joie et d'espérance. C'est le même objectif que vise l'encyclique de Paul VI, pleinement fidèle à l'inspiration conciliaire.


8 L'encyclique Populorum progressio cite 19 fois les documents du Concile Vatican II, dont 16 fois en référence à la const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes.
9 Gaudium et spes,
GS 1.


7 C'est jusque dans l'ordonnance de ses thèmes que l'encyclique, se situant dans la grande tradition de la doctrine sociale de l'Eglise, reprend directement la présentation nouvelle ainsi que l'ample synthèse que le Concile a élaborées, principalement dans la constitution Gaudium et spes.

En ce qui concerne la substance et les thèmes repris par l'encyclique, il faut souligner: la conscience du devoir qu'a l'Eglise, «experte en humanité», de «scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l'Evangile»10; la conscience, également profonde, de sa mission de «service», distincte de la fonction de l'Etat, même quand elle se préoccupe du sort des personnes dans le concret11; le rappel des différences criantes dans les situations de ces mêmes personnes12; la confirmation de l'enseignement conciliaire, écho fidèle de la tradition séculaire de l'Eglise, sur la «destination universelle des biens»13; l'estime pour la culture et la civilisation technique qui contribuent à la libération de l'homme14, sans négliger de reconnaître leurs limites15; enfin, sur le thème du développement, qui est celui de l'encyclique, l'insistance sur le «devoir très grave» qui incombe aux nations plus développées d'«aider les pays en voie de développement »16. Le concept même de développement proposé par l'encyclique vient directement de la façon dont la constitution pastorale pose le problème17.

Ces références explicites à la constitution pastorale et d'autres encore amènent à conclure que l'encyclique se présente comme une application de l'enseignement conciliaire en matière sociale à l'égard du problème du développement et du sous-développement des peuples.

10 Ibid,
GS 4; cf. Encycl. Populorum progressio, PP 13: l.c., pp. 263. 264.
11 Cf. Gaudium et spes, GS 3; Encycl. Populorum progressio, PP 13: l.c., p. 264.
12 Cf. Gaudium et spes, GS 63; Encycl. Populorum progressio, PP 9: l.c., pp. 261-262.
13 Cf. Gaudium et spes, GS 69; Encycl. Populorum progressio, PP 22: I.c., p. 269.
14 Cf. Gaudium et spes, GS 57; Encycl. Populorum progressio, PP 41: I.c., p. 277.
15 Cf. Gaudium et spes, GS 19; Encycl. Populorum progressio, PP 41: I.c., pp. 277-278.
16 Cf. Gaudium et spes, GS 86; Encycl. Populorum progressio, PP 48: l.c., p. 281.
17 Cf. Gaudium et spes, GS 69; Encycl. Populorum progressio, PP 14-21: 1.C., pp. 264-268.


8 La brève analyse ainsi faite nous aide à mieux apprécier la nouveauté de l'encyclique, qui peut se ramener à trois éléments.

Le premier tient au fait même qu'il s'agit d'un document, émanant de la plus haute autorité de l'Eglise catholique et destiné à la fois à l'Eglise elle-même et «à tous les hommes de bonne volonté»18, sur un sujet qui, à première vue, est seulement économique et social: le développement des peuples. Le mot «développement» est ici emprunté au vocabulaire des sciences sociales et économiques. Sous cet aspect, l'encyclique Populorum progressio se situe d'emblée dans le sillage de l'encyclique Rerum novarum, qui traite de la «condition des ouvriers »19. Considérés superficiellement, ces deux thèmes pourraient paraître étrangers aux centres d'intérêt légitimes de l'Eglise envisagée comme institution religieuse, celui du «développement» plus encore que celui de la «condition ouvrière».

En continuité avec l'encyclique de Léon XIII, il faut reconnaître au document de Paul VI le mérite d'avoir souligné le caractère éthique et culturel de la problématique relative au développement et, de même, la légitimité et la nécessité de l'intervention de l'Eglise dans ce domaine.

En cela, la doctrine sociale chrétienne a manifesté encore une fois son caractère d'application de la Parole de Dieu à la vie des hommes et de la société comme aussi aux réalités terrestres qui s'y rattachent, en offrant des «principes de réflexion», des «critères de jugement» et des «directives d'action»20. Or, dans le document de Paul VI on retrouve ces trois éléments dans une orientation surtout pratique, c'est-à-dire ordonnée à la conduite morale.

Il s'ensuit que, lorsque l'Eglise s'occupe du «développement des peuples», elle ne peut être accusée d'outrepasser son propre domaine de compétence et encore moins le mandat reçu du Seigneur.

18 Cf. I'en-tête de l'encyclique Populorum progressio: l.c., p. 257
PP 1.
19 L'encyclique Rerum novarum de Léon XIII a pour thème principal «la condition ouvrière»: Leonis XIII P.M. Acta, XI, Rome 1892, p. 97.
20 Cf. CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération Libertatis conscientia (22 mars 1986), n. 72: AAS 79 (1987), p. 586; PAUL VI, Lettre apost. Octogesima adveniens (14 mai 1971), n. 4: AAS 63 (1971), pp. 403-404.


9 Le deuxième élément marquant la nouveauté de Populorum progressio consiste en ce qu'elle ouvre un vaste horizon à ce qu'on appelle communément la «question sociale».

Il est vrai que l'encyclique Mater et Magistra du Pape Jean XXIII était déjà entrée dans cette largeur de vue21 et que le Concile en avait répercuté l'écho dans la constitution Gaudium et spes22. Néanmoins, le magistère social de l'Eglise n'était pas encore arrivé à affirmer en toute clarté que la question sociale avait acquis une dimension mondiale23, et il n'avait pas fait de cette affirmation et de l'analyse qui l'accompagnait une «directive d'action», comme le fait le Pape Paul VI dans son encyclique.

Une prise de position aussi explicite présente une grande richesse de contenu, qu'il convient d'indiquer.

Avant tout, il faut écarter une équivoque possible. Reconnaître que la question sociale a acquis une dimension mondiale ne signifie pas pour autant qu'elle ait perdu de son impact ou de son importance à l'échelon national et local. Cela veut dire, au contraire, que les problèmes dans les entreprises ou dans le mouvement ouvrier et syndical d'un pays donné ou d'une région déterminée ne doivent pas être considérés comme des phénomènes isolés sans liens entre eux, mais qu'ils dépendent de plus en plus de facteurs dont l'influence s'étend au-delà des limites régionales ou des frontières nationales.

Malheureusement, sous l'angle économique, les pays en voie de développement dépassent largement en nombre les pays développés: les foules humaines privées des biens et des services apportés par le développement sont beaucoup plus nombreuses que celles qui en disposent.

Nous sommes donc en présence d'un grave problème d'inégalité dans la répartition des moyens de subsistance, destinés à l'origine à tous les hommes; il en va de même pour les avantages qui en dérivent. Et cela se produit sans que les peuples défavorisés en soient responsables, encore moins par une sorte de fatalité liée aux conditions naturelles ou à l'ensemble des circonstances.

En déclarant que la question sociale a acquis une dimension mondiale, l'encyclique de Paul VI se propose avant tout de signaler un fait d'ordre moral, qui a son fondement dans l'analyse objective de la réalité. Selon les paroles mêmes de l'encyclique, «chacun doit prendre conscience» de ce fait24, précisément parce que cela touche directement la conscience, qui est la source des décisions morales.

Dans ce cadre, la nouveauté de l'encyclique ne consiste pas tant dans l'affirmation, de caractère historique, de l'universalité de la question sociale que dans l'appréciation morale de cette réalité. Ainsi, les responsables des affaires publiques, les citoyens des pays riches, chacun à titre personnel, surtout s'ils sont chrétiens, ont l'obligation morale - à leur niveau respectif de responsabilité - de tenir compte, dans leurs décisions personnelles et gouvernementales, de ce rapport d'universalité, de cette interdépendance existant entre leur comportement et la misère et le sous-développement de tant de millions d'hommes. Avec une grande précision, l'encyclique de Paul VI traduit l'obligation morale en «devoir de solidarité»25, et cette affirmation, bien que beaucoup de situations dans le monde aient changé, a aujourd'hui la même force et la même valeur que quand elle a été écrite.

D'autre part, sans sortir du cadre de cette vision morale, la nouveauté de l'encyclique consiste encore dans la façon de présenter le problème de fond, à savoir que le concept même de développement change considérablement quand on le situe dans une perspective d'interdépendance mondiale. Le vrai développement ne peut pas consister dans l'accumulation pure et simple de la richesse et dans la multiplication des biens et des services disponibles, si cela se fait au prix du sous-développement des masses et sans la considération due aux dimensions sociales, culturelles et spirituelles de l'être humain26.

21 Cf. Encycl. Mater et magistra (15 mai 1961): AAS 53 (1961), p. 440
MM 1.
22 Gaudium et spes, GS 63.
23 Encycl. Populorum progressio, PP 3: I.c., p. 258; cf. aussi ibid., PP 9: I.C., p. 261.
24 Cf ibid, PP 3: I c, p. 258.
25 Ibid PP 48: l.c. p. 281.
26 Cf. ibid.. PP 14: l.c., p. 264: «Le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique il doit être intégral, c'est-à-dire promouvoir tout homme et tout l'homme».


10 Sous un troisième aspect, l'encyclique apporte un élément de nouveauté considérable à la doctrine sociale de l'Eglise dans son ensemble et à la conception même du developpement. Cette nouveauté se reconnaît à une phrase, qu'on lit au paragraphe concluant le document et qui peut être considérée comme la formule le résumant, outre qu'elle lui confère son caractère historique. «Le développement est le nouveau nom de la paix»27.

En réalité, si la question sociale a acquis une dimension mondiale, c'est parce que l'exigence de justice ne peut être satisfaite qu'à cette échelle. Ignorer une telle exigence, ce serait courir le risque de faire naître la tentation d'une réponse violente de la part des victimes de l'injustice, comme cela se produit à l'origine de bien des guerres. Les populations exclues d'un partage équitable des biens originairement destinés à tout le monde pourraient se demander: pourquoi ne pas répondre par la violence à ceux qui sont les premiers à nous faire violence? Et si l'on examine la situation à la lumière de la division du monde en blocs idéologiques - qui existait déjà en 1967 - avec les répercussions et les sujétions économiques et politiques qui en résultent, le danger s'avère encore plus grand.

A cette première considération sur le contenu impressionnant de la formule de l'encyclique s'en ajoute une autre, à laquelle le document fait allusion28: comment justifier le fait que d'immenses sommes d'argent qui pourraient et devraient être destinées à accroître le développement des peuples, sont au contraire utilisées pour enrichir des individus ou des groupes, ou bien consacrées à l'augmentation des arsenaux, dans les pays développés comme dans ceux qui sont en voie de développement, inversant les véritables priorités? Et cela s'aggrave encore si l'on tient compte des difficultés qui entravent souvent le transfert direct des capitaux destinés à venir en aide aux pays qui sont dans le besoin. Si «le développement est le nouveau nom de la paix», la guerre et les préparatifs militaires sont les plus grands ennemis du développement intégral des peuples.

Ainsi, à la lumière de l'expression du Pape Paul VI, nous sommes invités à revoir le concept de développement, qui ne coïncide certes pas avec celui qui se limite à la satisfaction des nécessités matérielles par l'augmentation des biens, sans égard pour les souffrances du plus grand nombre, en se laissant conduire principalement par l'égoïsme des personnes et des nations. La Lettre de saint Jacques nous le rappelle avec pertinence: n'est-ce pas de là que «viennent les guerres et les batailles . .? N'est-ce pas précisément de vos passions, qui combattent dans vos membres ? Vous êtes pleins de convoitises et ne possédez pas» (
Jc 4,1-2).

Au contraire, dans un monde différent, dominé par le souci du bien commun de toute l'humanité, c'est-à-dire par la préoccupation du «développement spirituel et humain de tous», et non par la recherche du profit individuel, la paix serait possible comme fruit d'une «justice plus parfaite entre les hommes»29.

Cette nouveauté de l'encyclique a aussi une valeur permanente et actuelle, quand on pense à la mentalité d'aujourd'hui, tellement sensible au lien étroit qui existe entre le respect de la justice et l'instauration d'une paix véritable.


27 Ibid., PP 87: l.c, p. 299.
28 Cf. ibid., PP 53: l.c., p. 283
29 Cf. ibid, PP 76: l.c, p 295.


III. PANORAMA DU MONDE CONTEMPORAIN



11 L'enseignement fondamental de l'encyclique Populorum progressio a eu en son temps un retentissement considérable en raison de son caractère de nouveauté. On ne peut pas dire que le contexte social dans lequel nous vivons aujourd'hui soit tout à fait identique à celui d'il y a vingt ans. C'est pourquoi je voudrais m'arrêter maintenant sur quelques caractéristiques du monde contemporain et les exposer brièvement afin d'approfondir l'enseignement de l'encyclique de Paul VI, toujours du point de vue du «développement des peuples».


12 Le premier fait à relever, c'est que les espoirs de développement, alors si vifs, semblent aujourd'hui beaucoup plus éloignés encore de leur réalisation.

A ce sujet, l'encyclique ne se faisait pas d'illusion. Son langage austère, parfois dramatique, se bornait à souligner la gravité de la situation et à proposer à la conscience de tous l'obligation pressante de contribuer à la résoudre.En ces années-là régnait un certain optimisme sur la possibilité de combler, sans efforts excessifs, le retard économique des peuples moins favorisés, de les doter d'infrastructures et de les aider dans le processus de leur industrialisation.

Dans le contexte historique d'alors, en plus des efforts de chaque pays, l'Organisation des Nations Unies a pris l'initiative de deux décennies consécutives du développement30. En effet, des mesures, bilatérales et multilatérales, ont été prises pour venir en aide à de nombreux pays, certains indépendants depuis longtemps, d'autres - les plus nombreux - à peine devenus des Etats après le processus de décolonisation. De son côté, l'Eglise s'est senti le devoir d'approfondir les problèmes posés par cette situation nouvelle, avec l'idée de soutenir ces efforts par son inspiration religieuse et humaine pour leur donner une «âme» et une impulsion efficace.

30 Les décennies se réfèrent aux années 1960-1970 et 19701980. Nous sommes actuellement dans la troisième décennie ( 1980-1990).


13 On ne peut pas dire que ces différentes initiatives religieuses, humaines, économiques et techniques aient été vaines puisque certains résultats ont pu être obtenus. Mais, en général, compte tenu de divers facteurs, on ne peut nier que la situation actuelle du monde, du point de vue du développement, donne une impression plutôt négative.

C'est pourquoi je désire attirer l'attention sur certains indices de portée générale, sans exclure d'autres éléments spécifiques. Sans entrer dans l'analyse des chiffres ou des statistiques, il suffit de regarder la réalité d'une multitude incalculable d'hommes et de femmes, d'enfants, d'adultes et de vieillards, en un mot de personnes humaines concrètes et uniques, qui souffrent sous le poids intolérable de la misère. Ils sont des millions à être privés d'espoir du fait que, dans de nombreuses parties de la terre, leur situation s'est sensiblement aggravée. Face à ces drames d'indigence totale et de nécessité que connaissent tant de nos frères et soeurs, c'est le même Seigneur Jésus qui vient nous interpeller (cf. Mt
Mt 25,31-46).


14 La première constatation négative à faire est la persistance, voire souvent l'élargissement, du fossé entre les régions dites du Nord développé et celles du Sud en voie de développement. Cette terminologie géographique a seulement valeur indicative car on ne peut ignorer que les frontières de la richesse et de la pauvreté passent à l'intérieur des sociétés elles-mêmes, qu'elles soient développées ou en voie de développement. En effet, de même qu'il existe des inégalités sociales allant jusqu'au niveau de la misère dans des pays riches, parallèlement, dans les pays moins développés on voit assez souvent des manifestations d'égoïsme et des étalages de richesses aussi déconcertants que scandaleux.

A l'abondance des biens et des services disponibles dans certaines parties du monde, notamment dans les régions développées du Nord, correspond un retard inadmissible dans le Sud, et c'est précisément dans cette zone géopolitique que vit la plus grande partie du genre humain.

Quand on regarde la gamme des différents secteurs - production et distribution des vivres, hygiène, santé et habitat, disponibilité en eau potable, conditions de travail, surtout pour les femmes, durée de la vie, et autres indices sociaux et économiques -, le tableau d'ensemble qui se dégage est décevant, soit qu'on le considère en lui-même, soit qu'on le compare aux données correspondantes des pays plus développés. Le terme de «fossé» revient alors spontanément sur les lèvres.

Et ce n'est peut-être pas le mot le plus approprié pour décrire l'exacte réalité, en ce sens qu'il peut donner l'impression d'un phénomène stationnaire. Il n'en est pas ainsi. Dans la marche des pays développés et en voie de développement, on a assisté, ces dernières années, à une vitesse d'accélération différente qui contribue à augmenter les écarts, de sorte que les pays en voie de développement, spécialement les plus pauvres, en arrivent à se trouver dans une situation de retard très grave.

Il faut ajouter encore les différences de cultures et de systèmes de valeurs entre les divers groupes de population, qui ne coïncident pas toujours avec le degré de développement économique, mais qui contribuent à créer des écarts.

Ce sont là les éléments et les aspects qui rendent beaucoup plus complexe la question sociale, précisément parce qu'elle a acquis une envergure mondiale.

Quand on observe les diverses parties du monde séparées par ce fossé qui continue à s'élargir, quand on remarque que chacune d'entre elles semble poursuivre son propre chemin, avec ses réalisations particulières, on comprend pourquoi dans le langage courant on parle de plusieurs mondes à l'intérieur de notre monde unique: premier monde, deuxième monde, tiers-monde, voire quart-monde31. De telles expressions, qui n'ont certes pas la prétention de donner un classement exhaustif de tous les pays, n'en sont pas moins significatives: elles témoignent d'une perception diffuse que l'unité du monde, en d'autres termes l'unité du genre humain, est sérieusement compromise. Cette façon de parler, sous sa valeur plus ou moins objective, cache sans aucun doute un contenu moral, vis-à-vis duquel l'Eglise, «sacrement, c'est-à-dire à la fois le signe et le moyen [...] de l'unité de tout le genre humain»32, ne peut pas rester indifférente.

31 L'expression «quart-monde» est employée non seulement occasionnellement pour désigner les pays dits moins avancés (PMA) mais aussi et surtout pour désigner les secteurs de grande ou d'extrême pauvreté des pays à moyen ou haut revenu.
32 CONC. OECUM. VAT. II, Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium,
LG 1.


15 Le tableau dressé précédemment serait toutefois incomplet si aux «indices économiques et sociaux» du sous-développement on n'ajoutait pas d'autres indices également négatifs, et même plus préoccupants encore, à commencer par ceux du domaine culturel. Tels sont l'analphabétisme, la difficulté ou l'impossibilité d'accéder aux niveaux supérieurs d'instruction, l'incapacité de participer à la construction de son propre pays, les diverses formes d'exploitation et d'oppression économiques, sociales, politiques et aussi religieuses de la personne humaine et de ses droits, tous les types de discrimination, spécialement celle, plus odieuse, qui est fondée sur la différence de race. Si l'on trouve malheureusement quelques-unes de ces plaies dans des régions du Nord plus développé, elles sont sans aucun doute plus fréquentes, plus durables et plus difficiles à extirper dans les pays en voie de développement et moins avancés.

Il faut remarquer que, dans le monde d'aujourd'hui, parmi d'autres droits, le droit à l'initiative économique est souvent étouffé. Il s'agit pourtant d'un droit important, non seulement pour les individus mais aussi pour le bien commun. L'expérience nous montre que la négation de ce droit ou sa limitation au nom d'une prétendue «égalité» de tous dans la société réduit, quand elle ne le détruit pas en fait, l'esprit d'initiative, c'est-à-dire la personnalité créative du citoyen. Ce qu'il en ressort, ce n'est pas une véritable égalité mais un «nivellement par le bas». A la place de l'initiative créatrice prévalent la passivité, la dépendance et la soumission à l'appareil bureaucratique, lequel, comme unique organe d'«organisation» et de «décision» - sinon même de «possession» - de la totalité des biens et des moyens de production, met tout le monde dans une position de sujétion quasi absolue, semblable à la dépendance traditionnelle de l'ouvrier-prolétaire par rapport au capitalisme. Cela engendre un sentiment de frustration ou de désespoir, et cela prédispose à se désintéresser de la vie nationale, poussant beaucoup de personnes à l'émigration et favorisant aussi une sorte d'émigration «psychologique».

Une telle situation entraîne également des conséquences du point de vue des «droits de chaque pays». Il arrive souvent, en effet, qu'un pays soit privé de sa personnalité, c'est-à-dire de la «souveraineté» qui lui revient, au sens économique et aussi politique et social, et même, d'une certaine manière, culturel, car, dans une communauté nationale, toutes ces dimensions de la vie sont liées entre elles.

Il faut rappeler en outre qu'aucun groupe social, par exemple un parti, n'a le droit d'usurper le rôle de guide unique, car cela comporte la destruction de la véritable personnalité de la société et des individus membres de la nation, comme cela se produit dans tout totalitarisme. Dans cette situation, l'homme et le peuple deviennent des «objets», malgré toutes les déclarations contraires et les assurances verbales.

Il convient d'ajouter ici que, dans le monde d'aujourd'hui, il existe bien d'autres formes de pauvreté. Certaines carences ou privations ne méritent-elles pas, en effet, ce qualificatif? La négation ou la limitation des droits humains - par exemple le droit à la liberté religieuse, le droit de participer à la construction de la société, la liberté de s'associer, ou de constituer des syndicats, ou de prendre des initiatives en matière économique - n'appauvrissent-elles pas la personne humaine autant, sinon plus, que la privation des biens matériels? Et un développement qui ne tient pas compte de la pleine reconnaissance de ces droits est-il vraiment un développement à dimension humaine?

En bref, de nos jours le sous-développement n'est pas seulement économique; il est également culturel, politique et tout simplement humain, comme le relevait déjà, il y a vingt ans, l'encyclique Populorum progressio. Il faut donc ici se demander si la réalité si triste d'aujourd'hui n'est pas le résultat, au moins partiel, d'une conception trop étroite, à savoir surtout économique du développement.


16 On doit constater que, malgré les louables efforts accomplis ces deux dernières décennies par les pays plus développés ou en voie de développement et par les Organisations internationales pour trouver une issue à la situation, ou au moins remédier à quelques-uns de ses symptômes, la situation s'est considérablement aggravée.

Les responsabilités d'une telle aggravation proviennent de causes diverses. Signalons les omissions réelles et graves de la part des pays en voie de développement eux-mêmes, et spécialement de la part des personnes qui y détiennent le pouvoir économique et politique. On ne saurait pour autant feindre de ne pas voir les responsabilités des pays développés, qui n'ont pas toujours, du moins pas suffisamment, compris qu'il était de leur devoir d'apporter leur aide aux pays éloignés du monde de bien-être auquel ils appartiennent.

Toutefois, il est nécessaire de dénoncer l'existence de mécanismes économiques, financiers et sociaux qui, bien que menés par la volonté des hommes, fonctionnent souvent d'une manière quasi automatique, rendant plus rigides les situations de richesse des uns et de pauvreté des autres. Ces mécanismes, manoeuvrés - d'une façon directe ou indirecte - par des pays plus développés, favorisent par leur fonctionnement même les intérêts de ceux qui les manoeuvrent, mais ils finissent par étouffer ou conditionner les économies des pays moins développés. Il nous faudra, plus loin, soumettre ces mécanismes à une analyse attentive sous l'aspect éthique et moral.

Déjà Populorum progressio prévoyait que de tels systèmes pouvaient augmenter la richesse des riches, tout en maintenant les pauvres dans la misère33. On a eu une confirmation de cette prévision avec l'apparition de ce qu'on appelle le quart-monde.

33 Cf. Encycl. Populorum progressio,
PP 33: l.c., p. 273.


17 Bien que la société mondiale se présente comme éclatée, et cela apparaît dans la façon conventionnelle de parler du premier, deuxième, tiers et même quart-monde, l'interdépendance de ses diverses parties reste toujours très étroite, et si elle est dissociée des exigences éthiques, elle entraîne des conséquences funestes pour les plus faibles. Bien plus, cette interdépendance, en vertu d'une espèce de dynamique interne et sous la poussée de mécanismes que l'on ne peut qualifier autrement que de pervers, provoque des effets négatifs jusque dans les pays riches. A l'intérieur même de ces pays, on trouve, à un degré moindre, il est vrai, les manifestations les plus caractéristiques du sous-développement. Ainsi, il devrait être évident que ou bien le développement devient commun à toutes les parties du monde, ou bien il subit un processus de régression même dans les régions marquées par un progrès constant. Ce phénomène est particulièrement symptomatique de la nature du développement authentique: ou bien tous les pays du monde y participent, ou bien il ne sera pas authentique.

Parmi les symptômes spécifiques du sous-développement qui frappent aussi de manière croissante les peuples développés, il y en a deux qui sont particulièrement révélateurs d'une situation dramatique. En premier lieu, la crise du logement. En cette Année internationale des sans-abri, décidée par l'Organisation des Nations Unies, l'attention se porte sur les millions d'êtres humains privés d'une habitation convenable ou même de toute habitation, afin de réveiller toutes les consciences et de trouver une solution à ce grave problème qui a des conséquences négatives sur le plan individuel, familial et social34.

L'insuffisance de logements se constate à l'échelle universelle et est due, en grande partie, au phénomène toujours croissant de l'urbanisation35. Même les peuples les plus développés offrent le triste spectacle d'individus et de familles qui luttent littéralement pour survivre, sans toit ou avec un abri tellement précaire qu'il ne vaut pas mieux.

Le manque de logement, qui est un problème fort grave en lui-même, doit être considéré comme le signe et la synthèse de toute une série d'insuffisances économiques, sociales, culturelles ou simplement humaines, et, compte tenu de l'extension du phénomène, nous devrions sans peine nous convaincre que nous sommes loin de l'authentique développement des peuples.


34 On sait que le Saint-Siège s'est associé à la célébration de cette Année internationale par un document spécial de la Commission pontificale «Justice et Paix»: Qu'as-tu fait de ton frère sans abri? - L'Eglise et le problème de l'habitat (27 décembre 1987).
35 Cf. PAUL VI, Lettre apost. Octogesima adveniens (14 mai 1971), nn. 8-9: AAS 63 (1971), pp. 406-408.


18 L'autre symptôme, commun à la plupart des pays, est le phénomène du chômage et du sous-emploi.

Qui ne se rend compte de l'actualité et de la gravité croissante d'un tel phénomène dans les pays industrialisés ?36 S'il paraît alarmant dans les pays en voie de développement, avec leur taux élevé de croissance démographique et le grand nombre de jeunes au sein de leur population, dans les pays de fort développement économique les sources de travail vont, semble-t-il, en se restreignant, et ainsi les possibilités d'emploi diminuent au lieu de croître.

Ce phénomène, avec la série de ses conséquences négatives au niveau individuel et social, depuis la dégradation jusqu'à la perte du respect que tout homme ou toute femme se doit à soi-même, nous invite, lui aussi, à nous interroger sérieusement sur le type de développement réalisé au cours de ces vingt dernières années. Ce que disait l'encyclique Laborem exercens s'avère ici plus que jamais d'actualité: «Il faut souligner que l'élément constitutif et en même temps la vérification la plus adéquate de ce progrès dans l'esprit de justice et de paix que l'Eglise proclame et pour lequel elle ne cesse de prier [ ... ] est la réévaluation continue du travail humain, sous l'aspect de sa finalité objective comme sous l'aspect de la dignité du sujet de tout travail qu'est l'homme». Au contraire, «on ne peut pas ne pas être frappé par un fait déconcertant d'immense proportion»: à savoir qu'«il y a des foules de chômeurs, de sous-employés [ ... ]. Ce fait tend sans aucun doute à montrer que, à l'intérieur de chaque communauté politique comme dans les rapports entre elles au niveau continental et mondial - pour ce qui concerne l'organisation du travail et de l'emploi -, il y a quelque chose qui ne va pas, et cela précisément sur les points les plus critiques et les plus importants au point de vue social»37.

En raison de son caractère universel et, en un sens, multiplicateur, cet autre phénomène, comme le précédent, constitue, à cause de son incidence négative, un signe éminemment caractéristique de l'état et de la qualité du développement des peuples face auquel nous nous trouvons aujourd'hui.


36 La récente Etude sur l'économie mondiale 1987, publiée par l'Organisation des Nations Unies, contient les données les plus récentes à ce sujet (cf. pp. 8-9). Le pourcentage des chômeurs dans les pays développés à économie de marché est passé de 3% des effectifs au travail en 1970 à 8% en 1986. Les chômeurs sont actuellement 29 millions.
37 Encycl. Laborem exercens (14 septembre 1981),
LE 18: AAS 73 (1981), pp 624-625


19 Un autre phénomène, typique lui aussi de la période la plus récente - même si on ne le trouve pas partout -, est, sans aucun doute, également caractéristique de l'interdépendance qui existe entre les pays développés et ceux qui le sont moins. C'est la question de la dette internationale, à laquelle la Commission pontificale «Justice et Paix» a consacré un document38.

On ne saurait ici passer sous silence le lien étroit entre ce problème, dont la gravité croissante était déjà prévue par l'encyclique Populorum progressio39, et la question du développement des peuples.

La raison qui poussa les peuples en voie de développement à accepter l'offre d'une abondance de capitaux disponibles a été l'espoir de pouvoir les investir dans des activités de développement. En conséquence, la disponibilité des capitaux et le fait de les accepter au titre de prêt peuvent être considérés comme une contribution au développement lui-même, ce qui est souhaitable et légitime en soi, même si cela a été parfois imprudent et, en quelques cas, précipité.

Les circonstances ayant changé, aussi bien dans les pays endettés que sur le marché financier international, l'instrument prévu pour contribuer au développement s'est transformé en un mécanisme à effet contraire. Et cela parce que, d'une part, les pays débiteurs, pour satisfaire le service de la dette, se voient dans l'obligation d'exporter des capitaux qui seraient nécessaires à l'accroissement ou tout au moins au maintien de leur niveau de vie, et parce que, d'autre part, pour la même raison, ils ne peuvent obtenir de nouveaux financements également indispensables.

Par ce mécanisme, le moyen destiné au «développement des peuples» s'est transformé en un frein, et même, en certains cas, en une accentuation du sous-développement.

Ces constatations doivent amener à réfléchir - comme le dit le récent document de la Commission pontificale «Justice et Paix»40 - sur le caractère éthique de l'interdépendance des peuples, et aussi, pour rester dans la ligne des présentes considérations, sur les exigences et les conditions de la coopération au développement, inspirées également par des principes éthiques.


38 Au service de la communauté humaine; une aproche éthique de l'endettement international (27 décembre 198 ).
39 Encycl. Populorum progressio,
PP 54: l.c., pp. 283-284: «Les pays en voie de développement ne risqueront plus dès lors d'être accablés de dettes dont le service absorbe le plus clair de leurs gains. Taux d'intérêt et durée des prêts pourront être aménagés de manière supportable pour les uns et pour les autres, équilibrant les dons gratuits, les prêts sans intérêts ou à intérêt minime, et la durée des amortissements».
40 Cf la «Présentation» du document Au service de la communauté humaine: une approche éthique de l'endettement international (27 décembre 1986).


20 Si nous examinons ici les causes de ce grave retard dans le processus du développement, qui est allé en sens inverse des indications de l'encyclique Populorum progressio, source de tant d'espérances, notre attention se fixe d'une façon particulière sur les causes politiques de la situation actuelle.

Devant l'ensemble de facteurs indubitablement complexes qui se présentent à nous, il n'est pas possible de procéder ici à une analyse complète. Mais on ne peut passer sous silence un fait marquant du contexte politique qui a caractérisé la période historique venant après la deuxième guerre mondiale et qui a été un facteur non négligeable de l'évolution du développement des peuples.

Nous voulons parler de l'existence de deux blocs opposés, désignés habituellement par les noms conventionnels d'Est et Ouest, ou bien Orient et Occident. Le motif de cette connotation n'est pas purement politique mais aussi, comme on le dit, géopolitique.Chacun des deux blocs tend à assimiler ou à regrouper autour de lui, selon des degrés divers d'adhésion ou de participation, d'autres pays ou groupes de pays.

L'opposition est avant tout politique, en ce sens que chaque bloc trouve son identité dans un système d'organisation de la société et de gestion du pouvoir qui tend à être incompatible avec l'autre; à son tour, l'opposition politique trouve son origine dans une opposition plus profonde, qui est d'ordre idéologique.

En Occident, il existe en effet un système qui s'inspire historiquement des principes du capitalisme libéral, tel qu'il s'est développé au siècle dernier avec l'industrialisation; en Orient, il y a un système inspiré par le collectivisme marxiste, qui est né de la façon d'interpréter la situation des classes prolétaires à la lumière d'une lecture particulière de l'histoire. Chacune des deux idéologies, en se référant à deux visions aussi différentes de l'homme, de sa liberté et de son rôle social, a proposé et favorise, sur le plan économique, des formes contraires d'organisation du travail et de structures de la propriété, spécialement dans le domaine de ce qu'on appelle les moyens de production.

Il était inévitable que l'opposition idéologique, en développant des systèmes et des centres antagonistes de pouvoir, avec leurs propres formes de propagande et d'endoctrinement, évolue vers une croissante opposition militaire, donnant naissance à deux blocs de puissances armées, chacun se méfiant et craignant que l'autre ne l'emporte.

A leur tour, les relations internationales ne pouvaient pas ne pas ressentir les effets de cette «logique des blocs» et des «sphères d'influence» respectives. Née de la conclusion de la deuxième guerre mondiale, la tension entre les deux blocs a dominé les quarante années qui ont suivi, revêtant le caractère tantôt de «guerre froide», tantôt de «guerres par procuration» grâce à l'exploitation de conflits locaux, ou encore en tenant les esprits dans l'incertitude et l'angoisse par la menace d'une guerre ouverte et totale.

Si, actuellement, un tel danger semble s'être éloigné, sans avoir complètement disparu, et si l'on est parvenu à un premier accord sur la destruction d'un certain type d'armement nucléaire, l'existence et l'opposition des blocs ne cessent pas pour autant d'être un facteur réel et préoccupant qui continue à conditionner le panorama mondial.


21 On peut l'observer, et avec un effet particulièrement négatif, dans les relations internationales concernant les pays en voie de développement. On sait en effet que la tension entre l'Orient et l'Occident vient d'une opposition, non pas entre deux degrés différents de développement, mais plutôt entre deux conceptions du developpement même des hommes et des peuples, toutes deux imparfaites et ayant besoin d'être radicalement corrigées. Cette opposition est transférée au sein de ces pays, ce qui contribue à élargir le fossé existant déjà sur le plan économique entre le Nord et le Sud et qui est une conséquence de la distance séparant les deux mondes plus développés et ceux qui sont moins developpés.

C'est là une des raisons pour lesquelles la doctrine sociale de l'Eglise adopte une attitude critique vis-à-vis du capitalisme libéral aussi bien que du collectivisme marxiste. En effet, du point de vue du développement, on se demande spontanément de quelle manière ou dans quelle mesure ces deux systèmes sont capables de transformations ou d'adaptations propres à favoriser ou à promouvoir un développement vrai et intégral de l'homme et des peuples dans la société contemporaine. Car ces transformations et ces adaptations sont urgentes et indispensables pour la cause d'un développement commun à tous.

Les pays indépendants depuis peu, qui s'efforcent d'acquérir une identité culturelle et politique, et qui auraient besoin de la contribution efficace et désintéressée des pays plus riches et plus développés, se trouvent impliqués - parfois même emportés - par des conflits idéologiques qui engendrent d'inévitables divisions à l'intérieur du pays, jusqu'à provoquer en certains cas de véritables guerres civiles. Et cela, entre autres, parce que les investissements et l'aide au développement sont souvent détournés de leur fin et exploités pour alimenter les conflits, en dehors et à l'encontre des intérêts des pays qui devraient en bénéficier. Beaucoup de ces derniers deviennent toujours plus conscients du danger d'être les victimes d'un néo-colonialisme et tentent de s'y soustraire. C'est une telle prise de conscience qui a donné naissance, non sans difficultés, hésitations et parfois contradictions, au Mouvement international des pays non alignés. Dans son aspect positif, ce mouvement voudrait affirmer effectivement le droit de chaque peuple à son identité, à son indépendance et à sa sécurité, ainsi qu'à la participation, sur la base de l'égalité et de la solidarité, à la jouissance des biens qui sont destinés à tous les hommes.


22 Ces considérations étant faites, nous pouvons avoir une vision plus claire du tableau des vingt dernières années et mieux comprendre les contrastes existant dans la partie Nord du monde, c'est-à-dire l'Orient et l'Occident, comme cause, et non la dernière, du retard ou de la stagnation du Sud.

Les pays en voie de développement, au lieu de se transformer en nations autonomes, préoccupées de leur progression vers la juste participation aux biens et aux services destinés à tous, deviennent les pièces d'un mécanisme, les parties d'un engrenage gigantesque. Cela se vérifie souvent aussi dans le domaine des moyens de communication sociale qui, étant la plupart du temps gérés par des centres situés dans la partie Nord du monde, ne tiennent pas toujours un juste compte des priorités et des problèmes propres de ces pays et ne respectent pas leur physionomie culturelle; il n'est pas rare qu'ils imposent au contraire une vision déformée de la vie et de l'homme et qu'ainsi ils ne répondent pas aux exigences du vrai développement.

Chacun des deux blocs cache au fond de lui, à sa manière, la tendance à l'impérialisme, selon l'expression reçue, ou à des formes de néo-colonialisme: tentation facile dans laquelle il n'est pas rare de tomber, comme l'enseigne l'histoire, même récente.

C'est cette situation anormale - conséquence d'une guerre et d'une préoccupation accrue outre mesure par le souci de sa propre sécurité - qui freine l'élan de coopération solidaire de tous pour le bien commun du genre humain, au préjudice surtout de peuples pacifiques, qui voient bloqué leur droit d'accéder aux biens destinés à tous les hommes.

Vue sous cet angle, la division actuelle du monde est un obstacle direct à la véritable transformation des conditions de sous-développement dans les pays en voie de développementet dans les pays moins avancés. Mais les peuples ne se résignent pas toujours à leur sort. De plus, les besoins mêmes d'une économie étouffée par les dépenses militaires, comme par la bureaucratie et par l'inefficacité intrinsèque, semblent maintenant favoriser des processus qui pourraient rendre l'opposition moins rigide et faciliter l'établissement d'un dialogue bénéfique et d'une vraie collaboration pour la paix.


23 La déclaration de l'encyclique Populorum progressio selon laquelle les ressources et les investissements destinés à la production des armes doivent être employés à soulager la misère des populations indigentes41 rend plus urgent l'appel à surmonter l'opposition entre les deux blocs.

Aujourd'hui, ces ressources servent pratiquement à mettre chacun des deux blocs en position de pouvoir l'emporter sur l'autre et de garantir ainsi sa propre sécurité. Pour ces pays qui, sous l'aspect historique, économique et politique, ont la possibilité de jouer un rôle de guide, une telle distorsion, qui est un vice d'origine, rend difficile l'accomplissement adéquat de leur devoir de solidarité en faveur des peuples qui aspirent au développement intégral.

Il est opportun d'affirmer ici, sans que cela puisse paraître exagéré, qu'un rôle de guide parmi les nations ne peut se justifier que par la possibilité et la volonté de contribuer, largement et généreusement, au bien commun.

Un pays qui céderait, plus ou moins consciemment, à la tentation de se refermer sur soi, se dérobant aux responsabilités découlant d'une supériorité qu'il aurait dans le concert des nations, manquerait gravement à un devoir éthique précis. Celui-ci est facilement reconnaissable dans la conjoncture historique, dans laquelle les croyants entrevoient les dispositions de la divine Providence, portée à se servir des nations pour la réalisation de ses projets comme aussi à «anéantir les desseins des peuples» (cf.
Ps 33,10 [32]).

Quand l'Ouest donne l'impression de se laisser aller à des formes d'isolement croissant et égoïste, et quand l'Est semble à son tour ignorer, pour des motifs discutables, son devoir de coopérer aux efforts pour soulager la misère des peuples, on ne se trouve pas seulement devant une trahison des attentes légitimes de l'humanité, avec les conséquences imprévisibles qu'elle entraînera, mais devant une véritable défection par rapport à une obligation morale.


41 Cf. Encycl. Populorum progressio, PP 53: l.c., p. 283.


24 Si la production des armes est un grave désordre qui règne dans le monde actuel face aux vrais besoins des hommes et à l'emploi des moyens aptes à les satisfaire, il n'en est pas autrement pour le commerce de ces armes. Et il faut ajouter qu'à propos de ce dernier le jugement moral est encore plus sévère. Il s'agit, on le sait, d'un commerce sans frontière, capable de franchir même les barrières des blocs. Il sait dépasser la séparation entre l'Orient et l'Occident, et surtout celle qui oppose le Nord et le Sud, jusqu'à s'insérer - ce qui est plus grave - entre les diverses parties qui composent la zone méridionale du monde. Ainsi, nous nous trouvons devant un phénomène étrange: tandis que les aides économiques et les plans de développement se heurtent à l'obstacle de barrières idéologiques insurmontables et de barrières de tarifs et de marché, les armes de quelque provenance que ce soit circulent avec une liberté quasi absolue dans les différentes parties du monde. Et personne n'ignore - comme le relève le récent document de la Commission pontificale «Justice et Paix» sur l'endettement international 42 - qu'en certains cas les capitaux prêtés par le monde développé ont servi à l'achat d'armements dans le monde non développé.

Si l'on ajoute à tout cela le terrible danger, universellement connu, que représentent les armes atomiques accumulées d'une façon incroyable, la conclusion logique qui apparaît est que la situation du monde actuel, y compris le monde économique, au lieu de montrer sa préoccupation pour un vrai développement qui aboutisse pour tous à une vie «plus humaine» - comme le souhaitait l'encyclique Populorum progressio43 -, semble destinée à nous acheminer plus rapidement vers la mort.

Les conséquences d'un tel état de choses se manifestent dans l'aggravation d'une plaie typique et révélatrice des déséquilibres et des conflits du monde contemporain, à savoir les millions de réfugiés auxquels les guerres, les calamités naturelles, les persécutions et les discriminations de tous genres ont arraché leur maison, leur travail, leur famille et leur patrie. La tragédie de ces multitudes se reflète sur le visage défait des hommes, des femmes et des enfants qui, dans un monde divisé et devenu inhospitalier, n'arrivent plus à trouver un foyer.

On ne peut non plus fermer les yeux sur une autre plaie douloureuse du monde d'aujourd'hui: le phénomène du terrorisme, entendu comme volonté de tuer et de détruire sans distinction les hommes et les biens, et de créer précisément un climat de terreur et d'insécurité, en y ajoutant souvent la prise d'otages. Même quand on avance, pour motiver cette pratique inhumaine, une idéologie, quelle qu'elle soit, ou la création d'une société meilleure, les actes de terrorisme ne sont jamais justifiables. Mais ils le sont encore moins lorsque, comme cela arrive aujourd'hui, de telles décisions et de tels actes, qui deviennent parfois de véritables massacres, ainsi que certains rapts de personnes innocentes et étrangères aux conflits, ont pour but la propagande en faveur de la cause que l'on défend, ou, pire encore, lorsqu'ils sont des fins en soi, de sorte que l'on tue simplement pour tuer. Face à une telle horreur et à tant de souffrances, les paroles que j'ai prononcées il y a quelques années, et que je voudrais répéter encore, gardent toute leur valeur: «Le christianisme interdit [...] le recours aux voies de la haine, à l'assassinat de personnes sans défense, aux méthodes du terrorisme»44.


42 Au service de la communauté humaine: une approche éthique de l'endettement international (27 décembre 1986), III .2.1.
43 Cf. Encycl. Populorum progressio,
PP 20-21: l.c., pp. 267-268.
44 Homélie près de Drogheda, en Irlande (29 septembre 1979), n. 5: AAS 71 (1979) Il, p. 1079.


25 Il faut ici dire un mot sur le problème démographique et sur la façon d'en parler aujourd'hui, suivant ce que Paul VI a indiqué dans son encyclique45 et ce que j'ai moi-même amplement exposé dans l'exhortation apostolique Familiaris consortio46.

On ne peut nier l'existence, spécialement dans la zone Sud de notre planète, d'un problème démographique de nature à créer des difficultés pour le développement. Il est bon d'ajouter tout de suite que, dans la zone Nord, ce problème se pose en termes inverses: ce qui y est préoccupant, c'est la chute du taux de natalité, avec comme répercussion le vieillissement de la population, devenue incapable même de se renouveler biologiquement. Ce phénomène est susceptible de faire obstacle au développement. De même qu'il n'est pas exact d'affirmer que les difficultés de cette nature proviennent seulement de la croissance démographique, de même il n'est nullement démontré que toute croissance démographique soit incompatible avec un développement ordonné.

Par ailleurs, il paraît très alarmant de constater, dans beaucoup de pays, le lancement de campagnes systématiques contre la natalité, à l'initiative de leurs gouvernements, en opposition non seulement avec l'identité culturelle et religieuse de ces pays mais aussi avec la nature du vrai développement. Il arrive souvent que ces campagnes soient dues à des pressions et financées par des capitaux venant de l'étranger, et ici ou là, on leur subordonne même l'aide et l'assistance économique et financière. En tout cas, il s'agit d'un manque absolu de respect pour la liberté de décision des personnes intéressées, hommes et femmes, fréquemment soumises à d'intolérables pressions, y compris les contraintes économiques, pour les plier à cette forme nouvelle d'oppression. Ce sont les populations les plus pauvres qui en subissent les mauvais traitements; et cela finit par engendrer parfois la tendance à un certain racisme, ou par favoriser l'application de certaines formes, également racistes, d'eugénisme.

Ce fait, qui exige la condamnation la plus énergique, est lui aussi le signe d'une conception erronée et perverse du vrai développement humain.


45 Cf. Encycl. Populorum progressio,
PP 37: l.c., pp. 275-276.
46 Cf. Exhort. apost. Familiaris consortio (22 novembre 1981) spécialement le FC 30: AAS 74 (1982), pp. 115-117.

26 Un tel panorama, principalement négatif, de la situation réelle du développement dans le monde contemporain ne seriat pas complet si l'on ne signalait qu'il existe en même temps des aspects positifs.

La première note positive est que beaucoup d'hommes et de femmes ont pleinement conscience de leur dignité et de celle de chaque être humain. Cette prise de conscience s'exprime, par exemple, par la préoccupation partout plus vive pour le respect des droits humains et par le rejet le plus net de leurs violations. On en trouve un signe révélateur dans le nombre des associations privées instituées récemment, certaines ayant une dimension mondiale, et presque toutes ayant pour fin de suivre avec un grand soin et une louable objectivité les événements internationaux dans un domaine aussi délicat.

Sur ce plan, on doit reconnaître l'influence exercée par la Déclaration des droits de l'homme promulguée il y a presque quarante ans par l'Organisation des Nations Unies. Son existence même et le fait qu'elle ait été progressivement acceptée par la communauté internationale sont déjà le signe d'une prise de conscience qui va en s'affermissant. Il faut en dire autant, toujours dans le domaine des droits humains, pour les autres instruments juridiques de cette même Organisation des Nations Unies ou d'autres Organismes internationaux47.

La prise de conscience dont nous parlons n'est pas seulement le fait des individus mais aussi des nations et des peuples, qui, comme entités dotées d'une identité culturelle déterminée, sont particulièrement sensibles à la conservation, à la libre gestion et à la promotion de leur précieux patrimoine.

Simultanément, dans le monde divisé et bouleversé par toutes sortes de conflits, on voit se développer la conviction d'une interdépendance radicale et, par conséquent, la nécessité d'une solidarité qui l'assume et la traduise sur le plan moral. Aujourd'hui, plus peut-être que par le passé, les hommes se rendent compte qu'ils sont liés par un destin commun qu'il faut construire ensemble si l'on veut éviter la catastrophe pour tous. Sur un fond d'angoisse, de peur et de phénomènes d'évasion comme la drogue, typiques du monde contemporain, grandit peu à peu l'idée que le bien auquel nous sommes tous appelés et le bonheur auquel nous aspirons ne peuvent s'atteindre sans l'effort et l'application de tous, sans exception, ce qui implique le renoncement à son propre égoïsme.

Ici s'inscrit aussi, comme signe du respect de la vie - malgré toutes les tentations de la détruire, depuis l'avortement jusqu'à l'euthanasie -, le souci concomitant de la paix; et, de nouveau, la conscience que celle-ci est indivisible: c'est le fait de tous, ou de personne. Une paix qui exige toujours davantage le respect rigoureux de la justice et, par voie de conséquence, la distribution équitable des fruits du vrai développement48.

Parmi les symptômes positifs du temps présent, il faut encore noter une plus grande prise de conscience des limites des ressources disponibles, la nécessité de respecter l'intégrité et les rythmes de la nature et d'en tenir compte dans la programmation du développement, au lieu de les sacrifier à certaines conceptions démagogiques de ce dernier. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui le souci de l'écologie.

Il est juste de reconnaître aussi l'effort de gouvernants, d'hommes politiques, d'économistes, de syndicalistes, de personnalités de la science et de fonctionnaires internationaux - dont beaucoup s'inspirent d'une foi religieuse -, pour porter généreusement remède, non sans de nombreux sacrifices personnels, aux maux du monde, et pour s'employer, avec tous les moyens possibles, à ce qu'un nombre toujours plus grand d'hommes et de femmes puissent jouir du bienfait de la paix et d'une qualité de vie digne de ce nom.

A cela contribuent dans une large mesure les grandes Organisations internationales et certaines Organisations régionales, dont les efforts conjugués permettent des interventions plus efficaces.

C'est aussi pour apporter cette contribution que quelques pays du tiers-monde, malgré le poids de nombreux conditionnements négatifs, ont réussi à atteindre une certaine autonomie alimentaire, ou un degré d'industrialisation qui permet de survivre dignement et de garantir des sources de travail pour la population active.

Tout n'est donc pas négatif dans le monde contemporain, et il ne pourrait en être autrement puisque la Providence du Père veille avec amour jusque sur nos préoccupations quotidiennes (cf.
Mt 6,25-32 Mt 10,23-31 Lc 12,6-7 Lc 12,22-30); bien plus, les valeurs positives que nous avons soulignées témoignent d'une nouvelle préoccupation morale, surtout en ce qui concerne les grands problèmes humains comme le développement et la paix.

Cette réalité m'amène à faire porter ma réflexion sur la vraie nature du développement des peuples, dans la ligne de l'encyclique dont nous célébrons l'anniversaire et en hommage à son enseignement.


47 Cf. Droits de l'homme. Recueil d'instruments internationaux, Nations Unies, New York 1983. JEAN-PAUL II, Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979) RH 17: AAS 71 (1979), p. 296.
48 Cf . CONC. OECUM. VAT. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 78; PAUL VI, Encycl. Populorum progressio, PP 76: l.c., pp. 294-295: «Combattre la misère et lutter contre l'injustice, c'est promouvoir, avec le mieux-êtres le progrès humain et spirituel de tous, et donc le bien commun de l'humanité. La paix [...] se construit jour après jour, dans la poursuite d'un ordre voulu de Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes».



1987 Sollicitudo rei socialis